Rome (Wey)/01
ROME,
I
À plusieurs reprises j’avais parcouru l’Italie du nord et même l’Italie du sud en évitant Rome avec intention, tant je redoutais d’être envahi par l’autorité si absolue de l’antique métropole, lorsque, chassé de Naples par les médecins à la fin de novembre et forcé de m’exiler au plus près, je fus réduit à chercher dans la Ville Éternelle un asile, et pour longtemps peut-être, sinon pour toujours. J’y arrivai il y a trois ans par une soirée pluvieuse.
Un ami qui m’attendait à la gare fit déposer mes bagages dans sa demeure où je devais passer la nuit, et ce que je pus entrevoir durant un premier trajet assez court, aux clartés de quelques réverbères étoilant les ténèbres des maisons éteintes, me fit penser que mon ami habitait un faubourg écarté et désert. Au bout d’un moment, nous sortîmes pour aller dans une rue de peu d’apparence, arracher avec peine un souper tardif aux desservants graisseux d’une trattoria malpropre, véritable taverne faubourienne ; après quoi l’on revint par d’autres ruelles également fangeuses et bordées de masures noires. Chemin faisant, je fus étonné d’apprendre que j’étais au milieu d’un des quartiers élégants de Rome, que j’avais traversé l’extrémité de la place d’Espagne, soupé chez le restaurateur en renom de la Via de Condotti et qu’enfin j’aurais l’honneur de dormir sous un toit de la rue des Quattro Fontane, qui par les voies Felice et Sistina aboutit au Pincio, le jardin des Tuileries de la cité de Romulus et de saint Pierre.
La nuit s’écoula avec lenteur dans une insomnie préoccupée tristement. La gauloise indépendance du barbare, dont s’était imbue ma jeunesse au renouveau de l’affranchissement romantique, m’avait mis en défiance de Rome et de l’ascendant qu’elle a de tout temps exercé sur la pensée, sur les opinions et les doctrines ; je m’effrayais d’une influence qui peut, modifiant nos croyances, faire évanouir en ne laissant que le vide nos convictions antérieures ; mêlant à ces préjugés des réminiscences historiques, évoquant les écrivains, les artistes que Rome avait troublés, je pensais à mes maîtres qui avaient reculé devant cette épreuve. Je me retraçais aussi les raisonnements d’Eugène Delacroix sur les dangers de Rome qu’il n’avait jamais voulu affronter. « Faudra-t-il, me demandais-je inquiet, faudra-t-il en sortant de là brûler mes dieux ; et que mettre en leur place ? Ou bien, cette indolence de la vie présente qui dans cette ville et pour tant d’esprits a substitué la rêverie découragée à l’activité du travail, va-t-elle, en l’état où je suis, m’envahir à mon tour et paralyser tout essor ! »
Interné malgré moi dans Rome et certain de n’en pouvoir sortir, il me semblait que j’allais retomber sur les bancs d’une école, de cette école qui d’âge en âge rend intimidés à leur pays tant d’écoliers éternels. J’avais beau, pour m’encourager, répéter après saint Jérôme : « la passion d’apprendre est l’attrait des voyages, » je m’effrayais d’une si laborieuse étude. Pourquoi faut-il que la pensée vivace, énergique et jeune, soit assujettie à des organes qui ne le sont plus ! Sans cette servitude on irait avec ardeur à de telles épreuves, et l’on ne s’effrayerait point d’une aventure qui risque de bouleverser vos idées antérieures.
Dès le matin, m’esquivant du logis, je voulus n’aventurer seul et sans aucun fil dans le labyrinthe redouté.
À ma droite, la rue rectiligne et montueuse encadrait au loin de ses hautes murailles un clocher conique silhouetté sur un ciel gris et pluvieux : j’ignorais la situation de Sainte-Marie-Majeure, et j’étais plus loin encore de soupçonner dans ces mamelons effacés les monts renommés du Quirinal et du Viminal. La rue continuait à gauche, tout à fait monotone ; devant moi s’élevait, placé en faux équerre dans une cour encombrée, mal tenue, un vaste bâtiment carré d’un aspect assez neuf et dont le portique était plein de soldats. L’édifice me sembla bien beau pour une caserne, mais ayant reconnu que c’était la demeure illustre des Barberini, je le trouvai trop caserne pour un palais.
Passé l’angle de cette maison, j’abordai une grande place que je remontai en inclinant sur la gauche, et là, entre une malingre allée d’arbres trapus et le mur d’un couvent de capucins appuyé à une église nue du dix-septième siècle, là, campé devant une croix de mission montée sur un fût et flanquée de quatre bornes comme celle de Paimbœuf, je me demandai, contemplant cette place irrégulière, dépavée, avec ses maisonnettes, ses arbres de sous-préfecture et cette croix de village, si c’était à Rodez, à Vannes ou à Brives que je m’étais trouvé dans un carrefour tout pareil, et écouter les réverbères crier en dansant au vent de pluie. Au coin gauche de la place, sous un balcon où j’aurais logé le notaire de l’endroit, je remarquai cette enseigne au-dessus d’une porte étroite : Antica Trattoria — vieux restaurant. Chez nous on n’est achalandé que par la nouveauté : « Allons, dis-je, me voilà bien réellement à Rome… »
Sur cette place Barberini, quand on revient vers la rue, on rencontre une fontaine de couleurs ombre, mais dont la vasque est belle et bien proportionnée au motif qui occupe le centre. Ce motif est remarquable : quatre dauphins dont les gueules béantes effleurent l’eau sont reliés en tronçons, formant de leurs queues relevées un socle aux armes des Barberini, sur lequel est posée, décrivant une demi-hélice et tenant lieu de vasque supérieure, une large conque d’où l’eau s’égrène en perles. Du milieu de cet appareil surgit accroupi solidement un vigoureux Triton qui, les bras et la tête levés, souffle contre le ciel dans une trompe en forme de coquillage, d’où jaillit un filet d’eau dont l’artiste a su tirer un très-bon parti. Cette originale et robuste conception, qui me fit penser à Pierre Puget, est l’œuvre du Bernin, qui nous ménagera d’autres surprises.
Tournant le dos à la place, je pris une rue transversale qui devait descendre au cœur de la ville, la Via del Tritone, qui débute par des boutiques de victuailles enfumées et grasses, trattorie que doivent hanter les Allemands, car on y entrevoit de lourdes saucisses, de la choucroute et des chopes à bière. Il entrait là-dedans des rapins à petite casquette, tandis que des gens du peuple accroupis ou collés contre le mur autour de la porte se frottaient à la graisse de l’endroit, qui déborde jusque dans la rue, pour en humer les senteurs et s’acagnarder dans la zone odorante des graillons. Parmi cette plèbe orgueilleuse, fainéante, égalitaire et sobre, la cuisine a ses amoureux platoniques à qui suffit la fumée : maigres sous des vêtements gras, ils semblent nourris d’aspirations comme les orchidées ; rissolés à l’encens des fritures, ils ne s’apercevront plus que leur pain est sec et leurs fèves assaisonnées d’eau claire.
Pour les justifier, il faut avouer qu’à Rome les endroits privilégiés où l’on voit de la nourriture pour de bon ne sont pas très-communs. Dans ce pays ou la fièvre est endémique, je ne sais si la sobriété est un instinct conservateur, mais dans toutes les classes elle est exemplaire et, et vrai dire, la qualité des denrées alimentaires favorise de si estimables penchants. Le veau, tué trop jeune, est mauvais et il est rare ; le mouton est puant et dur, le bœuf peu savoureux, la volaille coriace et maigre. Seul le gibier est de qualité supérieure ; il est commun, à l’exception de la perdrix. Compacte et trop peu travaillé, le pain est très-lourd ; le vin, généralement passable, est fabriqué sans soin ; il devrait être excellent. Les pâtisseries faites avec un mélange d’huile et de graisse sont répugnantes à soulever le cœur.
Au reste, le petit peuple se soucie peu de ces éléments culinaires. Voici comme il se sustente : tout l’hiver, on blanchit pour le public aux coins des rues dans de grands chaudrons, deux fois le jour, de ces longs choux-fleurs verdâtres qu’on appelle broccoli, et on les porte à domicile sur des écumoires, de boutique en boutique. Ces gens mangent aussi, en quantité, de gros lupins ronds et jaunes cuits à l’eau sans beurre ni graisse. Sur les broccoli on met du sel et de l’huile avec du vinaigre. Ajoutez quelques olives, des figues sèches, du saucisson aride, souvent ranci, des tiges de finocchio ou fenouil et, comme dessert, des noisettes, des graines de potiron, des pignoli, amandes de la pomme de pin. En été, les fruits, surtout le melon d’eau et la courge verte à chair pourpre, d’une saveur si fade. Tel est à peu près pour le peuple de Rome, en y adjoignant quelques pâtes communes, le fonds du régime.
Quelques rues boueuses dépourvues de trottoirs, des boutiques chétives, cintrées, à porte étroite comme on en voit à La Châtre et à Dinan, des murs où le plâtre écorché a reçu le badigeon terreux des éclaboussures du ruisseau, de temps en temps quelque église à façade indigente dans le goût moderne encastrée aux maisons ; beaucoup d’animation et de caquetage populaire, toutes les femmes déguenillées et coiffées en cheveux, même celles qui n’en ont plus, spectacle affreux : voilà ce qu’on rencontre dans ces carrefours où pour la première fois, il convient de le noter aussi, je reçus la distincte impression des odeurs, ou pour parler poétiquement, du parfum de Rome. C’est une exhalaison locale de bouillon de choux ou de broccoli gâtés mêlée à la senteur crue des raves, émanations sulfatées auxquelles il faut bien qu’on s’accoutume ; car le pavé et la fange noire des rues sont imprégnés de cette essence, qui ne s’est point épurée en devenant séculaire.
Peu à peu, en avançant le long d’une voie étroite et maraîchère où la foule croissait et où l’on foulait des feuilles légumineuses, je perçus une sorte de rumeur vague comme celle des flots, qui accompagnait puis qui domina les bruits du populaire, et soudain, au détour de la rue, je fus ébloui par des amas d’eau qui d’un pêle-mêle de rochers dominés par des architectures peuplées de statues, tombaient en écumant et jaillissaient de toute part pour s’engouffrer dans des trouées caverneuses. J’étais devant la fontaine de Trevi.
C’est un exemplaire fastueux des décorations à grand ramage comme les entendait l’école du Bernin. Au milieu des rocailles et des conques, Neptune s’élance triomphant avec ses chevaux, des soubassements d’un palais contre lequel est appliquée cette machine énorme. Des bas-reliefs souples et jolis retracent la découverte de l’Aqua-Vergine par une jeune fille aux environs de Tusculum. De ces bassins superposés, des cavités de ces roches colossales où s’enroulent des plantes grimpantes ciselées en bas-relief sur la pierre brute, jaillissent en toutes les directions des trombes, des masses d’eau dont on n’a pas l’idée. C’est une cataracte, c’est un fleuve… en habit de théâtre. Ce sont au reste les eaux les plus limpides, les plus saines ; leurs salutaires vertus sont réputées curatives de douze maladies. Le torrent fait irruption avec le vacarme d’une cascade des montagnes.
Au bord de la vasque
inférieure, le soir, quand
la lune fait scintiller comme
les mailles d’un haubert
la surface de la nappe
agitée, on voit des jeunes
filles se pencher sur l’onde
tandis qu’un fiancé les
regarde pensif. Elles ont
puisé dans un verre neuf
qu’elles briseront quand il
aura servi, de cette eau
qu’elles présentent avec
La croix des Capucins, à la place Barberini. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
un sourire d’espérance à
l’ami qui va les quitter
pour entreprendre un
voyage. C’est une tradition
populaire que si l’on
a bu l’eau de cette fontaine,
on ne peut s’éloigner
de Rome à jamais :
le sort vous y ramènera.
Pour les uns cette cérémonie
est la forme naïve
d’un vœu ; loués soient
ceux qui ont une foi pleine
aux présages de la fontaine !
Les Allemands
pensent la rendre favorable par des largesses : quand
ils ont humé le philtre du retour, ils jettent un sou
dans le bassin.
Faut-il juger la fontaine de Trevi au nom des principes d’un art sévère ? Non. C’est ce que l’on pourrait appeler du rococo triomphant, mais pourvu d’une ampleur, d’une somptuosité, d’une exubérance qui sont l’excuse et le divertissement du genre. Si l’on pouvait apercevoir à distance ce château d’eau si puissamment échafaudé, l’impression en serait pleinement victorieuse. On comprend au surplus que l’imitation sèche, appauvrie, d’un pareil style, comme on la voit en France et Surtout en Prusse, est la plus fruste des décadences.
C’est au temps d’Auguste que fut découverte l’Aqua Virgo, pour laquelle Agrippa fit creuser un aqueduc. J’aurais voulu voir, à l’époque où, placée dans la campagne à la croisée de deux voies, cette naïade abreuvait des troupeaux, l’appareil rustique et imposant que lui avait consacré le plus mémorable personnage de l’édilité romaine. Mais que de fois, me disais-je, on a dû refaire cet édifice depuis la dictature du vainqueur d’Actium !
Me sera-t-il permis de continuer à anticiper sur les observations des journées suivantes, pour achever ce qu’il me reste à dire sur ce sujet ?
Un matin qu’à deux cents pas de la place Trevi je passais dans la’’Via del Nazzareno, je vis au numéro 12 une petite porte d’où sortaient des gens portant sur des claies des charretées d’herbages lavés. Un escalier étroit avait le seuil pour première marche, et le vent de cette maison soufflait de la fraîcheur accompagnée d’un bruit d’eau battue. Je m’approche, je descends dans l’ombre une vingtaine de degrés, et je trouve une cave ruisselante, éclairée faiblement, où dans une auge de pierre très-longue qu’alimentaient deux jets abondants, des gens dans un but que j’ignore faisaient tremper du foin. Bientôt, le long du mur un entablement se dessina, et je finis par relever le cadre d’une longue et énorme inscription où le nom d’Agrippa me frappa tout d’abord : j’étais devant la fontaine primitive du temps d’Auguste ; son simple et bel appareil retrace les derniers âges de la République. L’inscription que le soleil éclaira jadis témoigne par son inhumation de l’exhaussement du sol sur lequel est bâtie la cité actuelle. Cette trouvaille m’a permis de regarder sans regrets la belle fontaine de Trevi ; car son appareil pompeux n’a point effacé celle d’Agrippa, qui jaillit vivante encore au fond de ce tombeau.
Mais le jour où je m’égarais pour la première fois défiant et désenchanté dans les rues de Rome, moins édifié sur les origines de cette fontaine, je me bornais à regarder avec surprise cet escamotage d’un fleuve sous une maison à pilastres, et la belle attitude
généreux relief de cet échantillon plus ferme des bassins mythologiques de Versailles, apportant son fracas au milieu d’un quartier plébéien. On m’aurait surpris alors en m’apprenant que cette architecture devant laquelle on songe à Mansard et même à Philibert Delorme ne date que de 1735 ; car j’ignorais que le goût qui, jusqu’à la fin du dix-septième siècle a précipité la décadence romaine, à partir du suivant l’a plutôt ralentie et s’est borné à enrichir de coûteuses fantaisies le style de l’âge antérieur.
Ce n’est pas que je ne me reprochasse un peu déjà comme une tendance à pactiser avec la corruption mes complaisances pour ce divertissement des yeux. Quand on vient ici, pour les doctrines de l’art comme pour celles de la foi, il faut s’accoutumer à la tolérance. Seulement, je ne suis point parvenu à m’expliquer comment de cette terre d’audace et de liberté esthétique il nous revient des esclaves si routiniers et si timides.
C’est par hasard que je finis par déboucher dans la rue du Corso. Autre déception : cette rue si renommée, qui sert de turf à des courses équestres, est étroite et boutiquière comme notre rue Neuve-des-Petits-Champs, qu’elle rappelle en outre par ses trottoirs étriqués. Beaucoup de petits magasins où se débitent de menues marchandises ne valant pas grand-chose ; quelques palais çà et là pour relever ces files de maisons. En passant à côté de la grande place Colonna, je mesurai des yeux la haute colonne dorique en marbre blanc qui en décore le centre, vaguement contrarié que la Trajane me laissât si faiblement impressionné. Dépaysé au point où je l’étais, on devient irréfléchi : ce n’était que la colonne Antonine et je ne m’en avisai même pas…
C’est sous Sixte Quint qu’en rhabillant le piédestal à demi enfoncé de ce monument érigé en l’honneur de Marc-Aurèle à la suite de ses victoires sur les Germains, on se méprit sur sa destination réelle et que l’on attribua à Antonin le Pieux un édifice qui ne date que de son successeur. L’ancienne inscription avec plusieurs bas-reliefs trop réparés du piédouche a été sous Grégoire XVI transportée au milieu du Giardino della Pina, au Vatican. Elle pouvait empêcher toute erreur à propos de cette importante et curieuse imitation de la colonne Trajane. La vaste place carrée où celle des Antonins s’élève est assez monumentale, environnée qu’elle est des palais Ferraioli et Chigi, ce dernier élevé par les neveux d’Alexandre VII, ainsi que du palais Piombino qui sur le Corso fait face au bâtiment de la Grand’Garde, porté sur un long péristyle dont les piliers proviennent des fouilles de l’ancienne cité des Véiens.
Une pluie intermittente et fine badigeonnait de noir les édifices et éteignait les reliefs lorsque j’arrivai sous le balcon du palais Ruspoli, résidence alors de notre hospitalier général de Montebello. Ne sachant plus quelle direction adopter, perdant dès l’abord toute illusion sur la via de Condotti dont les peintres m’avaient si souvent parlé, et dont le fond en ce moment était effacé par la brume, j’avais remonté jusqu’à l’assommante façade de San Carlo : je songeais aux églises de Nancy et de Versailles, lorsqu’un passant me barrant la route poussa un cri joyeux et me tendit les mains. Nous nous embrassâmes au milieu du ruisseau, ce qui en Italie n’étonne personne et fait plaisir à l’assistance. Et nous entrâmes au café pour y partager comme naguère en Toscane un déjeuner d’anachorète, que parfois je rendais scandaleux par l’addition d’un œuf sur le plat. « Voilà, disait alors l’abbé, voilà comment on amasse des humeurs. Et avec des écarts pareils, étonnez-vous d’être malade ! »
Ce qu’est l’abbé, — ce qu’il fut, hélas, n’attendez pas que je le dise ! Il faudrait un chapitre et cet ami l’a prévu tout exprès pour l’interdire. Représentez-vous Pline, Ammien-Marcellin et Vasari ressuscités ; imaginez un flambeau qui perce la nuit des siècles, un goût à défier les plus experts, une bibliothèque qui près de vous chemine et parle : voilà l’abbé.
Avec son expérience des hommes et d’un pays qu’il avait étudié depuis quinze hivers, il apprécia mes dispositions d’autant plus vite que mes idées lui étaient familières et qu’il avait combattu mes préjugés à Florence où je l’avais connu. Trop prudent pour se montrer étonné de me rencontrer sur le pavé de Rome, il me prit par le bras et d’un ton engageant, mais décidé : « Allons, mon bon ami, dit-il, je vais vous mener tout droit à Saint-Pierre. »
C’était prendre la bête par les cornes ; il le savait de reste. Aussi, en le suivant avec une bonhomie un peu suffisante, « si c’est avec cela, pensais-je, qu’il s’imagine m’entamer… »
Du bout de la rue Sainte-Lucie jusqu’au pont Saint-Ange, on suit un interminable défilé de rues dont l’aspect est misérable jusqu’à devenir répugnant quand on s’approche de la via di Tordinone. Cette laideur finit par vous divertir. D’ailleurs, tout en regardant, j’écoutais l’abbé de toutes mes oreilles : avec lui, ce polypier de rues s’était animé. À l’embranchement de deux venelles, il me montra l’albergo dell’ Orso, où vint autrefois se loger Montaigne. On n’y a rien changé ; rien ne change dans Rome : seulement, la clientèle est descendue ; des rouliers et des contadins remisent leurs charrettes sous ce portique alors déjà vieux où le seigneur bordelais descendait de cheval avec sa suite.
C’est un réquisitoire symbolique contre les vanités du théâtre que d’avoir condamné Apollon, le patron de l’opéra de Rome, à résider dans une espèce de bouge ignoble qui vu du dehors à l’extrémité de la rue, sous sa robe de plâtre bise dénuée de toute ornementation, a tout à la fois l’équivoque physionomie d’un mauvais lieu et la défroque d’un pécheur sous la livrée de la pénitence publique. Le haut mur sordide qui plonge à pic sur la rivière, flanqué de logettes et de corridors en bois, ressemble au revêtement postérieur d’une tannerie
L’attention émoussée par trop de réminiscences iconographiques, mais avec la satisfaction d’une vision réalisée, je reconnus le pont Saint-Ange et le Môle d’Adrien. Mon compagnon s’appliquait, je pense, à me distraire ; il me nommait une foule d’objets et faisait miroiter cent souvenirs. Je fus surpris de la largeur du Tibre et de l’étendue des bâtiments de l’hôpital San-Spirito.
Enfin, à l’extrémité du Borgo-Nuovo, du fond de la Piazza Rusticucci, nous découvrîmes la façade de Saint-Pierre, chaton colossal de l’anneau décrit par les colonnades du Bernin.
Ce fut la grande déception de la journée. La visée orgueilleuse, la majesté vaine qui rendent cette gigantesque machine d’architecture vide et muette, m’apparurent spontanément avec une crudité presque suffocante. J’avais espéré qu’à force de m’attendre à n’être pas surpris, je le serais par quelque sensation imprévue et que, comme il advient pour les monuments devenus familiers par les images, la nature donnant autre chose ferait tout oublier. Mais cette grande épreuve était en ce moment si froidement lavée sur un ciel terne, qu’il me sembla voir une pièce exécutée d’après les estampes où j’en avais examiné l’élévation. Du fond de la place, les colonnes du Bernin se reliaient assez bien à la façade de chaque côté de laquelle on les voit former un angle à peu près droit. Mais lorsque, m’étant avancé, je les vis se replier circulairement derrière moi et former avec ce portail une manière de scorpion à double queue, tout cela me parut un abus de la permission d’entasser des pierres pour l’unique amusement des yeux. L’audace, l’immensité réelle de l’œuvre auraient pu m’imposer ; il n’en fut rien : l’ampleur des proportions m’échappa, la banalité du style éteignit l’intérêt qu’aurait dû m’inspirer l’ensemble.
Ce qui vient tout compromettre, c’est l’énorme façade de la basilique, très-large, carrément épatée à la considérer de loin ; mais comme grimpée sur des échasses dès qu’on la voit de près. Son élévation démesurée enfouit le tambour de la coupole jetée bien plus en recul qu’il ne semble, à ce point que, du milieu de la place on n’en voit plus que la lanterne, posée comme une guérite au milieu de treize statues alignées en sentinelles dans les airs. Cette coupole, cependant, est la plus belle qui soit au monde, les proportions en sont exquises ; l’élégance de la lanterne, son heureux accord avec le volume et la courbe harmonieuse du dôme, atteignent au sublime par la simplicité.
Mais ce jour-là aucun de ces mérites ne m’a frappé. En regardant à terre, je trouvai la place bien pavée et arrangée en compartiments qui font valoir les perspectives ; l’obélisque de Sixte-Quint m’intéressa à cause de Fontana surtout ; le bâtiment à trois étages d’arcades où sont les Loges de Raphaël et de son école, vitré comme il l’est aujourd’hui, me fit l’effet d’une grande cage, et rien en vérité, rien, je le confesse à ma honte, rien en moi n’aurait remué, si, me montrant engagé derrière d’autres édifices un petit toit bas sur un angle de murailles nues, l’abbé ne m’eût dit : « C’est le toit de la chapelle Sixtine. »
Il n’y avait point à songer dans un pareil trouble à franchir ce sanctuaire. Je me refusai même à pénétrer dans l’église.
Sur la place, j’avais vu passer un fiacre qui ne finissait pas de la traverser et qui ne s’arrêta qu’au bas des grands degrés. Je trouvai la voiture et les chevaux d’une petitesse ridicule : il en descendit deux ou trois fourmis… Comme nous étions devant le portique, l’abbé d’un ton doux me dit : « Mettez-vous tout près, plus près, là ! mesurez de vos bras le diamètre de ces colonnes et leurs cannelures. »
C’était d’une formidable énormité : on aurait niché des statues dans les canaux. « Allons-nous-en ! » lui dis-je épouvanté.
Mon guide était un peu découragé ; je ne l’étais pas moins de répondre si mal à ses espérances. « Je n’ai plus, repris-je, à chercher d’où procèdent nos décadences aux deux derniers siècles : de Louis XIII à thermidor, tout est là, jusqu’aux liasses massées en guirlandes des chicorées de notre Panthéon Sainte-Geneviève.
— La basilique de Saint-Pierre, prononça mon ami offre une particularité unique. Au premier abord ses défauts sautent à l’œil et son aspect ne surprend personne ; mais plus on la pratique, plus on y trouve des révélations imprévues, et il arrive un moment où la surprise développée peu à peu devient très-grande. Exemple unique d’une impression forte comme l’étonnement, comme l’admiration, se produisant par degrés. Quand vous jugerez Saint-Pierre et que vous l’apprécierez, vous aurez fait un grand pas !
— Mais dans quel sens ? » pensais-je non sans inquiétude.
Cependant les rues moins pauvres que négligées, mais vivantes, où nous nous replongeâmes, perdaient leur tristesse : le temps avait fini par s’éclaircir. On rencontrait des palais riches et biscornus, des portiques et des galeries au fond des allées ; parfois même, des personnages de fresque arpentaient comme des ombres à demi perdues les pans des murailles ; de vieux couvents accolés à des églises opulentes et tourmentées mouvementaient les horizons des carrefours. Je me plaisais à regarder les gens désœuvrés et causant entre eux sur le pas de leurs boutiques incohérentes, vides, où tout est à vendre depuis si longtemps, mais où il n’y a presque rien. J’étais diverti par une quantité singulière d’inscriptions qui sur chaque édicule public vous retracent les souvenirs d’un fait historique, d’un pape, d’un monument, parfois d’un quartier : on déchiffre cette ville en la parcourant. Aussi, tandis que l’abbé, complétant tant d’indications, évoquait dans ce dédale de rues noires les noms célèbres, les traditions de l’antiquité, l’esprit brouillé par le miroitage du spectacle et par ce casse-tête chinois de corrélations historiques dont il fallait ajuster les pièces, saisi d’une sorte de vertige, je ne prenais possession de la place qu’en me répétant intérieurement avec une stupeur satisfaite : « Je suis à Rome ! »
La persistance de cette constatation me fit reconnaître qu’en dépit des prohibitions systématiques, javais été plus curieux de ce voyage que je ne me l’étais avoué.
Mon compagnon cependant qui connaissait, en ce pays surtout, l’importance des impressions premières, et qui savait combien on peut perdre de temps avant de se relever de la période de critique mesquine si l’on a mal débuté, tenait à m’attacher dès ce prélude et à précipiter l’initiation. Ceux-là seuls comprendront bien ces lignes qui, non-seulement ont visité Rome, mais qui l’ont suffisamment habitée pour en subir le prestige.
Mon mentor sentit qu’il ne fallait point rester sur une déception, et que l’étude d’une œuvre pure serait un antidote. Il m’avait rapproché, par un lacet de ruelles, du Panthéon d’Agrippa, où il me fit entrer sans préparation. Ce beau portique m’apparut dans toute la solidité originale et hardie de son caractère romain, avec d’autant plus de netteté que j’arrivais des temples grecs de Pœstum. Je contemplai ce monument élevé à l’aurore du siècle d’Auguste ; je sortis, je tournai alentour, je le considérai du fond de la place ; j’y revins encore, ne me lassant pas d’examiner un échantillon si précieux de l’art de bâtir à la fin de la République, durant cette période d’idéale pureté, si fugitive que, dès le milieu du règne suivant, le plat Velleius Patercule, malgré sa honteuse admiration pour Tibère, constate la décadence formelle des lettres et des arts.
C’est là, je le reconnus tout d’abord, que Vasari a pris le modèle de ses chapelles sur frontons triangulaires avec deux colonnes sous un entablement, disposition romaine dont il a tant abusé et qui, adoptée partout, a défiguré tant de vieilles églises dans la plupart
Fontaine du Triton. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
des États catholiques. Elle fournissait une série de grands espaces à mettre des tableaux, et chez Vasari, le peintre avait une part intéressée aux plans de l’architecte.
C’est avec un intérêt plus vif que, dès ce premier aperçu de l’art antique, j’eus l’occasion de constater la part énorme que dans un monument classique et sévère un architecte du grand siècle, quarante ans avant la mort d’Auguste, accordait au sentiment personnel, à l’idée originale et, comme nous dirions aujourd’hui, à la fantaisie ou au caprice.
Pour s’en rendre compte plus promptement, il faudrait n’entrer dans cette rotonde où Boniface IV, en 608, remplaça les dieux par les martyrs et où Grégoire IV, en 830, institua la fête de tous les saints, il faudrait, dis-je, n’y entrer qu’après avoir considéré, du portail de la Minerve, la calotte raplatie et surbaissée de la coupole du Panthéon. Lorsque ensuite on pénétrerait dans l’édifice, éclairé, par un trou circulaire ménagé au faîte, on serait bien plus surpris de trouver un dôme d’une apparente sphéricité beaucoup plus profonde. C’est au moyen d’un artifice ingénieux que le constructeur est parvenu à donner ces illusions. Il a semé la voûte de quatre rangées de caissons pratiqués en creux et superposés en perspective forcée, de la base au sommet de l’hémisphère où ils rayonnent. De plus, il a étagé dans chacun de ces compartiments carrés quatre moulures s’enfonçant les unes dans les autres, et au lieu de les disposer régulièrement, il a rendu les côtés graduellement inégaux à mesure que les caissons s’élèvent, de manière à tromper le spectateur. En d’autres termes, il a adopté le seul genre d’ornement qui, trop simple, trop géométrique pour éveiller la défiance, pouvait résoudre le problème de creuser, pour l’œil seulement, une voûte très-surbaissée, et de la creuser jusqu’à la profondeur
la perspective outrepassée d’une demi-sphère.
La lumière céleste plonge avec le soleil ou la pluie sur les marbres et les roses de porphyre dont le milieu du temple est dallé. J’ai vu pendant qu’on chantait vêpres se refléter dans une flaque d’eau l’azur de l’air ainsi que la voûte, sur laquelle décrit sa marche orbiculaire le soleil, en y traçant des ellipses lumineuses. Accrochés aux tranches des caissons dont ils accusent le relief, ses rayons découpés en projections géométriques gaufrent le tuf grenu de la calotte, l’enflamment et le rendent éblouissant comme une mosaïque à fond d’or. Quand on s’oublie un moment, la tête renversée devant cette coupole si singulièrement éclairée, on assiste au spectacle le plus frappant qui puisse être obtenu par des moyens simples mis au service d’une pensée bizarre et juste.
Le Panthéon est, ainsi qu’on l’a dit, précédé d’un portique ou péristyle qui repose sur seize énormes colonnes monolithes en granit oriental, couronnées des plus beaux chapiteaux que Rome nous ait légués. Ces colonnes, sur huit de front, sont doublées d’un second rang ; des pilastres ou piliers engagés en forment un troisième contre l’édifice même. Ici notons une autre singularité qui fait illusion sur la profondeur du portique. Au lieu d’être alignées sur des parallèles formant angle droit avec les degrés du péristyle, ces colonnes rayonnent légèrement, de telle sorte que, du milieu de la place, où celles du premier rang qui portent le fronton devraient cacher celles du second et du troisième, on les voit au contraire s’échelonner, parce que leur position un peu oblique engendre une perspective imaginaire dont le résultat est de reculer les distances.
Ce sont là des incartades comme s’en permettait Virgile tout exprès pour scandaliser M. Lhomond. Il n’est pas mal d’insinuer à la jeunesse qu’à la différence des professeurs, les maîtres se sont permis d’inventer, et qu’il est dans les arts, surtout aux grandes époques, une autre vertu, une pureté plus haute que la servilité.
Cette place du Panthéon déblayée par Eugène IV de décombres qui contenaient des lions de basalte, une tête en bronze de Marcus Agrippa, un quadrige, un sarcophage de porphyre où Clément XII a fait son lit, et autres balayures des barbares, ce petit endroit dévolu aux menus trafics des revendeuses fut jadis un lieu sauvage et mystérieux, le vallon de la Chèvre ; marécages hérissés de joncs, entourés de taillis au milieu desquels s’est accompli le second prodige de la genèse romaine : la disparition de Romulus.
« Presque à chaque pas, dit mon guide en me ramenant vers l’obélisque de granit dont Clément XI a si heureusement surmonté la jolie fontaine d’Honoré Longhi, oui, partout vous rencontrerez des monuments aussi précieux que le Panthéon et retraçant une foule de souvenirs. N’oubliez pas que cet édifice contemporain de Virgile est le tombeau du Carrache, de Balthazar Peruzzi, de Jean d’Udine, de Perino del Vaga, de presque toute l’école de Raphaël qui repose là au pied du maître. Vous avez vu dans la troisième chapelle à gauche la Madona del Sasso que Lorenzetto a sculptée pour décorer l’autel qui recouvre les ossements du plus harmonieux génie de l’art moderne. »
Et me tirant dans une ruelle à gauche jusqu’à la petite place di Pietra, l’abbé s’effaçant démasqua de biais un palais moderne à deux étages surmonté d’un attique, le tout emprisonné comme dans une corbeille à claire-voie par une file de hautes colonnes cannelées, au nombre de onze, dont les chapiteaux portent un magnifique entablement de marbre. Rencontre fortuite à seule fin de démontrer la fréquence de ces merveilles ; mais à la direction que nous prîmes ensuite je vis bien qu’on avait, avec intention, fait un détour.
C’est à la fin du dix-septième siècle que la douane de terre fut installée dans les débris d’un temple du second siècle, dédié selon toute apparence au pieux Antonin. L’édifice antique était voûté et, vues de l’intérieur, la partie postérieure de l’architrave et la base de la voûte apparaissent telles qu’un rocher soulevé dans les airs et effondré sur un mur. Il faut savoir que Borromini qui restaura il y a deux siècles la frise et l’entablement, a lié le tout avec un enduit de stuc qui produit ces illusions. Les colonnes corinthiennes engagées dans l’édifice moderne, qu’elles contiennent comme des cercles les douves d’un tonneau, ont des rameaux d’olivier parmi les acanthes de leur couronnement, mais la finesse de ces chapiteaux est loin d’égaler la pureté de ceux du Panthéon. Des incendies ont fendillé les piliers, déchirés par éclats comme des troncs d’arbres que la foudre aurait labourés. Dans la cour, parmi les ballots, les caisses et les charrettes s’agite la population des commis, des crocheteurs, des camionneurs. Spectacle bizarre de cette ruine morte, qui enveloppe et laisse voir dans son sein une maison toute en vie.
Ces aspects commençaient à m’intéresser ; je me complaisais même, en vertu sans doute de quelque instinct inné et pédantesque, devant une myriade d’églises provinciales rencontrées en chemin, à ramener leurs architectures depuis deux siècles à la prépondérance des jésuites pour le genre, au prototype de Saint-Pierre pour le style. Le dôme, la cour, les bâtisses de notre Sorbonne parisienne parlent cet italien-là sans accent. Puis nous pénétrions dans des ruelles d’un âge problématique qui réalisaient à mes yeux un idéal très-envieilli de notre ancien pays latin. Ce qu’on entrevoit des habitudes du moyen peuple contribue aussi à l’éclipse du siècle présent. Comme au temps du roi Anarche, les gens vont acheter à l’échope du coin leurs vivres cuits, et leur sauce ailleurs. Les vaisselles de terre brune, les vases à forme d’amphores ; l’exhibition devant les magasins, à petites portes en deux vantaux superposés et à traverses cintrées, d’une série de marchandises que depuis un siècle on n’utilise plus ailleurs ; la révélation d’une insouciante oisiveté si peu coutumière aujourd’hui et l’absence visible de toute tentation d’achalander : tout cela ressemble comme un peuple d’ombres plaisantes, sympathiques, et l’on ne sait bientôt plus où l’on en est de sa chronologie.
Comme je marchais dans un demi-réveil où l’esprit détendu laissait les yeux se distraire tout seuls, écoutant inattentif mon guide qui continuait à jouer une symphonie d’histoire, il advint que la pensée bercée ainsi crut s’être absolument endormie, en percevant tout à coup d’une manière distincte une vision comme en donnent les songes.
Je ne sais ni d’où nous venions ni comment j’avais pu arriver distrait jusque-là, lorsque l’abbé me fit lever les yeux et regarder autour de moi.
Nous longions transversalement
sur une sorte
de chaussée la tête d’une
longue place irrégulière,
inégalement nivelée, coupée
de deux fondrières
profondes d’où surgissaient,
à gauche comme à
droite, des colonnes avec
leurs entablements portés
dans les airs, des spectres
de temples dressés sur
leurs tombeaux au milieu
d’un pêle-mêle d’ossatures
de marbre, des plans de
basiliques dessinés par
leurs dallages, tandis que,
comme à Pompei, des
voies antiques avec leurs
Colonne Antonino. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
trottoirs déroulaient le
quadrillage de leur pavé
pélagique pour s’aller perdre
sous les ruines. Des
arcs de triomphe sur lesquels
l’ombre tombait en
écharpe ; au faîte d’un
mont voisin, des cyprès
hérissés sur des pans de
mur et de voûtes béantes ; au loin enfin pour clore ce
vallon, à côté d’un arc triomphal blanc sur un fond de
montagne violet, la masse énorme du Colisée à laquelle
semblait ne servir que d’accompagnement accessoire
une façade d’église flanquée d’un couvent et surmontée
d’une sombre tour byzantine… Le Colisée avait des
ombres bleues comme le revers d’une roche alpestre ;
le pourtour opposé à l’occident resplendissait de l’or
bronzé du soleil et des siècles.
Pendant ce temps-là, sans souffrir qu’on s’arrêtât, l’abbé, pesant sur mon épaule et démontrant du doigt, nommait Cicéron et la tribune, et Pompée et César, et Virginius et Néron, pêle-mêle avec les dieux témoins des grandeurs de Rome. J’avais reconnu le Forum, et dans ma poitrine secouée retentissait la salve des grands noms et des grandes choses, tirée soudainement par tous les canons de l’histoire.
Je consigne là une des trois plus grandes commotions qu’un spectacle m’ait données. Les deux autres sont : le premier aspect des glaciers alpestres sur la Dôle jurassique à quatre mille pieds au-dessus du lac Léman, et mon arrivée, un soir, par les arcades du fond, sur la place Saint-Marc de Venise.
Il fallait prendre racine au Forum romain, ou s’enfuir tout d’un trait, comme on ferme les yeux quand on est ébloui. « Venez, venez, répétait l’abbé ; nous regarderons tout cela un autre jour : le temps presse, il est tard ! »
Ce que j’ai pu voir ensuite, en contournant le revers occidental du Palatin tout ruché de substructions, et jusqu’au Ponte Rotto, je ne pourrais le dire : je n’aurais gardé que le souvenir effacé d’un songe si j’étais parti de Rome ce soir-là. Les effets se succédaient pressés, mais les impressions n’avaient pas le temps de se produire. En traversant le Tibre, enivré de ces aspects qui sous l’Aventin deviennent un paysage de style entre la Cloaca de Tarquin et le camp de Porsenna, je me bornais à entrevoir les trésors où je puiserais bientôt.
Il paraît que nous étions
arrivés dans le Trastevere,
sans que je comprisse
pourquoi ni où j’étais si
vivement entraîné. Je remarquai
trois rues à cause
de la monotonie de leurs noms : la Lungara, la Lungarina,
la Lungaretta. Au milieu de ce vol rapide un
souvenir me frappa ; il m’est resté ineffaçable et j’ai
sans hésiter reconnu la place, tant l’esprit a besoin de
se poser parfois sur un jalon quelconque.
Tout proche de l’entrée du Borgo par l’ancienne porte Settimiane, à l’angle de la via San-Dorotea, dans le vieux mur en moellons d’une masure sale se dessine le cintre bouché d’une arcade boutiquière. Elle est flanquée d’une colonne en granit que surmonte un gros pilastre ionique, le tout encastré dans la muraille.
« Une ancienne boulangerie, dit l’abbé, devant laquelle a souvent passé Raphaël : c’est là qu’habitait la Fornarina.
Comme nous commencions à monter et que l’herbe devenait plus fournie dans la rue, où les maisons se raréfiaient, je demandai où nous allions, et il me fut répondu que nous gravissions le Janicule, le Monte d’Oro, où le roi Janus avait sa ville d’Antipolis en face de celle de Saturne, où suivant Tite-Live on a trouvé la tombe de Numa, où s’éleva la citadelle d’Ancus Martius, où d’après la légende chrétienne l’apôtre saint Pierre a été crucifié.
Mais, avant d’entrer à San Pietro in Monte Aureo, ou plus vulgairement Montorio, mon ami me pria de ne pas tourner mes regards sur le côté escarpé de la rampe. « Il peut paraître enfantin, observa-t-il, de s’amuser à ménager des surprises ; mais je tiens à vous placer devant un assez beau point de vue, sous son jour, à son heure favorable, et il est encore trop tôt. Puis, après tout ce que nous avons parcouru, l’attention a besoin de se rasseoir en changeant d’objet. Nous nous reposerons en examinant cette église et ce petit couvent que de bons capucins partagent avec nos soldats très-fraternellement : vous les verrez la tabatière à la main desservir avec une infatigable prodigalité tous ces nez militaires. »
Les colonnades de Saint-Pierre. — Dessin de Catenacci d’après une photographie.
Le long des rues, j’avais déjà remarqué que les boîtes à priser étaient d’un usage aussi hospitalier que général, et que Rome en est encore aux habitudes du siècle de Fontenelle où l’un et l’autre sexe portaient une tabatière et une canne. Les Romains ont laissé la canne : il faudrait faire l’effort de la porter ! Les moines du Montorio prenaient et offraient environ deux prises par minute : c’est le fond de la conversation. L’abbé, qui tenait à me distraire de regarder derrière moi, s’empressa de me conter que dans toutes les classes, jeunes et vieux, belles et laiderons, bourgeois, paysannes, moines et soldats, chacun se bourre les narines avec zèle. « Vous verrez, disait-il, à la chapelle Sixtine où figure le sacré collége, combien ce labeur de l’alimentation nasale est plaisant ! Priseur émérite, Pie IX use fréquemment d’un vrai mouchoir de capucin, chiffon de cretonne à carreaux rouille et bleu comme on n’en voit plus chez nous qu’aux fermiers de la Lorraine. Cette pauvre loque tranche avec l’or et la pourpre de l’héritier des empereurs de Rome : ne trouvez-vous pas qu’un tel échantillon de la garde-robe du souverain pontife révèle la simplicité monacale du religieux, encadré dans les magnificences de l’Église ? »
Cette observation m’est revenue en souvenir, lorsque depuis j’eus l’occasion d’approcher le Saint-Père, qui a les habitudes d’une extrême simplicité. Sa tabatière, que j’ai regardée un jour tandis qu’il daignait causer avec moi, est de forme ovale, en écaille, assez épaisse et profonde. Sur le couvercle est fixé un médaillon de pacotille, peinture copiée sur la Vierge à la chaise de Raphaël, dont l’original est au palais Pitti.
Au moment où nous allions franchir le seuil de l’église, afin sans doute de me préserver jusqu’au bout d’une tentation d’infidélité à ma promesse de ne pas me détourner, l’abbé me tirant par le bras reprit : « Laissez-moi vous dire, avant d’entrer, que Baccio Pintelli de Florence, mort en 1480, a reconstruit aux frais de Ferdinand IV d’Espagne l’église de San-Pietro in Montorio pour des récollets à qui on l’avait cédée. »
Mais ceci ne m’intéressa guère, et pour cause.
En dépit de mes efforts pour réprimer la curiosité perdit la femme de Loth et ne point encourir sur cette terre de miracles le risque d’être changé en sel gemme, j’avais reçu un tel éblouissement en m’efforçant de ne pas regarder du haut de la terrasse le panorama de Rome et de ses campagnes, que je n’apportai d’abord qu’une attention distraite à l’examen de cette petite église. Elle contient d’ailleurs, dans sa nef unique, une profusion de ces belles œuvres tant de sculpture que de peinture dues à des maîtres secondaires, qu’on n’arrive pas à apprécier avant d’avoir acclimaté et peut-être asservi son goût à subir certaines qualités traditionnelles.
On ne peut cependant se défendre d’admirer là un
des bons ouvrages de Sébastien del Piombo, la Flagellation du Christ. L’œuvre passe pour exécutée d’après
un carton de Michel-Ange : le style en est élevé
sans être violent ni dur ; la peinture, d’une qualité
très-profonde, serait plus aisément appréciée si la petite
chapelle qui lui donne asile était moins sombre.
Le Panthéon d’Agrippa. — Dessin de Catenacci d’après une photographie.
C’est au maître-autel de Saint-Pierre in Montorio que
se trouvait avant nos campagnes d’Italie la Transfiguration
de Raphaël, œuvre en grand renom d’un peintre
qu’elle représente livré aux ambitions de sa troisième
manière : aussi s’était-on empressé d’envoyer cette toile
au Louvre, qui l’a rendue en 1815. Elle est depuis
lors au Vatican. J’ai dû remarquer à Saint-Pierre la
chapelle sépulcrale de la famille Del Monte, par l’Ammanato,
qui y a sculpté quelques belles figures, celle
de la Justice entre autres, qui offre cette particularité
peu connue d’avoir été prise sur le même modèle que
la statue renommée de G. della Porta au tombeau de
Paul III, dans la basilique vaticane. C’est cette figure
trop séduisante, dont il a fallu costumer les carnations
marmoréennes d’une défroque de zinc ou de fer-blanc,
à cause de certains Anglais qui, la voyant si froide,
et bien certains qu’elle ne vivait pas, en devenaient
amoureux.
Mentionnons pour mémoire un petit temple rond, environné de seize colonnes de marbre gris et surmonté d’une coupole. Ferdinand et Isabelle l’ont fait poser par Bramante à l’endroit même où Saint-Pierre fut, dit-on, crucifié. On vous donnera contre quelque aumône une prise ou même un cornet de la poussière de ce lieu. Je scandalisai mon compagnon en considérant ce petit objet comme un bel exemple de ces architectures correctes que les Joseph Prud’homme de l’art ont consacrés. Rien ne s’adapte plus mal à un si grand souvenir et ne messied autant à cette place où Néron fit planter la croix du premier des papes, que ce prototype des belvédères qui dans nos jardins anglais, sous Louis XVI, ont aux sommets des pelouses préparé des repos aux Aspasies du Directoire.
Nous restâmes assis longtemps dans cette nef pimpante, proprette et dont j’aurais cru la construction plus récente qu’elle ne l’est en réalité, méprise souvent encourue devant les monuments de Rome tardivement imités par nos architectes. Le ciel très-bleu ne projetait par les croisées qu’une lumière moins vive, lorsque, impatient de planer sur les vastes horizons, je demandai à sortir de l’église de Saint-Pierre in Montorio.
Pour raconter ce que l’on découvre de cette terrasse, il faudrait introduire dans une description l’abrégé de l’histoire romaine. Rome n’est qu’un premier plan du tableau, car la vue s’étend vers le nord sur les campagnes jusqu’aux chaînes apennines d’où descendaient jadis les incursions des Sabins, des Èques et des Herniques. Vers le sud-est, au pied des monts albains, elle embrasse ces plaines du vieux Latium qui par le pays des Rutules débouchent sur les marécages des Volsques. Le soleil, près de tomber derrière nous dans la mer Tyrrhénienne, enflammait de la pourpre crépusculaire les dômes, les clochers, les tours, les hautes façades des palais ou des ruines, ainsi que les ballons volcaniques disséminés au pied des chaînes et sur les plateaux ; quelques pointes argentées d’une neige précoce couronnaient d’une pyramide rosée les Apennins violets, où des égratignures plus claires indiquent çà et là des bourgades perchées. Entre ces deux points extrêmes, les montagnes bleuâtres et la cité vermeille dans la ceinture bronzée de ses murailles byzantines, s’étendait, mélange ardent de verdure dorée et de plans roussâtres, la campagne traversée d’aqueducs, semée de villas antiques et percée de longues voies célèbres, décrites et jalonnées par des tombeaux. Le Tibre blond, flavus ainsi que l’appelait Horace, serpente à vos pieds comme une route de sable ; en montant vers les horizons il se liquéfie, d’un côté dans l’azur céleste, de l’autre dans les feux du couchant.
Tandis que l’abbé continuait à me désigner chaque monument, chaque site, du mont Soracte à Tibur et de la tombe d’Adrien au môle de Cecilia-Metella, je croyais revoir ce qu’on me faisait connaître. Vers la droite surtout, au delà de Saint-Paul et de la route d’Ardée, jusqu’au point culminant du mont de Jupiter où l’on cherche involontairement un temple renversé ; d’Albe la Longue et des lointains de la voie Appienne jusqu’à la vieille Porte Latine, ruines et souvenirs s’offrent si nombreux, sur un théâtre tellement beau, que l’on contemple, comme dans un rêve où l’on planerait avec des ailes, toute la légende des siècles aboutissant à son sanctuaire, le Forum Romanum dont les débris, alignés à gauche du Colisée, resplendissaient en ce moment d’une ardente lumière. Formant des panoplies de ruines et de clochetons, et de jardins étagés, les collines fameuses, le Cœlius, le Palatin, le Capitole, marquaient l’enceinte du vallon de Romulus et des marais du Vélabre. Que de grands noms, que de grandes choses sur ce petit espace ; que de royaumes en miniature détruits par des guerres de géants !
En contemplant dans la majestueuse sérénité de sa tâche accomplie cette ville berceau de nos civilisations et ancienne capitale de notre vieux monde comme on finit, sous le prestige de tant d’évocations qui ramènent l’esprit à ses premiers pas dans l’étude, l’imagination aux premières clartés de son aurore, comme on finit par être heureux de se réveiller dans cette patrie primitive, après l’avoir entrevue en des rêves si lointains !
L’épopée chrétienne qui se marie aux traditions de l’histoire antique et de l’éternelle poésie, rend plus immédiate cette filiation spirituelle, plus vénérable et plus touchante cette impression de la maternité romaine. Plus je continuais à commenter devant la nature même les récits de mon guide virgilien, plus l’émotion se faisait profonde. Le jour baissait cependant ; mais je me serais oublié là toute la vie, comme dans ces sphères édéniques ou l’évanouissement des heures sera pour les élus l’éternelle joie.
« Savez-vous, dis-je à l’abbé avec une détresse sincère, que me voilà perdu ? Jamais je n’aurai le courage de quitter Rome et de renoncer à voir tout cela !
— Allons, répondit-il avec la modestie qui sied aux vainqueurs, allons : voilà trois mois de gagnés en quelques heures. Il faudra vagabonder à votre fantaisie, tout parcourir pêle-mêle, vous acclimater sans fatigue, et après cinq à six semaines de cette vie-là, grâce à une si heureuse préparation, nous serons en état de commencer sérieusement à visiter Rome… »
II
Elle dura bien une quarantaine de jours, cette période de vagabondage prévue par l’expérience de l’abbé ! Du matin au soir on allait d’un quartier à un autre, d’une église à des thermes, des basiliques aux musées, s’efforçant de relier par quelque idée de doctrine ou de chronologie tant de sujets d’observation et d’étude. Mais trop d’objets absolument nouveaux se présentaient en énigmes ; les noms propres de l’histoire, de la mythologie, de l’art étaient mêlés comme dans une urne et, après des journées de curiosité haletante, il ne restait le soir que des visions confuses et piranésiques, rendues fébriles par la débilité de la convalescence, et démêlées avec effort dans la veille agitée des nuits.
Pour contraster avec cette existence éparse, j’avais heureusement le refuge de la vie intérieure normale et accoutumée, l’intimité communicative de la famille et jusqu’à la sécurité du service. À ce sujet, autant dans un intérêt d’hygiène que dans un but d’économie, j’engagerai quiconque se propose de faire en Italie un séjour prolongé, à emmener son maître queux ou sa cuisinière et à s’établir, ni plus ni moins qu’un bourgeois de Rome, dans un logement qui sera toujours spacieux, mais jamais élégant. Le nôtre était dans la via di Capo le Case, sur le versant du Pincio, près de la promenade et de la villa Medici, où nous comptions quelques jeunes amitiés parmi les pensionnaires de l’Académie de France. Les présentations, les visites, la fréquentation du monde procurent aisément ici des relations ; quelques artistes parisiens joyeusement retrouvés recrutèrent aussi le personnel de nos soirées. C’est le repos et la distraction de l’esprit, le retour salubre, en un climat où la fatigue est un danger, aux habitudes confortables et réparatrices de la vie ordinaire.
Ce n’est qu’à la longue et sans projet arrêté d’utiliser mes notes, que je me pris à étudier les choses une à une et de près. Des encouragements amicaux m’enhardirent à oser davantage ; mais plus encore sans doute le démon familier qui, d’instinct et d’habitude, pousse nos impressions à renaître fixées et nos aspirations au travail d’écrire.
Le temple d’Antonin. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
Cependant, au milieu des souvenirs de Rome, il est prudent à l’écrivain de se mettre à l’écart ; il a tant de choses à faire connaître que si, comme dans voyages ordinaires, il se montrait vivre pour animer la scène, le cadre de sa composition usurperait une place démesurée. L’auteur restera donc au dernier plan, comme un oisillon chétif qui chante inaperçu dans un bois sacré. Et les motifs se dérouleront dans le pêle-mêle d’époques, dans l’étrange contraste où les ont enchevêtrés les siècles et les hommes. La nature vous offre Rome ainsi, et c’est ce qui anime la seule nécropole où l’on se sente vivifié de tout le plein souffle des âges.
Ces déclarations faites pour n’y plus revenir, on comprendra que le Forum Romanum, que le Colisée, naguère entrevus dans un éblouissement rapide, aient été l’objet de nos premières études.
Quand on se rappelle ce que fut ce lambeau d’un étroit vallon, les intérêts du monde qui y ont été débattus, les voix qui y ont retenti, les drames qui s’y sont dénoués, lorsqu’on songe que depuis le temps à demi fabuleux de l’alliance des Sabins avec les hordes de Romulus, jusqu’aux derniers Augustules, ce lieu fut le cerveau de l’immense empire romain, on ose à peine en fouler le sol, tant on est saisi d’une religieuse impression. L’histoire entière d’un peuple, et du plus renommé, s’est accomplie sur cette place, âme et sanctuaire de Rome.
Elle n’était plus connue naguère que sous le nom de marché aux Vaches, Campo vaccino, tant le moyen âge catholique avait oublié le Forum. C’est la France qui, au début de ce siècle, lui a rendu son titre, redevenu populaire depuis que notre administration a déblayé, entreprise qui lui fait honneur, une portion du sol antique.
Mais avant qu’on exposât là du bétail en vente, un pré tout voisin avait reçu déjà, vers l’an 426 de Rome, une qualification dérivée du surnom de Vitruvius Vaccus, chef de la révolte des Privernates, qui menait grand train à Rome où, selon Tite-Live, « il avait contre le Palatin une maison qui fut rasée, et la place où l’on sema de l’herbe prit le nom de Prés de Vaccus. » « In Vacci pratis, écrit à son tour Cicéron (Pro domo), domus fuit M. Vacci quæ publicata est et eversa. »
On s’est étayé de ces textes pour créer au Campo vaccino une étymologie nouvelle et faire remonter jusqu’à l’antiquité une désignation réellement moderne. En effet, les historiens ne qualifient jamais ainsi le Forum, et si le nom de cette place avait été bâti sur le radical de Vaccus, on aurait fait Vacceio ou Vaccio, et non point vaccino dont le sens est formel. Si cette insoutenable étymologie ne venait d’être remise à la mode, je m’abstiendrais d’en parler.
On sait parfaitement où était le Forum Romanum mais l’exacte délimitation de l’emplacement laisse prise à beaucoup d’incertitudes ; aussi a-t-elle suscité de nombreuses controverses. Une portion seulement de la place a été révélée par des fouilles ; la vérité sur l’ensemble est encore à moitié enfouie sous vingt-quatre pieds de décombres entassés au onzième siècle par le vandalisme de Robert Guiscard qui, pour venger les papes, a détruit la merveille du vieux monde, leur capitale. Il aurait donc fallu, mais le coffre de saint Pierre n’est pas assez riche, continuer sur cette longue place partagée en deux niveaux distincts les fouilles entamées sous Paul III, poussées avec plus d’activité quand Rome usurpée faisait partie de l’empire français, et depuis, sous les règnes de Léon XII et de Grégoire XVI.
L’interruption de ces recherches, l’ignorance pénible où les peuples sont restés sur un point qui les intéresse tous est, à mon sens, une marque humiliante de la barbarie qui préside encore aux relations internationales. Les États un peu cultivés selon l’esprit n’auraient-ils pas dû s’entendre avec le Saint-Père pour défricher en commun ce lopin du champ paternel !
Si pour apprécier l’état
du Forum on demande
aux livres les éléments
d’un inventaire complet
de ses richesses, on trouvera
matière à bien des regrets.
Alors, comme nombre
d’auteurs, on dressera,
en périodes larmoyantes
et sonores, ce qu’on pourrait
appeler un procès-verbal
de carence complaisamment
détaillé. Observons
qu’en général, dans
ces descriptions qui opèrent
la restauration du
Forum, on entasse tout
ce qu’il a pu contenir à
dix époques successives.
C’est Romulus avec les
rois, ce sont les consuls et
les dictateurs, et Marius,
Vue de Saint-Pierre in Montorio prise de San Cosimato, au Trastevere. — Dessin de Lancelot d’après une photographie.
et Sylla, et Pompée, et
Caïus Julius suivi de tous
les empereurs jusqu’à
Julien. On paraît oublier
qu’autour d’un si
étroit espace chaque période,
chaque règne a dû
abattre pour reconstruire ;
que le Forum au temps
de Scipion ne ressemblait
plus à celui de Tarquin ; que les premiers Césars ont
jeté bas les édifices de la république, puis, qu’ils ont
eux-mêmes cédé leurs temples, leurs basiliques avec les
matériaux, aux ambitieuses entreprises des Flaviens,
des Antonins et de leurs héritiers. Que de monuments,
par suite des bouleversements politiques, ont dû se
succéder sur la via Sacra, changer de nom, de destination
et disparaître, du temple de Vénus et Rome jusqu’aux
prisons Tulliennes, et des ruines du palais de
Domitien jusqu’aux substructions du temple abattu de
Jupiter Tonnant ! Entre l’église de San Lorenzo in miranda encorbellée dans le temple de Faustine, et
Saint-Théodore qui marque l’ancien domaine des vestales,
entre l’arc de Titus et le Tabularium de Sylla
qui porte sur ses piliers doriques engagés dans les
murs le palais du Capitole, il y a un long trapèze à
demi creusé, la plus splendide des sépultures historiques,
sur lequel on disserterait à jamais et que l’on
contemplerait sans fin.
Comme à Pompéi, on reconnaît les rues avec leurs trottoirs, usés par des passants qui depuis quinze siècles ont fini de passer ; on est étonné de leur succéder à tant de distance sur le même pavé en dalles cyclopéennes, réparé selon la même méthode, depuis le temps où Vaccus et Albin firent daller le clivus Capitolinus, qui dès cette époque (170 ans avant le règne d’Auguste) allait du temple de Saturne au sénat et à sa curie.
Pour traverser la place et gagner au pied du Quirinal la rive du Tibre par le Vélabre, on a jeté à l’extrémité découverte et creusée du Forum un pont au bout duquel se trouve un accès pour descendre dans le domaine de la civilisation antérieure. Tout en quittant les arches de ce pont et en faisant face au portique de Sylla, espace compris entre le Capitole et le Forum, on se voit environné de temples en ruine, de degrés, de ruelles antiques, de colonnes brisées, d’inscriptions interrompues, de basiliques réduites à leurs dalles.
La voie Sacrée serpente, distincte et spacieuse, comme si la cité reine était debout. En la suivant, on perd avec l’aspect des choses modernes le souvenir des siècles qui nous séparent de l’antiquité.
(La suite à la prochaine livraison.)