Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 17 (p. 369-384).
Deuxième livraison


Entrée du Forum Romanum par la voie Sacrée. — Temple de Vénus et Rome, Sainte-Françoise Romaine, Arc de Titus, Campanile du Capitole,  etc… — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.


ROME,


PAR M. FRANCIS WEY[1].


1564-1868. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


II (suite).


Description du Forum Romanum (suite). — San Paolo fuori le mura. — Ce que c’est en réalité qu’une Basilique. — Origine et destination des basiliques de l’antiquité. — Appropriation des basiliques chrétiennes. — Hiérarchie des églises de Rome. — Souvenir à la construction d’Honorius : vestiges échappés aux flammes. — Arc de Placidia. — Ciborium d’Arnolfo, etc… — Cloître de Saint-Paul. — Légendes du chemin : l’échelle de Saint-Bernard, les Trois-Fontaines. — Pyramide de Cestius. — Pont d’Horatius Coclès. — Promenade au Colisée.

Vers le haut de cette nécropole, la voie Sacrée se bifurque et l’embranchement de droite aboutit au portique des Douze Dieux, de ces Dii Consentii qui devaient être consultés avant toute affaire grave. Ennius nous en a conservé les noms ; c’étaient : Vesta, Jupiter, Junon, Neptune, Vénus, Mars, Minerve, Cérès, Apollon, Diane, Mercure et Vulcain. On les avait logés dans douze chapelles ornées de statues que saint Augustin croyait douées d’un pouvoir, et où il supposait que les prêtres, par une vertu magique, étaient en possession d’incarner des démons. Le culte de ces dieux a duré jusqu’à la fin du paganisme ; car le portique dont Pie IX a relevé les débris est du quatrième siècle. Sur douze sanctuaires il en reste sept, adossés à la rampe moderne du Capitole ; au fond des chapelles apparaissent les assises inférieures du temple de Jupiter Tonnant élevé par Auguste après un violent orage. J’inclinerais à penser avec Canina que les cinq autres cellules doivent exister sous la rampe.

Les deux ruines importantes de cette extrémité du Vulcanal sont : le temple de Vespasien, réduit à trois colonnes cannelées reliées à un entablement dont la frise est ornée d’une arabesque riche, mais exécutée avec une minutie maigre ; restauration du temps de Septime ou de Caracalla. Puis tout auprès, sur l’autre rive de la voie Sacrée, le temple de la Fortune, ou de Juno Moneta, ou de Saturne : les attributions ne lui ont pas manqué. Quelques archéologues l’ont confondu avec celui de Vespasien ; d’autres l’avaient étourdiment dédié à la Concorde : ils avaient bien mal étudié Cicéron.

Quoi qu’il en soit, ce temple sujet à changer de patrons a été refait en partie sous Maxence, qui très-probablement le consacra à la Fortune, ainsi que Nardini l’établit tant bien que mal. On rebâtissait dix fois sur les mêmes fondations. Celui d’entre ces monuments dont l’attribution est le mieux justifiée, c’est le temple de Vespasien, que j’ai nommé le premier. On sait que cet empereur érigea ce monument afin d’avoir un prétexte pour murer sous le Tabularium une entrée du Capitole par où Sabinus avait pu l’envahir. Or la porte murée qui se voit encore de ce côté confirme l’assertion que nous préférons ici.

Quant au temple tardif de la Fortune, évidemment il a remplacé au quatrième siècle des édifices antérieurs : c’est un monument rajusté, rapiécé, dont les colonnes sont disparates, dont les frises se décomposent en fragments interrompus d’arabesques. Son périmètre doit marquer la place où se trouvait antérieurement l’Ærarium, dans un temple de Saturne qui depuis a changé d’attribution ou qui fut une première fois rebâti en l’honneur de Junon, de Junon qui admoneste ou Juno Moneta. « In æde Monetæ, » écrit Tite-Live, en nous apprenant que sous la république on y gardait les annales anciennes et les livres sur toile qui contenaient le dépôt des lois.

De ces trois temples successifs il reste le périmètre porté sur un terrassement bas, une portion du dallage, quelques revêtements inférieurs et huit colonnes debout, désassorties, avec un énorme entablement porté sur des chapiteaux ioniques ; la frise richement décorée retrace deux périodes bien distinctes : le style du premier siècle et la décadence. La direction de l’édifice est indiquée par les colonnes du portique ; son ancienne affectation est fixée par une foule de passages des anciens historiens. On arriverait donc à déterminer à peu près la place où, après Marius, après Sylla, après la plupart des maîtres de la république, Jules César se présenta pour mettre la main sur le trésor. C’est là, sur les marches de ce portique, qu’ayant menacé de tuer le tribun Metellus, il dit avec une effrayante tranquillité à ce magistrat inviolable : « Ignores-tu, jeune homme, qu’il m’est plus aisé de le faire que de le dire ? »

L’emplacement rappelle bien d’autres souvenirs. C’est sur ce versant capitolin qu’était située la maison dont le peuple fit présent à Marcus Manlius après qu’il eut sauvé la citadelle, des Gaulois qui l’escaladaient. Bientôt, accusé d’aspirer à la royauté, Manlius Capitolinus fut trois fois mis en jugement sans qu’il fût possible d’arracher au peuple la condamnation d’un héros qui pour sa défense attestait Jupiter, et montrait ce Capitole sauvé par son courage. Alors les sénateurs l’assignèrent hors de la porte Nomentane, dans la forêt sacrée de Petelia, d’où l’on ne découvrait plus le Capitole, monument de sa gloire. Il fut condamné, « sentence odieuse aux juges mêmes, » et les tribuns le précipitèrent de la roche Tarpéienne. « Ainsi, observe Tite-Live, le même lieu fut pour cet homme le témoin de la gloire la plus haute et du plus infamant des supplices. »

Sa maison fut rasée et l’on décréta que désormais aucun particulier n’aurait son habitation dans l’enceinte capitoline. Après la guerre des Auronces, le dictateur Lucius Furius, fils du grand Camille, élève sur cet emplacement un temple à Junon, distinct de celui dont nous avons parlé ; car le surnom de Moneta ne remonte qu’à la guerre de Pyrrhus et des Tarentins, durant laquelle, consultée sur la pénurie d’argent dont soufraient les Romains, la déesse les avertit (monet) que les ressources ne manqueront jamais si l’on se dévoue uniquement à la justice et aux armes.

C’est deux cent soixante-dix ans avant notre ère que pour la première fois Rome frappa des monnaies au coin de la république. Freinshemius, dans ses Suppléments, fixe à cette date la création des pièces d’argent de dix, de cinq as et des sesterces estimées à deux livres et demie de cuivre. On les frappait au Capitole, dans le temple même de Juno Moneta, et le peuple appela monetæ ces pièces qui provenaient du temple de Moneta : — ex æde Monetæ. De là l’origine du substantif monnaie, qui s’écrirait monète si les langues
Temple de Vespasien et portique des Douze-Dieux. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.
étaient faites par des savants. Junon avait plus d’un temple sous cette invocation, et c’est là encore une cause d’erreur. Ouvrez Tite-Live : vous y verrez que le préteur Cicereius, ancien secrétaire de Scipion l’Africain, voua, lorsqu’il eut soumis la Corse, un temple à Juno Moneta. Il pensait aussi avoir reçu de la déesse quelque avis précieux. Mais si vous allez jusqu’au quarante-cinquième livre, la dédicace de ce monument vous apprendra qu’il était sur le mont Albain.

L’ancien temple de Juno Moneta, au versant capitolin qui regarde le Forum, était revêtu en blocs de marbre de Lune ou Carrare de près d’un mètre d’épaisseur. Il est séparé du temple de Vespasien par un embranchement de la voie Sacrée qui se nommait clivus Capitolinus, la rampe du Capitole. En la laissant pour suivre une sorte de ruelle tout encombrée de marbres brisés, on arrive à la Schola Xanta. Ce sont les loges ou boutiques, tabernæ, au nombre de sept, qui servaient de bureaux aux scribes, aux archivistes, aux greffiers des édiles curules. Ces boutiques voûtées ont encore leur seuil ; elles se prolongent jusqu’au pied du Tabularium. Pie IX les a fait déblayer et restaurer en 1857.

Traversons parallèlement au Tabularium la base de l’intermontium capitolin en nous dirigeant du côté de la prison Tullienne, et des gémonies qui ont fait place à la rampe d’Ara-cœli : nous rencontrerons, entre l’arc de Septime-Sévère et l’angle du portique élevé l’an 676 de Rome par Lutatius Catulus devant l’édifice où l’on gardait les tables de bronze (archives de la république), les restes du temple renommé de la Concorde, relevé, dit-on, par Tibère. Sur ce point, aucune incertitude : des inscriptions votives confirment par rapport à l’assiette et à l’orientation de cet édifice les indications de Plutarque, de Dion-Cassius et de Festus.

L’entrée de ce temple, un des lieux historiques émouvants de l’ancienne Rome, est encore marquée par les trous sur lesquels pivotaient les gonds des portes. Le monument était grand, à peu près carré ; on descendait de son vaste portique par des degrés de marbre dont il reste en place des fragments nombreux.

Tourné vers le Forum, voisin des gémonies, retranché au pied du Capitole, le portique du temple de la Concorde servait de curie ; le sénat s’y réunissait dans les grandes occasions, lorsqu’on devait parler au peuple assemblé devant les rostres ou tribune. Il fallait donc que la place de l’orateur fût située entre les marches du temple et les comices populaires du Forum.

Or, la tribune, qui jusqu’à Sylla fut placée près de la Græcostasis où depuis le temps de Pyrrhus on hébergeait les ambassadeurs étrangers, vers ces colonnes qui portent aussi le nom de Castor et de Pollux, la tribune fut ensuite transférée entre le comice dont il reste encore trois marches, et le pied des nombreux degrés du temple de la Concorde. Ce large escalier descend jusqu’au carrefour de la via Sacra dont la branche droite va, revenant sur elle-même, passer sous l’arc de Sévère : tracé qui ne date que du septième siècle. Nous retrouvons donc la tribune aux harangues au pied et à l’angle de l’arc de Sévère : il en reste de massives constructions en péperin de dix mètres de longueur, je les ai mesurées ; tout auprès est le bureau des scribes qui fixaient les discours en notes tironiennes, — ce qu’on appellerait aujourd’hui les sténographes.

Ces indications sont écrites nettement et les portions essentielles subsistent. On me pardonnera donc de ne point disserter à ce sujet ; je craindrais de refroidir l’impression que ce lieu fait naître. Je ne m’étendrai pas non plus sur la monographie du temple de la Concorde : revêtements en jaune antique de la cella, brèches violettes, marbres africains qui apportaient l’animation d’une
La Græcostasis. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
polychromie naturelle… magnificences anéanties dont on serait réduit à compiler le souvenir. Pour constater l’antiquité de l’œuvre, je rappellerai qu’un entablement splendide et quelques bases très-ornées des colonnes, conservés au Capitole, sont comme travail et comme dessin, rappelés de fort près par des socles et autres fragments trouvés dans le palais de Néron sous les thermes de Titus.

C’est à l’entrée du Forum que demeurait ce Pison qu’Agrippine accusa d’avoir empoisonné Germanicus, et c’est là qu’il fut mystérieusement égorgé : Tacite insinue que ce fut à l’instigation de Tibère, que ce complice pouvait compromettre. Que d’événements sur cette scène aussi limitée qu’un théâtre, depuis les jours où Brutus y montra le poignard de Lucrèce, et où Virginius acheta dans ces boutiques au nord du Forum, dont la place est encore marquée, le couteau qui devait pour atteindre les décemvirs traverser le cœur de sa fille, jusqu’à la séance où fut brûlée la curie devant le corps de César !

Pour tout justifier, pour tout animer, pour que les grands spectres de l’histoire reviennent apporter là les émotions de leur présence, il suffit de s’asseoir sur une colonne et d’ajuster des souvenirs à ce décor.

Jonchez d’un peuple frémissant ces comices dont les marches sont devant vos pas ; du haut en bas des degrés du temple de la Concorde échelonnez les sénateurs drapés dans leurs toges, attentifs, haletants… À la tribune, Cicéron fulmine son dernier discours contre Catilina : le peuple, agité de mouvements contraires, interrompt le consul par de longues rumeurs, et là-bas, plus loin, sur votre gauche, les complices de Catilina écroués à la prison Mamertine, épouvantés de ces cris et de l’éloquence mortelle pour eux de Marcus Tullius, pressentent leur sort et s’attendent à être égorgés…

Habile à soulever dans un même réquisitoire deux auditoires différents, tantôt Cicéron électrise le Sénat, tantôt il l’effraye en déchaînant le peuple qu’il saura calmer d’un mot : agissant tour à tour et sur les comices et sur les patriciens, tourné successivement vers les uns ou vers les autres, il finira par tout rallier dans une seule opinion, dans une seule volonté ! L’aspect des localités éclaire des récits bien souvent obscurs pour les lecteurs qui ne savent comment s’expliquer ces effets presque simultanés exercés par Cicéron, et sur le Sénat, et sur le peuple. On éprouve une certaine sensation lorsqu’on touche cette tribune où subsistent encore les trous dans lesquels s’ajustaient les rostres cette tribune ou le jeune Octave a fait clouer la tête et les deux mains de Cicéron.

C’est après la soumission des Latins, trois cent trente-quatre ans avant notre ère, que les vaisseaux d’Antium ayant été brûlés, on para de leurs éperons (rostra) la tribune du Forum. Depuis lors, les rostres sont devenus la décoration obligée des tribunes.

Ce comice, qu’avoisina depuis l’arc de Tibère, fut supprimé par César ; il y substitua, institution moins inquiétante pour ses desseins, un temple qu’Auguste ne manqua pas de terminer. Le lieu d’ailleurs était saint depuis longtemps : rostraque id templum appellatum, dit le même Tullius. Pour les Romains, toute place consacrée par les augures prenait le nom de temple. Auguste y attacha sans doute une intention expiatoire.

Pour lire sans confusion les événements de ces


Intérieur du Forum Romanum : Temple de la Fortune ou de Juno Moneta. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.

grandes époques, il est utile de se retracer certains

changements. Les rostres furent placés jusqu’à Sylla non loin du temple de Castor et de Pollux très-voisin de la Græcostasis, si toutefois le second édifice n’a remplacé l’autre. C’est là que Cicéron a plaidé pour Milon. Les Catilinaires furent prononcées, ainsi que je l’ai dit, devant les marches du portique de la Concorde ; enfin, après la suppression de ce comice, la tribune fut transportée en face de son premier emplacement, c’est-à-dire au pied du Quirinal, entre Saint-Adrien et San-Lorenzo in Miranda, mais plus près de cette église-ci et plus en avant, sous les arbres actuels de cette avenue que des fouilles devraient faire disparaître. C’est à cette troisième tribune qu’Antoine parla contre les assassins de César, et c’est là qu’il découvrit son corps aux yeux du peuple.


Entablement du temple de la Concorde. — Dessin de Catenacci d’après une photographie.

Avant de descendre du Vulcanal plaçons-nous au centre, à un endroit ou la voie élargie est bordée de trottoirs assez hauts en péperin : c’est là qu’à la suite des triomphes on détachait du char victorieux les chefs et les rois vaincus. Ils prenaient alors sur la droite la rue qui se dirige encore vers la prison Mamertine, où on les écrouait. Jugurtha a cheminé courbé où nous marchons pensif, Syphax, Persée ont à leur tour suivi cette voie douloureuse.

On aime à s’oublier parmi ces pierres que la flamme du soleil chauffe et rend éclatantes, dans ces ruines d’une si riche couleur, où tout vit, où tout parle, où ce qui n’est plus semble dater d’hier, où toute mélancolie est mise en fuite par l’éclat du jour et le travail de l’esprit. Voici les dalles de marbre et la vaste enceinte de cette grande basilique Julia, que bâtit César afin qu’on ne fût point tenté de rétablir des comices au-dessus ni en deçà du temple de Castor, rebâti par Tibère au lieu même où jadis avaient apparu les Dioscures pour annoncer la victoire d’Aulus Postumius au lac Régille contre les Tarquins. Il restait là quatre colonnes au moins d’un édifice qui ressemble plus à un temple qu’à un palais de réception pour des ambassadeurs ; mais l’une d’elles a été transportée plus près de l’arc de Septime-Sévère, et redressée en l’honneur d’un assez vilain sire, l’empereur Phocas. L’exarque de Ravenne Smaragde a pris la responsabilité de ce monument, élevé à un hideux usurpateur sous prétexte de ses bienfaits. Expliquons qu’à la prière de Boniface III, Phocas avait interdit au patriarche de Constantinople de conserver le titre d’évêque universel… De nobles souvenirs se sont effacés : Phocas depuis l’an 607 se survit heureusement obscur, avec sa colonne mal acquise.

C’est du faîte de la basilique Julienne, en regardant la voie Sacrée, que pendant plusieurs jours Caïus Caligula eut la fantaisie de jeter de l’argent au peuple, en changeant quotidiennement de costume pour donner plus de grâce à ses largesses. On le vit d’abord en tunique peinte et décolletée, constellée de pierreries, avec des manches serrées par des bracelets ; puis avec des robes et des parures de femme ; puis avec une barbe d’or et tenant de la main gauche un caducée ; puis avec la cuirasse du grand Alexandre qu’il avait dérobée à son tombeau. Enfin il apparut habillé en Vénus, — ou déshabillé ; Suétone est fort concis. Cette tenue féminine devait convenir étrangement à un homme de très-haute stature, pâle, d’une corpulence énorme, dont les yeux et les tempes étaient caves, le front farouche, très-chauve, et la poitrine extrêmement velue.

Peu d’années après, au retour dune expédition en Grèce, expédition d’artiste qui va donner des représentations en province, Néron, pénétrant sur la voie Sacrée par le grand cirque dont il avait fait abattre la porte, tourna triomphalement l’angle du Forum et vint, pour se rendre au temple d’Apollon-Palatin sur le char triomphal d’Auguste, défiler devant la basilique Julienne vêtu d’un habit de pourpre, d’une chlamyde semée d’étoiles d’or, le front ceint de la couronne olympique, et celle des jeux pythiens dans sa main droite. On portait devant lui d’autres couronnes conquises au théâtre ; sur son chemin on immolait des victimes ; on lançait en offrande des parfums, des oiseaux, des rubans et des tartelettes.

Suivons ce cortége avec la foule pour gagner, entre la basilique de Jules César et les trois piliers des Dioscures, la via Nova qui, confondue avec son homonyme du Palatin reconnue par Pietro Rosa, a beaucoup fait divaguer les commentateurs : nous verrons en passant des caissons admirables sous l’architrave des ruines que nous côtoyons.

Le Forum se terminait là. Entre son enceinte et le sommet de la Velia, revers septentrional du Palatin, se succédaient la maison des vestales et le temple de la déesse, avoisinés par l’habitation du roi des sacrifices et du grand pontife. Le long du coteau s’échelonnaient sur des terrasses fleuries quelques demeures enviées, telles que les maisons de Clodius et de Cicéron. Cette dernière, qui appartint ensuite à Censorinus, à Sisenna (Paterculus nous l’apprend), avait été primitivement bâtie par le tribun Livius Drusus, qui avait dit à l’architecte : « Disposez-la de telle sorte que ma vie soit au grand jour et mes actions sans mystère. »


Colonne de Phocas. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.

Tout au bas du Palatin, au fond et sur les côtés inférieurs du Forum comme le long de la voie Sacrée, s’alignaient des boutiques dont on exhume les restes dès qu’on donne un coup de pioche : on y ramasse encore des enseignes de marchands, gravées sur des carrés de marbre. J’en ai tenu une d’un de ces orfévres qui se sont succédé là des siècles, depuis le temps où Papirius Cursor leur avait distribué les boucliers d’or ciselés et les magnifiques armes des Samnites, afin qu’étalés devant les boutiques ces trophées fussent pour le Forum un ornement glorieux. La coutume depuis en fut suivie par les édiles.

En quelque endroit que l’on marche, on rencontre des souvenirs ; de quelque côté qu’on se tourne, la vue est intéressée par des monuments. Un peu en deçà de la colonne de Phocas, à droite de la voie Sacrée, ce terrain humide recouvre la fontaine Juturne où s’immola Curtius. C’est précisément là qu’était le milliarium aureum, et c’est sur ce pavé que fut massacré Galba par ses légionnaires furieux, qui emportèrent, en la tirant accrochée par la bouche, la tête chauve de leur empereur. Levez les yeux au delà du Forum en tournant le dos au Palatin : les murs antiques, les modillons, les stucs de la basilique Émilienne iront se perdre sous le portail de Saint-Adrien. Proche de la geôle de Tullius est Saint-Luc, autrefois Sainte-Martine ; entre Saint-Luc que Sixte-Quint a donné aux peintres et Saint-Cosme, voici San Lorenzo in Miranda qu’enserre dans ses bras le temple d’Antonin et de Faustine à demi enterré ; portique splendide et frise admirable, pour le temps surtout.

Lorsqu’on parcourt transversalement le Forum en se dirigeant vers l’arc de Septime-Sévère, on suit le chemin par où fut entraîné Vitellius, jusqu’à cet étroit escalier des gémonies par où l’on sortait les suppliciés de la prison Mamertine. C’est là qu’il fut égorgé.

On revoit çà et là des lambeaux du solide, épais et large dallage de l’antique voie Sacrée, en blocs de travertin cimentés à la pouzzolane : pavé indestructible où l’on pense avec raison que des pieds illustres se sont posés. En effet, depuis le temps ou les censeurs Flaccus et Posthumius Albinus ont fait paver Rome (173 ans avant J. C.), on s’est contenté d’entretenir ce système de dallage qui est resté le même.

Le Forum avec son cadre d’édifices, depuis les cimes du Capitole jusqu’à la basilique de Constantin, fut assurément dans un petit espace le lieu le plus imposant de l’univers : aussi la restauration de cette cité de monuments juchés les uns sur les autres, sous les versants de trois collines, est-elle le roman historique privilégié des architectes.

Il est certain que cette multitude de temples, de basiliques, de portiques entassés, superposés jusqu’aux nues et dessinant sur un ciel profond leurs profils blancs et roses, que ces forêts de colonnes de toutes les nuances, étagées de la basilique Julienne jusqu’au temple de Jupiter capitolin et laissant courir entre leurs futaies enflammées les rayons du soleil oblique, que ces voûtes profondes, que ces lacis de ruelles bleuâtres et ces architraves lumineuses sur le clair obscur des galeries, devaient produire un merveilleux effet sur les barbares de la Gaule, lorsqu’ils abordaient cet Olympe des divinités victorieuses.

Dans ces architectures portées sur des arbres de granit ou d’albâtre, tout est percé à jour, tout s’épanouit dans les airs ; mais à ras du sol tout n’est que trappes, que passages obscurs, labyrinthes et mystère… Avec quelle anxiété on devait interroger ces défilés si proches, ces temples muets, ces portes de bronze menaçantes et sonores, lorsqu’en un de ces grands jours de guerres civiles où l’éloquence n’était qu’un appel à la force, où les toges cachaient des poignards, on écoutait devant les rostres un consul, un tribun qui, jouant sa tête et les destinées d’un empire, guettait anxieux l’instant où, de ces arcanes qui environnaient le Forum, viendraient et se ruer sur la tribune et le sénat des soldats apostés, suivis d’une population en furie !…

Ces saturnales de la démagogie romaine, exemple et fléau des nations modernes, se sont exercées là : depuis quinze cents ans le monde n’a pas détourné de ce coin de terrain ses passions ni ses pensées.

Telle qu’elle est devenue, cette nécropole où chaque inégalité du terrain offre le mystère d’un sépulcre est encore, je le répète, car on le sent jusqu’à en être écrasé, l’endroit le plus considérable du monde. Après s’y être oublié jusqu’à la nuit, tel qu’un écolier à son premier pèlerinage, on s’en revient avec une véronique bleue entre les feuillets de son album, et un petit morceau de marbre dans sa poche.




L’abbé insistait pour qu’on visitât Saint-Paul hors des murs, bien que cette basilique soit nouvellement reconstruite et perdue dans la campagne à près d’une lieue de la porte d’Ostie. Notre ami semblait attacher à cette course une sorte de convenance à laquelle il serait malséant de faillir. Un jour qu’il y revenait devant plusieurs personnes, je m’avisai de paraître étonné que dans l’état où se trouvaient déjà les finances pontificales
Pyramide de Cestius. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
sous Léon XII, on eût sacrifié de si fortes sommes pour rebâtir loin des quartiers habités une église sans utilité pour le culte et d’un entretien fort onéreux.

Nul ne répondit : il s’établit autour de moi un silence plein de pudeur et je compris que je m’étais fait mettre en quarantaine comme atteint de l’épizootie militaire. Témoin de ce premier accès, le peintre Bénouville eut le courage de se rapprocher de moi pour me dire tout bas en passant vite : « Saint-Paul est une des sept Basiliques majeures… »

Puis l’abbé d’un ton contrit vint me jeter ces mots plus mystérieux : « C’est une des cinq !… »

Et comme l’autre, il s’éloigna.

Pour me relever d’une ignorance qui m’exposait à la honte de faire rougir le prochain, je m’attachai à résoudre cette question :

— Qu’est-ce au juste qu’une Basilique romaine ?

À force de m’enquérir et de compulser, je reconnus que personne, ou peu s’en faut, n’en sait rien, ce qui peut tenir à ce que chacun s’imagine le savoir. L’origine des basiliques, leur classement, leur rôle : voilà pourtant des notions non-seulement curieuses, mais indispensables pour apprécier des églises hiérarchisées depuis les temps primitifs de la foi.

Il est moins facile qu’on pourrait le croire de bien discerner les basiliques romaines et de les définir historiquement avec précision. Un dicton fort ancien signale dans Rome « autant d’églises que de jours dans l’année » : un dénombrement qui comprendrait les oratoires, les chapelles affectées aux associations pieuses, aux confréries des métiers et autres fondations charitables, donnerait un chiffre plus élevé, je n’en doute pas. Au-dessus de ces églises inférieures, se présentent les églises dites Nationales, desservies par des religieux appartenant aux diverses contrées ; puis les Paroisses.


Vue générale du Colisée. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.

Si nous montons dans la classe supérieure, voici les églises Stationnales, en faveur desquelles l’ancienneté établit une sorte de noblesse. Elles sont bâties sur l’emplacement de la maison, de la sépulture d’un saint, ou du lieu d’exécution d’un martyr. Les chrétiens des âges persécutés allaient faire leurs prières à ces lieux consacrés par la tradition, et lorsque des églises ont remplacé les modestes sacella, elles sont restées affectées à des stations solennelles qui s’observent encore en temps de jubilé.

Au-dessus de ces églises s’offrent les églises Cardinalistes. Dans l’origine, les cardinaux (mot équivalent à principaux) furent les prêtres préposés au clergé de chaque église pourvue d’un titre fixe par le pape Évariste, lorsqu’il distribua Rome par quartiers paroissiaux au début du second siècle. On attribua la même dignité aux sept diacres chargés de l’administration des aumônes ainsi que du bien des pauvres, nombre qui fut doublé par saint Grégoire et augmenté depuis. Enfin, les six évêques suburbicaires dont les chefs-lieux diocésains confinent aux portes de Rome eurent aussi le titre de cardinaux. De là ces trois ordres : cardinaux-évêques, cardinaux-prêtres, cardinaux-diacres. On compte à présent cinquante et une églises Cardinalistes pour les prêtres ou évêques, et quinze pour les cardinaux-diacres.

Chaque cardinal porte le titre de l’église à laquelle il est uni ; il est tenu de pourvoir à ses besoins spirituels et matériels, obligation formulée au cinquième concile de Latran et que rappelle Sixte-Quint dans une bulle où il recommande aux princes-titulaires l’ornementation, l’architecture et le personnel de ces fondations. Les cardinaux étrangers, quand ils viennent à Rome, sont logés de droit dans les dépendances de leur église ; elle leur appartient et doit porter quelque marque de cette inféodation.

En continuant à remonter la hiérarchie, nous arrivons enfin aux Basiliques, qui sont les dignitaires de cette nation de temples.

Un des archontes d’Athènes, qui portait le titre de βασιλεύς ou roi, rendait la justice sous un portique nommé par ce motif basilique, titre qu’en d’autres contrées de la Grèce et de l’Asie on donnait aux maisons royales. Caton le Censeur, qui déclama beaucoup contre les arts et contre les usages des Grecs, leur emprunta cependant leurs palais de justice et c’est lui qui, environ cent quatre-vingt-dix ans avant notre ère, a élevé dans Rome la première basilique. Depuis lors elles s’y sont multipliées.

Ainsi dans l’origine la basilique est un édifice civil : sous les empereurs, où les magistrats siégeaient par délégation du souverain, cette qualification de leurs tribunaux répondait juste à une institution monarchique. Mais comme la langue grecque était alors en faveur, les résidences mêmes des souverains furent également qualifiées de basiliques ; c’est ce qui eut lieu pour le Palais, pour la Regia ou Basilique de Latran, qui légua sa dénomination à la première église que, dans cette résidence impériale, Constantin ait fait construire.

Ce n’est pas uniquement pour cette raison, et par conformité à ce précédent, que nombre d’autres églises de Rome ont porté jadis le titre de basiliques.

Rappelons-nous que les édifices ainsi désignés étaient surtout des prétoires où l’on arbitrait les procédures commerciales, les démêlés entre trafiquants, et que les marchands étaient en outre investis du droit de s’y réunir pour s’entendre sur les intérêts communs. L’inscription Bourse et Tribunal de commerce donnait chez nous récemment encore l’exacte définition de ces basiliques.

On trouvait là une grande salle, à deux et trois nefs quelquefois. Séparés du temple par un septum ou barrière, les juges étaient rangés sur des gradins circulaires à l’hémicycle de la principale travée, autour du président, qui occupait le centre marqué par une stalle ou chaise d’honneur à grand dossier, cathedra. C’est à cette origine que remonte, pour désigner le siége de l’évêque, le mot tribuna créé par la basse latinité à côté de l’ancienne expression tribunal : la place affectée au tribun ou magistrat. Un portique, des galeries à colonnes précédaient et entouraient la basilique, assimilable à un forum particulier rattaché à un établissement judiciaire.

Un édifice de ce genre peut servir à bien des usages. Comme le lieu n’avait rien de sacramentel, on l’utilisait pour tenir des assemblées, pour haranguer le peuple, et même pour professer. C’est ainsi que les apôtres, que leurs disciples après eux, ont exposé les doctrines du Christ dans les basiliques ou tribunaux, et il est advenu souvent qu’ils y ont été ramenés pour confesser à la barre des juges les vérités par eux annoncées au peuple. De là ce nom de Confession qu’a retenu dans des anciennes églises l’endroit où dans des basiliques semblables comparaissait l’accusé, pour déclarer sa foi. C’est là qu’on a gardé l’usage de poser le maître-autel, en s’efforçant de lui donner pour base la sépulture même d’un martyr afin que ses restes témoignassent encore. Observons que ces basiliques étaient nombreuses ; on en comptait plus de quarante, lorsqu’un édit de Dioclétien défendit d’en créer de nouvelles.

Cet édit est important ; car il va nous aider à concevoir comment sous les successeurs de Constantin tant d’églises ont pu s’approprier le titre de Basiliques et en jouer véritablement le rôle.

C’est Théodose qui a érigé le catholicisme en institution judiciaire et qui l’a politiquement constitué en religion de l’État. Sous son règne, les évêques obtiennent des droits de juridiction bientôt étendus des clercs aux fidèles. En 408, sous Honorius, une loi exclut de l’armée ainsi que des emplois les païens et les hérétiques ; la même année, après l’assassinat de Stilicon, une autre loi étend la juridiction des évêques ; six jours après, une troisième loi prescrit la démolition des temples et enjoint de substituer l’action ecclésiastique à celle des magistrats ; enfin, la juridiction épiscopale appliquée à presque toutes les matières civiles est affranchie de tout recours d’appel. L’évêque devenait un préfet du prétoire.

À la suite de ces dispositions qui nous sont transmises par les Codes Théodosien et Justinien, les évêques et au-dessous d’eux les clercs administrateurs des quartiers ou régions consumaient leurs jours à arbitrer des procès, au détriment de l’instruction religieuse des fidèles. Loin d’être flatté de ce surcroît de puissance, saint Augustin déplore une corvée superbe « qui, dévorant des heures réclamées par les affaires divines, le contraint à vivre dans le bruit odieux de la chicane. »

Ces magistrats sacerdotaux occupèrent donc la plupart des anciennes basiliques : le clergé s’en appropria sans doute une partie dont il fit des églises, et plusieurs d’entre elles ont dû continuer à tenir lieu de tribunaux.

De là le grand nombre des temples qui ont revendiqué comme une marque d’honneur et d’antériorité ce titre de Basiliques, restreint de nos jours ainsi que les priviléges, indulgences et faveurs pontificales sur lesquels la prééminence est étayée, à treize églises qui répondent au chiffre des apôtres en y comprenant saint Mathias substitué à Judas, et saint Paul admis dans le collége apostolique après l’Ascension du Christ.

Mais entre ces treize édifices il faut distinguer d’abord sept Basiliques primitives ou Constantiniennes qui sont, ou plutôt qui étaient : Saint-Jean de Latran, Saint-Pierre au Vatican, Saint-Paul hors des murs, Sainte-Croix en Jérusalem, Saint-Laurent hors des murs, Sainte-Agnès hors la porte Nomentana, et les Saints-Marcellin-et-Pierre sur la via Labanica.

Sainte-Agnès, Saints-Marcellin-et-Pierre, ayant été remplacées par Sainte-Marie-Majeure et Saint-Sébastien, ces deux églises, avec les cinq autres, constituent les Sept Basiliques Majeures de Rome. « Elles sont au nombre de sept, dit un historien, pour répondre aux sept collines, leurs autels étant les sept montagnes fortifiées de l’Église. » À la bonne heure : mais je préfère cette autre explication, de Panvini si je ne m’abuse, qui croit les Sept Basiliques instituées pour figurer les sept églises mentionnées dans l’Apocalypse, à savoir : Éphèse, Smyrne, Pergame, Tyatire, Sardes, Philadelphie, Laodicée.

Les Basiliques Mineures, Santa-Maria in Trastevere, San-Lorenzo in Damaso, Santa-Maria in Cosmedin, Santi-Apostoli, San-Pietro in Vincoli et Santa-Maria in Monte-Santo, ne sont donc en réalité des basiliques que par assimilation : elles ont été anoblies.

Ce n’est pas tout : entre les Sept Basiliques Majeures se classent à. part et occupent un rang supérieur Cinq Basiliques Patriarcales dont la signification est plus frappante. Onofrio Panvini va nous aider à la trouver : « C’est la prérogative singulière du chef de l’Église universelle que d’avoir, outre son siége pontifical, quatre autres églises où il a coutume d’officier comme s’il était le cardinal-évêque de chacune d’elles. Il y exerce la pleine juridiction pontificale aux fêtes titulaires de ces églises, comme dans des cathédrales qui lui sont propres. »

Mais pourquoi ces cinq cathédrales ? Pour constater la souveraineté du Pontifex Maximus de Rome sur tous les évêchés du monde, représentés par les grands patriarcats qui jadis ont formé des églises distinctes. Saint-Laurent hors les murs est l’église du patriarcat de Jérusalem ; Sainte-Marie-Majeure représente l’église d’Antioche, Saint-Paul celle d’Alexandrie, Saint-Pierre au Vatican celle de Constantinople.

Les trois dernières ont en outre la prérogative de posséder la Porte-Sainte. C’est une entrée de l’église constamment murée, hormis durant les jubilés, à l’inauguration desquels elle est ouverte par le souverain Pontife, qui la frappe d’un marteau d’or. Ce privilége de la Porta Santa, les trois églises que j’ai désignées se font honneur de le partager avec Saint-Jean de Latran, clef de voûte de cet édifice ecclésiastique, première Basilique chrétienne de fondation impériale, reine des Cathédrales romaines, Métropole du premier des évêchés, siége du Patriarcat de l’Occident et du monde.

La déduction de ce vénérable nobiliaire fait comprendre qu’il est bienséant d’aller saluer la Basilique de San-Paolo fuori le mura.




Cependant un enfant du Nord, un peu archéologue parfois et raisonneur toujours, se défendra malaisément de regretter en pénétrant dans Saint-Paul que la piété des fidèles envers des traditions sacrées les ait conduits à ressusciter ce qu’avait frappé le temps, à remplacer ce qu’une catastrophe était venue ériger en ruine. La nouvelle église est splendide ; on y a entassé les plus précieux matériaux ; elle coûte à la chrétienté des millions : tant de frais et d’efforts n’aboutissent qu’à rappeler tristement la plus antique Basilique du monde, fondée par Constantin sur le tombeau de saint Paul, rebâtie avec magnificence de 386 à 392 par les empereurs Valentinien, Théodose, Arcadius et Honorius, préservée pendant quinze siècles, et incendiée en 1823 par des plombiers maladroits.

Elle a été relevée sur le même plan, au même lieu, à l’angle de cette colline que l’on a coupée pour dégager de sa catacombe le monument de l’apôtre Paul. En parcourant ces cinq nefs aux colonnades superbes, reflétées comme au miroir d’un lac dans le dallage poli des marbres découpés en arabesques, parviendrait-on jamais à oublier les grandes mosaïques de Nicolas III, les portes de bronze qu’au onzième siècle le consul Castelli avait fait venir de Byzance, les quatre-vingts colonnes géantes de Paros, de brèche violette et de pentélique, dépouilles de la basilique Émilienne qui étayaient l’édifice sur une forêt de joyaux ; et ces peintures de l’an mille, et ce pavage de mosaïque alexandrine et d’inscriptions antiques, et ces caissons ajustés sur la frise où d’âge en âge on avait pourtrait les papes régnants, de saint Sylvestre à Pie VII ; et ces piliers de granit et de cipollin qui divisaient le transept en deux nefs, et tant d’autres splendeurs dont il convient de se taire, puisqu’on ne les verra plus ! Cette doyenne des basiliques catholiques mesurait près de quatre cents pieds de long ; les premiers siècles chrétiens y étaient racontés.

Lorsque fut consumée la Basilique Ostienne, Pie VII était agonisant : il n’apprit ce malheur qu’à son arrivée en paradis. Ce fut donc Léon XII qui ordonna de reconstruire Saint-Paul sur les mêmes dimensions, en copiant de souvenir la basilique morte. Le monde entier concourut à l’œuvre : la Russie schismatique fit don d un autel en malachite ; Mahomet apporta en tribut aux sanctuaires du Christ quatre colonnes d’albâtre oriental offertes par le sultan ; l’or, l’argent, les joyaux affluèrent de toute part.


Un corridor du Colisée. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.

De là ces portiques en marbre grec veiné, ces pilastres enlevés aux quartz du Simplon, ces murailles de Carrare encadrées de gemmes aux nuances variées, cet entablement de Paros avec sa frise violette, ces chapiteaux énormes si généreusement équarris et si finement exécutés. Spectacle étrange, au premier aspect surtout, que ce vaste monument si antique et si neuf ; modèle unique en nos âges bourgeois d’une châsse colossale exécutée comme de la miniature, et révélée dans son éblouissante fraîcheur !

Mais on ne s’oubliera point là comme aux vieux édifices de Ravenne, dans un rêve d’admiration confiant et curieux. Dès qu’on passe à l’analyse, la misère des artistes actuels se dévoile, à ce point que pour rendre à ce beau lieu quelque chose de son âme et de la vénération qu’il doit inspirer, on s’attache à la recherche des moindres vestiges de la basilique primitive, échappés au désastre de 1823. Cet examen est payé de quelques consolations.

La mosaïque de l’abside ou tribuna, œuvre du treizième siècle représentant le Christ avec les apôtres, a été restaurée, mais forcément trop retouchée ; on a maniéré les mains, le Christ a été gratifié d’une adolescence féminine assez ridicule. À l’arc de Galla Placidia qui sépare la nef du transept et qui a gardé le nom de la fille de Théodose, une mosaïque du sixième siècle, Jésus et les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse, a pu être conservée plus intégralement. Elle est d’un art passablement féroce, plus sauvage que les peintures du même temps que l’on voit à Ravenne. Rome alors devenue provinciale n’attirait plus les bons imagiers ; la capitale était ailleurs.

Un monument parfaitement conservé, c’est le candélabre pascal en marbre blanc, de douze pieds de haut. Cette colonne où parmi des guirlandes de fruits et d’animaux symboliques s’agite une légion de figurines représentant quelques scènes de la passion, est un travail merveilleux du neuvième siècle. Le Christ en croix y est représenté vêtu, ce qui est assez rare.

On a préservé aussi l’ancien autel exécuté au treizième siècle par Arnolfo del Cambio, le plus illustre élève de Nicolas de Pise. Sous le dôme de son campanile voltigent de jolis séraphins et se jouent sur de fines mosaïques des moinillons d’un dessin heureux, accompagnant les exquises figurines d’Adam et d’Ève, d’Abel et de Caïn. Par malheur, afin d’utiliser quatre piliers d’albâtre oriental, don de Méhemet-Ali, on a surchargé le tout d’un lourd baldaquin, qui ravale les clochetons de l’autel et intercepte la grande mosaïque.

Au fond de la tribune, le siége pontifical est d’un style déplorable et d’une sotte richesse ; un fade et grand tableau le surmonte : saint Paul en apothéose du Camuccini. On a voulu le long des frises réintégrer les médaillons des papes ; mais la plupart des têtes sont de fantaisie : ânerie impardonnable. Les directeurs de l’œuvre n’ont pas pris la peine de faire les recherches nécessaires pour se procurer les effigies véritables des souverains pontifes : on ne retrouve que ceux qui sont connus de chacun ; les autres dénotent chez leurs auteurs peu d’intelligence des physionomies considérées dans leurs rapports avec le caractère.

C’est à Saint-Paul hors des murs que l’on conserve le fameux crucifix qui a parlé à sainte Brigitte : il est l’œuvre du plus mystique élève de Giotto, du Romain Cavallini, saint personnage dont les œuvres demi-byzantines impressionnaient les âmes. Sur un des murs du transept, on a fait une copie d’une des grandes compositions de Raphaël : elle est effroyable ! Le feu roi Louis de Bavière, que j’honorais comme un amateur sérieux pour les institutions d’art qu’il a créées à Munich, et qui se trouvait là par aventure, m’enleva une illusion en demandant devant moi si cette imitation flasque et rose n’était pas l’original de Raphaël.

En dépit de ces imperfections, Saint-Paul restera compté parmi les monuments importants de Rome. Sa richesse et son éclat, certains détails conservés, rendent l’édifice intéressant encore ; mais l’église n’existerait
Intérieur du Colisée. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.
pas qu’il faudrait faire cette course pour visiter le cloître, un des deux plus beaux ouvrages en ce genre que le treizième siècle nous ait légués. L’autre est le cloître de Saint-Jean de Latran, que celui-ci rappelle de fort près.

C’est en vain que l’on prétend rattacher toute œuvre d’art à la lignée des écoles : l’esprit humain sous l’empire de sentiments communs arrive à des résultats qui se ressemblent. Ce cloître, qui est de 1215, se rattache à l’architecture française de la transition dite romano-ogivale. Ici, le cintre règne et ne fut jamais totalement abandonné ; mais les colonnes deviennent grêles, elles tendent à se grouper ; la passion des mignardises épisodiques émiette les pensées d’ensemble en divertissements pour les yeux. Seulement, comme le maître ès œuvres est en présence de monuments sévères et que l’antiquité a discipliné son goût, les lignes conservent un peu de leur pureté devenue moins rigide ; les ornements se coordonnent au lieu de s’échapper follement en branches gourmandes ; des lois de proportion très-harmonieuses ont réglé les dimensions relatives de chacun des accessoires de l’édifice. L’écrin est d’une richesse prodigue ; mais les perles sont si bien rangées que la surcharge n’apparaît pas, et rien ne tourmente la vue dans sa promenade satisfaite et riante au pourtour de ces arceaux fleuris. Ces colonnettes groupées, de forme torse, câbles de marbre qui viennent se nouer sous des chapiteaux dissemblables entre eux comme le sont les fûts, et formant symétrie aussi par le volume et les profils ; ces bandelettes de petites rosaces, avec des festons de mosaïques déroulés au front de l’entablement, qu’animent aux tympans des bas-reliefs délicats ; çà et là des mascarons reliés à l’ensemble par d’ingénieuses fantaisies, toutes ces gentillesses d’un art qui sourit aux improvisations de sa spirituelle enfance vous attirent, et vous retiennent par un charme croissant.

Cependant il ne faut pas négliger, en passant au vestibule du cloître, quelques fresques du douzième siècle représentant le Sauveur environné de martyrs que des palmiers espacent. Cela est bien un peu sauvage ; mais les peintures de ce temps-là ne sont pas nombreuses. Dans celle-ci, d’ailleurs, l’artiste en s’inspirant des mosaïques anciennes a évité la routinière immobilité des imagiers byzantins.

Que de souvenirs et de légendes on fait lever sous ses pas en revenant à la ville ! C’est là un des attraits de cette banlieue élyséenne où se pressent les ombres.

Assez près est élevée, sur l’abattoir des soldats-martyrs du tribun Zénon qui partagea leur supplice, cette église de Sancta-Maria Scala Cœli où saint Bernard a célébré la messe, et où il eut en sacrifiant la vision d’une échelle par où montaient jusqu’aux cieux des légions de séraphins.

À quelques pas est Saint-Paul Trois Fontaines, à l’endroit même où l’apôtre fut décapité. Sa tête fit trois bonds, dit la légende, et des points qu’elle a touchés jaillirent trois sources vives : elles sont emprisonnées dans l’oratoire et les pèlerins s’y désaltèrent avec grande dévotion.

Une autre chapelle dans la plaine consacre l’endroit où se sont embrassés à la croisée d’un chemin saint Paul et saint Pierre se séparant pour aller au martyre, l’un sur sa colline, l’autre au bord du Tibre. Plus loin, avant de traverser les doubles portes crénelées de la route d’Ostie appuyées aux antiques murs de Rome, on côtoie à sa gauche la pyramide de ce Caius Cestius qui, contemporain d’Agrippa, présidait avec six autres septemvirs aux épulons sacrés du lectisternium. Sa tombe a juste un quart de la hauteur de la grande pyramide ; mais le cône triangulaire de Cestius est revêtu de plaques de marbre blanc qui ont un pied d’épaisseur. Cette pyramide flanquée de deux colonnes cannelées, ombragée de quelques cyprès qui la relient aux créneaux de la poterne, le tout enveloppé dans un repli des murs, voilà un tableau d’un joli style et d’une chaude couleur. C’est là qu’on a trouvé ce pied géant en bronze qui se voit au Capitole. Il appartenait, dit-on, à une statue colossale du septemvir.

En laissant à sa gauche la colline artificielle et énigmatique du Monte Testaccio, composée de cruches et de pots cassés, on arrive à la Marmorata où de tout temps furent débarqués les blocs de Carrare dont la ville est remplie ; puis on passe au pied du couvent de Sainte-Sabine dont les cloches chantent sur l’Aventin, dont l’église a vu saint Dominique et le père Lacordaire, illustrations qui ouvrent et ferment les annales de l’ordre des frères-prêcheurs.

En face, au delà du Tibre, c”est l’hôpital Saint-Michel, où l’on tient école de beaux-arts et de métiers pour les orphelins.

Enfin, à l’extrémité de ce contour escarpé de l’Aventin tout revêtu de ronces et d’arbrisseaux, on voit peu à peu la cité environner le fleuve derrière les vestiges de ce pont Sublicius qu’Ancus Martius a posé sur des solives de bois comme l’indique le nom, et qu’a rebâti le censeur Emilius Lépidus sous le règne du second des Césars. C’est le pont jeté sous les rois que défendit Horatius Coclès ; c’est de ce monument primitif, dont la garde et l’entretien avaient été confiés au collége des prêtres, qu’est dérivé notre mot pontife : — pontifices, préposés au pont.

De ces hauteurs du passé, pour s’élancer dans la fable on n’a plus qu’un coup d’aile à donner. Nous venions de doubler le coteau où fuma le culmen nourricier de Romulus, et avant d’atteindre aux terrassements du palais de Tibère nous avions cherché des yeux, parmi les broussailles du Palatin, la bouche de la caverne où Cacus fut exterminé par Hercule.




L’impression que produit le premier aspect de l’amphithéâtre Flavien ne répond pas toujours à ses dimensions colossales. Elle est subordonnée aux circonstances de l’heure, des effets de lumière et du point de vue ; la réflexion même y contribuera : aussi nombre d’étrangers apprécient-ils mieux le Colisée après l’avoir fréquenté quelque temps. Vous avez pris l’habitude de le traverser comme un passage en revenant du Cœlius et, tout à coup, comme devant une vision soudaine, vous vous arrêtez : le colosse jusque-là muet vient de se faire entendre.

Dans un essai consacré surtout à traduire des impressions sincères, les études préliminaires n’ont pas eu pour exclusif objet des renseignements acquis à l’histoire, sur lesquels on glissera souvent avec rapidité. Il nous serait difficile de fixer avec exactitude les limites de l’étang qui ornait les jardins de Néron lorsque Vespasien y commença cette construction gigantesque, continuée par Titus et achevée sous Domitien ; nous n’approfondirons pas la question de savoir si le vénérable Bède qui, au huitième siècle et le premier, je crois, a qualifié de Colosseo cet amphithéâtre, s’est préoccupé de ses dimensions, ou de son voisinage avec l’ancienne statue colossale en bronze de Phœbus-Apollo, décapitée au profit de Néron sans respect pour une œuvre de Zénodore. On ne sait ce qu’est devenue depuis le cinquième siècle qui la vit encore debout, cette figure de cent vingt pieds que Vespasien fit tirer par vingt-quatre éléphants de l’atrium de la Maison Dorée, pour la camper sur un piédestal en travertin qui ressemble à un rempart, et où Domitien lui recoupa la tête pour y substituer la sienne.

Chacun sait que dans les jeux de l’inauguration de ce théâtre qui ont duré cent jours, six mille bêtes fauves, plus quatre mille gladiateurs furent immolés, et chacun regrettera que l’on ne puisse retracer les scènes qui ont animé cet étrange édifice, lorsque de l’an 1060 à l’an 1310 les Frangipani, les Annibaldi s’étaient cantonnés et soutenaient des siéges dans cette roche creusée, transformée en château fort par les luttes féodales. On compulserait en vain les Bollandistes pour leur demander les noms des martyrs chrétiens égorgés dans l’arène, et les historiens pour savoir au juste si le théâtre contenait cent mille spectateurs ou n’en pouvait recevoir que quatre-vingt mille. Je ne préciserais pas mieux que le premier venu des annalistes l’obscur couloir où Lucilla voulut faire poignarder l’empereur Commode son frère, par Quintianus ; enfin je ne citerai que pour mémoire le tournoi du Colisée en 1332, et le tremblement terrestre de 1381 qui lui laissa la caducité des ruines. Cependant il serait curieux de pouvoir décrire l’hôpital qui fut au moyen âge organisé dans les alvéoles de cette énorme ruche, idée bizarre entre toutes. On se laisserait entraîner bien loin s’il fallait énumérer les mutilations infligées à l’œuvre des Flaviens pour en dérober les matériaux, ou raconter en détail les utiles réparations de Pie VII, les maladroites restaurations de Léon XII, les travaux de Grégoire XVI, enfin les reconstructions mieux entendues de Pie IX qui nous permettront de grimper jusqu’à la dernière plate-forme de cette montagne concave, dont les flancs circulaires et presque boisés ont cent cinquante-sept pieds de haut.

Bien des notices ont été répandues ; ce n’est donc plus à travers des compilations qu’il faut chercher sa voie, ni dans une de ces descriptions doctorales où le podium, les vomitoria, les præcinctiones, les cunei, le velarium, les mœniana et autres termes cautionnent l’érudition de l’auteur par les singularités du vocabulaire.

Mais si je ne m’abuse, autant une froide notice, autant une monographie inanimée laisseraient l’attention languissante, autant la captiveraient un point de vue particulier, une circonstance, un souvenir, un effet rapide et tout à coup surpris. C’est ce que cherchent dans des effets trop prévus les touristes naïfs. À leur suite, en vrai mouton de Panurge, la nuit, aux clartés de Diane, je suis venu m’égarer sur les rampes et sous les arcades du Colisée. Des Anglais gravissant les gradins, glissant sur les plates-formes, s’enfonçant parmi les couloirs avec des torches aux lumières vermeilles que la résine fumante entourait de son crêpe, faisaient flamboyer sur des blocs de travertin jaunâtre des clartés fauves, en contraste violent avec les tons azurés du ciel, dissous par la lune dans les blanches vapeurs qu’elle versait sur cet entonnoir. Le Colisée perd beaucoup a être entrevu sous ces lueurs bariolées et diffuses ; l’obscurité le rend fruste, les torches le rapetissent en l’agrémentant d’un amusant effet digne des Lenain et de Van Schaëndel.

Qui n’a écouté des enthousiastes revenus de Rome improviser de ces descriptions où la complaisance de l’auditoire est soutenue par la sincérité du conteur ! Celui-ci complète le spectacle et le voit si bien, qu’on se figure qu’il sait le montrer. Mais je l’ai remarqué bien des fois, il ne parlera guère du Colisée, et si vous ouvrez cette veine, « C’est très-beau ! C’est grandiose ! C’est admirable, sublime !… » Tout se résumera dans un lieu commun d’hyperboles. Les efforts des auteurs pour parler dignement du Colisée ne m’ont point échappé : c’est de tous les coins illustres de Rome celui qui a donné lieu aux plus ronflantes prosopopées, — indice d’une impression débile et d’une émotion absente. D’où provient cette indigence devant un des plus considérables monuments de l’antiquité, des mieux peuplés en souvenirs et des plus purs, car Vespasien qui l’a fait bâtir avait déjà cinq ans lorsque Auguste mourut ?

Il en est ainsi de bien des merveilles qui, comme la grande pyramide, sont plus imposantes par leur masse que par le fini du détail ou par l’originalité de l’invention. Une fois cette combinaison essayée, de juxtaposer en ellipse ou ovale deux théâtres en un, l’invention était complète. Elle est restée immuable ; chacun s’en rend compte et qui a vu un amphithéâtre les connaît tous.

Celui de Rome où se sont passés de terribles drames, où l’on évoque l’ombre des consuls, du sénat, du collége des vestales, des édiles, des pontifes et des empereurs, a pour lui son immensité, l’indestructible solidité de la construction, l’énormité des matériaux, entassement régulier de roches remuées par des Titans.

Ce fond de bassin semble être le moule en creux où l’on a coulé les sept collines romaines.

La magnificence de l’édifice a été si bien appréciée, que les papes ont à grands frais soutenu, restauré, consolidé l’amphithéâtre des Flaviens : ils se font honneur d’une sollicitude à laquelle s’associe Rome entière. On peut dès lors concevoir le bel effet qu’a produit il y a quelques années un des évêques de notre France, lorsque prêchant dans la chaire du Colisée, il s’avisa de s’écrier : « Eh quoi ! ruines abominables, restes impurs, vous êtes encore debout ! Ô honte ! des chrétiens supportent la vue de ces murs infâmes ! Ils ne dispersent pas les pierres de cette Babel, amoncelées par l’orgueil impie des ennemis de la foi !  etc… etc… »

Voilà de ces mouvements d’éloquence à convaincre Genseric et Attila ; mais les prélats de Rome ont un zèle moins primitif. D’où il suit qu’en condamnant par cet appel à la destruction du Colisée tant de pontifes saintement conservateurs des splendeurs antiques, Mgr de Bib*** a tant soit peu compromis sa patrie. « Dans le fond de l’âme, me disait à ce propos un auditeur de rote, vous êtes les descendants de ces Gaulois qui ont dévasté l’Italie. »

Gardons nous de ces vertueuses rigueurs, et puisque nous sommes en présence du plus vaste, du plus ancien, ou peu s’en faut des théâtres connus, ne laissons pas que d’admirer, avant d’y pénétrer, ce qu’offre d’étrange et de frappant sa situation au cœur d’un vallon qui sépare trois collines devenues désertes. Ce carrefour. jadis était un point de jonction entre quatre quartiers de la capitale du monde ; le fer, le feu des barbares en ont fait une solitude.


L’arène du Colisée. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.




Un après-midi, un dimanche que les musées étaient clos, où dans les rues humides de Rome descendait des toitures une buée d’ombres grises teintées par un ciel très-bleu, un de ces jours voués à Murcia la déesse de la fainéantise, comme nous avions grande envie l’abbé et moi de nous envoler, Paul Baudry nous aborda sur la place d’Espagne et nous nous mîmes tous trois en marche, convaincus sans nous l’être dit qu’on allait en belle promenade, mais évitant d’en formuler le dessein, pour laisser à nos pieds le choix du but, à nous-mêmes les charmes du hasard.

Nous voilà donc babillant sans direction, tirés par l’instinct, distraits par des causeries bigarrées ; feuilletant comme un livre les ruelles profondes que l’abbé tout en passant nous déchiffrait par citations. Lorsqu’on ne sait pas où l’on va, on arrive infailliblement au Forum, par cette attraction accoutumée de vingt siècles qui, s’étant succédé de tous les points du monde à cet endroit, ont universellement décrété que tout chemin mène à Rome, c’est-à-dire là.

Francis Wey.

(La suite à la prochaine livraison.)


  1. Suite. — Voy. page 353.