Éditions Beauchemin (p. 183-186).

ANTONIN PROULX

LE CŒUR EST LE MAÎTRE[1]




Voici un roman qui est bien l’un des meilleurs qu’on ait publiés chez nous, en ces derniers temps. Et monsieur Antonin Proulx, qui en est l’auteur, s’y révèle tout à la fois délicat psychologue et solide écrivain.

Le roman s’amorce par une correspondance et se termine par un câblogramme. Gérard Sauret est un jeune blessé de guerre, blessé au visage où une balafre a posé sa laideur impitoyable… Riche, jeune encore, il n’espère plus être aimé, et il cherche dans la poésie, dans les vers et la prose qu’il fait, une diversion à son ennui, une occupation pour son esprit, un objet pour sa sensibilité ardente.

La guerre a mis à la mode les correspondances transatlantiques. Il n’y a pas que des filleuls qui écrivent à des marraines d’outre-mer. Gérard, qui souffre dans sa solitude laborieuse, correspond avec une jeune fille de Bayonne, Gabrielle d’Arjac. Affaire de se distraire d’abord. On causera de choses indifférentes, Gabrielle de ses Pyrénées, Gérard d’histoire et de littérature du Canada. Mais les lettres ne tardent pas à se charger de mots tendres, de sentiments, de confidences qui font se toucher les âmes inconnues. Gérard s’assure pourtant que l’on restera dans les bornes de la plus discrète affection : il annonce, il avoue sa laideur physique, la blessure qui doit rebuter l’amour. Mais le cœur est le maître, et le cœur qui peut abolir toutes les disgrâces aperçues, triomphe facilement des déformations invisibles. « On n’aime pas une ombre, une lettre » avait d’abord écrit Gabrielle. Mais elle s’éprit bien vite de l’âme très, belle qui transparaissait dans cette ombre, et du jeune et sympathique invisible qui dictait la lettre. Et Gérard lui-même, qui ne voulait qu’amuser son cœur et jouer à distance avec une flamme légère, éprouva bientôt quelle chaleur se pouvait dégager de cette flamme, prit un malin plaisir à alimenter de brûlantes missives l’amour qui à Bayonne grandissait.

Cependant une jeune dactylographe, secrétaire de Gérard, écrivait sous sa dictée les lettres dangereuses… Alice Bernard sage pourtant, et discrète, mais sensible, et qui admirait le talent de Gérard, et qui était fière de s’employer à transcrire ses pensées, se laissa prendre au marivaudage des deux amoureux ; elle conçut bientôt pour son jeune patron un sentiment de tendresse qu’elle dissimulait par la plus délicate réserve. Comme elle souffrait de transcrire pour l’autre, à Bayonne, des mots qu’elle aurait voulu entendre pour elle-même ! À Gérard qui lui demandait volontiers conseil, elle osa dire qu’il est cruel d’allumer des flammes inutiles, et de faire souffrir même à distance, des cœurs blessés. Sous le conseil raisonnable, Gérard qui inclinait déjà vers l’irréprochable dactylo, aperçut un jour l’émotion qui trahit l’amour. Il pouvait donc être vraiment aimé ! Et il aima à son tour la beauté discrète et pure qui tout près de lui s’offrait à sa vie.

Mais comment se dégager des liens que lui a forgés une longue correspondance, et de l’affection à la fois imaginaire et réelle qui le retient à Bayonne ? Il éprouvait pour cette jeune fille de là-bas une sympathie qui se mêlait de tendresse et de pitié. Il s’était trop amusé avec cette flamme et avec ce cœur lointain, pour être brutalement infidèle. Gabrielle n’a pas voulu croire à sa laideur. Il ira la lui montrer. Il ira briser le charme, dissiper le mirage, et il reprendra ensuite sa liberté…

Gérard s’embarque avec sa mère pour la France. Il laisse à Paris madame Sauret, et file sur Bayonne. Vingt fois sur le train qui l’emporte vers les Pyrénées, il se trouve ridicule, et se promet de visiter Bayonne sans aller voir Gabrielle d’Arjac. Mais affolé par les sentiments contraires qui le bouleversent, et comme pour se libérer d’un cauchemar, il va frapper à la porte des d’Arjac. Il voit une sœur cadette, puis la mère, puis Gabrielle. Il tient avec sa correspondante amoureuse une conversation qui est l’une des plus belles pages du roman.

« Je m’étais juré, dès le début de ma correspondance avec vous, de venir me montrer sitôt que le flirt tournerait au sérieux… je tiens ma promesse… C’est fait : je m’en retourne. »

À Gabrielle que la réalité n’a pas déçue, et qui voudrait s’attacher à Gérard : « je suis venu pour vous sauver de vous-même, Gabrielle, s’il y avait lieu. Pour vous demander pardon du mal que je vous aurais fait si j’étais resté au pays et si j’avais continué à vous parler d’amour … Je suis venu vous prouver qu’on n’aime pas une ombre, un fantôme, une lettre… »

Gérard ne s’interposera plus entre Gabrielle et son fiancé basque, M. Etchevary. Le lendemain un câblogramme à la petite et discrète et sage dactylo : « C’est vous que j’aime, Alice. Voulez-vous être ma femme ?… »

Tel est le cas étudié, raconté par M. Antonin Proulx. Cas psychologique que son art du récit et sa pénétration des âmes ont rendu vraisemblable. On se laisse emporter, avec quelque répugnance d’abord, puis avec intérêt et sympathie vers l’incroyable voyage à Bayonne. C’est tout le problème du bonheur qui est ici exposé. Le cœur est le maître : on l’éprouve à chaque page du roman ; comme l’on voit aussi que de discrètes et sages et douces influences peuvent avoir raison du cœur.

Monsieur Proulx se complaît dans l’analyse des états d’âmes ; il manie le scalpel avec dextérité, et il fouille sans pitié le cœur humain. C’est la partie la meilleure de son roman.

Il a voulu mêler l’histoire littéraire à ses études d’âmes. Il fait de l’excellente critique de nos premiers poètes et prosateurs ; mais bien vite cette critique tourne en hors-d’œuvre. Une fois le roman psychologique bien amorcé, les leçons de littérature qui, dans les lettres s’ajoutent aux explications sentimentales, ne peuvent qu’allonger sans profit cette correspondance.

Au surplus, les lettres elles-mêmes sont en général trop longues. Il y a de la diffusion dans ces effusions du cœur, et l’on souhaiterait que l’auteur ramassât davantage sa psychologie. La lettre qui tourne en dissertation perd de cette spontanéité, de cet entrain qui lui sont des qualités essentielles.

Il faut louer M. Antonin Proulx pour son art du dialogue. Maintes pages de son roman sont, à ce point de vue, conduites avec un brio, un naturel, une précision de la pensée, et du sentiment et de la formule, qui sont excellents.

D’ailleurs le style du livre est en général ferme et alerte. Trop abondant, prodigue de lui-même, négligé quelquefois : « il regarda Alice avec malice (p. 211) », trop uniforme sous les plumes masculine de Gérard et féminine de Gabrielle, il se relève quand il le faut par l’expression pittoresque, par l’image juste, délicate qui s’y insère comme une fleur discrète, comme une juste parure. Les rares descriptions du roman sont excellentes.

Le Cœur est le Maître est donc une œuvre qu’il faut applaudir. Cette œuvre annonce un romancier qui entre avec d’innombrables ressources dans la carrière.

Mars 1931.

  1. Le Cœur est le maître. Roman par Antonin Proulx. Un vol. in-12, 350 pages, aux Éditions Édouard Garand, Montréal, 1930.
    Cette étude ne fait pas partie du groupe des Essais et Nouveaux Essais.