Éditions Beauchemin (p. 151-159).

PIERRE DUPUY


ANDRÉ LAURENCE
CANADIEN FRANÇAIS[1]

La lutte de l’esprit contre l’argent ; le mépris de l’argent par l’esprit : voilà un beau thème pour les romanciers canadiens. M. Pierre Dupuy, secrétaire de la Légation du Canada à Paris, s’en est emparé. Il n’a pas mis en cause, chez nous, les tendances contraires de l’esprit français et de l’esprit anglais, ou, si l’on préfère, la légende qui nous accorde à nous, Canadiens français, une âme peu pratique, incapable d’affaires et de fortune, et qui attribue à nos compatriotes anglo-canadiens toutes les aptitudes à la finance et à la richesse. Il a posé le problème chez les Canadiens français eux-mêmes, et il a voulu montrer comment chez nous s’affrontent parfois le goût des choses de l’esprit et le goût des affaires.

L’action se passe en 1919 et en 1920. On me dit qu’elle est largement historique.

André Laurence, élève externe des Jésuites au collège Sainte-Marie, à Montréal, ne rêve que de littérature. Il voit en elle, en tout l’art qu’elle représente, la forme supérieure de la vie. En marge de ses classes de finissant au Collège, et au grand scandale de ses maîtres, il fréquente quelques cours de littérature française de M. Dejean, professeur venu de Paris à l’Université de Montréal. Il y présente un devoir. Sur un total de cinq dissertations qui lui furent remises, le professeur n’a trouvé que deux copies intéressantes, celles d’André Laurence et de Jacqueline Lambert.

Les deux jeunes gens s’ignoraient l’un l’autre. Un lien maintenant les rapproche et unit leurs deux âmes. Ils finissent par se rencontrer à la Bibliothèque de l’Université, puis sur la rue, et par échanger leurs goûts communs. Peu à peu la communauté des goûts descend de l’esprit jusqu’au cœur : ils s’éprennent l’un de l’autre.

Jacqueline est fille d’un riche directeur de la Banque de Québec. André Laurence, fils d’un médecin, vit avec sa mère devenue veuve, et il est sans fortune. Il a consulté M. Dejean sur ses aptitudes littéraires. Celui-ci déclare qu’André a du talent, mais qu’il n’a reçu chez les Jésuites aucune formation intellectuelle sérieuse, qu’il devra, s’il veut réussir, refaire son grec et son latin, puis aller à Paris compléter son entraînement et sa culture.

André s’éprend du beau rêve parisien. Il aime la France, tout comme Jacqueline ; il y travaillera sous la direction des maîtres, il respirera à pleins poumons l’atmosphère intellectuelle de la grande ville ; puis, ses études terminées, il écrira, il vivra de son art et de sa pensée.

Et Jacqueline, qui ne veut pas être un bas bleu, mais qui s’instruit pour donner plus de valeur à sa vie, approuve André. Ils joignent leurs deux rêves : ils se marieront, et Jacqueline, à Paris, sera la compagne, le soutien, le bon ange d’André.

Madame Lambert, vaniteuse, exulte quand elle est mise au courant de ce projet de mariage et de séjour à Paris. M. Lambert, qui ne vit que pour sa banque et pour l’argent, enrage quand il apprend que sa fille veut épouser un jeune homme qui fera des livres. Il gourmande Jacqueline… Les larmes coulent sur les ruines d’un beau rêve. Il consent, pourtant, qu’André épouse Jacqueline, quand il sera pourvu d’une situation qui assurera son avenir et sa fortune. Et il offre à André d’entrer à la Banque de Québec comme secrétaire-correspondant.

André, qui hésite entre son rêve et la proposition de M. Lambert, accepte celle-ci. Il reporte à plus tard le voyage à Paris. Reçu désormais chez les Lambert, il va rejoindre Jacqueline en villégiature quelque part au bord du Golfe Saint-Laurent, en un endroit merveilleux que l’auteur a tort de ne pas nommer, et où vont s’exalter les âmes lyriques d’André et de Jacqueline.

Du belvédère où les jeunes gens contemplent le fleuve, André reçoit le coup de foudre de la poésie. Il conçoit un poème, une épopée lyrique qu’il écrira en prose rythmée et dont le centre, le personnage principal, sera le Fleuve lui-même. Sans le savoir peut-être, André reprend à son compte le projet avorté de Charles Gill.

De retour à Montréal, André, qui travaille tout le jour à la banque, consacre ses nuits à l’élaboration et au progrès de son poème. C’est trop. Il se fatigue, il dépérit. Entraîné, par un camarade de bureau, il essaie de la bourse. S’il pouvait ainsi s’enrichir ! Il gagne, puis il perd, et il vend à perte ses modestes actions.

Désabusé, le jeune homme, aigri par la vie, se met à douter de tout et de lui-même. Il s’effondre dans la mélancolie. Jacqueline qui voit combien souffre André dans une situation bancaire qui n’est pas faite pour lui, essaie de le remonter vers son rêve. Qu’il laisse la banque, qu’il aille à Paris seul ; elle attendra son retour, et étant alors majeure, libre d’elle-même, elle épousera l’artiste, l’écrivain qu’il sera devenu. Et André, à demi persuadé, se reprend à vivre.

Mais voici justement que M. Lambert, très satisfait du travail d’André au bureau, lui propose à la fois un avancement considérable dans la banque, avec salaire abondant, et le mariage immédiat avec Jacqueline. Jacqueline est toute heureuse de la décision de son père… Mais André, qui sent se resserrer encore sur lui l’étau qui déjà l’a meurtri, renonce, après de douloureuses hésitations, aux offres de M. Lambert. Et dans une entrevue avec Jacqueline, qui était la scène à faire du roman, et qui est bien faite, il lui annonce son départ pour Paris. Jacqueline, replacée tout à coup au niveau peut-être chimérique de l’âme d’André, consent à son départ. « Nous nous rejoindrons plus tard. » — Et le premier vaisseau d’avril emporte vers Paris André Laurence, Canadien français.

La fable de ce roman est vraisemblable. Il se peut que de telles âmes jeunes, enthousiastes, s’éprennent d’un rêve ou d’une chimère, l’épousent pour ensuite s’épouser elles-mêmes. Quelle sera la fin de l’aventure d’André et de Jacqueline ? Nous le saurons, car M. Pierre Dupuy prépare une suite de son premier roman, et il annonce la Découverte de Paris, qui sera sans doute suivie elle-même du retour au Canada.

Mais sans nous inquiéter davantage de ces deux jeunes fous sympathiques qui s’enfoncent en plein rêve, constatons que M. Dupuy a écrit un roman qui, sans surpasser les meilleurs ou les moins imparfaits de chez nous, se classe à peu près à leur niveau.

L’action, que la vie réelle a peut-être largement suggérée, s’en va rapide, assez peu compliquée, chargée de suffisante matière, et se déroule en chapitres précis et clairs. Elle n’est pas toujours suffisamment approfondie ; elle court trop souvent à la surface des âmes ; elle manque d’une plus substantielle psychologie ; elle ne donne pas assez cette impression de plénitude qui est la marque du roman fort, supérieur. Mais il y a dans André Laurence assez de choses canadiennes et assez de vues personnelles à M. Dupuy ou communes à beaucoup, pour qu’il soit un exemplaire intéressant de l’art et de la vie de chez nous.

André Laurence représente un nouvel état d’âme chez nos jeunes, chez quelques-uns de nos jeunes ; reconnaissons que s’il y a de l’aventure, beaucoup d’aventures dans une vocation comme la sienne, de telles vocations ont ailleurs fini par la bohème ou la gloire. Et c’est peut-être l’une et l’autre qui sollicitent quelques-unes de nos têtes de vingt ans. Ces têtes, qui se dressent dans le rêve ou dans le nuage, sont souvent d’une qualité qu’il ne faut pas mésestimer, fût-on banquier corpulent, commerçant richissime ou fonctionnaire de tout repos.

Il y a assurément beaucoup de naïveté dans la pensée d’un André Laurence qui croit qu’après sa licence ès lettres, il pourra vivre de ses livres à Paris. Et l’auteur aurait pu l’empêcher de pousser aussi loin sa chimère : et il aurait pu aussi mettre en Jacqueline, qui paraît d’ordinaire assez équilibrée, une vue plus juste des choses.

La « question intellectuelle » ou, si l’on veut, la formation donnée chez nous par nos professeurs des collèges classiques, est liée, dès le début du roman, au sujet. Et cette formation écope largement dans les premiers chapitres d’André Laurence. Derrière la façade du collège Sainte-Marie, où l’on ne sut pas donner à André une véritable formation intellectuelle, où l’on enseignait mal le grec et le latin, et où le professeur de lettres ne soupçonna jamais en quoi consiste la beauté littéraire, derrière cette façade il me semble voir groupées et offertes aux flèches de la critique, toutes nos maisons d’enseignement secondaire. Le jugement de monsieur Dupuy — pourquoi ne pas nous en apercevoir ? — correspond assez exactement à celui de beaucoup de Canadiens français qui n’ont gardé de leurs années de collège que les mauvais souvenirs, et qui majorent copieusement les réelles déficiences de notre enseignement secondaire.

Nous nous garderons bien d’affirmer que la formation littéraire et scientifique fut toujours dans nos collèges ce qu’elle aurait dû être. Nous avons déjà écrit le contraire, et nous écrivions ce que nous pensions. Mais nous croyons aussi que la condamnation brève, que l’exécution sommaire de M. Dupuy ne donne pas une idée juste de l’effort réel et contrarié de nos maisons classiques, ni non plus du succès certain obtenu chez nous en beaucoup d’anciens élèves par l’enseignement de beaucoup de nos anciens maîtres. André Laurence finissait ses études en 1919-1920. Tout ne fut pas damnable à cette époque, ni avant. Et depuis, il y a pour l’amélioration du corps professoral, l’École Normale Supérieure de Québec, avec ses deux sections lettres et sciences, et les Facultés de Lettres et de Sciences de Montréal. Quand André Laurence reviendra de Paris, il suggérera à M. Dupuy d’autres pages, et moins pessimistes, sur la vie intellectuelle et la compétence de nos professeurs de lettres.

Quant au scandale littéraire que fut, au temps d’André Laurence, le culte des lettres pratiqué par un élève en classe de philosophie, avouons que ce scandale a existé, qu’il fut même, par les faits, justifié, mais qu’il provoqua souvent aussi chez les maîtres des réactions exagérées. Il alla même jusqu’à la proscription — ou à peu près — de la dissertation philosophique, regardée comme jeu trop stérile de mots et de phrases. C’était oublier qu’au regard d’un maître qui connaît son métier, l’art d’écrire est avant tout l’art de penser, et que l’art de penser sans lequel il n’y a pas de formation intellectuelle véritable, et pas même de formation philosophique complète, n’est pas nécessairement contenu dans la tâche d’apprendre par cœur un manuel. Apprendre à organiser, composer, développer, traduire avec force sa pensée, est une tâche qui n’est pas non plus achevée en Rhétorique, et qui doit se prolonger en philosophie, qui y sert à la formation solide de l’esprit, si le maître lui-même est capable de distinguer entre verbiage et véritable littérature.

Le système des cloisons étanches a été sûrement chez nous une grosse erreur pédagogique. Mais que dira André Laurence quand, à son retour au Canada, il apprendra que la dissertation est désormais inscrite au baccalauréat de l’Université de Québec ? Il reconnaîtra, nous l’espérons, que l’immobilité n’existe pas plus chez nous qu’ailleurs, et qu’il n’y faut jamais désespérer du progrès.

En général, M. Dupuy, qui a écrit un roman de mœurs, voit avec un œil précis et juste les choses de la vie canadienne. Ses tableaux ne sont pas larges, mais ils sont élégamment ramassés. Les perspectives n’en sont pas profondes, mais elles offrent des lignes sobres sur lesquelles se posent des couleurs exactes. Il y a telles pages sur la vie des employés de bureau, sur le cosmopolitisme du boulevard Saint-Laurent, qui sont des croquis fort bien dessinés et présentés.

Au surplus, les descriptions, qui sont plutôt fort discrètes dans ce roman, mais qui sont composées avec bon goût, témoignent d’un souci constant de la mesure. M. Dupuy se plaît à décrire des activités humaines plutôt que des paysages ; parfois aussi il combine avec le paysage les gestes et les actions de l’homme. Suivez, par exemple, à sa sortie de Montréal, le train qui emporte André vers la villégiature[2]. Vous verrez là un paysage de derrières de maisons pauvres, et plus loin un coin de campagne, qui emplissent l’œil de choses sales, vraies et pittoresques. D’autre part, le panorama exclusivement rural, le panorama de collines, de fleuve et de montagnes sur lequel des nappes de lumière s’étendent en splendeur magnifique, et qui fascine au premier matin de sa villégiature André Laurence, et qui fait surgir en son imagination ravie le sujet d’une vaste épopée lyrique, ce panorama pour n’être que largement dessiné et peut-être un peu étriqué, atteste à son tour le goût classique de celui qui l’a placé sous les yeux du jeune poète.

Dans les cadres sobres du roman se meuvent des personnages. Chacun d’eux porte avec une suffisante originalité son caractère. L’auteur n’a sûrement pas abusé de la psychologie ; on en souhaiterait parfois un peu plus : certaines évolutions de l’action n’en seraient que mieux expliquées et plus vraisemblables. Mais le jeune lyrique, l’étudiant aux rêves divins qui souffre des médiocrités de la vie matérielle, qui ne laisse qu’avec répugnance traîner un moment son vol sur les comptoirs d’une banque, et qui fait le geste héroïque, étant placé entre la fortune bourgeoise et son rêve, d’opter pour le rêve, ce jeune enthousiaste des lettres est en somme bien campé dans le roman. Jacqueline a moins de personnalité que lui, et je crains qu’elle n’en ait pas assez. M. Dupuy n’a pas suffisamment pénétré dans son âme féminine et bonne : elle n’est qu’une silhouette trop pâle sur le fond de la scène. Les personnages secondaires, le bourru et pratique M. Lambert, Thibaut l’employé servile et jaloux, Marchand le sceptique qui ne croit qu’à la noce et au confort, tous ces êtres passent rapides et précis sous nos yeux. Mais Madame Lambert est trop effacée, trop sacrifiée en toute l’affaire.

M. Dupuy écrit en une très bonne langue, et c’est chez nous un mérite qu’il faut remarquer. Ce licencié ès lettres de la Sorbonne a de la culture et de l’art, son vocabulaire est juste, varié. On y pourrait relever une demi-douzaine d’expressions qui détonnent sur l’ensemble par leur inutile audace. La phrase est brève, claire, assez souple et vive dans le dialogue. On n’y relèverait qu’assez rarement des tours obscurs ou négligés. L’image est d’ordinaire bien en place, provoquée par le récit ou la pensée plutôt que par le souci de paraître. Lisez la dernière page, émue et délicate, du livre, sur laquelle se profile le laboureur de Varennes.

Bref ! M. Dupuy a des qualités d’écrivain. Je souhaite que la suite d’André Laurence fasse voir en une âme d’artiste tout ce qu’elle peut contenir, à côté du rêve nécessaire, de réalités utiles. Les poètes inutiles à la république : cela est vieux comme Platon, et trop vieux. Est-ce que l’ambassadeur actuel de la France à Washington n’honore pas à la fois la politique et la poésie ? Et que deviendrions-nous, grands dieux, en notre Amérique canadienne s’il n’y avait chez nous que de l’argent, du confort, de l’automobile, des gramophones et de la prose ?

Novembre 1930.


  1. André Laurence, Canadien français, par Pierre Dupuy. Un vol. in-12, 248 pages. Roman. À Paris, Librairie Plon, 1930.
    Cette étude ne fait pas partie du groupe des Essais et Nouveaux Essais.
  2. Pages 100 - 103.