Éditions Beauchemin (p. 137-150).

HECTOR BERNIER


AU LARGE DE L’ÉCUEIL[1]


Voici un roman canadien ! La chose est rare chez nous, comme l’on sait ; et, avant que de paraître, ce livre eut un gros succès de curiosité. Le succès d’estime est venu ensuite : M. Hector Bernier est donc un auteur heureux. Il a été désiré, puis loué pour cet effort courageux de sa jeunesse.

Écrire un roman de mœurs, ou faire un roman psychologique est une grosse entreprise, qui effraie, évidemment, l’esprit des nôtres. Je crois bien que personne ne l’a tentée depuis plusieurs années, depuis que M. le docteur Choquette a écrit les Ribaud, et Claude Paysan. Nous n’avons eu, en ces derniers temps, que les romans historiques de Laure Conan et de M. Routhier. C’est que le roman de mœurs, ou le roman psychologique à base de mœurs, est une œuvre assez difficile à conduire, et qui demande beaucoup d’observation, beaucoup de pénétration et beaucoup d’imagination. M. Hector Bernier aime à observer la comédie que jouent les hommes et il descend volontiers dans la conscience de son voisin ; il est riche d’une imagination qui multiplie, colore, idéalise la vie : il devait être de bonne heure induit en la tentation de faire un roman. Il a bien vite cédé à cette tentation.

Il me plaît de signaler ici l’auteur de Au large de l’Écueil. Des fréquentations intellectuelles longtemps quotidiennes — de ces fréquentations où se croisent, se mêlent, s’harmonisent les pensées du maître et celles de l’élève — m’ont permis de connaître en sa fleur la plus tendre le beau talent de M. Bernier. Je me souviens de ces harangues éloquentes, de ces dissertations parfois subtiles, de cette prose nombreuse et élégante, dont aimait s’envelopper comme d’une draperie la pensée du rhétoricien ; et ma joie est vive de voir grandir avec les jours, en une âme déjà haute, une saine et généreuse ambition.

Au large de l’écueil ! Ce titre ne manque assurément pas d’ampleur, et le sujet non plus. Et l’un et l’autre recouvrent des états d’âme canadienne, intéressants à observer, difficiles à mettre en grande lumière.

L’écueil, c’est l’éternelle et irritante question religieuse, qui se pose entre deux âmes, qui les sépare comme une « barrière », a pensé M. René Bazin, qui se montre à la surface des existences comme un « écueil », déclare M. Hector Bernier. Et nous avons donc ici un thème de roman qui est presque une thèse ; un thème dont M. Bernier n’a pas voulu, cependant, faire une thèse, et qu’il a traité plutôt sans dissertations théologiques, comme on doit traiter la vie, en montrant des âmes qui se rencontrent, se recherchent, se heurtent, se blessent, se comprennent enfin, et s’uniront dans un dernier chapitre que l’auteur n’a pas fait, mais qu’il suggère, et que chacun achève en son imagination. Ainsi, le spectateur au théâtre est lui-même chargé de deviner, de composer le sixième acte de la tragédie.

Jules Hébert, jeune québécois qui voyage, revient d’Europe. Sur le Laurentic où il a pris passage, il rencontre Marguerite Delorme, une jeune française aimable, délicate, sensible, qui accompagne ses parents en tournée d’Amérique. Marguerite Delorme est fille de Gilbert Delorme, libre penseur, anticlérical, sectaire, antipatriote, hervéiste. Douée de qualités intellectuelles, de vertus morales supérieures, elle a été élevée par son père dans le fanatisme le plus étroit ; elle n’a pas d’autre religion que le dogme de la matière éternelle, et celui du progrès incessant, indéfini, de l’humanité.

Les deux jeunes gens ont causé sur le bateau. Ils ont vite découvert que leurs âmes étaient belles. Et maintenant que l’on remonte le fleuve, que l’on voit chaque jour se dérouler en spectacles imposants ou pittoresques, larges et gracieux, toujours variés, les rives du Saint-Laurent, c’est Jules Hébert qui explique à Marguerite, et lui vante les beautés de la terre canadienne. Au moment de se quitter, l’un et l’autre mesurent toute la profondeur du sentiment, l’intensité de l’affection qui déjà les unit. Ils n’osent pourtant se confier l’un à l’autre ces troublantes émotions. Jules est catholique : il ne peut, sans renier les traditions de sa famille, sans trahir « l’âme canadienne », songer à épouser une femme irréligieuse. Marguerite sait bien aussi que jamais son père ne consentirait à la donner à un jeune homme qui est profondément croyant.

Cependant, les jeunes gens ont promis de se revoir à Québec, avant le départ des Delorme pour l’Ouest. Ils se revoient ; ils font ensemble le tour de la ville, ensemble ils vont à Sainte-Anne de Beaupré… et voilà que jaillissent et se répandent de leurs lèvres les confidences brûlantes. Ils ne peuvent s’empêcher de s’avouer discrètement leur amour. Leurs âmes voudraient se rejoindre, mais l’écueil est là, qui les sépare, l’écueil tourmenté où se heurterait vainement leur commune espérance.

La passion de Marguerite se nuance d’admiration pour l’élévation morale de Jules, et pour l’exquise délicatesse de sa soeur, Jeanne Hébert. Elle ne peut croire que des âmes si nobles ne soient pas éclairées de vérités… À Sainte-Anne de Beaupré, le spectacle des foules qui adorent et qui prient remue jusqu’aux entrailles la jeune libre penseuse. Le doute pénètre en l’esprit de Marguerite. Entraînée par le mouvement des pèlerins qui se prosternent, elle ploie ses genoux, à côté de Jeanne, sur le pavé de la basilique. Quand, tout à l’heure, elle se retrouvera avec son père, admirant avec lui les grandes forces de la nature, l’irrésistible puissance de la chute Montmorency, elle désavouera bien dans sa conscience son premier geste de piété, elle reviendra bien encore à la certitude des doctrines paternelles : mais la libre penseuse oscillera désormais entre deux influences contraires.

Aussi, Marguerite et Jules, en dépit des obstacles qui s’opposent à leur union, se cherchent toujours. La politique où Jules doit s’absorber, et la campagne électorale où il pose sa candidature ; la colère violente des parents — celle des parents de Jules quand ils apprennent que leur fils aime la Française impie, celle de Gilbert Delorme, quand il apprend que sa fille aime le jeune Canadien catholique — ne peuvent empêcher les deux amoureux de se rapprocher toujours, et douloureusement, de l’écueil. Ils voient arriver avec désespoir l’heure de la séparation. Une excursion au Cap Tourmente, fort joliment racontée, nous fait assister à la scène des adieux : Jules et Marguerite s’aimeront, à jamais séparés par la barrière ; leur amour sera brisé par l’écueil.

Mais n’oublions pas que le roman s’intitule : Au large de l’Écueil. Il n’est donc pas fini. La veille du départ des Delorme pour l’Ouest, Marguerite, souffrante de son amour trop brutalement blessé par la colère du père, tombe malade au Château Frontenac. Une fièvre intense la dévore. Des cicatrices mal fermées, restes d’une méningite qui, dans son enfance, avait failli la rendre aveugle, se rouvrent sous l’action de la douleur et des larmes. Les yeux de Marguerite s’obscurcissent. Elle souffre, bientôt elle ne verra plus la lumière. Mais la jeune fille veut guérir. Elle appelle au secours : «  Sauvez-moi, quelqu’un !… » Et à cette heure, elle éprouve tout le vide de la libre pensée, et toute l’impuissance du Dieu-Matière. La bonne souffrance amène donc la prière à ses lèvres. Elle crie son espoir vers le Dieu de Jules et de Jeanne. Celle-ci lui propose le pèlerinage à Sainte-Anne. Marguerite accepte ; elle ira demander à la grande thaumaturge sa guérison. Jeanne l’accompagne au sanctuaire de Beaupré. Sainte Anne guérit l’aveugle…

Gilbert Delorme, qui a fait une scène disgracieuse et maladroite à sa fille, au pied même de la statue de sainte Anne, comprend enfin que cette fille, qu’il a si soigneusement endoctrinée, qu’il a modelée sur ses pensées, dont il a fait le produit le plus raffiné de l’athéisme, échappe à l’emprise de son autorité. Leur vie commune est brisée. Sans colère contre une religion qui a maintenant conquis sa fille, il ira par le monde répandre encore sa philosophie antireligieuse, et Marguerite restera à Québec, où la retiendront désormais et sa foi et son amour. Demain, sans doute, elle épousera Jules Hébert.

On a reproché à M. Hector Bernier ce dénouement où paraît le merveilleux. D’ordinaire, on n’aime pas voir en conclusion de roman le Deus ex machina des tragédies d’Euripide. Cependant, il n’y a rien que de vraisemblable dans cette conversion, et dans cette guérison miraculeuse qui achèvent en Marguerite Delorme l’acte de foi. Le chapitre que l’auteur, au début de son livre, a consacré à la visite de Sainte-Anne de Beaupré, prépare le lecteur à ce dénouement. Le pèlerinage de la libre penseuse touriste, et celui de la souffrante désabusée, qui se réfugie en la puissance du surnaturel, sont tous deux des actes de vie humaine et canadienne. Ils sont bien deux incidents, deux épisodes qui achèvent de peindre la vie religieuse à Québec.

J’aime beaucoup moins que tout cela finisse par un mariage. Car, tout cela devient bien bourgeois. Ne faut-il pas que le lecteur ne puisse pas douter de la sincérité religieuse de Marguerite Delorme ? Et celle-ci, se sentant devenir aveugle, n’a-t-elle pas elle-même exprimé quelque défiance au sujet de ses premières pensées chrétiennes, de ses espoirs dans les joies de l’au-delà. « Ce n’est peut-être que de la poésie, du sentimentalisme, le besoin de remplacer les horizons perdus par des rêves d’infini. » Et si demain la conversion et le miracle doivent aboutir au mariage, ne pourra-t-on pas soupçonner de quelques mobiles intéressés l’élan d’une âme vers la lumière et vers la vérité ? Il eût été plus adroit, semble-t-il — je ne dis pas plus vraisemblable ni plus humain — de pousser jusqu’à l’héroïsme l’évolution rapide de la conscience de Marguerite Delorme. Pourquoi ne pas suggérer à cette âme d’élite l’immolation totale ? Puisque son père doit souffrir de la voir épouser un croyant qu’il méprise, et puisque sa foi, insupportable au sectaire, l’exclut désormais de son foyer, qu’elle aille donc, héroïque vierge, s’enfermer au cloître, où, victime agréable, elle sacrifiera, pour son père et pour sa mère, la grâce souriante de sa jeunesse.

C’est ainsi, du moins, que j’aurais voulu voir finir le roman de M. Bernier, et l’histoire de ses héros. C’est beau de contourner les écueils, et de se rejoindre à la faveur des flots propices ; mais il est des cœurs qu’il faut aussi savoir briser, même contre l’écueil. C’est par de tels héroïsmes que la foi appelle en haut l’humanité, et qu’elle fait si prestigieuse la royale beauté du christianisme.

M. Bernier a greffé sur le sujet principal de son roman, que nous venons d’analyser, un sujet secondaire ; ou plutôt, il a subordonné toute cette fable amoureuse à une thèse plus générale, qui tient peu de place, et en réalité, trop peu de place, dans le plan du livre. Si Jules Hébert renonce d’abord à épouser Marguerite Delorme ; si madame Hébert, avec onction, persuade Jules de ne pas épouser la libre penseuse ; si Augustin Hébert s’emporte en une sauvage et trop brutale colère contre son fils amoureux de la fille d’un sectaire, c’est que Jules Hébert, madame Hébert et Augustin Hébert, sont des Canadiens de vieille souche, descendant du premier colon de la Nouvelle-France, gardiens jaloux des traditions, fidèles à la race. Et parce que la foi catholique est partie intégrante de l’âme canadienne-française, Jules ne pourrait, sans forfaire, mêler son âme et sa vie à la vie, à l’âme d’une femme athée, irréligieuse. Une telle conception du devoir s’identifie avec la piété des Hébert ; on ne la discute pas ; on ne suppose même pas qu’elle puisse être discutée ; et on l’affirme parfois avec une violence qui nous décourage tout de suite de penser autrement.

La maison des Remparts, où logent les Hébert, est donc un foyer de patriotes chrétiens. Le patriotisme y est vigilant ; il s’y tient à l’affût ; sans cesse il regarde à travers les meurtrières, tout comme les vieux canons de la grande batterie. Gare à qui voudrait entamer l’âme de Québec !

Voilà, en son dessin essentiel, l’un des aspects de cette thèse générale que développe M. Bernier.

Mais cette thèse ne peut s’enfermer en une formule aussi courte. L’âme de Québec, qu’il importe de défendre et de garder, est-ce bien l’âme tout entière de la patrie ? L’âme de Québec est-elle toute l’âme canadienne ? Une « âme canadienne » peut-elle seulement exister chez un peuple où se rencontrent et se froissent quelquefois, où s’opposent souvent, tant d’éléments divers et disparates que nous fournit l’immigration ? L’âme canadienne, ainsi formée de tant d’esprits qui s’y rassemblent, est singulièrement ! composite. Sa complexité même n’en compromet-elle pas l’unité ? Voilà tout le problème posé par M. Bernier, et auquel deux de ses personnages apportent leurs solutions contraires.

Augustin Hébert désespère, lui, de voir se former ici « une » âme nationale. Cette âme ne serait possible que dans la fusion des races diverses qui se partagent notre sol : et nous, Canadiens français, nous ne voulons pas nous laisser absorber. Par contre, les Anglais n’entendent pas que survive ici l’âme française. D’où résultera un perpétuel conflit. Aussi longtemps que nous resterons nous-mêmes, il sera impossible de façonner l’âme canadienne : celle-ci n’est qu’une chimère politique, un rêve d’utopiste.

Jules pense autrement que son père. Son patriotisme est plus large. Il ne croit pas à l’éternelle antipathie des races anglaise et française au Canada. Il veut s’employer à faire comprendre aux Anglais la légitimité de nos traditions, de nos usages, de nos revendications ; il espère en l’entente cordiale, et il estime donc qu’« une âme canadienne » est ici possible, puisque l’âme canadienne, telle qu’il la conçoit, c’est « l’amour du pays dans l’autonomie des races. »

Il va bientôt, d’ailleurs, s’employer à détruire les vieux préjugés de races. Voici les élections de septembre qui se préparent. Et Jules pose sa candidature dans une circonscription électorale : il est le « candidat de l’âme canadienne ». Demain, il sera l’élu de « l’âme canadienne », et il fera à Ottawa, de son siège de député, un grand discours sur l’« âme canadienne ».

Et l’on est ainsi emporté par la vie personnelle de Jules vers des aspects nouveaux, plus larges, de la thèse que l’auteur a voulu exposer. Et l’on est ainsi, pour quelques heures, arraché aux inquiétudes de la passion. C’est donc, dans le roman que nous analysons, le patriotisme et la haute politique qui se mêlent à l’amour. L’amour d’une femme se complique de l’amour de la patrie. Et l’amour de la patrie traverse et contrarie l’amour de la femme. Cette rencontre d’affections, qui se heurtent et se meurtrissent, fait l’histoire des âmes plus poignante, plus pathétique, plus grande. Et nul doute que, bien soudés l’un à l’autre, ces deux sujets de roman — car il y en a deux, dont le premier consiste dans les amours de Jules et de Marguerite brisées par la question religieuse, et le second, dans le dévouement de Jules à la création d’une âme canadienne — ne soient propres à se fortifier l’un par l’autre. Mais il eût fallu les faire se pénétrer davantage, les fondre ensemble de façon plus heureuse, afin d’empêcher la fable de se bifurquer, et de nous donner l’impression de deux actions, non pas convergentes, mais parallèles. La politique qui est introduite à grand fracas, dans le roman, au deuxième chapitre, n’y occupe pas ensuite une place assez large. Jules Hébert, tout le premier, se désintéresse trop de son élection. On sort aussi vite que lui de la salle de son comité, où rien ne nous retient, et l’on court à l’intrigue amoureuse, curieux d’en voir se compliquer le fragile écheveau.

En vérité, c’est un beau et grand sujet — trop grand, c’est sûr, et qui se morcelle sous sa plume — qu’a choisi M. Hector Bernier pour son premier essai dans le roman. Nous aurions préféré le voir éprouver ses forces sur un thème plus facile, plus approprié aux ressources de son jeune talent. C’est merveille, tout de même, que s’appliquant à une tâche si haute, il ait réussi à intéresser et à retenir le lecteur.

Nous ne sommes pas surpris, cependant, que de telles situations d’âmes, très possibles, très vraisemblables chez nous, aient tout d’abord frappé l’esprit de M. Bernier. Rien n’est plus persistant et vivant, et rien donc n’est toujours plus actuel que la question religieuse. La religion, qui est faite pour rapprocher les âmes et les unir en Dieu, divise les consciences que se disputent l’erreur et la vérité. « Il y a entre vous et nous toute la question religieuse », disait, il y a quelques semaines, M. Poincaré, président du conseil des ministres, aux républicains catholiques de France. Il y aura toujours aussi entre les Delorme et les Hébert, entre le sectarisme et le catholicisme — les âmes eussent-elles, par ailleurs, mille raisons de s’entendre ou de se rapprocher — toute la question religieuse.

La question religieuse exaspère la libre pensée. Personne n’est plus intolérant que le sectaire, et nul n’est plus capable de mépris pour son semblable. Il voit un crétin en tout fidèle. Gilbert Delorme est un type de cette mentalité outrecuidante. Et on ne fera jamais trop bien connaître aux lecteurs canadiens-français ces âmes mesquines et dédaigneuses qui tentent de s’introduire dans notre société.

D’ailleurs, la libre pensée a beau s’étourdir elle-même, et elle a beau façonner à son image et à sa ressemblance des consciences filiales ; Gilbert Delorme a beau prévenir de toutes tendresses et de toutes doctrines sa fille docile ; il a beau faire de cette enfant le produit le plus exquis de l’anticléricalisme : il reste dans cette conscience d’enfant, dans cette âme fine, et nuancée, et délicate, une place pour Dieu, que rien n’a pu remplir. Et quand un jour, Marguerite, victime d’un mal incurable, ayant épuisé toutes les ressources de l’art, et éprouvé l’impuissance de l’homme et de l’éternelle matière, entendra au fond de sa conscience les voix mystérieuses qui appellent Dieu, elle ne fera que démontrer une fois encore que l’athéisme insuffisant n’a rien qui console aux heures les plus critiques de l’existence, qu’il est impuissant à fortifier les âmes, qu’il ne se peut guère concilier qu’avec l’égoïste jouissance d’une bonne santé et d’une facile digestion.

C’est à démontrer de si grosses et de si utiles vérités qu’a voulu d’abord s’employer le talent de M. Bernier. Nous ne dirons pas que l’auteur de Au large de l’Écueil a construit avec puissance son œuvre. On eût aimé dans son roman des discussions d’idées plus pénétrantes, des états d’âme moins superficiels, et des pages d’analyse psychologique plus chargées, plus fortement originales. Assurément M. Bernier s’est trop abstenu de ces analyses où il aurait pu largement déployer sa pensée ; il ne s’est pas assez appliqué à peindre de ces tableaux de vie humaine où se ramassent, se concentrent, se dessinent en relief les forces inavouables ou généreuses de la conscience. M. Bernier a voulu plutôt que ses personnages s’expliquassent eux-mêmes ; et au lieu de disserter pour son propre compte et celui des lecteurs, il a fait parler ses héros, il nous a donné des dialogues.

Et il y a de beaux dialogues dans ce roman. Écoutez ce que disent Jules et Marguerite dans la calèche verte qui les emporte sur nos grandes rues, et les impressions qu’ils échangent sur la colline du Parlement et sur la falaise de Sainte-Foy. C’est beau, c’est naturel, et fort délicat. Suivez aussi, pour assister à la grande scène pathétique du roman, suivez sur la cime du Cap Tourmente les trois jeunes gens qui doivent se quitter demain ; et pendant que Jeanne, discrète, s’en va vers les hauts plateaux, entendez Jules et Marguerite échanger leurs âmes, et recueillez de leurs lèvres les paroles ardentes et pures qu’ils se disent l’un à l’autre sous les bras de la grande croix. Il y a là quelques-unes des meilleures pages qu’ait écrites M. Bernier.

Nous voudrions que tous les dialogues du roman soient aussi agréables à écouter que ceux-là. Mais ils ne le sont pas tous. Il y en a d’autres qui ne sont pas toujours bien conduits, il y en a de trop violents, ou dont la violence est mal venue ; il y en a surtout de trop oratoires. Que de discours dans ces conversations ! Et comme il y a de l’éloquence dans tous ces personnages ! Qui donc a dit que nous étions un peuple d’orateurs ? Le roman de M. Bernier va le faire croire à beaucoup de gens ; et il n’est pas bon que trop de gens s’imaginent que nous érigeons des tribunes partout où la vie sociale nous rassemble.

C’est sans doute parce que les dialogues sont un peu trop uniformes, que les caractères mêmes des personnages ne s’y accusent pas suffisamment. On aimerait y voir des âmes plus différentes, plus riches de détails, et s’exprimant en des formules plus personnelles. C’est surtout par leurs pensées essentielles, par leurs convictions doctrinales et en quelque sorte par leurs sommets, que ces âmes se montrent, se révèlent les unes aux autres : et cela fait qu’elles ne découvrent pas toujours assez les multiples, intimes, secrètes impressions, les variables et obscurs sentiments, tout ce qui constitue le fond intéressant, et, si j’ose dire, le sous-sol de la conscience.

De tous les portraits qu’a esquissés l’auteur, ceux de Jules, de Marguerite et de Jeanne sont les mieux réussis. Les pères de famille ont été trop sacrifiés. Tous les personnages du roman eussent été, d’ailleurs, plus attachants, s’ils avaient été plus complètement jetés en pleine vie canadienne, s’ils avaient été, je ne dis pas mieux encadrés de paysages canadiens, car, d’ordinaire, ils sont situés dans des décors bien précis, mais plus enveloppés de l’atmosphère de chez nous, et pour dire mieux encore, plus pétris de mœurs et d’habitudes canadiennes. Ils eussent été alors moins livresques et plus réels. M. Bernier a mieux vu les spectacles de la nature que ceux de la vie intérieure. Que de belles pages il a écrites sur Québec, Sainte-Anne de Beaupré et le Cap Tourmente ! Il y a là des descriptions exactes, riches de détails bien observés, éclairées de lumières vives ou discrètes, où l’œil éprouve la joie de revoir dans une œuvre d’art ce qu’il a si souvent admiré dans la nature.

Évidemment, M. Bernier est fier de son Québec, où il est né, où il a vécu sa laborieuse et féconde jeunesse : et il y a quelque chose de l’âme de M. Bernier dans ces pages où il décrit, dans ces poèmes où il chante la petite patrie.

Et c’est parce qu’il y met de son âme, que M. Bernier interprète parfois avec tant d’émotions les paysages. Lisez donc ses impressions, j’allais dire ses strophes, sur les clochers. Ce que signifient les clochers que l’on aperçoit de la colline du Parlement, Jules et Marguerite le traduisent à merveille. Considérez aussi ce paysage psychologique qui entoure l’âme de Jules, lorsque, après son arrivée d’un long voyage, il retrouve dans sa chambre, en plus du portrait de la jeune fille de Creuze, tant de choses aimées. Autre paysage psychologique, et bien fait, que cette description de la bibliothèque et du bureau de travail du curé Lavoie. Paysage de nature et d’âme que la vision troublante et si poétique d’une barque qui file sur le fleuve, pendant que Jules et Marguerite, accoudés au bord de la Terrasse, échangent des propos discrets et tendres !

Qu’importe, maintenant, qu’il y ait dans ce roman des défauts, si les qualités qu’il révèle nous promettent pour demain un livre meilleur ! Qu’importe qu’il y ait des erreurs de construction, qu’il y ait des actions trop brusques, et des paroles trop éloquentes, dans un roman où l’ensemble produit sur le lecteur une saine et très agréable impression ! Qu’importe qu’il y ait des négligences de style — oh ! cette fois, trop nombreuses, assurément — des impropriétés de termes, des images risquées, des emplois obscurs du pronom il, commençant une phrase, et se rapportant à un complément de la phrase précédente : qu’importent ces fautes de détail, si ce style offre de remarquables qualités d’ampleur, d’élégance et d’harmonie !

Et alors, qu’est-ce qu’il faut conclure ? Que M. Bernier n’a pas assez poli son œuvre, sans doute ; mais aussi qu’il a cédé à une heureuse inspiration quand il a entrepris d’écrire son premier roman. Et il faut conclure encore que M. Bernier, qui a tout ce qu’il faut pour exceller dans ce genre, doit se livrer avec allégresse à sa tâche littéraire, exploiter largement la veine féconde qu’il vient de frapper, et nous faire d’autres et meilleurs romans canadiens. Et il faut conclure, enfin, que le public qui achète et lit des livres, doit encourager et applaudir les jeunes qui ont l’ambition haute, très louable, très féconde, et si nécessaire, de mettre au service des meilleures idées leur talent d’écrire.

Juillet 1912.


  1. Au large de l’Écueil, par Hector Bernier, Québec, 1912.