Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 17 (p. 385-400).
Troisième livraison

Piazzale, derrière San Crispino. — Dessin de Lancelot d’après une photographie.


ROME,


PAR M. FRANCIS WEY[1].


1864-1868. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


II (suite).


Promenade au Colisée (suite). — Ascension de l’amphithéâtre Flavien.

Lorsque pendant deux heures dissipées en un moment l’abbé eut de nouveau réveillé ces ruines, il nous dit : « Allons voir le coucher du soleil sur l’attique du Colisée ! »

On s’y rendit par la voie Sacrée, et tandis qu’on montait aux derniers gradins sans nul parti pris de tourisme ainsi qu’on irait pour passer le temps à l’abbaye de Montmartre, je ne songeais guère qu’à donner à mes yeux, de là-haut, la récréation d’un vaste paysage d’automne. Pour le Colisée, je lui réservais comme à l’ordinaire une salutation rapide. Et je ne l’ai réellement vu que ce soir-là, où je pensais l’avoir à peine regardé.

Les arcades si hautes et si sombres du rez-de-chaussée, cette nef étroite et tournante avec ses pierres effritées, ses voûtes ruisselantes, ses flaques noires où se double l’élévation des cintres, son atmosphère de cave et les trombes d’une lueur imprévue qui y plongent par des lucernaires à demi voilés de ronces, toute cette fantasmagorie d’architecture et de lumière nous arrêta plus d’une fois en pénétrant dans les arcanes de l’amphithéâtre. La fantaisie du Piranèse s’y trouve réalisée dans toute l’étrangeté de sa grandeur. Une fois arrivés sur ce lambeau de terrasse escarpé qui est sous les frises, et qui du bas ressemble à un débris d’échafaudage resté en équilibre, nous eûmes un spectacle qu’on ne peut oublier.

L’été s’était perché dans ce coin chauffé par le soleil déclinant comme dans sa dernière forteresse ; sur les pierres fauves et dorées de l’assise supérieure, la bise des monts Sabins, saupoudrés déjà d’une première salaison de neige, sifflait aux herbes de la ruine l’hymne de l’hiver ; autour de nous, des amas de fleurs mignonnes, pour fêter cette réminiscence des beaux jours, s’étaient festonnés dans les joints des pierres ; les giroflées en feu parfumaient à la cime du Colisée cette loge de paradis ou nous succédions de si loin à la plèbe et aux femmes de Rome. C’est là qu’elles cailletaient jadis au-dessus des affranchis, rappelant les Syracusaines de Théocrite. Sur ses tiges glauques, le fenouil jetait en abondance ses vertes chevelures d’ondine ; une foule de plantules singulières, de fleurs vives et inconnues m’envoyaient des distractions souriantes.

La quantité de buissons, de pariétaires, d’orchidées, de saxifrages que nourrit le Colisée est moins surprenante encore que la rareté des espèces. Soit que cette masse dressée dans les airs intercepte au passage des germes errants, soit que la nature de ce sol artificiel tourné à toutes les expositions du jour, ou que la composition des ciments qui ont lié les pierres aient favorise des végétaux exotiques, toujours est-il que des botanistes ont dressé un herbier nombreux des sujets colosséens qu’on ne rencontre nulle part ailleurs sous le climat de Rome. Cette montagne des Flaviens possède sa flore, comme l’Hymette ou le mont Hybla.

Mais ce n’est pas dès les premiers instants que l’on porte son attention sur ces détails trop voisins. Par un instinct qui est l’aspiration à l’infini, le regard s’élance tout d’abord au plus loin de l’horizon que l’esprit voudrait franchir.

Au-dessus des bords escarpés, dentelés et vivement accentués de ce cratère, on découvrait aux quatre vents cardinaux, non pas des paysages, non pas une ville ni un simple point de vue à vol d’oiseau, mais, en un frontispice trop rempli et magiquement éclairé, les illustrations innombrables du plus gros livre de l’histoire. Ce spectacle, vous le contemplez avec les sensations d’un rêve peuplé d’apparitions.

Devant nous se déployait, soutenu sous sa dentelure de cyprès par les terrassements du palais de Claude, le Cœlius avec ses couvents enchevêtrés de ruines, le Cœlius désert comme au temps où Tullius Hostilius vint s’y établir au milieu des Albains colonisés ; — un peu à gauche, sur la base étalée du mont Jove, une ligne de biais égratignant le velours violet de la colline marquait l’emplacement rasé d’Alba Longa. À notre droite resplendissait de lumière le plateau du Palatin bouleversé par des fouilles et projetant les ombres bleues de ses colonnes sur la blancheur des terrains écorchés. Le couvent de Saint-Bonaventure avec ses vignes et son palmier, opposé à l’Argilète où du temps de Martial le quartier des libraires avait remplacé le temple de Janus qu’a fermé Numa ; les jardins verts des Farnèse et, derrière le mont, le large ourlet bleu et dentelé du Janicule, encadraient de plans profonds et montés ce damier de ruines entremêlées de pelouses, ces colonnes tronquées, ces voûtes jetées dans l’espace qui composent la plus idéale des silhouettes.

C’est sur ce coteau boisé jadis que couraient avec des flambeaux, bien avant les compagnons de Romulus, les Arcadiens du roi Évandre : ils fêtaient le dieu Pan, destructeur des loups. Pour abolir les Lupercales il fallut au cinquième siècle l’autorité du pape Gélase.

Entre ces monts qui portent un sublime décor, le regard glisse à perte de vue sur la plaine du Latium, océan de roussâtre verdure dont les longues vagues, jetées dans l’ombre par un soleil fuyant, se dénombraient en frisures de vermeil sur une perspective que rendait infinie l’outremer de la Méditerranée. Au seuil de ce désert, je reconnaissais la tombe pyramidale de Cestius devant laquelle j’avais passé naguère, et qui meuble, avec les murs d’Aurélien et la belle porte que fit créneler Bélisaire, la base de l’intermontium. En suivant au loin les festons argentés du Tibre, un dernier mamelon vous signale l’emplacement de Lavinium, la bisaïeule de Rome ; plus à gauche, c’était Ardée, la cité des Rutules que bloquaient les Tarquiniens, lorsque Collatin eut l’imprudence d’emmener à souper chez Lucrèce, Aruns et Sextus. La pensée court émerveillée à travers cet infini de l’horizon, qui répond à l’indéfini des récits demi-fabuleux de la légende.

Ce n’est qu’après s’être longtemps promené, des tombes de la voie Appienne jusqu’à Saint Étienne le Rond qui donne un pendant à la tour en marbre de Cecilia Metella, et des bouches du Tibre où mourut la mère de saint Augustin jusqu’au pied de ce mont où s’étaient retranchés les Étrusques de Porsenna et où fut crucifié saint Pierre, que, se repliant sur elle-même, la vue plonge avec une stupeur imprévue dans l’entonnoir du Colisée, dans ce puits étagé et profond comme la bouche des volcans, sur le rebord duquel on est venu se percher.

Comme le soleil abaissé redressait les plans en les rendant plus diffus et que, des substructions du Cœlius jusqu’à la mer, ils débordaient par-dessus le pourtour de cette énorme cuve, les campagnes immenses se décrivaient en trois énormes zones concentriques : la première semblait continuer, sombre, les évasements de la vasque colosséenne ; la seconde, vigoureuse encore, recevait des sillons de lumière ; la dernière s’enfonçait dans l’azur par ondulations bleuâtres et roses, mais toutes trois continuaient, en grandissant jusqu’au ciel, les gradins de l’amphithéâtre.

L’horizon tout entier, effet magique et d’une grandeur presque effrayante, n’était plus à cette heure que l’embouchure d’un puits de quarante lieues de tour. Ce cirque, à qui servaient de velarium les nuages du soir, avait tout envahi, tout absorbé : la nature étalée sous nos regards n’était plus qu’un monument et, dans un sens inverse, le rêve délirant de la tour de Babel paraissait accompli.

Le silence, dont l’impression est souvent ressentie sans que l’esprit en ait conscience, accroissait peut-être l’illusion de ce mirage, et c’est pourquoi la réalité d’un bruit qui survint nous apporta la sensation d’un brusque réveil.

Du fond de ce creuset à fondre les étoiles, s’élevait confuse une mélopée d’église : nos regards attirés au fond de l’abîme démêlèrent un cortége microscopique de pénitents masqués de leurs cagouls, le cierge à la main et bannière en tête qui, suivis d’un populaire de contadins et de pâtres, psalmodiaient l’office de la Via crucis devant les quatorze chapelles disposées autour de l’arène.

De ces profondeurs, jusqu’aux pourpres du couchant où chancelait le globe solaire, nous mesurions des distances étranges, des dégradations de lumière et de couleurs plus surprenantes encore.

Et sans pouvoir parler, nous regardions : la nuit était tombée que nous regardions encore…


L’Aurore de Guido Reni, au palais Rospigliosi. — Dessin de Paquier d’après une ancienne gravure.


III


Comment on gouverne le temps ; comment sont gouvernés les fiacres, les procès et les postes. — La vie en plein air. — Moinillons au lycée, dominicains en nourrice, prélats au soleil. — Les contadins dans la Grand’ville. — L’Aurore au palais Rospigliosi. — Palais et galerie Barberini : la Fornarina et son sosie ; le Poussin et la Mort de Germanicus ; portraits des Cenci,  etc… — Perles de la galerie Sciarra : le Violoniste de Raphaël,  etc… — Un cloaque derrière San Crispino. — Recherche du palais Cenci-Bolognetti. — Ripetta et son bac. — Transformation du mausolée d’Auguste et de celui d’Adrien. — Aventures du château Saint-Ange. — Origine du nom actuel. — Teodora et Marozia… — Procédure et exécution de Beatrice de’ Cenci. — Cabanons et cachots. — Spectacle imprévu sur la plate-forme,  etc…

Les fronts cornus et pensifs dont le siècle dernier peupla les décombres du Campo Vaccino symbolisaient assez bien la songeuse inaction de la vie romaine qui pourrait se résumer en ces termes : ruminer sur des ruines. Aucune ville n’est mieux organisée pour faire en heures perdues les journées de l’existence : aussi les étrangers aux prises avec un formalisme inextricable voient-ils l’économie de leurs calculs incessamment renversée par des entraves imprévues. Pour visiter les galeries et les bibliothèques il faut consumer un temps considérable à solliciter, à attendre des cartes d’entrée où n’est jamais oubliée l’interdiction d’amener des chiens et des domestiques, vestige singulier de l’orgueil féodal en cette contrée égalitaire. Ces permis, d’ailleurs, on les délivre à chacun sans s’informer des qualités ni des noms, laissés en blanc. Dès lors, à quoi bon cette vaine formalité, puisque d’ordinaire elle est gratuite ?

Les Romains ont en matière de progrès des préjugés curieux. On n’a point admis l’usage des omnibus dans la crainte de porter préjudice aux cochers de fiacre. Allez conter à des économistes de cette force que l’établissement des omnibus dans Paris y a triplé le nombre des gens qui vont en voiture !

En revanche les fiacres ne se payent que quinze baïoques, dix sous à Naples et sans pourboire, les Romains, les Napolitains surtout, ne buvant que l’eau des torrents. De ce côté, les choses vont mieux qu’à Paris où à mesure que l’agrandissement de la cité rend ces voitures plus nécessaires, on augmente leur tarif, de façon à rendre de plus en plus inabordable aux gens de moyen état une institution d’une nécessité croissante. Peut-être l’autorité, qui chez nous se mêle de tout, reste-t-elle là-bas trop étrangère à cette administration ; dans nombre de circonstances chacun se trouverait bien d’une vigilance plus active. « Nous ne sommes pas heureux, me disait un jour mon cocher, parce que personne ne nous protége ! Qu’un paysan tombé de la montagne et qui n’a pas même vu Rome se fasse inscrire comme cocher de fiacre, on le recevra sans renseignements, sans examens ; il fera concurrence sur la place à des gens qui savent leur métier. Aussi les étrangers sont-ils forcés souvent de planter là leur voiture au milieu de la rue et de s’en revenir à pied de bien
Au Pincio… — Dessin de Henri Regnault.
loin : c’est leur journée perdue. Ce désagrément advient trois fois sur sept. Tous les vagabonds chassés de Naples et des Calabres, on les reçoit à Rome. Comment y vivraient-ils ? les voilà forcés d’assassiner pour manger. Et les étrangers effrayés désertent Rome, où nous autres nous mourons de faim dans tous les états, parce qu’aucune profession n’a des garanties. Ils disent que c’est la liberté : oui, s’il y avait une justice ; mais on est jeté en prison sans savoir pourquoi ; on y serait oublié si l’on était sans protecteurs : est-ce aussi la liberté ? Basta ! abbiamo un’ cattivo governo ! »

Ce bonhomme était Romain, Romain de père en fils, et le long du chemin il se signait devant les madones. Ses compatriotes appellent ardemment des réformes ; l’erreur des Italiens est de s’imaginer qu’ils appellent l’étranger, et l’erreur des Français est de croire que les Italiens de Milan, de Turin ou de Naples, sont pour les Romains des compatriotes.

Convenons pourtant que la justice régulière avec la garantie de sa publicité est difficile à organiser dans un pays où tout homme lésé qui porterait plainte, où tout témoin qui chargerait un accusé auraient la presque certitude d’être assassinés. Pour être renseignés en matière criminelle, les juges sont réduits à interroger les témoins dans le plus profond mystère, et les voiles dont la vérité se couvre ne laissent pas que de contribuer à l’indulgence abusive de ce faible et paternel gouvernement, dont le vice principal est de n’exister presque pas.

Les usages de l’administration dénotent plus nettement peut-être la situation stagnante et arriérée de cette ville qui fut, qui se croit encore la première du globe. Rien n’est plus singulier sous ce rapport que l’organisation des postes. Il ne sera pas inutile d’en dire quelque chose ; car tout voyageur, faute de renseignements, risque de rester, comme je l’ai été au début de mon séjour, privé de sa correspondance.

Jusqu’au 1er octobre 1865, une simple lettre, de Marseille à Rome, a coûté vingt sous ou baïoques. — Une lettre de faire part imprimée et tout ouverte m’en a coûté quarante et un. Sous prétexte de la pénurie de leurs finances, les États-Romains maintenaient ces lourdes taxes ; il était impossible de convaincre les gens que l’abaissement du tarif profiterait au trésor en multipliant les correspondances. — C’était une chance à courir et Rome n’entend rien à spéculer.

Pour éviter les risques d’une perte la poste romaine refuse de recevoir toute lettre qui n’est pas affranchie jusqu’aux marches des États pontificaux. Mais chose plus incroyable : les lettres qui arrivent au bureau, parfaitement affranchies, y resteront à jamais si vous n’allez pas les chercher, ou si vous n’avez pas informé les employés que votre désir est de les recevoir à domicile. À combien d’inconvénients doit donner lieu l’ignorance d’un usage trop absurde pour être deviné !

C’est le destinataire des paquets et missives qui défraye les facteurs de la poste ; chaque lettre est donc surtaxée d’un baïoque supplémentaire que l’on donne au facteur, de la main à la main. Autant de lettres, autant de sous. On peut économiser cette dépense en allant prendre sa correspondance à la Direction : de là cet encombrement des guichets à l’heure des courriers, et la facilité avec laquelle on remet une lettre au premier venu qui la demande.

L’institution des facteurs payés par le public a un bien autre inconvénient ! Ces messagers qui font leur tournée sans boîte ni portefeuille se sont assuré, dans certaines boutiques de cabarets ou de pâtisseries, des étapes connues où les gens de chaque quartier viennent examiner s’il n’y a rien pour eux dans le tas éparpillé sur une table à la disposition des chalands.

Candeur digne de l’âge d’or ! Pourvu que le distributeur passif voie chaque lettre enlevée remplacée par un sou, l’opération est régulière, et, plus elle se fera vite, plus la tournée sera simplifiée. Vous pouvez donc, sans contrôle, acquérir pour un baiocco telle lettre qu’il vous plaira. Ce que je dis, je l’ai vu pratiquer dix fois. Chargez un ami de prendre vos lettres en passant s’il rencontre le facteur, votre ami n’aura pas même besoin de dire qu’il vient de votre part, et s’il le dit, on n’exigera aucune preuve.

La multiplicité des démarches et des courses, l’absence des omnibus, la rareté des fiacres, concourent donc à vous faire trottiner plus de la moitié du jour à travers rues. Mais on prend cette obligation en patience, parce qu’elles changent absolument de physionomie selon le quartier, et que sur leur pavé déborde, distraction plaisante, un menu peuple libre d’allures et qui apporte en plein soleil, outre ses écuelles et son réchaud, ses habitudes ménagères, l’exercice parfois de son métier, sans être inquiété par des règlements prohibitifs.


Le Violoniste de Raphaël (palais Sciarra). — Dessin de Paquier d’après une ancienne gravure.

Dans les longues rues conventuelles où l’herbe pousse, sur le chemin de Sainte-Marre-Majeure au Latran, par exemple, d’amusants cortéges circulent sans bruit, mêlés aux passants rares et discrets. Les écoliers des séminaires et colléges, originaires des cinq parties du monde, costumés en petits abbés de toutes les couleurs, suivant les nations, avec de volumineux tricornes sur des corps grêles et des minois enfantins, donnent un amusant spectacle. Les Allemands ont des soutanes rouges, les Anglais en ont de violettes ; le froc blanc des petits Américains contraste avec les jeunes têtes rembrunies des négrillons et des peaux rouges enluminées par le soleil indien.

Au Pincio se donnent rendez-vous le matin, pour causer politique, d’hétéroclites et discrètes personnes qu’on prendrait pour des commis en retraite et des commerçants retirés, n’était l’habit clérical qui sent l’ancien régime et fait penser à la vieille comédie plutôt qu’à l’église. Une ombrelle jaunâtre sous le bras, la tabatière à la main, ces prélats ont la désinvolture des bons bourgeois d’autrefois.

Par suite de quelque vœu maternel, on voyait naguère des carmes, des franciscains, des chartreux de huit à dix mois tetant leur nourrice, et c’est ce qui a lieu maintenant encore dans le royaume de Naples. Jusqu’à Léon XII et à Grégoire XVI qui ont mis fin à un autre abus, les clercs des avoués et des notaires, ainsi qu’une foule de petits employés des administrations, s’arrogeaient le privilége de porter la soutane tout en gardant la vie et les allures de la jeunesse du siècle. De là pour des étrangers bien des occasions de scandale, ceux-ci attribuant au clergé les étourderies et les méfaits des clercs de la basoche. La soutane est là-bas ce que sont chez nous le froc administratif et l’uniforme militaire : la tenue de ceux qui sont quelque chose dans l’État.

Beaucoup de moines, de religieuses et une certaine quantité de soldats, voilà ce qui contribue à bigarrer l’aspect des rues en rehaussant un peu le déguenillé des naturels du Trastevere ou de la Suburra. Les costumes populaires n’existent plus à Rome ; mais il en vient encore de la province. Les campagnes députent à la grand’ville, outre des modèles pour les peintres, des familles qui, pour utiliser quelque voyage indispensable du chef de la tribu, l’accompagneront au complet dans leurs beaux atours, munies de quelques babioles à vendre, de quelques couplets à chanter, ou d’une curiosité à exhiber. La principale affaire conclue, ou le marché clos, ces bonnes gens stationnent où ils ont débarqué, à la place Montanara, au quartier de la Regola, aux environs du palais Farnese, vers le Ponte Sisto, ou à l’angle du Pont aux Quatre-Têtes, attendant l’heure de retourner aux montagnes en grignotant un peu de pain. Assise sur une margelle, échelonnée en grappe sur la pile angulaire et les parapets, une maisonnée champêtre sera là tout installée comme au logis, les marmots s’ébattant autour des jupes maternelles, la contadine allaitant le plus jeune en attendant son seigneur.




Ce sont les spectacles de la rue : ils offrent une diversion quand on court d’une église, d’une galerie à l’autre. Le débraillé du populaire, le caractère des physionomies ou des attitudes présentent avec une fréquente fidélité les modèles qui, perpétués par les siècles, ont posé pour les peintures des musées et des palais. Une des premières galeries que j’aie visitées, est celle du palais Barberini, voisin de ma demeure et où la pluie m’a souvent interné.

Mais j’avais débuté par le palais Rospigliosi sur le Quirinal par suite d’un pieux engagement envers un vieil amateur provincial de la secte bolonaise. Il m’avait fait tant admirer de confiance et par procuration l’Ève de Dominiquin, mais surtout l’Aurore de Guido Reni, qu’il me durait depuis l’enfance d’en avoir le cœur net.

Impitoyablement revenu des classiques séductions de Guide non moins que de celles de Domenico Zampieri, j’éprouvai cependant en contemplant sur l’original le plafond de l’Aurore, trop refroidi par le burin de Morghen, la sensation que produit une œuvre grande, traitée avec poésie et redevable d’un effet heureux à des partis pris de couleur pleins de franchise et de charme. Précédé d’un Génie qui porte dans les airs le flambeau du jour, Apollon sur son char s’élance dans le ciel en feu pour commencer sa journée. Il est suivi de Flore et entouré des Heures qui dansent à l’entour. Celles-ci, nourries sans épargne, sont bien un peu dodues : plût à Dieu qu’à ces visages pleins et réjouis elles fussent reconnues des pauvres et des malheureux ! Au bas du tableau, dans les lointains terrestres, la mer et ses rivages bleuâtres encore ne sont pas dégourdis des fraîches buées du matin. La composition est harmonieuse, la peinture claire et tranquille ; les draperies sont étudiées et les poses gracieuses. C’est le chef-d’œuvre plaisant d’un artiste froid d’ordinaire et dont nous allons rencontrer chez les Barberini le meilleur portrait, ou tout au moins le plus agréable.


La Fornarina, au palais Barberini, à Rome. — Dessin de Paquier d’après une ancienne gravure.

Quant à la Première faute de Dominiquin, c’est une donnée de Breughel de Velours, grandie par un Romain de Bologne qui sait son état : les grâces du sujet humanisent la magistrale habileté du peintre. Adam cueillant la pomme et Ève qui la reçoit accroupie sont d’attrayantes figures : la ménagerie distribuée dans un Éden inspiré de la campagne romaine anime un théâtre d’une riche fantaisie.

Bâti pour Scipion Borghèse, ce palais Rospigliosi fut acquis autrefois par Mazarin. Après la mort du cardinal-ministre on y plaça l’ambassade de France et elle ne l’a quitté qu’en 1704. Redescendons à la rue des Quattro Fontana.

Le vaste palais Barberini où trois générations d’architectes, Charles Maderne, Borromini et le Bernin, ont collaboré, est jeté en fausse équerre sur des jardins montueux dont les futaies ont vu passer toute la lignée des neveux d’Urbain VIII. Ces cultures en terrasses paraissent étranges, lorsque de l’entrée du vicolo Sterrato qui les limite au nord-est, on contemple la perspective qu’elles font à un petit couvent situé à l’extrémité. Ce n’est pourtant qu’une cascade de lianes vertes sur un vieux mur, avec une statue issant de ce fouillis d’où s’élance un pin trois fois séculaire. Cette rue dépavée, ce cloaque est d’un tel aspect et tout est si immuable à Rome, que vingt générations de peintres l’ont copié. Tel que je l’ai contemplé tant de fois, tel au retour me l’ont rendu le Piranèse et Panini.

Les maîtres actuels du palais Barberini en avaient cédé naguère le rez-de-chaussée à notre artillerie. Effet singulier des guerres courtoises de notre temps : un prince romain a sa demeure sur un quartier de cavalerie française ; on sonne la diane sous ses fenêtres, il peut se croire le mestre de camp de ces milices. Au reste, dès qu’on avait monté l’escalier de droite ou l’escalier de gauche, l’un de Borromini, imité du Bramante qui en a pris le modèle à San’ Nicoló de Pise, et l’autre du Bernin, on avait franchi une frontière : Rome se manifestait sur-le-champ par le caractère particulier de ses habitations seigneuriales. Le grand salon où l’on accède par deux escaliers d’honneur a pour plafond une immense machine de Pierre de Cortone, le Triomphe de la Gloire, capo d’opera comme savoir et comme savoir-faire, conception fourmillante qui échappe aux conditions de vraisemblance respectées jusque-là dans les plafonds. Sur les murs, un ancien tableau de mascarades romaines, infiniment curieux ; dans les pièces voisines, des portraits de famille et des bustes antiques. En guise de crédence ou de console, une madame Barberini d’autrefois, travestie en Diane galante et couchée, accomplit son dernier sommeil sur un énorme sarcophage antique. Des mausolées réhabités de la sorte deviennent ici meubles d’antichambre ou de salle à manger.

Quant à la galerie qui est située à un entre-sol bas, un de ses attraits est d’offrir le portrait original incontestable d’une femme aimée de Raphaël, et dont la tradition a fait une boulangère. Rome en possède cinq ou six copies ; elles sont inférieures à l’exemplaire signé de la villa Barberini. Elles démontrent que l’adorable brune de la tribuna des Offices à Florence n’est point cette amie du peintre dont le nom véritable était Marguerite, et qu’on appelle la Fornarina. Et je le regrette pour lui ; car la dame des Uffizi est plus belle que son sosie de Rome. Celle-ci, telle que la raconte le portrait des Barberini, est bien la distraction d’un artiste excédé de l’idéal et des créations éthérées. C’est une solide luronne en plein épanouissement, dont le nez qui fructifiera en trogne boit le vent à pleine aspiration, accompagnant de petits yeux gourmands et une bouche assouplie par le rire. Les cheveux très-noirs sont raccordés par des tons bistrés d’une chaleur mordante. Découverte jusqu’au sternum, elle a sur le corps l’indication d’une draperie diaphane. La signature du maître… ou de l’esclave est sur une lanière enroulée en guise de bracelet au biceps du bras gauche. On comprend que l’appétissante laideron était très-bien faite ; les mains sont jolies, mais on y entrevoit, ainsi qu’aux bras, des repeints fâcheux. Le morceau dans sa gamme fumeuse est lestement enlevé ; aussi le modelé a-t-il moins de finesse que de franchise.


La Fornarina des Uffizi, à Florence. — Dessin de Paquier d’après une ancienne gravure.

Pour qui connaît les deux portraits, celui de Florence et celui de Rome, deux femmes qui n’ont pas la plus lointaine ressemblance, le travail autrefois célèbre de Quatremère de Quincy sur les œuvres de Raphaël perd beaucoup de sa valeur. Il disserte gravement sur la question de savoir si c’est la Fornarina du palais Pitti, ou sa reproduction au palais Barberini qui est l’original véritable. Il faut n’avoir vu tout au plus que l’un des deux tableaux ; car c’est à peu près comme si l’on demandait lequel est l’original, d’un portrait de Mlle de la Vallière ou d’un portrait de Mme de Montespan.

Autour de cette peinture, il en est d’autres dont on ne doit parler que pour prémunir les bonnes âmes contre les prétentions de la Notice. La sainte Famille d’Andrea del Sarto, qu’un de ses élèves aurait brossée avec une servilité d’imitation moins gauche, des madones apocryphes du Bellin, de Francia, de cet Antonio Razzi calomnié sous plus d’une forme ; un Jésus parmi les docteurs, vilenie tudesque effrontément attribuée à Albrecht Durer ; un portrait de cardinal qui compromettrait le nom du Titien si les étoffes étaient moins ternes ; un soi disant portrait de Masaccio où l’on n’a copié que son bonnet : voila des œuvres équivoques dénotant l’oubli des traditions dans un pays si riche en objets d’étude.

Un tableau curieux de cette galerie, portion détachée de celle du palais Sciarra, c’est la Mort de Germanicus par le Poussin, toile d’une belle couleur, d’un sentiment dramatique plein de naïveté, et chez ce maître la candeur est peu commune. Probablement, lorsqu’il l’exécuta, l’artiste n’avait pas encore imprégné son esprit des monuments de l’antiquité. Une réminiscence de l’étiquette des cours règle la mise en scène de la Mort de Germanicus ; devant ces Romains on pense aux guerriers de Lebrun, on cherche involontairement Lauzun et le maréchal de la Feuillade au chevet du fils de Drusus. Dépouillé de sa manière, absent de son système, le Poussin devient moins professoral et plus attrayant.

C’est ici que se trouve aussi l’original d’un très-joli portrait de jeune fille cent fois reproduit par la gravure sous tous les formats, la Beatrice de’ Cenci de Guide, minois charmant et maladif, avec une coiffure de draperies blanches lourdement ajustées jusque sur le buste : figure mélancolique, intéressante quoique un peu apprêtée.

Michel-Ange de Caravage a peint dans un effet d’ombre à la Rembrandt, avec une coiffure plus lourde encore, la mère de cette héroïne ; enfin une troisième peinture, la meilleure et la moins remarquée, le portrait d’une beauté mûre, d’un galbe élégant et dont la physionomie exprime une cruauté calme, nous transmet, dit-on, les traits de la marâtre de Beatrice, la Lucrezia Petroni. L’œuvre est de Scipion Gaëtan. Ce n’est pas ici, mais un peu plus loin, que nous essayerons de retracer cette horrible aventure, ces beaux portraits étant, le premier surtout, soupçonnés d’être apocryphes. En effet, bien qu’à la mort de Beatrice le Reni eût déjà vingt-quatre ans, il est douteux qu’il soit arrivé à Rome avant la mort de Clément VIII. D’autre part, le portrait de la Cenci a moins l’air d’une étude exécutée sur nature que d’une tête composée en s’aidant d’un portrait antérieur. Guido a pu faire après coup une image idéalisée de cette illustre fille. Quoi qu’il en soit, pour personnifier une si romanesque victime, on ne pouvait choisir un visage dont l’expression fût plus touchante ni plus propre à émouvoir la pitié.




De la rue des Quatre-Fontaines au Corso la distance n’est pas grande ; elle est plus courte encore de la galerie Barberini au musée Sciarra, collection qui est la tribuna et comme le sanctuaire de l’autre.

L’écrin présente en effet parmi quelques cailloux du Rhin certaines pierres fines d’une belle eau. Les deux figures dites la Vanité et la Modestie justifient par leur perfection l’erreur de ceux qui si souvent ont prêté à Léonard des ouvrages de Bernardino Luini, cet aimable peintre fidèle à glorifier son maître, comme tout ce qui a écouté et aimé ce grand homme. Entre la Circé du Garofalo, paysage où les compagnons d’Ulysse s’évertuent à se changer en bêtes, et le Saint Sébastien du Pérugin, Albrecht Durer dans sa Mort de la Vierge se fait pardonner sa patrie à force de science et de naïveté. On le voit rarement triompher ainsi.

Le Poussin a dans ce palais des toiles singulières : le Saint Érasme à qui des bourreaux dévident les entrailles, horrible sujet traité avec vigueur pour être copié en mosaïque. La peinture a plus d’énergie et de vérité que sa reproduction à Saint-Pierre. Le Saint Matthieu écrivant, très-belle page, ne s’est pas rembruni ; les vues des Bords du Tibre, de l’Aqua Acetosa sont de la main d’un maître qui aime les sites et le pays.

Mais de petites merveilles, ce sont certains paysages mignons de Claude le Lorrain, un surtout qui, des flancs du cratère verdoyant où le ciel a versé le lac d’Albano, représente à l’horizon la crête si élégamment meublée de Castel-Gandolfo. Une autre de ces compositions, d’un fini plus précieux, a été peinte sur une plaque en argent ; recherche de luxe bien vaine, dont nul ne peut s’apercevoir et que j’ignorerais si, depuis lors, la princesse Barberini ne me l’avait révélée dans un salon de Paris. Le poids d’un peu d’argent n’ajoute guère au prix des diamants de maître Claude.

Rome triomphante, la Mort de saint Jean-Baptiste, sont les deux toiles les plus importantes de Moïse Valentin. Ce dernier tableau est d’un effet de relief très-puissant ; l’Hérodiade est un morceau splendide. De cette peinture à celle de Michel-Ange de Caravage, réaliste d’un temps où l’on n’avait pas encore des mots si mal confectionnés, l’intervalle est franchissable : les Tricheurs au jeu saisiront vivement un
La Beatrice do’ Cenci par Michel-Ange de Caravage, au palais Barberini, à Rome. — Dessin de Paquier d’après une ancienne gravure.
spectateur naïf ; ils peuvent arrêter au passage le connaisseur, et même le moraliste qui d’ordinaire ne comprend que le côté vicieux des arts. Deux aigrefins s’entendent pour plumer un dindon : l’un posté derrière le jouvenceau indique des doigts à son partenaire le chiffre des points. Ce compère est un vieux coquin, raviné, stigmatisé, estampillé par le vice et la scélératesse à tous les linéaments du visage ; l’autre, le joueur complice, pâle, flétri, prématurément dégradé, oppose son adolescence avilie à la candide jeunesse de sa victime. De son pourpoint il retire une carte, en s’assurant d’un œil oblique et faux du succès de sa supercherie.

J’ai réservé pour finir le Jeune homme à l’archet, ou Violoniste de Raphaël. C’est là qu’est ce tableau justement renommé, daté de 1518 et signé. Chacun se rappelle cette figure délicate et féminine, coiffée d’un bonnet noir si bien ajusté et posée sur un grand collet de fourrure. Bien des artistes ont copié ce chef-d’œuvre : personne à mon sens ne l’a serré de plus près ni dessiné avec tant d’intelligence que Clément Chaplain, graveur en médailles, sculpteur et lauréat de notre École.




Depuis la visite au palais Barberini, les traits de Beatrice de’ Cenci étaient restés dans ma mémoire et je songeais vaguement à m’enquérir du palais jadis habité par les acteurs d’une des plus sombres tragédies du temps passé. Jignorais encore la situation de cette demeure, lorsqu’un jour, en errant dans la ville, je m’imaginai mal à propos que le hasard m’avait guidé au quartier des Cenci.

À l’entrée du Trastevere par le Ponte Rotto, derrière la chapelle de San Crispino gardée par un portier-sacriste qui fait sa cuisine en soutane au milieu de la rue, j’étais descendu pour regarder de la berge du fleuve les vieilles arches du pont, et le joli point de vue qu’animent le temple rond du Soleil, la grande cloaque, les cyprès et les ruines du Palatin, lorsque je me trouvai dans une manière de petite place fort étrange. Elle est irrégulière, montueuse, bordée de masures, ou plutôt de nids pratiqués dans d’anciennes et féodales murailles ; le tout s’accrochant au chevet de la chapelle, et dans un état de délabrement tout à fait sinistre. Au moyen de quelques rampes croulantes dressées en échelles contre les parois de ce coupe-gorge, des fenêtres devenues portes donnent accès dans des repaires immondes. Des cordeaux tendus d’un logis à l’autre faisaient balancer au vent des guenilles lavées dans les bourbes du Tibre ; de vieux pots cassés garnissaient les croisées sans châssis ou sans vitres ; d’horribles sorcières déguenillées de loques couleur de boue, des malingreux presque déshabillés apparaissaient aux seuils. Mais au milieu de ces murs écorchés, rapiécés depuis l’antiquité peut-être, brille encastré un grand panonceau d’armoiries, écusson allongé d’où surgissent les bois fourchus d’un cimier héraldique.

Comment se fait-il que le blason à demi rongé sculpté sur cette pierre soit celui des Cenci de Bologne ? C’est ce qu’on ne peut s’expliquer que par le grand nombre des domaines qu’a possédés cette maison. Toujours est-il qu’en déchiffrant dans ce cloaque lugubre ce document inattendu, je crus d’autant plus avoir découvert les ruines du palais de Beatrice, que je le savais situé dans une région pauvre, à proximité du fleuve. Pour ne garder aucun doute, je m’informai cependant à des filles demi-nues et railleuses qui


Femmes de la campagne romaine. — Dessin de Henri Regnault.

babillaient devant un logis sous prétexte de coudre. Elles

me renvoyèrent à une matrone qui vendait avec importance trois bottes de légumes, et qui, pour me comprendre ayant convoqué tout le quartier, m’indiqua sur l’autre rive, au delà des Quattro Capi, vers le rione des tanneurs, la situation réelle du palais Cenci-Bolognetti.

Je contemplai donc encore le cloaque ignoré du chevet Saint-Crispin où jamais peut-être ne s’était aventuré un peintre, et j’allai à la recherche du palais que j’avais cru trouver.

L’aspect de cette demeure ne répond guère moins bien au mélodrame qui a rendu si populaire le vieux nom des Cenci. C’est à l’angle d’une petite place étranglée et montueuse que se cache, sous une tour tronçonnée, l’ancienne entrée du palais qui ne démasque de ce côté qu’un profil étroit. Des croisillons grillés impriment à la façade une physionomie de mystère et de geôle ; une des portes, cintrée et taillée en bosselages, est surmontée d’un masque antique de Méduse à expression fade et pleureuse. À l’autre angle de la place, enclose et lugubre comme la cour d’un vieux châtelet, Francesco Cenci — celui qui fut assassiné — avait élevé vers 1575 en l’honneur de saint Thomas, un petit oratoire sur le mur duquel une inscription consacre ce souvenir. On a également encastré aux murs du voisinage deux petits cippes ou autels funèbres, portant le nom d’un Marcus Cintius. C’étaient pour les Cenci des chartes lapidaires ; car leur prétention était de descendre de ce Cintius, comme les Muti descendaient de Mutius Scevola. Ils eussent été mieux inspirés de se rattacher à Lucius Cincius Alimentus qui, cent cinquante-trois ans avant notre ère étant prêteur en Sicile, fut fait prisonnier par Annibal dont il écrivit l’histoire, fut cité par Macrobe et loué par Tite Live. Mais l’ignorance des barons féodaux n’était point inférieure à leur vanité, fréquemment affichée par des prétentions de cette nature.

Les Santa-Croce se targuaient d’être la liguée de Valerius Publicola. De là le nom de Santa-Maria de Publicolis donné à l’église où ils ont leurs sépultures, parmi lesquelles, outre de belles pierres tombales du quatorzième siècle, on doit mentionner un très-magnifique mausolée Florentin.

Le prolongement du palais Cenci, à l’intérieur duquel rien ne retrace plus le séjour des contemporains de Clément VIII, s’étend sur une autre place plus vaste et plus basse, en face de la synagogue. L’entrée principale actuelle est surmontée de cette inscription : Cenci Bolognetti ; mais les héritiers du nom ne résident point au palais.

C’est au château Saint-Ange, la tour de Nesles romaine, et devant le môle d’Adrien que s’est dénouée l’aventure commencée au palais Bolognetti. On peut, en faisant quelques détours, aborder cet étrange monument de profil, par des sentiers perdus qui isolent et font valoir la massive et imposante geôle. Avant de descendre jusque-là, le Tibre décrit un demi-cercle qui vient, empiétant sur les rues les plus peuplées de Rome, étrangler les beaux quartiers resserrés entre le Pincio et la rivière. C’est à la proéminence du coude formé par le Tibre que Clément XI a fait construire le petit port de Ripetta, avec de larges degrés qui en facilitent l’accès aux gens qui débarquent dans cette rue commerçante les bois de chauffage, les vins, l’huile, le blé et autres denrées qui descendent de la Sabine et de l’Ombrie. Le port de Ripetta ouvert à quelques pas du Corso sur la rue fréquentée qui conduit de la place du Peuple à la place Navone, fait face à une berge déserte où jamais on n’a bâti et dont la verdure sert de piédestal au Monte-Mario situé en arrière-plan.

Pour passer à l’autre bord et gagner par les champs le château Saint-Ange et les banlieues actuelles du Borgo, on a établi, il y a vingt siècles peut-être, un bac qui, se détachant du centre le plus vivant de la ville, aboutit à une campagne sablonneuse où la solitude commence immédiatement. En moins de cinq minutes, le temps de filer d’une rive à l’autre, on est transporté, du pavé piétiné, gras et boueux de la via di Ripetta, dans un sentier bordé, quand l’hiver expire, de sureaux verts, d’épines noires déjà fleuries et d’églantiers en papillotes. L’étroit ruban du chemin battu a pour cadre des touffes de lotus et des violettes. Si l’on obliquait à droite, on arriverait aux cultures où Cincinnatus, à quarante minutes du champ de Mars, vivait si loin de Rome : il n’en serait guère moins séparé de nos jours.

Si l’on poursuit tout droit au lieu de se diriger au nord, on arrive à des pâturages, à des jardinets, à ces maisonnettes que les Marseillais appellent des bastides et les Romains des vignes. Il y a quelques guinguettes cachées parmi des fermes dont les cours, encombrées d’un rustique attirail, servent de préau à des poulets, à des oies, à des moutons. La ville isolée par un ruban d’eau est à cinquante mètres ; le bruit des fiacres se mêle au cri de l’alouette. Le contour du Tibre, Saint-Pierre, et au premier plan la face latérale du château Saint-Ange, énorme et sombre avec ses pierres saillantes en grand appareil romain, limitent ce petit coin de solitude.

Il est bien surprenant qu’ayant absorbé, tant sur une rive que sur l’autre, les trois quarts de cette circonférence dont le fleuve décrit une moitié, la cité n’ait jamais envahi des terrains qui sous les Césars auraient relié la voie Flaminienne aux habitations transtéverines et qui, depuis le temps de Constantin, mettraient le quartier opulent du nord en communication directe avec le château fort des papes et le bourg du Vatican.

Mais personne, et c’est là un trait qui peint l’édilité romaine, personne en jetant un pont au-dessus du port de Ripetta, ne s’est avisé de supprimer cette langue de désert enclavée dans la ville. En l’état actuel, une barque suffit à la circulation ; car le sentier battu depuis deux mille ans ne s’est pas élargi, tant est rare le nombre des citadins qui se croient assez riches pour abréger leur route en usant d’un batelier, dans la main duquel il faut laisser un sou.

En dépit de la coiffure originale dont l’ont couronnée les papes à partir de Boniface IX, la sépulture turriforme des Antonins qui n’a pas moins de six cents pieds de circonférence, garde une physionomie équivoque et sinistre, surtout quand on la contemple des terrains pauvres dont j’ai parlé. Transformé au moyen âge en prison, déguisé depuis en résidence princière, en caserne, le môle d’Adrien n’a pu perdre la physionomie de son emploi primitif. Devant cette poterne, on s’attend à voir entrer un cercueil et sortir un bourreau.

Ces donjons sépulcraux étaient alors en usage. Sans parler de ceux de la voie Appienne, rappelons que sur l’autre bord, à Ripetta même, s’élevait et subsiste encore en partie le modèle du château Saint-Ange, le môle bâti par Auguste pour les césars de sa famille. Il est à propos d’en dire quelques mots, ne fut-ce que pour démontrer l’inutilité de s’en occuper ailleurs.

C’est une tour épaisse, large, trapue ; une croûte de pâté cylindrique engagée dans des bâtiments. Elle fut maçonnée presque toute en ouvrage réticulaire et, dérision de la destinée, on a ajusté un petit spectacle diurne dans ce vaste columbarium ou reposèrent jusqu’à Adrien la plupart des césars, à l’exception de Néron !

Suétone ne laisse aucun doute sur l’emplacement des chambres sépulcrales qu’Auguste s’était fait préparer entre la voie Flaminienne et le rivage du Tibre (nous dirions aujourd’hui entre la rue et le port de Ripetta). Marcellus, Agrippa, Octavie, Drusus Germanicus, Claude ont dormi dans cette rotonde ou l’on joue des farces deux fois par jour. Avant Pie VIII on y faisait combattre des taureaux.

Il est présumable que la forme du mausolée d’Auguste, dont la magnificence est célébrée par Strabon, a déterminé le plan de la sépulture de Néron construite plus loin au pied du Pincio, proche de celle de Sylla, à peu près où s’élève à présent Sainte-Marie du Peuple. La forme du môle Néronien est déterminée par la légende de l’église : c’était, sous Pascal II, une tour géante au cœur de laquelle un énorme noyer avait jeté ses rameaux. Ainsi le mausolée d’Auguste a donné le plan de celui de Néron, et tous deux ont inspiré à Adrien l’ambition de surpasser ses prédécesseurs.

Ce serait un gros mélodrame que l’histoire du château Saint-Ange ! Il n’eut l’aspect un peu riant qu’au temps où il recevait des morts au lieu d’en façonner. Procope nous le dépeint à cette première époque : l’immense rotonde terminée en gradins, avec le colosse impérial au sommet, avait ses flancs revêtus de marbres de Paros ; le pourtour était garni de pilastres surmontés d’une ronde de statues grecques, le tout sur un soubassement carré orné de festons, de bucranes avec des inscriptions funèbres, et de groupes équestres colossaux en bronze doré aux quatre angles. Autour du monument régnait une grille en bronze que surmontaient des paons dorés. Il en reste deux aux jardins du Vatican.

En 537 ce bel édifice était encore intact, mais Vitigès l’ayant attaqué, on brisa les statues pour en lancer les débris sur les assaillants. Pendant les trois siècles qui ont suivi, le môle d’Adrien, rattaché dès le temps d’Honorius peut-être aux défenses de la ville, servit de forteresse. C’est pour s’y retrancher que s’en empara le patrice Crescentius qui voulait en 974 rétablir la république romaine ; il le garda même assez longtemps, puisque le monument en prit le nom de Castel Crescenzio. Mais, appelé par un des antipapes de cette période anarchique, l’empereur Othon ayant envahi Rome et massacré dans un repas Crescentius avec ses principaux partisans, le tombeau d’Adrien fut repris et démantelé.

Un demi-siècle auparavant, ce lieu avait été le théâtre d’une tragédie que précédèrent d’étranges saturnales. Un rejeton bizarre de la débauche antique et des monstruosités du bas-empire, puisant dans les institutions féodales un pouvoir funeste, Teodora, dame romaine illustre par son rang et sa beauté, s’était cantonnée dès l’an 908 dans le château Saint-Ange, d’où elle exerça sur Rome une absolue tyrannie, soutenue contre l’influence germanique par un parti italien qui comptait entre ses chefs Adalbert II, comte de Toscane, père de cette Aspasie féodale. Teodora fit déposer plusieurs pontifes et nommer successivement huit papes. Elle eut une fille aussi belle, aussi puissante qu’elle, et d’une perversité pire. Marozia, c’est son nom, régna de même au château Saint-Ange, où elle fit élire Sergius III, Anastase III, et Landon, créature de Teodora, qui donna au sigisbée de celle-ci l’évêché de Ravenne. Veuve de bonne heure d’un marquis de Tusculum et remariée à Gui, prince de Toscane, pour être agréable à sa mère elle fit ensuite adjuger la tiare à l’évêque de Ravenne, qui fut Jean X. Mais, à la suite de quelque démêlé d’intérieur, elle fit étouffer Jean X au château Saint-Ange ; puis conjointe en troisièmes noces à Hugues de Provence, frère de son second mari, après avoir successivement montré sur le trône pontifical Léon VI et Étienne VIII, elle donna la tiare à Jean XI, un de ses plus jeunes fils. Elle n’avait que trop d’enfants, car un d’entre eux emprisonna dans ce même donjon sa mère, son frère le pape et il les y fit périr. Voilà ce qu’en ce moment, sous la brutale étreinte de l’anarchie féodale, était devenue la chaire de Saint-Pierre.

Le château Saint-Ange, du septième au neuvième siècle, se trouve rattaché aux violences de toutes les factions qui ont désolé Rome et jusqu’à la fin du quatorzième il n’eut pas une destinée fort différente. C’est alors que Boniface IX, Napolitain d’origine, couronna le donjon, pour le fortifier davantage, des ouvrages qui l’égayent en le singularisant. Alexandre VI paracheva cette restauration et, par un passage pratique dans le mur de la cite Léonine, il mit le château Saint-Ange en communication avec le Vatican. Cette idée fut profitable en 1527 à Clément VII, lorsqu’il lui fallut, pour se soustraire aux hordes déchaînées du connétable de Bourbon, demander un asile inviolable aux murailles épaisses du château Saint-Ange.

Avant d’y pénétrer, rappelons pourquoi lui fut donné ce nom que le temps a consacré.

En l’année 590, comme saint Grégoire le Grand, récemment appelé au pontificat par le peuple et les évêques, s’affligeait des maux de ses ouailles qu’une peste décimait, il ordonna une procession générale au tombeau de saint Pierre, pour demander par cette intercession l’éloignement du fléau. Cette procession,
Vicolo Sterrato. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.
le pape Grégoire la guida, marchant les pieds nus. Comme elle traversait le Tibre sur le pont Ælius bâti par Adrien, pont qui existe encore et fait face à son mausolée, tout à coup, au-dessus de ce môle, Grégoire vit sortir des nuées et apparaître, symbole d’espérance, le radieux archange saint Michel. Dix-huit ans après, Boniface IV, qui sauva le Panthéon d’Agrippa en le dédiant à tous les martyrs, érigea sur le môle d’Adrien en mémoire de cette apparition une chapelle à saint Michel archange. Ainsi ce n’est pas, comme l’ont répété nos Itinéraires d’après les Guides anglais, ce n’est nullement à raison de la statue de bronze placée là-haut par Benoît XIV que le môle est devenu le Castel Sant’ Angelo. La première lecture venue aurait montré qu’on le nommait ainsi depuis mille ans.

Deux siècles avant Benoît XIV, le cardinal Tiberio


Vue sur le Tibre, en face de la Cloaca Maxima. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.

Crispo avait déjà fait placer au faîte de l’édifice la statue

en marbre de saint Michel taillée par Raffaele da Monteluppo, et par suite le pont Ælius, tour à tour baptisé par Trajan, par Ælius Adrianus et par l’église de Saint-Pierre, avait subi le nom de la citadelle de la papauté. Maintenant, ces angéliques désignations sont dix fois justifiées ; car saint Michel a attiré sur le pont toute une volée de séraphins. Par malheur, pour venir se percher sur les parapets du Ponte Elio, réparé par Nicolas V après un accident qui coûta la vie à cent soixante-douze personnes, élargi et embelli par Clément IX qui emprisonna l’œuvre d’Adrien dans la sienne, par malheur, dis-je, avant de venir s’aligner sur cette passerelle illustre, les anges ont attendu le signal du Bernin, et ils n’en ont pas valu mieux.

Est-ce à dire que ces esprits ailés, drapés, contournés dans l’exagération des attitudes, manquent d’animation et d’élan ? En aucune sorte : ils ne sont que trop assortis au saint Michel en bronze de Verschaffeldt que Benoît XIV substitua à la statue plus élancée du vieux Monteluppo. Seulement, des souvenirs assez sombres viennent opposer leurs contrastes lorsqu’on passe entre ces deux files d’anges rococos, devant ce massif de lilas et de saules qui enveloppe la porte du donjon, naguère encombré par nos soldats.

Franchissons le Tibre : à l’un des bouts du pont c’est le cachot de Beatrice de’ Cenci ; à l’autre fut dressé cet échafaud de famille où elle fut décapitée avec sa belle-mère et son frère aîné, en présence du plus jeune, condamné à subir le spectacle d’une mère, d’un frère, d’une sœur égorgés sous ses yeux.




Chaque pays a dans ses annales judiciaires quelque drame inoubliable dont s’empare la légende populaire. Le moyen âge eut chez nous l’aventure de Gabrielle de Vergy, celle d’Aubri de Montdidier ; plus tard, l’assassinat de la marquise de Ganges, les poisons de la Brinvilliers ont défrayé les récits du soir. Les beaux crimes sont plus rares dans le monde bourgeois ; l’élévation du tiers-état à un rang seigneurial n’a guère valu à notre siècle, éclairé par les journaux, régi par une législation qui rend la justice au grand jour, que l’affaire Fualdès. À la vérité, elle est restée de toutes la plus obscure et la plus mystérieuse. En Italie, à Rome surtout, ces sortes d’atrocités n’ont jamais été rares : la grande école est là. Mais rien n’a égalé l’intérêt, rien n’a balancé le renom de la Beatrice de’ Cenci.

La famille était extrêmement riche et en possession d’une illustration sombre qui datait de loin ; car elle se targuait de compter parmi ses ancêtres Crescentius, ce consul à la romaine dont nous avons parlé plus haut et qui s’était cantonné au château Saint-Ange, où l’on voit la prison de ses descendants. C’est un des Cenci qui, aposté la nuit de Noël dans le même donjon par l’empereur Henri IV, tandis que Grégoire VII célébrait la première messe le saisit à l’autel, et le traîna par les cheveux hors du sanctuaire pour l’écrouer dans un cachot. Ces exemples avaient contribué peut-être à entretenir un esprit violent dans cette famille, dont le plus odieux rejeton est, vers la fin du seizième siècle, ce Francesco Cenci qui avait fait subir à trois de ses fils d’abominables, d’indicibles outrages, qui fit assassiner le second et le troisième, qui accablait de mauvais traitements sa fille et sa seconde femme, toutes belles qu’elles fussent l’une et l’autre et qui, deux fois convaincu des crimes les plus avilissants, échappa au châtiment en soudoyant ses juges.

Prenant en pitié les aînés de ces enfants, Jacques, Christophe, Roch, ainsi que la plus âgée des deux sœurs, le pape avait soustrait les fils à un joug dégradant et marié la fille en contraignant François à la doter. Plus tard, les derniers enfants de ce monstre, Beatrice et Bernardino, ainsi que la Lucrezia Petroni leur belle-mère, perdant le courage de subir les traitements qui pesaient sur eux, adressèrent à Clément VIII un Mémoire des plus touchants pour implorer sa protection et se mettre sous son égide. Leur supplique égarée resta sans réponse, au désespoir de Lucrèce, et de Beatrice qui détestait en son père le déshonneur de la famille et le meurtrier de ses deux frères.

Enfin, une nuit que François Cenci se trouvait chez les Colonna, au château de Rocca di Petrella dans le royaume de Naples, il y fut assassiné par des inconnus et de la plus étrange façon : durant son sommeil on lui enfonça dans les yeux, avec un marteau, deux énormes clous ; ce qui supposait la coopération de deux complices pour le moins. Ce fait eut lieu le 15 septembre 1598.

Dans un pays où le sexe aimable et tendre passe pour ingénieux, cette idée assez neuve de plonger jusqu’à la cervelle des clous dans des yeux qu’on tient à punir, parut la vendetta d’une jolie femme et Lucrezia fut soupçonnée. Dès les premières recherches, Guerra, un très-beau monsignore qui passait pour être l’ami de cœur de la jeune Beatrice, se mit en fuite après avoir fait tuer un des deux assassins dont on avait retrouvé la piste et qui se nommait Olimpio. L’autre, qui s’appelait Marcio, arrêté et mis à la question, prétendit avoir été, ainsi que son défunt camarade, stipendié par Jacques, par Beatrice et Lucrezia de’ Cenci, secondés par Guerra, lesquels, après avoir endormi la victime avec un narcotique, avaient introduit les deux bravi dans sa chambre, où Lucrezia leur avait mis à la main les clous, armes du supplice : après quoi on leur avait donné mille écus d’or.

Au premier bruit de ces enquêtes, les dames de Cenci reviennent tranquillement avec les deux fils à Rome, dans leur palais où le pape plaça des sentinelles pour les tenir aux arrêts. Marcio fut transféré dans les prisons pontificales où il renouvela ses déclarations ; mais, confronté avec Beatrice, il fut tellement écrasé par les reproches, par les dénégations indignées et par l’ascendant de cette merveilleuse beauté, qu’il se rétracta complétement et persista dès lors à se rétracter, dans les tortures mêmes, où il périt.

C’est à ce moment que commencent dans cet étrange procès les péripéties amenées par les circonstances imprévues. Rome entière était occupée de cet événement et faisait des vœux pour deux femmes belles, jeunes, opprimées. Les rétractations de Marcio furent donc d’autant mieux accueillies des juges, que Beatrice avait enduré la question avec un courage surhumain, en affirmant son innocence.

Mais tandis que les débats prenaient cette marche rassurante, la police arrêta pour un délit quelconque un garnement qui fut reconnu pour l’assassin d’Olimpio, le second meurtrier du comte, et ce témoin tout à coup suscité confirma la première déposition de Marcio. Ce récit chargeait les deux femmes ainsi que Jacques et Guerra ; toute la famille des Cenci fut écrouée au château Saint-Ange, où le procès fut repris et soutenu avec lenteur. En ce temps-là, on ne condamnait guère un accusé obstiné à attester son innocence sur les saints Évangiles ; mais pour le contraindre à confesser un crime, on le détenait des mois et même des années dans la ténébreuse pourriture des cachots. Puis, de temps en temps on le traînait à la chambre de la question pour le soumettre à des tortures, dont la rigueur allait croissant jusqu’au moment où il se décidait à un aveu, vaincu par la douleur et troublé par les affres de la mort. Soutenu par la conviction de la vérité, par l’héroïsme qu’elle peut inspirer aux natures énergiques, si un accusé triomphait de ces épreuves, on avait soin de ne point les pousser jusqu’à les rendre mortelles : on le ramenait à son cachot dans l’espoir qu’il serait mieux disposé une autre fois, et l’on recommençait cette stupide et exécrable épreuve jusqu’à ce que le patient parlât, ou mourût. Tout le monde sait cela ; mais il faut le répéter une fois de plus pour parvenir à y croire, tant paraît insensée cette barbarie judiciaire qui, maintenue des siècles, ne fut abolie chez nous que sur l’initiative de Louis XVI.

Ces douleurs de la question, Beatrice de’ Cenci les affronta près d’un an, sans rien avouer. Tel était l’intérêt qui s’attachait à ce courage, que les juges cédaient subjugués à tant d’attraits, de jeunesse et d’éloquence. Il fallut leur retirer la cause et la confier à des arbitres plus endurcis. Son frère aîné, sa belle mère à bout de constance firent alors des aveux ; le jeune Bernardino, étranger à toute l’affaire et qui n’en savait pas un mot, avoua à son tour ce qu’on voulut pour sortir de la géhenne. Plus tard son innocence fut démontrée. Pourquoi ne regarderait-on pas comme innocents tous les malheureux condamnés sur leur propre témoignage extorqué par des supplices ?

Mais c’est en vain qu’on opposa à la jeune héritière des Cenci les témoignages accablants de sa famille ; elle persista sous les plus cruelles tortures dans l’enthousiaste proclamation de son innocence : nulle menace, aucuns tourments ne triomphèrent d’elle, et sa persistance tenait en suspens le sort des accusés.

L’hiver s’écoula ainsi ; on comparait la Beatrice à Lucrèce, à Virginie, à Clélie, à toutes les Romaines de l’âge héroïque dont elle ressuscitait la fermeté et dont elle effaçait les charmes. Un jour, pour lui appliquer quelque nouvelle torture, il fallut préluder par lui raser les cheveux : c’étaient des cheveux blonds, les plus touffus, les plus longs qu’il se pût voir et de la nuance dorée la plus admirable.

Beatrice pâlit, elle se troubla et repoussant le bourreau : « Ne touche pas a ma tête ! s’écria-t-elle, et laisse-moi mourir tout entière ! »

Triste loyer de tant de valeur ! Elle se perdit pour sauver sa chevelure et confirma par un aveu complet toutes les dépositions.

Ils furent condamnés tous quatre à mourir, arrêt contre lequel Beatrice protesta par un accès d’indignation virulent qui trouva dans toutes les âmes un écho. À la ville, dans les palais, dans les cloîtres mêmes on ne s’entretenait pas d’autre chose. Si la vaillance de cette noble héritière lui avait conquis tant de sympathies, que l’on juge de l’effet sur une population artiste et poëte, de cette faiblesse imprévue, enfantine et vraiment touchante, par où la jeune fille et la femme avaient trahi l’héroïne ! Ce fut du délire, ce fut de l’adoration, et Clément VIII se disposait à céder au courant de l’opinion lorsque, second coup de la fatalité, un des Massini s’avisa d’empoisonner son père. D’autres forfaits de ce genre avaient déjà pesé sur la noblesse : le pape voulut un exemple et il confirma le jugement contre les quatre détenus.

Une telle sentence, profondément inique à coup sûr en ce qui regardait le jeune Bernardino, et d’une équité douteuse, il faut bien l’avouer, par rapport aux autres, révolta la ville entière. Cardinaux et corporations religieuses, magistrats et bourgeois affluèrent aux genoux du pontife, demandant avec instances une révision du procès. Clément VIII se rendant à cette requête donna aux Cenci des défenseurs habiles, Nicolo de’ Angeli et Farinacci, et il ordonna que la cause fût plaidée en sa présence.

Francis Wey.

(La suite à la prochaine livraison.)



Pont et château Saint-Ange. — Dessin de Lancelot d’après une photographie.

  1. Suite. — Voy. pages 353 à 384.