Rome (Wey)/04
Temple d’Antonin et de Faustine. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.
ROME,
III (suite).
Désignés d’office pour plaider devant le saint-père,
les deux avocats furent d’une éloquence entraînante :
rappelant les abominations de François Cenci deux
fois arraché à la justice et le meurtre probable de ses
fils, Farinacci en conclut que ce monstre avait dû se
créer bien des ennemis et susciter contre lui plus
d’un vengeur : il sut convaincre, attendrir à un tel
point que le pape quitta l’audience profondément
ému.
On s’attendait à une grâce lorsque, troisième incident fatal, la cause étant pendante, un jeune marquis de Santa-Croce assassina sa mère…
Le pape se crut-il averti par le ciel et appelé à la rigueur ? Toujours est-il qu’il resta inflexible, et qu’ayant gracié Bernardino dont l’innocence était flagrante, il donna l’ordre de hâter l’exécution, en faisant assister le jeune fils des Cenci à la boucherie de sa famille. L’agonie judiciaire de ces malheureux avait duré un an.
Ils devaient être immolés le 8 septembre 1599 ; mais c’était la fête de la sainte Vierge : ce fut Beatrice qui s’en avisa et qui, pour que le jour de la madone ne fût pas souillé de sang, implora un sursis de quelques heures ; acte de pitié qui la rendit plus intéressante encore.
Le 9 au matin, pour s’éloigner du lieu du supplice, le pape Aldobrandini quitta Rome ; il passa devant le château Saint-Ange, sur ce point qu’allaient bientôt franchir les condamnés. Pontife érudit, fils d’un homme de lettres illustre, Clément VIII n’était point inaccessible à la pitié : il n’alla que jusqu’à un couvent proche des murs, afin d’être averti par trois coups de canon du moment fatal et de pouvoir absoudre ces pauvres gens qui allaient mourir. Lors donc que les détonations retentirent, le pape se leva, il formula l’absolution plénière et retomba presque évanoui.
S’il avait vu ce qui se passait à la même heure dans la section de la place du pont Saint-Ange comprise entre le quai et l’embouchure des rues Paola et del banco di San Spirito, qu’aurait-il donc fait, qu’aurait-il pensé de sa justice !
Pour supplicier ces trois victimes, on avait organisé sous le nom de mannaja une sorte de mécanique à couperet dont le jeu maladroit a peut-être retardé de deux siècles l’invention du grand rouage politique de 1793. La chaleur était suffocante, le soleil rayonnait sur la foule que des cavaliers contenaient ; des voitures jonchées de monde s’étaient entassées jusqu’à l’échafaud et les trois carrefours étaient combles. Des rues, de la place, des fenêtres et des toits chacun put voir s’avancer sur le pont, devant le donjon large et massif des Antonins, le sinistre cortége. Les condamnés gravirent l’estrade. Bientôt cette cohue qu’avaient déjà remuée jusqu’aux entrailles la jeunesse et la beauté de Beatrice de’ Cenci, contempla avec horreur la Lucrezia, sa belle-mère, qui était de taille replète et grasse, se débattant par pudeur, renversée sous les mains d’un bourreau qui la découvrait, tandis que la machine à couteau lui tailladait la gorge…
Aux cris de la malheureuse répondirent des profondeurs de la foule des cris d’horreur. Tandis que l’indignation se rue sur l’échafaud, que les chevaux des soldats se cabrent contre les voitures, lancées à leur tour sur les femmes et les enfants écrasés dans le choc, les bourreaux ruisselants, éperdus, se sont hâtés de couper la tête à Beatrice. Et comme Giacomo de’ Cenci dominant de sa voix les rumeurs qui l’entourent, flétrit l’arrêt qui rend leur jeune frère témoin de cette effroyable scène, des cris lamentables lui répondent, les cris de Bernardino déchiré par des convulsions, et que l’on emporte au moment où il a vu un des bourreaux lever sur Jacques une masse de fer, et l’abattre comme un taureau.
Son corps fut dépecé devant la foule en quatre quartiers ; ceux des femmes restèrent exposés jusqu’à la nuit sur le pont Saint-Ange ; après quoi, Beatrice de’ Cenci, réclamée par une confrérie fut enterrée derrière l’autel de Saint-Pierre in Montorio, au pied de la Transfiguration de Raphaël.
Par son testament, dont la lecture porta au comble la pitié qui n’a cessé de s’attacher à cette fille, elle disposait d’une partie de ses biens pour doter et marier cinquante jeunes personnes pauvres. Mais presque tous les apanages des Cenci furent confisqués, conséquence des condamnations qui n’a pas contribué à les rendre plus rares : c’est par suite de ce profit que peu d’années après, et par la volonté de Paul V, les domaines des Cenci ont été donnés à ses neveux les Borghèse. Voilà comment une villa des condamnés est devenue la villa Borghèse, spoliation qui a rendu plus impopulaire encore cette affreuse tragédie.
Une relation de cette exécution trouvée au Vatican, des recherches faites il y a peu d’années d’après les archives de la famille par un Cenci-Bolognetti, ont jeté de nouvelles lumières sur cette aventure diversement travestie par le roman et le théâtre. Guerrazzi seul est resté dans la vérité pour les faits, mais non pour les inductions qu’il en tire : son livre est déclamatoire, pesant et commun.
C’est sous l’impression de cette aventure que je suis entré au château Saint-Ange ; la teinte assombrie qu’elle laisse sur la pensée convient à l’aspect du lieu. Nulle part l’antiquité n’apparaît plus sinistre que dans cette caverne créée entre des murailles épaisses par le successeur de Trajan, et distribuée en alvéoles énormes où dans les ténèbres se dressaient autrefois des géants de marbre.
Le long du couloir circulaire qui par une inclinaison très-douce rampe en spirale jusqu’aux racines de la tour, le guide lance un boulet qui disparaît dans l’obscurité et qui, continuant à rouler sur l’arène en réveillant une multitude d’échos, envoie à l’oreille, avec le fracas prolongé de la foudre, les perspectives de la distance. Au cœur du donjon, une voûte d’une hauteur extrême, des niches creusées pour des colosses marquent l’ancien columbarium des Antonins. La robuste structure de cette hypogée romaine, enfumée par les torches qui de leurs flammèches résineuses en indiquent à demi les contours, lui donne une physionomie d’autant plus mystérieuse et grave, que les bruits y sont étouffés comme la lumière. Des galeries, où l’on entrevoit une section vive dans la profondeur du sol, on évoque le souvenir des grandes figures de marbre autrefois logées dans les niches. Elles devaient produire un effet redoutable lorsque, entrevues d’en bas et le buste à demi noyé dans les ténèbres, elles émergeaient aux lueurs des torches qui découpaient derrière elles de longues projections d’ombres.
La splendeur inutile des mosaïques, les revêtements en marbre de Paros avaient été prodigués dans ce lieu tout noir ; les corridors recevaient de quelques lucernaires pyramidaux une réminiscence du jour, et c’est par là, dit-on, qu’au moyen âge les captifs y étaient plongés. J’en doute d’autant plus que Benvenuto Cellini, qui se vantait à outrance, décrit ces cachots de manière à faire supposer qu’il y fut descendu.
Les geôles modernes, c’est-à-dire des trois derniers siècles, ont été disposées aux étages supérieurs : ce sont des cabanons, petites pièces obscures encadrant une cour oblongue. Ici, à la férocité grandiose de l’arbitraire absolu se substitue la mesquine laideur d’une vilaine institution. On vous montrera les cachots des Cenci, et de bien d’autres ; vous serez convié à frémir sur des prisons qui furent la salle des archives. Mais c’est dans les jolis appartements décorés par l’école de Raphaël qu’il faut chercher la salle où par ordre de Pie IV fut étranglé le cardinal Caraffa, neveu du pape précédent, le jour même où l’on coupait la tête à son frère le prince Paliano.
La pièce où se donna satisfaction sur le neveu de Paul IV une vieille rancune, est dénommée tout naturellement le salon de la Justice : Zuccheri, qui y a figuré les Vertus à la fresque, a doté celle-là de grâces et d’attraits passablement trompeurs. Sur les portes, sur les murs de ces appartements ornés par les soins du cardinal Crispo et naguère occupés par un commandant de place relevant de Napoléon III, des élèves de Jean d’Udine ou de Perino del Vaga ont fait courir d’élégantes arabesques pour encadrer divers traits de l’histoire locale : — or dans ce pays-ci, les chroniques de la cité, c’est l’histoire romaine.
Je visitais cet édifice en
compagnie de quelques
Français, avec le portier-consigne
pour cicerone.
C’était un sergent-major
franc-comtois, qui s’était
bourré dans la tête les
légendes, les traditions du
lieu et qui, ayant dramatisé
le tout à la façon des
mélodrames du boulevard,
démontrait en estropiant
les noms et en faisant
ronfler les r comme les
traîtres de l’Ambigu. Ce
garçon jovial subissait une
idée fixe assez plaisante :
il désirait trouver l’occasion
Porte du palais de Venise. — Dessin de Thérond d’après une photographie.
d’assommer un Anglais,
— un de ces Anglais
qui multiplient les objets
d’art pour s’approvisionner de reliques. — Il s’imaginait
qu’un de ces indiscrets une fois bien rossé, l’exemple
suffirait pour les corriger tous. Il prenait donc
le soin d’égarer çà et là quelques bagatelles d’antiquité,
et quand, après avoir vérifié ses amorces, il
guidait des familles anglaises, il affectait de tourner
le dos ; après quoi il revenait voir si le piége avait
réussi. Et comme rien n’était jamais dérobé, le cerbère
déçu soupirait. Si les larcins présumés de ces
touristes l’exaspéraient, leur honnêteté l’impatientait
bien davantage.
Dans l’ancienne salle des archives, trois énormes coffres-forts, dont l’un, qui remonte à Sixte-Quint, est curieux, servirent de prétexte aux plus singuliers récits.
On nous fit voir au fond d’une niche l’ancienne figure de l’archange taillé par Monteluppo, que Paul III avait dressée sur le faîte du château Saint-Ange, et que le dix-septième siècle a remplacée par le chérubin un peu ramassé et plus prosaïque du Flamand Verschaffelt. Paul III ayant combattu les Turcs et les hérétiques, son archange tirait le glaive : le conciliant et spirituel Benoît XIV, qui s’était attaché à pacifier l’Église, voulut pour symbole un saint Michel rengainant son épée. La statue est plus philosophique d’intention et de forme aussi.
On a placé au château Saint-Ange, dans de longs magasins qui ressemblent à l’entre-pont d’un navire, des provisions d’huile qui, tant les coutumes se perpétuent dans les pays antiques, sont distribuées dans de grandes amphores en argile d’une forme quinze cents fois séculaire, alignées sur deux rangs et encastrées dans du ciment comme chez les boutiquiers de Pompéi.
Mes compagnons, qui m’étaient inconnus, parcouraient tout d’un œil distrait et cheminaient avec l’impatience de la curiosité mise en haleine. « Cela n’est rien encore ! leur répétait de salle en salle notre sous-officier en tirant sa longue moustache rousse ; je vous garde le meilleur pour la fin !… »
Lorsque nous débouchâmes sur la plate-forme de l’édifice d’où l’on a de si beaux points de vue sur la ville, sur Saint-Pierre et le Vatican, sur les huit collines de Rome, sur ses ruines et sur les campagnes, chacun poussa des cris d’extase et l’on confessa que le troupier avait raison. La lumière est si belle, les vastes horizons de la vie éclatent dans une si navrante clarté lorsque l’œil les embrasse au sortir des cachots !
Mais tandis que nous répétions à l’envi les noms de tant de monuments célèbres, ces noms que sur place on aime à faire sonner : « Ce n’est pas tout cela interrompit le sergent-major ; vous allez voir quelque chose de mieux ! » Alors appelant un chien barbet qui nous avait suivis, il lui plaça une baguette en travers de la gueule et les pattes de devant sur la baguette ; puis il le fit se dresser sur les pattes de derrière, il siffla l’air « des Français dedans la Lorraine, » et le caniche se mit à danser.
C’était là le spectacle qui dans la pensée de notre troubadour d’infanterie devait être le couronnement de l’édifice, le bouquet de notre exploration, et remplacer sans désavantage les girandoles de quatre mille cinq cents fusées chacune, qu’autrefois on lançait en bloc de cette terrasse le soir de la Saint-Pierre : gerbe de feu colossale qu’avait imaginée Michel-Ange.
L’invention de notre guerrier est moins ambitieuse ; mais qu’elle est plus militaire, et plus française aussi !
IV
Arc de la Basilique de Constantin. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
Comme il advient à un chasseur par une journée oiseuse de sortir avec son fusil sans même un chien d’arrêt pour guide, et de faire au hasard des battues buissonnières, ainsi m’est-il arrivé souvent, dans ces quartiers de Rome si giboyeux pour le touriste, de battre le pavé sans but, un crayon dans la poche, et de prendre çà et là des notes à la pipée.
Un matin que les tempêtes avaient empêché l’arrivée des courriers de la France, m’étant mis tristement en campagne sans autre intention que de n’aller nulle part, je trouvai dès le bas de ma rue montueuse de Capo le Dase, l’occasion de griffonner ce qui suit : « Lorsqu’une funzione doit amener dans une église le peuple et les cardinaux, vite on cachera le porphyre, les jaspes, le porta-santa, le cipolin, les granits africains sous des enveloppes de calicot rouge ou bleu ; aux plus précieuses colonnes de l’antiquité on passera des pantalons de percale jaune. N’est-ce pas comme si, pour recevoir des rois au musée du Vatican, on habillait l’Apollon en garçon limonadier et Vénus en demoiselle de comptoir ? J’ai vu la nef de Sant’-Andrea delle Fratte travestie de la sorte et les Romains se trémousser d’aise, tandis que je croyais entrer dans la boutique des Deux-Magots. »
Ce mauvais goût est propre au menu clergé de tous les pays. Il n’offusqua si fort, que sans chercher parmi toute cette rouennerie la Vierge miraculeuse qui opéra la conversion de l’abbé Ratisbonne, d’une traite je refluai jusqu’au Corso, où m’attendait à quelques pas une impression difficile à oublier. Deux mois auparavant, quand j’étais à Naples, je dînais presque chaque jour en compagnie d’une jeune dame romaine, Française d’origine, parlant plusieurs langues et douée d’un aimable esprit. C’était la marquise Capranica, belle sœur de la Ristori, qui a épousé un cadet des Capranica, le marquis del Grillo. La santé de ma commensale était mauvaise ; la nuit je l’entendais tousser, car sa chambre touchait à la mienne.
Intérieur de la Basilique de Constantin. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
J’étais loin de penser à cette dame, lorsque, entraîné dans l’évolution d’une foule qui envahissait le Corso, j’arrivai juste à temps pour voir défiler une procession de prêtres et de moines avec des cierges.
Entre ces religieux et une suite de voitures armoriées complétement vides, deux rangs de porteurs élevaient sur leurs épaules un cataletto où reposait à visage découvert, dans ses atours et drapée sous les plis d’une robe de moire bouton-d’or, une morte qu’entouraient avec des torches ses valets en grande livrée. Je reconnus ma pauvre voisine, la marquise Capranica que j’avais vue si enjouée et si peu asservie aux roideurs de l’étiquette. La pompe accoutumée de ces obsèques avait imprimé sa majesté sur ce visage défait.
Les Capranica sont anciens ; un cardinal de cette maison institua jadis le collége Capranica qui a baptisé une place et un théâtre.
Lorsqu’un prince ou une princesse de Rome viennent à décéder, on revêt le défunt de ses habits de cérémonie et on l’étend sur un lit de parade, sous le baldaquin de son trône où le corps reste exposé au milieu d’une constellation de cierges à la sensibilité du populaire. Vous ne serez point édifié comme on l’est dans nos contrées par la tendresse assidue des proches, par leur empressement autour d’un moribond. À Rome, dans presque toute l’Italie, quand un malade est à toute extrémité, la famille s’enfuit de la maison : un mari, une femme aimée, un père, un aïeul meurent dans l’abandon ; leurs derniers regards ne rencontrent que des visages indifférents ou mercenaires. Cette coutume, qui en dit long sur la religion réelle du peuple de Rome, a pour origine la crainte un peu païenne des mauvais sorts : ils s’imaginent que les agonisants ont le mauvais œil. On n’accompagne donc point au cimetière le convoi de ses amis ni de ses parents ; le cortége, un cortége d’apparat (plus décent à Rome qu’en Toscane où le soir, emportés à la lueur des torches, les morts courent si vite), n’est recruté que parmi les ordres religieux et les affiliés des confréries, masqués sous leurs cagoules percées de deux trous. Il s’y joint les valets, les voitures du défunt, ses chevaux s’il en a, et ses chiens probablement si le cœur les y porte.
Rien de plus léger que les âmes à passions démonstratives et violentes. Quand les Romains sont atteints par une affliction, ils se hâtent d’y appliquer les dérivatifs et de se balayer l’estomac. Un jour que j’accompagnais un de mes amis à une trattoria où se trouvaient réunis l’hôte et l’hôtesse, avec deux fillettes déjà nubiles, mon compagnon s’informa du motif pour lequel, la veille, on avait tenu la maison fermée. « Hélas, répondit le père, on portait notre fils au tombeau ; nous sommes très-affligés ! »
Pendant que mon ami débitait les formules accoutumées de la condoléances, survient un garçon apothicaire avec quatre petites fioles qu’il aligne sur le comptoir et, tandis que le père, la mère et les deux filles prennent chacun la sienne, la patronne de case nous dit sur un ton pathétique : « Est-ce trop d’un petit purgatif pour de si grandes douleurs ? »
Ils les secouent, les douleurs, avec beaucoup de vaillance. Je me souviens que, le soir des obsèques d’un père de famille, je vis la veuve et les deux filles se requinquer pour sortir. « Pauvres petites ! me dit la mère, elles ont tant pleuré qu’il faut les distraire un peu. Moi, je ne le fais qu’à cause d’elles… »
Elle les conduisait au spectacle.
Ces gens ont le chagrin tellement dévergondé que, s’il fallait en prolonger l’impression, leurs forces n’y résisteraient pas. La mélancolie leur est inconnue : ils ne traîneraient pas même tout le jour un souvenir à l’état fixe, comme j’emportai jusqu’au soir l’apparition funèbre de la marquise Capranica.
… Le voisinage de Saint-Marc donne au palais de Venise, à l’angle duquel je débouchai, une telle couleur locale, que j’ai vu nombre de gens admirer avec candeur ce remarquable échantillon de l’architecture vénitienne. L’austère et lourd palais, avec sa façade sobre et ses créneaux, est un édifice purement florentin, et d’une belle époque ; l’église, monument de même souche, a été rajeunie à la romaine. L’un et l’autre ont été édifiés en 1468, non par Julien de Maiano comme le dit Vasari, mais, ainsi qu’il résulte d’une chronique contemporaine que Muratori a citée, par un Francesco, de Borgo San-Sepolcro. Mino da Fiesole a fait, dit-on, presque toutes les sculptures ; il est permis d’en douter.
Le pape Paul II, qui se nommait Barbo et qui était originaire de Venise, fit reconstruire l’église que Grégoire IV avait déjà rebâtie en 833, et qu’avait fondée vers l’an 336 le pape saint Marc en l’honneur de l’évangéliste son patron. Paul II ne pouvait se passer d’avoir une belle église fraîchement décorée à proximité d’un palais où il habita, et ou séjournèrent plus ou moins après lui dix-neuf pontifes. C’est à un désir si naturel que fut sacrifié l’oratoire de Grégoire IV, dont on respecta pourtant la tribuna, à raison de sa mosaïque du neuvième siècle qui a pour prédelle l’agneau symbolique avec ses douze brebis, mais qui d’ailleurs est petitement sauvage. Le porche de ce temple est gracieux ; la porte est un morceau exquis.
Un prêche avait attiré dans l’église nombre de femmes. Il faisait bon les voir accroupies, ou adossées à quelque pilier, la tête encapuchonnée, les yeux élevés et attentifs comme les saintes femmes d’une vieille peinture. On sait qu’il est interdit au sexe de pénétrer tête nue dans les nefs, à Rome où les femmes de tout âge sortent sans coiffe, même en hiver. Pour entrer à la messe ou aux funzione, elles se font donc une capuche de leur châle ou un turban avec leur mouchoir. Cette prescription remonte à la primitive Église ; je crois même que saint Paul dit quelque chose à ce sujet.
Le palais Barbo a coûté cher aux amis de l’antiquité : pour en élever les murs on a puisé des matériaux tout dégrossis dans le Colisée, traité comme une carrière. Charles VIII a habité ce palais en 1494, lorsqu’il s’en allait en guerre au royaume de Naples. C’est Pie IV et non Clément VIII (Aldobrandini) qui a cédé cette résidence à la République vénitienne, pour la récompenser d’avoir la première reçu le concile de Trente. Elle installa donc ses ambassadeurs dans le palais ; puis lorsque les Autrichiens prirent possession des provinces lombardo-vénitiennes, le palais de Venise leur fut annexé par droit de conquête et ils y ont établi leur légation.
Remarquez qu’à Rome les désignations qui consacrent de tels souvenirs ne sont pas sujettes à changer au gré des passions ni des circonstances. Pendant que chez nous tant de rues, tant de monuments ont été débaptisés, consécration souvent de la publique ingratitude, ce palais a gardé son lion ailé et son nom primitif : l’ambassadeur d’Autriche était resté l’hôte de la République. Comme les Allemands l’avaient acquis avec le territoire de Venise, de même, si je ne m’abuse, ils auraient dû le restituer en rendant cette province ; car c’est au diocèse et à l’État de Venise que les papes l’ont donné.
En continuant ma promenade, je découvris, au côté
droit d’une cour située dans une ruelle qui va de Saint-Marc
au Capitole, un énorme Christ en croix d’une
sculpture grossière quoique assez moderne, remarquable
par cette particularité que, du mamelon en relief où
l’arbre est planté et qui représente le Calvaire, émerge
Temple de Nerva. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.
d’une crevasse, non-seulement la tête de mort traditionnelle,
mais les vertèbres et le poitrail d’un squelette
qui semble chercher une issue. Je ne pense pas
avoir vu ailleurs une interprétation si formelle de la
tradition peu connue des églises d’Orient, d’où nous
est venue la coutume de placer une tête de mort au
pied du crucifix. Nombre de casuistes y voient tout
simplement une allusion à cette idée que le Christ
a vaincu la mort : une métaphore n’aurait pas suffi
pour déterminer un usage si constant.
Suivant les légendes des patriarcats orientaux recueillies par les Grecs, notre premier père banni de l’éden est venu habiter le lieu où depuis s’est élevée Jérusalem, et par suite, c’est au mont Golgotha qu’Adam aurait été enterré. — De là le surnom de Calvaire qui signifie crâne, donné à cette colline qui a recouvert la dépouille du vieil homme jusqu’à la mort du Christ. Mais le jour où par son sanglant holocauste le second Adam a racheté le péché du premier homme, à l’heure même où Jésus expirait sur la croix, tandis que la terre s’entr’ouvrait, Adam délivré s’échappa de son sépulcre. C’est pour rappeler cette tradition que les Orientaux ont pris la coutume de placer au pied de la croix ce crâne symbolique qui dénomme le Calvaire et constate la sépulture d’Adam : l’emblème de la première mort, conséquence du péché, sous le symbole de la rédemption, source de l’éternelle vie.
Comme il faut prendre un peu de repos, en arrivant
sur la place Trajane, j’entrai à Sainte-Marie de Lorette,
cette petite église octogone dont Antonio de San-Gallo
a coiffé la coupole d’une si jolie lanterne, et je
vins faire une visite à la sainte Suzanne de François
Forum Palladium ou Transitorium. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.
Duquesnoy, une des statues les plus exquises que le
dix-septième siècle ait produites. Lajeunesse, la beauté
du modèle, la finesse moelleuse de l’exécution font aimer
cette adorable figure, et son charme n’est pas tellement
austère ni mystique que l’on ne puisse s’asseoir
un bon moment devant la bienheureuse femme,
en l’humanisant à la portee de nos poésies selon le
siècle.
Au fond de l’Italie un artiste des Flandres devient un compatriote. Les souvenirs d’une existence amère contribuent à rendre plus touchante cette aspiration d’un homme qui traversa la misère soutenu par l’amitié du Poussin, d’un sculpteur qui s’inspira des peintres de Venise, d’un artiste que le Bernin et sa coterie ont replonge dans la détresse, et qui avait enfin trouvé un port, Fhospítalité du roi de France, lors »
propre frère, Jérôme Duquesnoy.
Comme son aîné, ce Jérôme excellait à pétrir des chérubins et des anges. De retour dans sa patrie dix ans après la mort de François, il y fut, pour des infamies qu’on punissait alors comme des crimes, condamné à être brûlé vif : c’est alors qu’au milieu des tortures il fit l’aveu de son fratricide.
Le chef-d’œuvre de l’estimable Duquesnoy me rappela qu’à gauche de la voie Sacrée la petite église de Sainte-Françoise Romaine conserve un ouvrage d’un artiste français. J’allai donc jusque-là par cette avenue de petits arbres bêtes, mal nourris d’un amas de décombres qu’il faudrait enlever, et qui, sans me répartir beaucoup d’ombre par le soleil ardent de cette vêprée, interceptaient le cadre de la nécropole.
Ce n’est pas pour vanter les sculptures dessinées par le Bernin sur le tombeau de sainte Françoise, dame romaine du quinzième siècle qui sous le titre d’oblates a institué des béguines à Rome, que je mentionnerai cette petite église, ni pour signaler la tombe de notre compatriote Grégoire XI qui a réintégré le siége pontifical à Rome après soixante-douze ans d’exil dans le Comtat : je me bornerai à recommander quelques objets intéressants qu’on s’abstient de chercher, et dont les Guides ne parlent point. C’est tout d’abord, derrière le maître-autel, une mosaïque du dixième siècle qui représente la Vierge entourée de quatre saints séparés entre eux par des cintres et des colonnes ; au transept de gauche, deux tableaux attribués au Pérugin : l’un est de l’école du Francia ; l’autre pourrait bien provenir d’un maître assez rare, Gerino da Pistoja.
Donnons une honorable mention à une bonne toile de notre compatriote Pierre Subleyras, natif d’Uzès. Elle décore l’autel d’une des chapelles et représente Saint Placide ressuscitant un enfant ; conception très-religieuse, d’un grand aspect, d’un effet saisissant et que Lesueur aurait pu signer. Le Louvre possède, si je ne me trompe, une réduction de cette composition ; mais la pensée du maître y est bien refroidie. — Je me rappelle aussi la belle figure équestre en bas-relief d’un condottiere padouan du quinzième siècle, dont la sépulture a été décorée par un Florentin.
Les ombres qui enveloppaient le Palatin, les rayons de pourpre qui frappaient les édifices de la pente Esquiline m’avertirent que les heures avaient passé comme des songes. Dans l’involontaire et complet oubli de soi-même, qu’avec légèreté dans Rome on accepte la solitude ! Visiter sans compagnons certains foyers de la vie actuelle, ambitieuse, active et bruyante, tels que Londres ou Paris, serait une attristante épreuve. Au bord du Tibre où le siècle présent détache de si rares éclaireurs, l’esprit se laisse entraîner dans le passé, où la mesure du temps disparaît. C’est ici qu’il faut boire les consolations du Léthé, sous ce portique du monde futur édifié par les âges d’autrefois. Quel refuge pour les naufragés de la gloire, pour les dégoûtés de nos doctrines changeantes, pour les raisons excédées de la malfaisance humaine, pour les nobles ambitions trahies, pour les dévouements saturés d’ingratitude ! Le beau lieu d’attente pour se disposer par l’oubli d’exister au passage de la mort, pour s’engager à elle doucement, par l’attrait des fréquentations dont elle vous environne en cet Élysée !
Des tertres qui entourent la via Sacra, je regardais défiler ces ombres sur le pavé de la plus ancienne rue de l’Europe : elle porte ce nom en mémoire des sacrifices propitiatoires célébrés par Tatius et Romulus au pied du Capitole. Et cherchant à embrasser dans un coup d’œil d’ensemble ces espaces tant renommés du vallon compris entre le Palatin, l’Esquilin et le Cœlius, mieux que jamais j’admirais dans son ensemble la richesse de ce cadre historique. C’est un beau fond de tableau pour les colonnades du Forum, que le Tabularium capitolin de Sylla, que le temple d’Antonin et de Faustine, la basilique de Constantin, l’abside de Vénus et Rome, l’arc de Titus et le Colisée.
Antonin et Faustine, avec sa cella en travertin couronnée de cette frise où courent des griffons séparés par des candélabres et des vases, ce temple dont les colonnes, les plus grands monolithes en cipollin que l’on connaisse, ont pour diadème un entablement d’énormes blocs de Carrare, cet édifice païen, dans ses bras robustes que le temps a revêtus d’une teinte métallique, étreint une nef d’église posée là comme dans une corbeille de bronze. Ceux qui l’y ont mise l’ont laissée sous l’enseigne de Faustine et d’Antonin par respect pour une belle inscription du second siècle ; le peuple a payé son tribut à l’art des aïeux en caractérisant d’un mot cette paroisse : il la nomme San Lorenzo in miranda.
Les colonnes de l’hexastyle n’ont pas moins de quarante-trois pieds ; elles sont enterrées aujourd’hui d’environ cinq mètres : sous les empereurs, on montait vingt et un degrés pour arriver au temple…
Lorsqu’on a dépassé le monument des fondateurs de Rome aux pieds desquels on avait, juste hommage, étalé le plan gravé de la grande ville qu’ils avaient créée, plan dont les débris sont au Capitole, lorsqu’en faveur de ses mosaïques on a pardonné à saint Cosme de s’être logé chez Romulus, on arrive devant trois hautes et larges absides où l’œil cherche comme au seuil de trois cavernes à percer les ténèbres, et que le vulgaire appelle : les Arcs de la Paix.
Les restes de cet édifice, dont le plan échappe au premier abord, sont tellement massifs et trapus, qu’on se méprendrait sur leur élévation si les gens du quartier, qui ont frayé un sentier de biais sous ces nefs, ne vous donnaient une fréquente occasion de comparer au volume des blocs, ainsi que des soubassements épars de la portion croulée, les lilliputiennes proportions d’un passant.
Au douzième siècle, quand les trouvères, eux qui n’avaient vu que les œuvres de Charlemagne, plaçaient parmi les assonances des romans de chevalerie un de ces monuments de la puissance romaine, ils en attribuaient la fondation à des génies de l’abîme ou à des géants de souche sarrasinoise. Les voûtes ont plus de soixante pieds d’envergure ; les corniches de marbre cubent d’effrayantes épaisseurs et pesaient des milliers.
De tout temps ces ruines et le mystère qui s’y attache ont occupé l’imagination populaire. Quelques auteurs depuis le quinzième siècle ont cru reconnaître un temple à la Paix érigé par Vespasien : une inscription du Capitole relevée dans le voisinage avait donné lieu à cette supposition qui n’est plus soutenable. Les caractères de l’architecture, le plan qui est celui d’une basilique, le témoignage des annalistes, les marques dont sont estampillées les briques employées dans la construction, tout dénote qu’elle est postérieure et doit être attribuée au compétiteur de Constantin, à ce Maxence qui eut le triple tort d’être battu, d’avoir mérité de l’être et de n’avoir rien compris aux idées de son temps. Lorsque ce dévot réfractaire du culte de Vénus et de Silène eut succombé au pont Milvius avec la religion de ses aïeux, le sénat consacra au vainqueur la basilique du vaincu, ce qui ne manque pas de faire un sénat bien appris. Un auteur anonyme nous conte que Domitien avait autrefois placé là, sous le nom d’Horrea piperatoria, le bazar des produits de l’Orient qui, suivant Gallien et Dion, fut incendié l’an 191. Rufin, Aurelius Victor, l’auteur anonyme de la Notice de l’Empire confirment la situation près la voie Sacrée de la basilique de Constantin.
Les annalistes chrétiens tiennent encore pour le nom
d’Arco della Pace : ils admettent, d’après Suétone, Josèphe,
Pline, et il le faut bien, qu’un temple de la
Paix a été brûlé sous le règne de Commode ; mais
c’est là qu’ils le placent, en ajoutant qu’alors ce n’était
Bas-relief de l’Arc de Titus. Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
plus déjà qu’une ruine. La construction primitive, ils
l’attribuent à Auguste, après la paix d’Actium. Lorsqu’il
eut achevé, disent-ils, cet énorme et solide édifice,
l’empereur consultant les dieux leur demanda
combien de temps subsisterait son œuvre. Et l’oracle
répondit : « Jusqu’à ce qu’une vierge enfante ! — Quoadusque
virgo pariat ! »
Octave en augura que cet emblème du nouvel empire durerait toujours. Mais la nuit où naquit l’enfant-Dieu, le temple de la Paix s’écroula.
Cette tradition m’en rappelle une autre qui rend à la première une certaine valeur en nous montrant à propos de Vespasien qui arrivait de Jérusalem quand il fut élevé à l’empire, une prophétie relative au Christ attestée naïvement par Suétone : « C’était une ancienne et constante croyance accréditée dans tout l’Orient, que les destins appelleraient vers ce temps-là des hommes partis de la Judée à dominer le monde. Les Juifs s’attribuaient la gloire de cet oracle : il regardait Vespasien ; l’événement l’a prouvé… »
Dans ces quartiers il semble que la ville antique se prolonge indéfiniment. Au fond d’une rue, un peu avant la Basilique, on voit se profiler, captives dans un fossé, les colonnes du temple de Nerva adossées à un mur en très-grand appareil, qui barre la voie et qui est percé d’une arche énorme par où l’on communiquait avec un forum qui porte plusieurs noms. On l’appelle Transitorium parce qu’il fallait le traverser pour monter aux trois collines qui le dominent, Forum de Nerva parce que Trajan l’avait édifié à son père, et Forum Palladium parce que les Colonnate, restes, disent quelques-uns, d’un temple à Minerve érigé la par Domitien, portent sur leurs fûts cannelés, inhumés aux deux tiers, une figure de Pallas couronnant le bel entablement d’un attique. La frise a des bas-reliefs d’un travail charmant, mais très-endommagés. Au-dessous de ces marbres, de ces reliefs, de ces feuillages d’acanthe et de laurier, un boulanger à son échoppe et son four.
Le forum de Nerva me rappelle un trait fort admiré dans les colléges et qui s’est passé en ce lieu-là. Un courtisan, Vetronius Turinus, trafiquait de l’amitié du prince et tenait débit des faveurs impériales. Alexandre-Sévère fit humecter et allumer des bottes, dans la fumée desquelles on étouffa Vetronius tandis qu’un héraut criait : « La fumée punit qui a vendu de la fumée ! » Cet empereur avait été élevé par sa mère dans certaines allures de pédanterie.
Si l’on s’égare dans ces parages en prenant sur la gauche la via Alessandrina, on retrouve, mais plus élevée, à l’angle d’une ruelle qui grimpe et tourne, cette énorme muraille que nous avons traversée à la via Bonnella sous la poterne Pantani. Les blocs de péperin dont elle est bâtie sont assemblés sans ciment et liés avec des crampons de bois ; la structure, la direction, les détours de cette espèce d’enceinte, plus ancienne évidemment que les Césars, propose aux antiquaires un problème sans solution. Un peu plus loin, à la salita del Grillo, autre mystère : les débris d’un hémicyle avec des boutiques ou tabernæ pavées de mosaïques, marbre et basalte. Les briques datent, dit-on, du règne de Trajan ; mais peut-être n’est-ce qu’un rhabillage : quelques écrivains ont dénommé cela les Thermes de Paul-Émile. Ce que c’est, on le saurait peut-être si les alentours étaient déblayés. Toute cette région de la ville, une des plus pauvres, une de celles où la civilisation enfouie soulève les rues modernes, tout ce quartier, de la tour des Conti jusqu’au temple de Vénus et Rome, est aussi attachant que mystérieux.
De ce dernier monument, qui fait face au Colisée
dans le prolongement du Palatin à la hauteur de la
Summa via Sacra, il reste de gros blocs sur lesquels
s’appliquent les dépendances de Sainte-Françoise Romaine
Bas-relief de l’Arc de Titus. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
et, au milieu de ce massif de constructions hérissées
de plantes pariétaires, l’excavation d’une abside,
section verticale qui laisse voir un dessin de
médaillons entre des compartiments losangés.
Rome issue d’un fils de Vénus revendiquait la déesse pour aïeule, et l’empereur Adrien qui lui dédia ce temple bâti sur l’atrium de la maison de Néron pensait sans doute expier par cette offrande des amours abominés des Dieux. Dion Cassius a fixé l’emplacement du monument que, suivant Victor, Maxence a reconstruit ou réparé. C’était un bel édifice — pseudo-diptère, écrit Vitruve : il désigne ainsi les temples ayant deux rangs de colonnes à chaque façade avec un seul rang sur les côtés. Celui-ci était vaste, — trois cent quarante pieds de long ; les matériaux étaient énormes : colonnes cannelées d’une toise de diamètre, revêtements en marbre de près de six pieds d’épaisseur, etc… Un des signes de la barbarie naissante, c’est ce genre de luxe et cet excès de proportions qui ne vise plus qu’à étonner.
Mais ce qui contribue par excellence à embellir ces solitudes bâties, où depuis tant de siècles chacun a été en pèlerinage et où l’on ne rencontre personne, ce qui, ajoutant les prestiges de l’art aux vieux documents de pierre, prête un si grand charme aux horizons de la voie Sacrée, ce sont les arcs de triomphe qui ont servi de modèles à tant d’édifices votifs. Comme la coutume des triomphes, ces arcs-voûtes sont d’origine romaine. Le plus ancien fut élevé l’an 634, deux ans après la mort de Caius Gracchus, en l’honneur d’un Fabius qui avait battu les Allobroges. Les trois types les plus splendides de ce genre de construction se trouvent à peu de distance l’un de l’autre, le long de la voie par où passaient les triomphateurs.
À force de les rencontrer chaque jour comme les ornements d’un tableau trop saisissant pour qu’on descende à l’analyse, à force de passer sous ces arcs et de les voir, on oublie presque de les regarder. Quelle merveille encore que le moindre des trois ! C’est celui de Septime-Sévère, qui marque l’ancien niveau du Forum au pied des marches du temple de la Concorde. Il était surmonté d’un char à six chevaux où l’on voyait l’empereur assis entre ses deux fils. Au front du bâtiment, une longue et belle inscription en raconte la dédicace, document doublement célèbre depuis que Caracalla, ayant assassiné Geta son frère, fit rayer son nom et tout ce qui le concernait. Le marbre martelé, creusé, mal repoli, les caractères nouveaux entaillés après coup, tout cela semble d’hier.
C’est pour célébrer les victoires de l’empereur sur les Parthes, sur les Arabes et autres peuples de l’Orient, qu’a été érigé cet arc triomphal à une époque où l’art avait dégénéré. On a tant proclamé cette décadence, que maint touriste passe avec dédain devant les bas-reliefs de la fin du second siècle. Ils n’ont plus la pureté de lignes, ni la pureté de style du temps des Flaviens ; mais en dépit d’une certaine lourdeur, on y démêle un caractère de réalité qui les rend expressifs. Les types de race observés avec une sagacité sincère sont à mes yeux plus intéressants que s’ils restituaient avec moins de naïveté, en se rapprochant mieux des formes hellénisées de la beauté antique, les visages, les attitudes, la conformation des populations de l’extrême Asie. Au soubassement d’une des quatre colonnes qui portent la corniche, il y a trois chefs captifs coiffés du bonnet phrygien, enchaînés, sauvages et pleins de honte qui, en dépit des injures du temps, m’ont paru très-beaux.
Ce que j’avais précédemment exploré, et avec une curiosité impatiente, c’est l’arc de Titus. Quel effet adorable produit, de trois à quatre points de vue différents, ce bel arc à une seule porte, élancé, robuste en son ensemble, exquis en son détail et qui, vu de loin, a pour ornement principal les grandes lettres de son inscription ! On la déchiffre sans peine du bout de la voie Sacrée, au culmen de laquelle se profile dans le ciel bleu cette noble bâtisse, toute en cubes énormes d’un marbre pentélique qui rougit aux feux du soleil, et que les ombres refroidissent d’un reflet glauque.
Pourquoi nos architectes qui établissent parfois en lettres étiques illisibles, comme à notre église de la Trinité, ou en caractères de boutique comme à l’Opéra, des inscriptions mensongères pour faire croire, par exemple, qu’un théâtre est une Académie où l’on fait des poëmes et ou l’on écrit des traités sur la danse, pourquoi nos édiles ne s’inspirent-ils pas des intelligentes et lisibles inscriptions de l’antiquité ? Plus nous remontons près du siècle d’Auguste, plus elles sont tracées en grandes lettres. Ces gens de haute raison avaient compris que l’œil doit trouver sa pleine satisfaction à tout ce qui lui est offert, et que les caractères d’écriture, arabesque parlante qui anime et meuble une surface, doivent être lus du point de recul où le monument sera contemplé dans son ensemble. Et que portaient-elles, ces inscriptions ? Elles contenaient la dédicace, l’histoire, et non l’enseigne oiseuse de l’édifice. Ils ont écrit sur l’attique de l’arc de Titus :
POPVLVSQ VEROMANVS
DIVOTITODIVIVESPASIANIF.
VESPASIANOAVGVSTO.
Sur l’autre face ils ont résumé dans un sommaire la prise de Jérusalem et la soumission de la Judée. Dix-sept cents ans et plus se sont écoulés depuis que Domitien a dédié cet arc triomphal à son frère et à leur père Vespasien. « Divo Tito » confirme que l’œuvre fut parachevée après la mort de Titus.
Avec ses quatre colonnes engagées d’ordre composite sur une mignonne architrave, avec sa simple frise qui porte une corniche si belle et le riche encadrement du cintre sur de larges impostes, avec sa clef de voûte et les victoires élancées qui planent sur l’un et l’autre tympan, l’arc de Titus, précieux par les matériaux autant que par le style rose et blanc de sa jeunesse éternelle et solidement assis sur l’antique dallage de la voie Sacrée, l’arc de Titus est un des purs joyaux du premier siècle.
L’âge si bien constaté de ce modèle a accrédité dans nos écoles d’architecture l’opinion que les arcs à trois portes sont postérieurs à ceux qui n’en ont qu’une et que cette dérogation à la primitive simplicité marque déjà une décadence. Un numismate expert m’a montré une médaille de la quatorzième année du règne d’Auguste, au revers de laquelle est gravé un arc triomphal à trois portes. Il serait aisé de multiplier ces exemples.
Sur l’inscription de l’arc de Titus qui regarde le Capitole on remarque, donné à Vespasien, le titre Pontifex Maximus dont les papes ont hérité : il prend, à l’arc de Titus, une mystique signification. En envoyant son fils détruire la ville et le temple de la Loi ancienne, le Souverain Pontife Vespasien accomplissait les prophéties de la sainte Écriture.
Cette notice lapidaire nous prouve aussi, vérité restituée par les bons et récents travaux de M. de Saulcy, que le dernier siècle a trop déprécié la valeur du peuple d’Israël : on fait honneur à Titus d’avoir « dompté la nation des Juifs et détruit la ville de Jérusalem, vainement attaquée ou assiégée avant lui par les généraux, les rois et les nations. »
La voussure de l’arcade est, dans son épaisseur, décorée de rosaces en saillie sur des caissons très-ornés formant des cadres à plusieurs moulures ; le tout cerné de ravissantes arabesques. Au-dessous de l’imposte, de grands bas-reliefs, morceaux précieux entre tous, représentent le cortége triomphal si bien connu par le curieux récit de l’historien Josèphe. On voit le vainqueur au milieu de ses troupes, debout sur un quadrige, en tunique triomphale, tenant d’une main une palme, de l’autre le sceptre, et couronné par une Victoire, mutilée par malheur comme le visage de Titus que les Juifs se sont plu à lapider. Son costume était celui de Jupiter Capitolin ; son visage et ses bras, rapporte Josèphe, étaient enduits de vermillon. Dans le bas-relief placé en face défilent, sur des brancards que portent les légionnaires coiffés de laurier, les dépouilles de la nation subjuguée : on y reconnaît la Table des pains de Proposition qui était d’or massif, les trompettes du Jubilé, et le chandelier d’or aux sept branches du temple de Salomon, tant de fois copié sur ce monument qui seul en a transmis la forme. À la suite des Tables de la Loi marchait pieds nus dans une robe noire le chef des Israélites, Symon fils de Gioras. Comme exécution, comme finesse et comme dessin, ces bas-reliefs, hélas trop endommagés, se classent entre les plus parfaits que l’antiquité ait laissés en Italie. Ils démontrent la véracité de Flavius-Josèphe, et ce dernier atteste la fidélité des sculpteurs.
Ces lieux-là sont remplis du malheur des Juifs. L’arc de Titus est au pied du Palatin qui garda leurs dépouilles et d’où était parti l’ordre de les exterminer ; sur les sculptures on voit traînés au Capitole les captifs d’Israël ; à quelques pas s’élève le Colisée où Titus les fit travailler comme manœuvres, en tel nombre et si durement que, selon Cassiodore, plus de douze mille d’entre eux succombèrent à la peine. Peu d’années après, Domitien épuisé d’argent par ses prodigalités les écrasa d’impôts, perçus avec tant de rigueur, que Suétone en son enfance vit un collecteur faire visiter publiquement un vieillard nonagénaire, pour vérifier s’il n’était pas circoncis. Rome, à cette époque, n’hébergeait pas moins de soixante-dix mille Israélites.
Comme j’étais à examiner les sculptures de l’arc triomphal, j’entends des cris féminins, gutturaux, furibonds, et je vois à quelques pas sur la voie Sacrée une enfant rousse à chevelure ébouriffée qui s’avançait sous l’arcade, comme intimidée et combattue. C’était, je le compris, une petite Juive ; les clameurs qui m’avaient distrait provenaient d’un sentier que les enfants d’Israël se sont frayé entre le revers du Palatin et l’arc de Titus. L’enfant s’était aventurée loin de sa mère apparemment, et celle-ci dans une langue inintelligible pour moi l’adjurait avec furie de ne point passer sous cette arche maudite. J’allai prendre par la main la petite fille que tentait la désobéissance, et la femme m’aperçut. C’était une vieille, une aïeule apparemment : persuadée que comme chrétien je devais lui vouloir mal et comme Français être espiègle, elle tourna sur moi sa fureur. Les yeux injectés, sur des pommettes briquetées et saillantes que séparait un nez crochu, la lèvre frémissante et mouillée, le geste rendu plus sinistre par des bras de squelette, agitant ses guenilles pendantes et les restes d’une chevelure dévastée, cette fille de Jacob m’accabla des plus violentes malédictions que l’on puisse ouïr sans les comprendre.
L’enfant cherchait toujours à m’entraîner sous l’arcade : je lui fis rebrousser chemin et tournant l’angle du monument, je la rendis à sa grand-mère dont le courroux baissa par degrés, comme les bouillons d’un vase qu’on a retiré du feu.
Jamais un Juif ne passe sous l’arc de Titus.
Je redescendis lentement le clivus oriental de la voie Sacrée entre les ruines de ces boutiques où Horace a peut-être acheté quelque chose, jusqu’à l’endroit où devant la Meta sudans on énumère autour de soi, en partant de sa gauche, le temple de Vénus et Rome, le bout des thermes de Titus, le Colisée, une échappée des terrassements de Claude sur le Cœlius et, sur la droite, un troisième édifice triomphal, l’arc de Constantin, entrée du vallon qui conduisait à la voie Appienne.
Après m’être attaché plus que de coutume aux arcs de Titus et de Septime-Sévère, il me parut à propos de les comparer au troisième, qui est, comme celui de Septime, à trois arcades ouvertes. C’est l’arc de Constantin, qui produit l’impression la plus vive ; on l’admire avant d’avoir rien analysé. Peut-être manque-t-il un peu d’épaisseur ; mais de face, il séduit par sa grandeur, par l’accord des proportions, par la belle ordonnance de ses dispositions principales. C’est le plus beau des trois ! s’écrieront presque tous les voyageurs ; mais il n’en est guère qui auront examiné les détails assez pour s’en souvenir. Voilà son seul défaut : l’abus des richesses ; il n’incline à la décadence que par le parti pris d’amonceler des merveilles. Ce qu’il y a là de figures exquises, de groupes charmants, de bas reliefs formant des tableaux composés de main de maître, ne saurait s’énumérer.
Mais ce n’est pas pour célébrer les défaites de Licinius et de Maxence que furent sculptés tant de chefs d’œuvre. Deux siècles avant Constantin, le sénat et le peuple avaient voulu honorer un souverain adoré, l’empereur Trajan. Le désir de mettre en lumière tant de faits glorieux avait inspiré aux artistes ce plan qui multiplie les compartiments sur les façades, qui admet outre de triples frises sculptées, huit médaillons, huit autres bas-reliefs carrés de chaque côté de l’inscription sur les attiques, plusieurs sujets aux soubassements des piliers ainsi qu’aux épaisseurs de l’arc ; enfin huit statues de rois captifs pour continuer, adossées aux pilastres sur la corniche, les huit colonnes cannelées en jaune antique qui portent l’entablement. Cette complication, objectent les puristes, est l’indice d’une altération de goût. J’y verrais plus volontiers un indice d’enthousiasme pour un héros dont on voulait mettre toute la gloire en évidence, à un moment ou le Panégyrique de Pline était dans toutes les mains.
On s’accorde à considérer les dix-huit principaux bas-reliefs de l’arc constantinien (les trois quarts de l’œuvre) comme ayant été travaillés pour célébrer sur un arc antérieur : l’Entrée de Trajan à Rome, les Restaurations de la via Appia, les Distributions de vivres à l’armée, les Triomphes sur le roi d’Arménie et sur Décébale, roi des Daces, la Proclamation d’un nouveau roi des Parthes, la Conspiration de Décébale déjouée, divers Sacrifices aux dieux, etc., etc. — Ces assertions sont incontestables ; mais ce qui ne l’est pas moins et ce qui paraît avoir échappé, c’est que l’arc de Trajan, pour que tant d’éléments d’une forme si particulière aient pu s’y adapter, devait avoir et les dimensions et les dispositions exactes du monument actuel attribué à la période constantinienne. Il est donc naturel d’admettre que le gros œuvre de l’édifice appartient au même siècle qu’une décoration si considérable, car les huit colonnes avec leurs bases et les huit statues qui les surmontent sont reconnues pour dater de la première époque. On sera conduit à admettre de même qu’en changeant au quatrième siècle la destination de l’arc de Trajan pour en faire honneur à un autre prince, — ce qui est là une décadence morale, — les gens se seront bornés à compléter, à refaire ce qui avait été détruit, à remplacer peut-être quelques morceaux.
Les statues en marbre violet des rois vaincus sont très-belles ; mais les têtes, enlevées, dit-on, par un neveu de Clément VII, ont été refaites par P. Bracci sous Clément XII.
Une des inscriptions offre à propos de Maxence cette indication d’un style inusité : Constantin l’a défait « instinctu divininatis ; » mais la croix ne figure point aux bas-reliefs.
Arc de Septime-Sévère. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.
Splendide monument de l’art antique à la fin du premier siècle, l’arc constantinien, comparable comme importance et comme perfection à la seule colonne Trajane, offre un genre de mérite que nul arc triomphal ne possède au même degré. Je n’en connais pas d’autre où l’attique soit si harmonieusement raccordé au corps de l’édifice, de manière à composer avec la partie inférieure, sans solution de continuité, un ensemble homogène, au lieu de produire l’effet d’une superfétation ajustée après coup sur la corniche. L’artifice employé pour obtenir ce résultat est facile à saisir ; mais l’explication induirait à des termes de métier bien lourds, tandis qu’un coup d’œil est si rapide !
Voilà les diversions que la ville offrait à une inquiétude fixe, un jour que sans nouvelles de mes amis de France, je m’étais jeté à travers les rues, la curiosité émoussée et l’esprit mal dispos. Une cité serait bien riche, qui donnerait pour toute moisson ce qu’à Rome on glane au passage et sans rien chercher !
(La suite à une autre livraison.)
- ↑ Suite. — Voy. pages 353, 369 et 385.