Éditions Beauchemin (p. 173-181).

HARRY BERNARD

JUANA, MON AIMÉE[1]




Juana, mon aimée et Nord-Sud auront été, en somme, les deux meilleurs romans canadiens de 1931. Léo-Paul Desrosiers s’est révélé dans Nord-Sud observateur aigu de la vie canadienne, et très habile à ramasser en tableaux fragmentaires ses éléments pittoresques. Harry Bernard, qui avait déjà écrit l’Homme tombé (1924), La Terre vivante (1925), la Maison vide (1926), la Ferme des Pins (1930) sans compter un recueil de nouvelles, la Dame Blanche (1927), s’est dépassé lui-même, sans se perdre assurément, dans Juana, mon aimée. On retrouve dans ce dernier roman tant de qualités d’observation et d’analyse qu’il avait montrées déjà, mais appliquées cette fois avec un art, une mesure, une sincérité d’émotion, qui renouvellent sa manière.

C’est la matière canadienne qui fait le fond substantiel de Juana comme de Nord-Sud. Mais si cette matière est trop délibérément accumulée dans Nord-Sud, elle se répand dans Juana avec une abondance mesurée, à la fois large et sobre, comme dans une fresque où tout est précis et coloré, sans surcharge.

Harry Bernard a placé, dans ce tableau de l’Ouest canadien, une idylle très simple, où se révèle, par surcroît, une exquise délicatesse de pensée et d’émotion. Cette histoire d’amour est racontée avec une candeur, avec une sincérité fraîche, touchante, qui en communique

toute l’inquiétude au lecteur.

Raymond Chatel, qui fut douze ans journaliste à Montréal et à Ottawa, s’en va soigner ses poumons dans l’air sec et tonifiant de la Saskatchewan centrale. Il y est reçu chez les Lebeau, où il partage la vie de famille. Vie besogneuse, solitaire, dans une ferme isolée, sans voisins, sans relations sociales ; vie toute concentrée dans la maison pauvre du fermier, ou dépensée au grand air dans les travaux de la prairie. Souvent Raymond, pour se distraire, enfourche un cheval de la ferme et chasse à travers la plaine, au bord des étangs et des lacs. Un jour, fatigué de la course, il s’endort dans l’ombre chiche d’un bouquet de trembles et de peupliers. À son réveil, il aperçoit, penchée vers lui, une jeune fille, Juana, la petite fée de la prairie. Elle le croyait blessé ou malade. Après quelques paroles échangées, brèves et tout à coup énigmatiques sur les lèvres de Juana, la jeune fille part au galop de son coursier et disparaît dans la poussière de la route…

Juana avait reconnu en Raymond le jeune homme qui autrefois, quand elle était fillette, fréquentait à Ottawa la maison de son père ; elle s’était alors éprise, toute naïve, du jeune mondain qui ne le sut jamais. Curieuse rencontre de ces deux âmes, aujourd’hui, dans la prairie déserte où toutes deux souffraient de la solitude. Mais Juana avait emporté au galop de son cayuse bai son troublant secret.

Ils se revirent souvent. Un amour profond, et de part et d’autre avoué, les fit se rechercher dans cette immense prairie où les ramenaient de rapides chevauchées. Mais dans le regard de Juana, il y avait toujours au moment des intimes confidences, l’ombre d’un inviolable mystère. Raymond le découvrit un jour, trop tard, quand la jeune fille après une longue absence à Régina, tout un hiver, lui annonça : « Je viens vous dire adieu pour toujours, Raymond, je suis mariée depuis un mois… et je pars… » Raymond, frappé au cœur, balbutie, demande pourquoi Juana a mis entre eux cette barrière infranchissable. Elle l’interrompt : « Raymond, vous jouez avec les mots. Je suis mariée, c’est vrai, mais comment pouvez-vous me le reprocher ? N’êtes-vous pas marié vous-même ? » — Et ici se déclare le malentendu qui les faisait toujours se mal comprendre. Juana, fillette amoureuse de Raymond à Ottawa, avait alors appris que le jeune homme était fiancé. Elle n’avait jamais rien su de ce qui avait suivi les fiançailles malheureuses ; et le rencontrant dans la prairie, tant d’années après, elle le croyait marié… Une dernière scène où les larmes se mêlent aux explications trop tardives. Et Juana se lève : « Raymond, ne pensez plus à moi. Il faut m’oublier. Nous avons passé au côté du bonheur, tous les deux… » Et elle monte en selle, et disparaît, emportée par son coursier.

Et le lecteur, mis en présence de cet inutile amour, se demande bien un peu pourquoi ne fut pas plus tôt provoqué l’inévitable explication. Mais l’auteur a su envelopper de tant de discrétion, de tant de réserves à la fois convenables et inquiètes, les conversations de la prairie, qu’il a réussi à faire vraisemblable cette invraisemblance. Une extrême pudeur, qui n’ose violer les âmes, avait tenu closes sur le sujet, des lèvres qu’une curiosité moins délicate aurait brutalement ouvertes.

D’autre part, le lecteur songe à Lucienne, la grande fille des Lebeau, la sensible et forte paysanne, qui aima Raymond, que Raymond n’osa pas aimer à cause de l’autre, et qui refoula dans son cœur avec une héroïque fermeté la belle flamme dont aurait pu brûler sa vie.

Mais il était écrit que ce roman ne finirait pas comme les autres… Et il n’est pas mauvais, après tout, que l’on en rencontre qui finissent autrement.

Autrement encore que dans bien d’autres romans où la matière n’est pas assez fondue, ni assez homogène, on voit ici une idylle, maintes fois renouée dans la prairie, qui anime tout le décor du livre, et qui par le héros principal se prolonge dans tous les personnages. Les courses sentimentales de Raymond dans la prairie ont leur répercussion dans la ferme des Lebeau. Est-ce l’idylle qui s’insère dans l’histoire de la ferme ? est-ce l’histoire de la ferme qui s’incorpore à l’idylle ? Tout cela est fortement lié, et c’est l’un des principaux mérites de Juana, mon aimée, que de donner cette impression de plénitude que procure seule l’image d’une vie totale.

Le cadre, le cadre vaste, infini, dans lequel se répand sans limite la prairie, est lui-même nécessaire à l’idylle. Celle-ci y prend un caractère d’aventure qu’elle ne peut trouver ailleurs que dans ces steppes de la Saskatchewan. Et l’idylle en devient singulièrement plus originale. M. Harry Bernard a vécu dans ces immenses étendues de terres et d’horizons, et il a réussi à nous en donner plus qu’une impression : il en a donné la vision nette, multiple malgré l’uniformité nécessaire des grandes lignes, et toute chargée des détails essentiels.

Il ne veut pas d’ailleurs que l’on garde de la prairie canadienne l’image d’une terre invariablement plate que trop souvent l’on a dessinée. Il la montre extrêmement diverse, et il fait voir comment elle se creuse ou se soulève, et se déroule en souples ondulations, à travers lesquelles se multiplient tout à coup le miroir éclatant des lacs grands ou minuscules et la surface terne des marais. Une vie abondante anime d’ailleurs ces prairies que l’on croit être des solitudes.

La prairie est fort vivante, par sa flore et par sa faune.

« Elle grouille de vie animale. J’ai parlé des canards, qui sont de vingt familles différentes. Canards noirs et canards gris, milouins aux yeux rouges, à tête rousse, sarcelles et morillons, canards de toutes tailles et de tous les âges, qui encombrent les rivières et les lacs, les marais, jusqu’aux fossés débordés, le long des voies ferrée ». La prairie est également riche d’outardes, de poules d’eau que le profane confond avec les canards, de bécassines à long bec, d’alouettes et de pluviers divers, de geais du Canada, d’étourneaux aux ailes rouges, voire de mouettes grises et blanches qui planent sur les labours d’été. Ces mouettes viennent des Grands Lacs ; elles volent isolées et se posent tout à coup sur la terre retournée, où elles mangent des racines et des vers. Leur arrivée est un signe à peu près certain de mauvais temps. En fait de gibier à poil, la steppe est moins prodigue. Elle a bien ses petits loups et coyotes, d’énormes lapins sauvages et les gophers, ces satanés gophers pour lesquels il n’existe pas de nom français, et qui sont le fléau sans cesse renaissant des cultures. »[2]

Et M. Harry Bernard réussit à créer en somme une double impression : celle-là d’abord d’une plaine infinie où l’homme est perdu, isolé, comme en un désert, et cette autre, plus neuve, d’une vie animale et végétale qui pullule dans la prairie, et qui lui communique sa sauvage attirance. Depuis quatre ans, Lebeau n’a vu personne dans la plaine. Et Raymond Chatel, son hôte, à qui il affirme ce fait, va éprouver dans cet isolement, dans cette absence de vie humaine, ce qu’il appelle l’horreur de la vie quotidienne.

D’autre part, le lecteur reçoit du livre l’impression d’une vie nombreuse qui surgit des âmes et des choses. C’est l’effet de l’esprit d’observation qui remplit les récits des détails les plus neufs ou les plus pittoresques. Harry Bernard est doué du sens de l’observation. Il n’est pas surtout psychologue ou observateur pénétrant des états d’âme ; il est surtout peintre ou observateur attentif et heureux des surfaces : surfaces de la nature ou surfaces des consciences. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’analyse pas ses personnages ; il est très capable de cette étude, mais ce n’est pas là qu’il excelle. Il excelle plutôt à fixer le paysage, à décrire la scène, à surprendre ces mouvements caractéristiques, ces formes singulières qui donnent aux hommes ou aux choses leurs plus originales attitudes, qui révèlent leurs plus significatives actions.

Voyez comme il décrit le terrible vent d’Ouest, le simoun glacé des prairies.

« Le vent !

« Je n’ai pas de mots pour exprimer ce qu’il signifie. Le vent de l’Ouest est terrible. Je l’ai entendu pleurer, gémir, des jours et des nuits, sans un instant de répit. Je l’ai entendu siffler, gronder, vociférer. Tantôt il se plaignait comme un enfant qui souffre, tantôt il hurlait comme une bande de loups faisant curée au fond d’un bois. Il venait par rafales coupant l’air sec, brûlant les chairs. On eût dit qu’il allait balayer la plaine, arracher la toiture de la maison, nous rouler dans ses tourbillons et nous emporter, fétus de paille et poussières vaines, vers la mort et l’oubli final. Je hais le vent. Je sais des hommes qu’il a brisés. Ils étaient forts, ils avaient toutes les audaces, ils étaient prêts à tous les risques. Ils reculèrent devant le martyre du vent. Ils aimèrent mieux partir que de lutter contre lui. »[3]

Et les autres tableaux où se déroule la vie de l’Ouest : le labour des terres neuves qui ne connaissaient pas encore la morsure de l’acier ; le soir, après le rude travail, le retour avec les chevaux fatigués, et la poussière du jour, charriée par le vent, qui a collé sur la peau comme un vêtement de crasse (p. 100-101) ; les volées d’outardes qui s’en vont l’automne, qui passent au-dessus des têtes, sans bruit, disposées en triangle incomplet (p. 173) ; l’automne lui-même, saison de la déchéance, de la nature en décomposition, saison des couleurs somptueuses, mais d’une beauté où on sent un relent de mort (p. 174) ; l’hiver, avec ses froids sibériens : les clous parfois se brisaient dans la charpente de notre maison. Cela faisait un bruit sec, comme celui d’une détonation… Dehors, en plein vent, on eût dit qu’une main de fer nous empoignait aux tempes (p. 182).

Plus que tout cela cependant, c’est la vie humaine qui fait surtout attachante la prairie où travaillent les Lebeau. Et c’est la vie même des Lebeau, qui, malgré l’isolement où elle s’écoule, offre au romancier les scènes, les actions, les souffrances, les ennuis mornes, les joies rares et discrètes qui enveloppent de leur atmosphère l’idylle de Raymond et de Juana.

Et l’on rapporte de cette vie une première impression de tristesse ou d’ennui que justifie trop la réalité. Que l’on songe d’ailleurs qu’il ne s’agit pas, dans ce livre, de la Saskatchewan d’aujourd’hui — l’auteur nous en avertit — mais de la Saskatchewan telle qu’il la vit lui-même il y a bon nombre d’années, à une époque où la vie humaine y était plus rare et plus féconde en nostalgies.

C’est elle, la nostalgie, la nostalgie des villes industrielles de l’Est, qui désole la femme Lebeau, et qui emplit de ses doléances sempiternelles la maison pauvre, nue, sans agrément, où s’abrite la famille. Il faudra à cette femme qui gâte par ses jérémiades la paix simpliste et raisonnable de son mari, et la joie facile des enfants, il lui faudra un voyage à Montréal, pour qu’elle préfère enfin à la vie des manufactures, aux plaisirs factices, à la misère toujours menaçante dans les villes, l’indépendance, le bon air, la sécurité, les trois repas par jours assurés, de la vie des fermiers de l’Ouest.

Harry Bernard a décrit avec une sobre vérité cette vie laborieuse, si peu confortable, à première vue pénible du fermier, dans une maison faite de troncs d’arbres équarris, retenus ensemble par du mortier, et que Lebeau avait écorcés lui-même, maison sans ornements ni élégance, et dont l’intérieur frustre ressemble à l’extérieur.

Seulement cette peinture primitive, qui se développe en repoussoir sur le devant du tableau, fait mieux s’accuser les reliefs subtils de la vie sentimentale des deux jeunes gens. Et la sensibilité avec laquelle l’auteur raconte les scènes les plus rustiques de la vie lourde du fermier, se nuance des plus délicates ferveurs quand il construit la vie amoureuse de Raymond et de Juana. Il sait envelopper de poésie discrète et de sympathies le sort de ces deux jeunes gens perdus dans la prairie, retranchés de toute vie sociale, qui rêvent d’amour en ce désert inhabité, qui cherchent d’instinct un objet d’affection, et qui se rencontrent par un hasard si imprévu dans la solitude où ils s’ennuient.

Cette matière romanesque si simple, si peu abondante, qui fait à la fois le charme et le rare mérite du roman, Harry Bernard l’a pétrie d’une main très souple. Délicatesse, fraîcheur, sensibilité : c’est de quoi se composent les scènes du roman, et ce qui en renouvelle sans cesse l’attrait. Rien ne languit : les âmes comme le style courent au but. Et à travers toutes les péripéties de l’aventure et pour la rendre plus doucement attachante, jamais de bonheur total, toujours l’inquiétude des âmes mal satisfaites. « Je ne crois pas qu’il y ait de bonheur total, écrit l’auteur qui un moment coupe le récit de pensées mélancoliques. Il n’y a que des désirs et de l’espoir … C’est la vie, et c’est triste. »[4] Tout au plus le bonheur se confond-il parfois avec l’habitude dont il prend le visage. Et il arrive que l’homme s’applique à renouveler la douleur de la vie en évoquant les jours où, croyant toucher le bonheur, il passait brusquement à côté. Pourquoi Raymond Chatel refait-il le récit de son aventure ? « J’ai voulu ressaisir un moment, pour moi seul, l’image fuyante du bonheur perdu. Encore une fois je me suis repu d’une illusion. Qu’y ai-je gagné ? D’ajouter à ma souffrance en la mesurant. »[5]

Lucienne, la jeune fille si douloureusement timide des Lebeau, Lucienne qui est si profondément bonne et ingénue, et qui a soif d’aimer dans la prairie où elle est seule, se heurte toujours à l’indifférence, à l’incompréhension de Raymond qui vit près d’elle. « Vous ne comprenez jamais rien, vous… jamais rien », lui dit-elle un soir. Et le lendemain Raymond constata, à ses yeux

rougis et meurtris, que Lucienne avait pleuré.

Ainsi se déroule à travers des affections incertaines et douloureuses le rapide récit de Juana, mon aimée. Je ne ferai que signaler la qualité du style dont le livre est écrit.

J’ai déjà dit sa brièveté rapide. Harry Bernard n’a pas cédé à une dangereuse facilité d’expression qui l’a déjà desservi. Tout au plus peut-on observer encore que ce style pourrait s’imprimer avec plus de relief, en des mots plus forts et en des formes plus vigoureuses, sur la matière du livre.

Ce qui plaît dans le récit, c’est l’allure toute spontanée de la pensée et de l’expression, avec en plus des images brèves, caractéristiques : « Les sillons de terre noire s’alignaient côte à côte comme de courtes vagues immobiles (p. 98) ; la prairie, à l’automne, prit des tons de bronze terni (p. 172) ; il neigeait… de grandes rafales passaient sur la plaine, qui se bossuait de vagues blanches et bleues, ourlées de lumière pâle » (p. 191). Il y a parfois des traits courts qui eux-mêmes font image : les blés poussaient dru : ils étaient d’un vert pâle, qui pâlissait encore lorsque le vent les courbait (p. 113).

Tout le récit de ce roman est à la première personne. C’est en somme un journal, un journal où l’auteur aurait soigneusement consigné une histoire, une idylle qui ne lui est peut-être pas arrivée. Ce fut pour Harry Bernard une façon heureuse de raconter ses impressions de la Saskatchewan. Cette forme toute personnelle du récit a sûrement provoqué chez lui une émotion plus intense qui s’est communiquée au récit. Ce récit est une confidence, largement fictive ; mais les confidences font toujours sourdre de l’âme toute la tendresse qui y est captive, et elles font le style plus sincère et plus attachant. Les légers défauts qui restent encore dans la phrase sont comme noyés dans le flot continu, jaillissant, rapide qui porte la pensée et les souvenirs.

Mars 1932.

  1. Juana, mon aimée. Roman, par Harry Bernard. In-12, 216 pages. Éditions Albert Levesque, Montréal, 1931.
    Cette étude ne fait pas partie du groupe des Essais et Nouveaux Essais.
  2. P. 38-39.
  3. P. 48-49.
  4. P. 136.
  5. P. 198.