Romanciers de chez nous/03
ANTOINE GÉRIN-LAJOIE
JEAN RIVARD
Le Roman du Colon
Voici le roman du colon ! — Je ne saurais comment appeler autrement ce livre rustique et tout imprégné des senteurs de la forêt. Jean Rivard, c’est l’histoire d’un colon, et il semble que cette histoire n’a été écrite que pour des colons ou pour ceux qui veulent le devenir. Elle ne s’adresse pas aux lecteurs et aux lectrices des villes, mais aux lecteurs des champs, à ceux qui n’ouvrent des livres que le soir, après avoir pendant le jour travaillé sous le soleil, nettoyé les abatis, bûché les arbres ou labouré la terre. Et c’est Gérin-Lajoie lui-même qui nous en avertit, avec cette ironie hautaine qui parfois dessinait un pli dédaigneux au coin de sa lèvre d’écrivain pensif et timide : « Jeunes et belles citadines qui ne rêvez que modes, bals et conquêtes amoureuses ; jeunes élégants qui parcourez, joyeux et sans soucis, le cercle des plaisirs mondains, il va sans dire que cette histoire n’est pas pour vous. »[1]
Mais se peut-il qu’il y ait un roman du colon ? Et les colons ont-ils donc leur roman ? Leur idylle est si peu compliquée, et leur âme si saine ! Ils n’ont guère d’amours que pour les grands bois qu’ils fréquentent, pour l’érable et les vieux ormes qui ombragent leurs maisons, pour la terre qui boit leurs sueurs et leur donne du blé. Les colons ont une conscience si franche, et qui se prête si mal à toutes les subtiles suggestions de la passion romanesque ; ils vont d’un pas si solide, avec un cœur si ouvert, à la femme qu’ils ont rêvée, le soir, sur le seuil de leur première cabane, en fumant leur touche à la clarté des étoiles, pendant que la forêt voisine, toute pleine de murmures et de voix mystérieuses, excitait en leur âme solitaire le besoin des affections et comme la nostalgie du foyer.
Comment écrire un roman, quand il en faut tracer le plan et dessiner la trame sur la vie uniforme et simple de nos abatteurs de forêts ? Gérin-Lajoie, qui fut l’un de nos écrivains les plus avisés de la dernière moitié de l’autre siècle, s’est peu soucié de ce problème artistique et psychologique. Il n’a pas longtemps cherché comment il pourrait construire sa fable, ni comment il pourrait nouer l’intrigue, et avec des épisodes surprendre ou émerveiller le lecteur. Aussi bien n’est-il pas lui-même un fouilleur d’âmes, ni un excitateur de sensations. Cet apôtre de la colonisation sait bien mieux la géographie de nos cantons de l’Est que la Carte du Tendre, et ce sont des livres d’économie sociale qu’il feuilletait en 1860, de préférence aux derniers romans de Flaubert ou de George Sand. Aussi, n’a-t-il brodé qu’une toute petite histoire d’amour sur le canevas rude de son livre : juste assez pour satisfaire ceux qui pensent que les romans ne se peuvent vraiment passer de quelque épisode amoureux.
Résoudre une question sociale, ou en chercher la solution, préoccupait Gérin-Lajoie bien plus que le soin d’analyser et de décider un cas de conscience. Et c’est, en vérité, un roman social qu’il a voulu écrire, et non pas un roman sentimental, ni surtout un roman d’aventure ; encore pourtant que l’expédition forestière de Jean Rivard, si hardie et si vraisemblable, soit, malgré tout, une sorte d’aventure, et la plus intéressante qui puisse retenir l’attention de nos défricheurs.
Jean Rivard est fils de cultivateurs. Gérin-Lajoie le fait naître vers l’an 1824, à Grandpré, dans une campagne fertile des bords du lac Saint-Pierre. Il est l’aîné de douze enfants, et, comme il paraît bien doué, son père le met au collège. Jean fait un bon cours d’études ; il ne brille pas au premier rang, mais il est studieux et il s’avance d’un pas ferme jusqu’en rhétorique. Il aurait été sans doute un excellent philosophe, et il escomptait déjà les succès des nouvelles études où son esprit positif devait triompher, quand au cours de la rhétorique il perdit son père ; et cet événement vint déranger toute l’économie domestique de la famille Rivard.
Jean ne recevait pour tout héritage que la somme de cinquante louis, et si cela pouvait suffire pour l’aider à finir ses études classiques, il n’en avait pas assez pour payer ensuite les frais de sa cléricature. Il lui restait bien aussi du grec et du latin, mais ce bagage philologique et littéraire ne lui assurait alors aucun moyen de subsistance. Il résolut donc de ne pas retourner au collège, et sur le conseil de son curé, homme prudent et très expérimenté, il décida de se donner à l’agriculture. Il pourrait ainsi plus vite aider sa famille, et il ne risquerait pas d’aller se perdre dans la foule des jeunes gens déclassés qu’attire et que dévore la ville.
Seulement, Jean Rivard n’a que cinquante louis ; il ne peut songer, avec une aussi petite somme, à devenir propriétaire d’une ferme dans les vieilles paroisses qui bordent le fleuve. C’est une terre en bois debout qu’il lui faut acheter et exploiter. Il devra se faire colon.
Or, précisément à cette époque, la région si pittoresque des cantons de l’Est, qui s’étend entre la rivière Chaudière et la rivière Richelieu, commençait à se peupler. L’émigration canadienne-française se dirigeait du côté de ces terres neuves où la beauté des paysages et la richesse du sol auraient dû plus tôt attirer nos compatriotes. C’est là que Jean Rivard voulut se fixer. Il s’en alla donc, à dix-neuf ans, tailler dans la forêt du canton de Bristol son domaine. À trois lieues du plus proche village, bien loin par conséquent de tout voisin avec qui il ne pouvait d’ailleurs communiquer que par un mauvais sentier, Jean Rivard choisit un lopin de terre tout couvert de beaux et grands arbres, cent acres qu’il obtint pour vingt-cinq louis de l’honorable M. Robert Smith, le propriétaire du canton de Bristol. M. Smith manifesta bien quelque répugnance à se dessaisir d’une partie de son domaine inculte ; comme beaucoup de spéculateurs de ce temps, et de tous les temps, il aurait mieux aimé attendre que des circonstances heureuses eussent donné à son canton une plus-value dont il aurait bénéficié, mais l’intervention d’un ami commun le fit céder ; et il consentit au marché. Jean Rivard devait payer en quatre versements égaux, dont le premier ne devenait dû qu’au bout de deux années, la somme des vingt-cinq louis qui furent convenus. Mais il devait aussi commencer sans délai le travail de défrichement.
Dès le mois d’octobre de cette année 1843, Jean Rivard quitte donc définitivement Grandpré pour s’en aller passer l’hiver dans la forêt. Il laisse au village sa mère, des frères et des sœurs qui ont vainement essayé de le retenir ; il y laisse surtout Louise Routier, la jeune fille rieuse et bonne qu’il a si souvent admirée à l’église le dimanche, et dont l’image douce et bienfaisante va le suivre dans sa solitude. Accompagné d’un solide gars qui s’appelle Pierre Gagnon, et qui sera dans ce roman le type du domestique dévoué, dont le gros rire jovial va plus d’une fois égayer le maître, Jean Rivard s’installe dans une cabane qu’un colon avait autrefois construite sur le domaine qui est devenu le sien.
Le lendemain de leur arrivée, le 16 octobre, les deux bûcherons commencent leur œuvre. La forêt retentit des coups de hache vigoureux qui frappent les grands arbres ; et le craquement sinistre des colosses qui tombent met en fuite les oiseaux effarés. Le rhétoricien d’hier n’a guère le temps de s’abandonner à la poésie des choses ; ses bras travaillent plus que son imagination ; et il éprouve parfois la fatigue des journées dures et laborieuses. Mais Pierre Gagnon, lui, montre une si belle ardeur à la tâche quotidienne que Jean Rivard s’efforce de faire paraître une énergie toute semblable. Ils abattent cinq arpents de forêt pendant ce premier automne, et dix autres pendant l’hiver : en tout quinze arpents que l’on pourra ensemencer au prochain printemps.
Pendant les longues soirées de ce premier hiver, Jean Rivard fait le journal de sa vie ; il écrit les annales de cet établissement auquel il lui plaît de donner le nom de Louiseville. Ou bien encore, il lit à Pierre Gagnon les Aventures de Don Quichotte, celles de Robinson Crusoé, et une Histoire populaire de Napoléon. Ces lectures sont une récréation pour l’esprit de Jean, et une fête sans pareille pour l’imagination de Pierre Gagnon. Bientôt le brave serviteur éprouve le besoin de faire revivre et de personnifier ces héros. Sans respect pour la chronologie, il s’attribue modestement le rôle de Sancho, et il donne à son maître le titre d’empereur. Tous deux s’arment en guerre, non pas contre des moulins à vent, mais contre la forêt ; leurs coups de hache sont des coups d’épée, et le soir on fait le relevé du nombre des morts, et l’on arrête le plan de campagne du lendemain.
Le dimanche, Jean Rivard fait trêve aux récits et aux actions épiques, et il lit avec son compagnon quelques chapitres de cette Imitation de Jésus-Christ, que Louise lui avait donnée à son départ, et qu’il feuillette avec une piété deux fois ardente.
Avouons que ces paisibles distractions ne réussirent pas toujours à chasser l’ennui qui parfois envahissait la cabane du défricheur. Gérin-Lajoie ne le dissimule pas, parce qu’il veut être romancier vraisemblable, et aussi parce qu’il veut apprendre aux jeunes colons comment il faut traverser les heures sombres de la vie. Donc « la chute des feuilles, le départ des oiseaux, les vents et les pluies de novembre furent la cause des premières heures de mélancolie ». Puis le ciel gris, les vents froids du nord et de l’est soufflant à travers les branches, le linceul de neige qui recouvrait partout le sol et la forêt, accrurent encore la tristesse des jours pénibles : et parfois la solitude paraissait à Jean un exil, et sa cabane, un tombeau. Il se souvenait avec amertume de Grandpré, de la maison paternelle, des dimanches si réconfortants au village, et des petites veillées chez le père Routier. Pierre Gagnon essayait alors d’égayer son maître ; il lui chantait les vieilles chansons canadiennes, ou bien encore, et sans connaître pourtant le pouvoir prestigieux de l’homéopathie, il faisait entendre à son maître ennuyé le répertoire de ses plus dolentes complaintes.
Jean Rivard luttait, d’ailleurs, lui-même contre ces impressions de tristesse. Il les combattait par le travail toujours assidu, et il en triomphait par l’espérance des moissons futures.
Le soleil de mars lui apporta un nouveau motif de se réjouir. La forêt dépouillée ne paraît-elle pas alors s’animer sous la poussée, d’une sève nouvelle ? Et l’érable généreux ne verse-t-il pas par toutes ses blessures le nectar qui est sa vie ? D’avance Jean Rivard et Pierre Gagnon s’étaient fait une fête d’entailler. Ils entaillèrent, ils savourèrent à loisir, à toutes les phases de leur cuisson, la tire et le sucre. De grands hourras poussés à pleins poumons annoncèrent à la forêt la première brassée terminée ; et Jean Rivard éprouva, pour la première fois, la grande satisfaction d’ajouter quelque chose à la richesse de son pays, d’avoir créé une marchandise, de compter parmi les « producteurs nationaux ».
Quelques semaines après, il fallut procéder au brûlage des bois coupés, et à la récolte de la cendre que l’on utilisait pour la fabrication de la potasse. Le règne de la pulpe n’était pas encore commencé ; et il fallait bien alors détruire sur place, par le feu, tous les arbres dont on voulait débarrasser le sol.
« C’est la campagne d’Italie qui commence ! » avait dit Jean Rivard à Pierre Gagnon, le matin où il lui montra les quinze arpents d’abatis qu’il fallait nettoyer. Et Pierre Gagnon, et Jean Rivard, et Joseph Lachance, un deuxième domestique que Jean avait engagé pendant sa visite pascale à Grandpré, se mirent immédiatement à l’œuvre du tassage et du brûlage. On fit pendant le jour des feux magnifiques qui illuminaient encore les nuits obscures, et offraient à l’œil des bûcherons les spectacles les plus saisissants. « C’est l’incendie de Moscou ! » disait Pierre Gagnon toujours dévoué à son empereur, et ces saillies de l’imagination le reposaient des dures fatigues de la journée, et faisaient oublier aux brûleurs de la forêt leur visage devenu noir comme celui des Éthiopiens.
« Dès le mois de juin, les quinze arpents de terre défrichés depuis l’arrivée de Jean Rivard à Louiseville se trouvaient complètement ensemencés. » Le blé, l’avoine, l’orge, des légumes et des fleurs poussent maintenant en pleine forêt, dans les champs et dans le jardin de Jean Rivard. Et Jean et ses compagnons voient lever avec un indicible contentement les premières moissons. Ils jouissent déjà du fruit de leur travail ; leur tâche leur paraîtra désormais moins lourde ; il y aura plus de soleil et plus de bonheur dans l’humble cabane du colon.
Au reste, la Providence bénit l’œuvre de Jean Rivard. La première récolte fut abondante. Jean vendit à l’automne pour plus de trente louis de grains et de légumes, et la potasse qu’il avait fabriquée lui rapporta trente à quarante louis. Gérin-Lajoie appuie sur ces détails ; il les précise avec une volupté d’économiste, et il entonne à l’occasion de ces chiffres, qui cette fois ne sont pas arides, un hymne enthousiaste, un couplet qu’il chante à la jeunesse de son pays, pour l’attirer loin des villes et loin de l’oisiveté dans la forêt docile et féconde.
Déjà, d’ailleurs, la forêt de Bristol accueille de nouveaux ouvriers, qui ont suivi le sentier tracé par Jean Rivard. D’autres viennent bientôt, qui se partagent le sol du canton. C’est donc la vie et le mouvement, la voix et le travail de l’homme qui animent et transforment la forêt. Le gouvernement lui-même s’en mêle, et décide enfin de tracer un chemin public qui traversera le canton. La fortune sourit aux défricheurs. Jean Rivard se construit une maison convenable, et il rêve d’y introduire enfin celle qui sera la reine de Louiseville.
Aussi bien ses amours ont-elles été tenaces. Malgré certaines déceptions qu’il avait éprouvées l’an dernier, pendant une visite à Grandpré, un soir d’épluchettes où il avait veillé chez les Routier, et bien que ce soir-là Louise lui eût semblé préférer au rude colon de Bristol un beau danseur du village, Jean avait gardé toute sa fidélité aux premières affections, et Louise elle-même, malgré elle accaparée par le jeune élégant, s’était désolée, ce soir des épluchettes, de n’avoir pu témoigner au cavalier des premiers jours sa durable amitié. Le malentendu fut bien vite dissipé dans des lettres qui n’avaient rien d’équivoque, et le dimanche 5 octobre 1845, M. le curé de Grandpré mettait fin à l’inoffensif roman, en publiant au prône de la grand’messe la promesse de mariage entre Jean Rivard, « ci-devant de cette paroisse, maintenant domicilié dans le canton de Bristol, et Louise Routier, fille mineure de François Routier et de Marguerite Fortin, ses père et mère, d’autre part ». Et c’était, comme il arrive le plus souvent, pour la première et dernière publication.
Deux jours après, il y avait noces brillantes chez les Routier. « Quarante calèches, conduites chacune par un cheval fringant, brillamment enharnaché », escortaient la voiture des nouveaux époux. Le repas fut gai et copieux. On y chanta Vive la Canadienne, et À la claire Fontaine. Il y eut bal pendant la soirée, où les premiers violons de la paroisse parurent infatigables. On ne servit aux invités aucune liqueur alcoolique, parce que la croix de tempérance occupait une place d’honneur dans la maison des Routier. Le surlendemain, Jean Rivard et sa femme quittaient Grandpré, pour s’en aller habiter le rustique foyer du canton de Bristol.
Le roman devrait ici finir, puisque Jean Rivard est marié. Mais on sait que ce n’est pas un roman ordinaire que celui de Jean Rivard, et que, en vérité, ce n’est pas du tout un roman. C’est l’exposé vivant et pratique d’une thèse d’économie sociale ; et la thèse jusqu’ici développée n’est pas encore complète, ni suffisante. Nous savons ce que peut faire Jean Rivard défricheur ; l’on peut se demander ce que fera Jean Rivard agriculteur. Des lecteurs des Soirées canadiennes qui avaient suivi, en 1862, le récit de Jean Rivard le défricheur, qu’y publiait Gérin-Lajoie, demandèrent, en effet, à l’auteur ce qu’il était advenu de Jean après son mariage. Quelques-uns prétendaient que Louise avait dû mourir d ennui au milieu des bois de Bristol ; d’autres soutenaient que Jean Rivard, découragé par les larmes et les récriminations de sa femme, avait dû la ramener à Grandpré. Les moins pessimistes déclaraient que Jean Rivard, colon de plus ou moins persévérante bonne foi, avait dû vendre son lot et se lancer dans le commerce.
Il fallait faire taire tous ces cancans, et Gérin-Lajoie se décida à publier dans le Foyer Canadien de 1864, la suite véridique du roman de Jean Rivard, qu’il intitulera « Jean Rivard l’économiste ».
Nous ne pouvons faire l’analyse détaillée de cette seconde partie du livre de Gérin-Lajoie : encore qu’il y ait là peut-être les pages les plus intéressantes de ce roman. L’on y voit Jean Rivard et Louise occupés à faire prospérer la ferme, et à continuer l’œuvre difficile, mais déjà moins rude, des défrichements. La maison de Jean Rivard, où les petits enfants multiplient la joie et l’espérance, devient avant longtemps le centre d’une centaine d’établissements qui se partagent déjà la forêt de Bristol. C’est une paroisse véritable qui s’est peu à peu formée, qui possède maintenant ses ouvriers de toutes sortes, constructeur, maçon, voiturier, cordonnier, forgeron, marchand. Elle a même son avocat de village et son fabricant de chicanes dans la personne de Gendreau-le-Plaideux. Curieux type normand que celui de ce Gendreau qui venait d’une des vieilles paroisses des bords du Saint-Laurent, où il avait incarné la contradiction. On assure même qu’en quittant cette paroisse où il était conseiller municipal, il avait refusé de donner sa démission en disant à ses collègues : « Je reviendrai peut-être ! en tous cas, soyez avertis que je m’oppose à tout ce qui se fera dans le conseil en mon absence. »
Mais la nouvelle paroisse du canton de Bristol avait bien mieux que Gendreau-le-Plaideux, elle avait son médecin, et surtout son missionnaire, puis son curé. C’est dans une cabane en bois, d’abord, ou en plein air, que l’abbé Octave Doucet, le modèle des missionnaires et des curés, ancien camarade de Jean Rivard au collège, célébra la messe. Mais l’église, qui attire toujours des colons et dont ne peuvent guère se passer nos braves défricheurs, éleva bientôt la flèche de son clocher parmi les érables et les ormes de Bristol ; elle fit entendre sa voix d’airain dans la paix encore grande de cette forêt qui reculait toujours son horizon mobile. D’ailleurs, les progrès constants de cette colonie lui permirent bientôt, en dépit des oppositions systématiques de Gendreau-le-Plaideux, d’avoir son organisation paroissiale et municipale complète. C’est le nom officiel de Rivardville que l’on donna à la nouvelle paroisse, afin de perpétuer dans le canton de Bristol le nom et la mémoire du premier colon. Jean Rivard s’y était opposé, de même que Gendreau-le-Plaideux, mais il se résigna assez facilement, à cette condition que la localité de Rivardville serait placée sous le patronage de sainte Louise.
Jean Rivard fut élu maire et juge de paix de la nouvelle paroisse. Et c’est à partir de ce moment que s’accentue et s’affirme le rôle social de notre personnage. Il s’agit pour lui de présider au développement de l’organisme municipal, et d’en assurer le jeu libre et vivant ; il s’agit de former et de créer à Rivardville un esprit public, et pour ainsi dire de donner une âme à ce corps social. À cette tâche, Jean Rivard consacre tous ses loisirs, et il s’efforce d’inculquer dans la conscience de ses voisins et coparoissiens les notions d’ordre et d’économie rurale et domestique, de progrès matériel, moral et intellectuel, qu’il avait apportées du collège dans la forêt, et que son expérience personnelle avait singulièrement enrichies.
Nous assistons donc, maintenant, à toutes les manifestations essentielles ou du moins importantes de la vie collective et paroissiale, et nous sommes les témoins de l’action discrète, mais efficace et profonde, de la vertu d’un colon, d’un cultivateur instruit sur ceux qui l’entourent et qui reçoivent de lui l’impulsion et l’orientation. Et nous voyons Jean Rivard prendre sur les habitants de toute la région de Bristol un ascendant toujours croissant, et monter, monter dans leur estime et dans leur admiration jusqu’à ce qu’un jour — suprême et fragile consécration de leur sympathie — ils en fassent leur député au Parlement. Et dès lors ce sont des scènes, non plus seulement de la vie municipale et paroissiale, mais de la vie électorale, politique et parlementaire, qui passent successivement sous le regard du lecteur.
Gérin-Lajoie — est-ce scrupule d’un fonctionnaire qui regrette d’avoir dit tout le mal qu’il pense des députés qu’il coudoie et qu’il mesure, est-ce plutôt pour le remords d’avoir trop décrié ceux-là que nous envoyons au Parlement pour qu’ils travaillent et qu’ils fassent de bonnes lois, mais que lui, romancier, nous avait représentés comme oubliant souvent ce pourquoi ils sont députés et plénipotentiaires du peuple ? — Gérin-Lajoie a supprimé dans l’édition définitive tout ce qu’il nous avait d’abord appris sur la carrière de Jean Rivard député. Ces pages ne sont guère, au surplus, qu’une critique assez vive de l’esprit de parti, de notre système et de nos habitudes parlementaires, et l’on n’y voyait pas assez l’effort qu’aurait dû faire Jean Rivard lui-même pour améliorer le mécanisme et le fonctionnement de cette machine politique.
Le député de Bristol, qui s’était présenté devant ses électeurs comme candidat indépendant de tous les partis, excellait à montrer les faiblesses de ses collaborateurs au Parlement ; il eût été un intrépide démolisseur, mais il ne paraît pas qu’il eût été capable de rien construire. Aussi bien, Jean Rivard comprit-il que le rôle de député passait ses forces, était incompatible avec son humeur et avec ses goûts ; il se prit à regretter la forêt, et, député presque inutile, il eut le seul et déjà fort appréciable mérite de ne pas vouloir retourner au Parlement.
Gérin-Lajoie a donc fait disparaître, à tort croyons-nous, si l’on se place au point de vue de la conduite de l’œuvre et de l’équilibre du plan et de la composition, ce tableau de la vie parlementaire, pessimiste sans doute, mais où l’on trouve des pages fort instructives, et de la plus fine ironie. Jean Rivard, que ses ennemis politiques accusaient de n’être qu’une machine à voter, rentre dans son foyer et dans sa paroisse pour n’en plus sortir. Il y rentre, à la vérité, un peu diminué, et c’est la faute de Gérin-Lajoie ; et c’est pour cela que l’auteur a décidé de ne plus publier ce que Jean Rivard a fait, ou plutôt de ne plus montrer ce qu’il n’a pas fait et qu’il aurait dû faire pendant son séjour à Québec ; et c’est pour cela aussi qu’il aurait bien dû — voulant retrancher quelque chose — ne pas amorcer inutilement la curiosité du lecteur et supprimer la candidature elle-même de Jean Rivard et son élection — si exemplaire que celle-ci ait été, ne s’étant faite qu’avec des prières. Mais je soupçonne Gérin-Lajoie d’avoir voulu insinuer par cet épisode malsonnant de la vie de son personnage que si, dans notre démocratie, un colon peut ainsi s’élever jusqu’aux plus hautes situations sociales, cet homme de la forêt et des champs ne doit pas s’aviser de quitter les manchons de la charrue pour prendre en main, selon une bien vieille métaphore, le timon des affaires de l’État, et que c’est à ceux-là seuls qui ont une solide culture et une grande valeur intellectuelle qu’une semblable tâche peut convenir : thèse très discutable, que l’auteur et seulement esquissée, et qui ne laisse pas dans l’esprit du lecteur des conclusions assez nettes, ni assez précises.
L’on n’en veut donc pas à Jean Rivard de revenir tout entier à sa vie première, si active et si utile. Dans les derniers chapitres du roman, l’auteur s’applique à nous montrer, dans le plus merveilleux épanouissement, l’œuvre économique et sociale que son héros a réalisée. Et le livre se ferme sur une causerie de Gérin-Lajoie avec Pierre Gagnon, le compagnon si courageux de la première heure, qui a gardé pour celui qu’il appelle son bourgeois et son empereur, une sorte de culte qui va jusqu’à l’enthousiasme. Pierre Gagnon résume ainsi, et à sa façon, tout le mérite et toute la vertu de Jean Rivard :
« Je voudrais, dit-il, que vous puissiez le connaître à fond. Il est aussi savant que monsieur le curé, il sait la loi aussi bien qu’un avocat, ce qui n’empêche pas qu’il laboure une beauté mieux que moi. Il mène toute la paroisse comme il veut, et s’il n’est pas resté membre de la chambre, c’est parce qu’il n’a pas voulu, ou peut-être parce qu’il a eu peur de se gâter, parce que l’on dit que parmi les membres il y en a qui ne sont pas trop comme il faut. Enfin, monsieur, puisque vous êtes avocat, je suppose que vous avez lu l’histoire de Napoléon, et vous savez ce qu’il disait : si je n’étais pas empereur, je voudrais être juge de paix dans un village. Ah ! notre bourgeois n’a pas manqué cela, lui ; il est juge de paix depuis longtemps, et il le sera tant qu’il vivra. Vous savez aussi que les hommes que Bonaparte aimait le mieux, c’étaient les hommes carrés. Eh bien ! tonnerre d’un nom ! notre bourgeois est encore justement comme ça, c’est un homme carré : il est aussi capable des bras que de la tête et il peut faire n’importe quoi — demandez-le à tout le monde. »
Ce témoignage universel qu’invoque Pierre Gagnon est l’hommage suprême de l’admiration des gens de Bristol pour le fondateur de Rivardville ; il termine le roman du colon, et fait une dernière fois apparaître le type des défricheurs dans une lumière qui ressemble à la gloire d’une apothéose populaire.
Tel est le roman de Jean Rivard. Il est le premier, dans l’ordre chronologique, de nos grands romans, les Anciens Canadiens n’ayant paru qu’en 1863, une année après Jean Rivard, le défricheur. L’abbé Casgrain qui eut avec Gérin-Lajoie des relations d’amitié et des relations littéraires très étroites, nous assure que Jean Rivard ne reçut pas du public l’accueil qu’il méritait. On lut sans assez d’enthousiasme ces pages que l’auteur avait voulu faire si pratiques. On en voulait sans doute à Jean Rivard d’être trop peu romanesque, trop occupé des choses de la ferme, trop éloigné des intrigues où aime à s’aventurer l’imagination du lecteur. La mode n’était pas alors, comme elle l’est aujourd’hui, au roman social, et l’on n’était pas encore habitué à chercher dans le roman français l’exposé et la discussion des problèmes les plus difficiles de la vie contemporaine. Sans être précisément un précurseur, Gérin-Lajoie avait compris tout le profit qu’il peut y avoir à souder une thèse au récit d’un roman. La thèse a sans doute ici trop absorbé le roman ; elle l’a mis en péril, mais nous pensons cependant que c’est pour cette thèse elle-même, et pour les idées justes qu’elle renferme, et pour les suggestions heureuses qu’elle propose, que le roman de Jean Rivard, devenu enfin actuel parce qu’il est social, mérite de reparaître à la surface de notre vie littéraire.
Nous ne pouvons dégager du texte de ce livre toutes les idées générales et toutes les théories qu’il développe ; nous n’en pouvons dire tout ce qui peut et doit intéresser et retenir le lecteur d’aujourd’hui.
La question de la colonisation y est évidemment celle-là que Gérin-Lajoie a voulu surtout étudier ; c’est celle-là dont il recherche le plus activement la solution, et c’est celle-là dont s’inquiète encore avec une anxiété toujours incertaine l’esprit public. Aussi, loin de réduire et de ramener toute cette question aux seuls intérêts de Jean Rivard, l’auteur en a agrandi et élargi le point de vue ; elle devient dans ce livre, ce qu’elle est en effet, une question d’importance et de vie nationales.
Et si nous voulions ici ramasser, réunir les fragments épars des théories de Gérin-Lajoie, les synthétiser et les systématiser, nous devrions faire voir comment il subordonne d’abord le problème de la colonisation à cet autre, déjà posé en 1860, qui est celui de l’émigration des Canadiens aux États-Unis, et à celui-ci qui est d’ouvrir à l’activité des jeunes, même instruits, et surtout peut-être à ceux qui sont instruits, la carrière utile et noble de l’agriculture. Les jeunes gens s’en vont aux États-Unis, ou bien, et parmi ces derniers beaucoup ont fait une partie de leurs études classiques, ils accourent dans les villes pour y végéter, comme cet ami de Jean Rivard, Gustave Charmenil, qui n’est pas autre, dans ce livre, que l’auteur lui-même : Gérin-Lajoie ayant subi à sa sortie du collège l’attraction des grands centres, et ayant cherché, à New-York d’abord, puis à Montréal, une vie de scribe besogneux qu’il a longtemps misérablement vécue. En 1860, nos jeunes gens s’en vont donc en terre étrangère, ou bien ils grossissent dans les villes le bataillon des mécontents, et nos forêts s’étendent encore à perte de vue sur la terre inexplorée de la province ! Ce n’était vraiment pas chez nous, et à cette heure de notre histoire, le roman de « la terre qui meurt » qu’il fallait écrire, mais bien celui de la terre qui veut naître, de la terre inculte toujours sous la forêt qui reste debout, sous la forêt qu’il fallait abattre.
Comment résoudre ce problème, et qui donc devait s’en charger ? Gérin-Lajoie estime qu’il y a quatre facteurs essentiels qui doivent successivement et au bon moment intervenir, facteurs sans lesquels le problème reste insoluble, mais à qui il est possible et facile de le résoudre : ces facteurs sont le gouvernement d’abord, puis le colon, puis le missionnaire, et enfin le conseil municipal des nouveaux centres organisés. À chacun, Gérin-Lajoie distribue la tâche qui lui revient, et il indique les moyens d’action dont il doit user.
Le gouvernement doit s’inquiéter de faire le choix judicieux des terres qui sont propres à la culture ; il doit à tout prix empêcher que le colon ne s’égare, comme tant de fois il s’est égaré depuis 1860, sur des lots stériles qui découragent ses efforts ; il faut que le sol que le gouvernement permet de labourer soit fertile comme le champ de Jean Rivard.
Mais le départ fait entre les terrains de colonisation et les terrains forestiers, le gouvernement doit aux futurs colons de tracer d’avance des routes, des chemins qui leur permettent de communiquer facilement avec les centres populeux, et qui éviteront aux pauvres défricheurs exilés dans la forêt de ces courses périlleuses et meurtrières, comme l’on en raconte dans l’histoire des Bois-Francs.
Mais parce que dans notre province se heurtent souvent, en des conflits sans cesse renouvelés, les intérêts des spéculateurs et les intérêts des colons, le gouvernement empêchera, par des règlements judicieux qu’il doit être enfin capable de faire, que des spéculateurs cupides comme l’honorable Robert Smith, propriétaire des forêts du canton de Bristol, retiennent incultes des terrains dont ils attendent un grand accroissement de valeur avant de les livrer à la colonisation.
Le gouvernement devrait enfin, dans toutes les localités importantes, créer des fermes modèles, qui serviraient d’exemplaires à l’initiative des colons, et les empêcheraient de s’attarder dans la routine ou dans des expériences inutiles et ruineuses.
Et l’on voit donc, par ce simple exposé, que s’il n’y a rien qui paraisse bien neuf aujourd’hui dans tout ce plan d’action gouvernementale, et rien que nous n’ayons lu souvent dans nos journaux, il n’en est pas moins juste de remarquer que Gérin-Lajoie a bien vu, en 1860, ce qu’il faut regarder comme des données essentielles du problème de la colonisation ; et n’y avait-il pas alors quelque mérite à les préciser, s’il est vrai que ce problème, jusqu’ici compliqué d’intérêts contraires qu’on ne sait pas accorder, attend encore, et depuis plus de cinquante ans, comme on le disait il y a quelques jours au Parlement, sa définitive solution ?
Quant à la part du colon, Gérin-Lajoie ne pouvait manquer de la faire large et active, puisque aussi bien c’est pour la décrire qu’il entreprenait son roman. Le colon type, le colon idéal, c’est Jean Rivard, « l’homme carré » dont parlaient Napoléon 1er et Pierre Gagnon. Nous ne pouvons rappeler ici toute l’économie de sa ferme et de sa maison. Ce serait trop long, et peut-être qu’ainsi résumé ce serait fastidieux. Jean Rivard, d’ailleurs, a, un jour, livré à Gérin-Lajoie lui-même, qui visitait Rivardville, le secret de sa prospérité. Il se réduit à ceci : défricher un sol fertile ; cultiver avec méthode ; réserver sur son lot un coin, une parcelle de forêt nécessaire pour fournir le bois d’œuvre et le bois de chauffage ; fortifier sa santé par un travail assidu, mesuré et constant ; se lever de bonne heure, et surveiller soi-même le train de la ferme ; ne pas faire de dettes ; ne pas trop agrandir sa propriété ; tenir un journal des opérations de la ferme, et un registre des recettes et des dépenses ; puis enfin, et c’est peut-être plus important que tout le reste, épouser Louise Routier !
Jean Rivard est donc surtout un roman social. Et il vaut, d’abord et avant tout, par la thèse qui y est développée, par l’intérêt général qu’il présente, par les scènes de vie coloniale qu’il raconte, par le très large tableau rustique qu’il déroule sous les yeux du lecteur.
C’est l’impression d’ensemble que l’on en reçoit qui fait sa première valeur éducative, et qui lui assurerait pour longtemps, s’il était plus connu, une bienfaisante influence sur l’esprit de nos populations agricoles. Mais les effets d’ensemble sont déterminés eux-mêmes par l’agencement plus ou moins artistique des parties ; d’autre part, un tableau ne peut valoir si, dans le jeu plus ou moins savant des ombres et des lumières, n’apparaissent en bonne posture et en un relief satisfaisant les personnages. C’est pourquoi il peut être intéressant de suivre à travers les pages de Jean Rivard, d’étudier sur la toile où l’auteur les a peints, les héros de notre « roman du colon ».
Et c’est d’abord Jean Rivard lui-même qui s’offre le premier à nos regards, puisque c’est lui que l’on aperçoit toujours au premier plan, et dont le geste se dessine plus nettement et se déploie sans cesse sur le fond un peu sombre de la forêt de Bristol.
Jean Rivard, c’est, au surplus, le personnage en qui l’auteur a mis toutes ses complaisances, c’est celui qui porte dans sa vie active les rêves les plus chers, mais irréalisés, de Gérin-Lajoie. Celui-ci a très amoureusement façonné ce colon ; il l’a fait aussi grand que pourraient être tous nos colons ; il a soigneusement posé sur son front quelques reflets de cet idéal d’agriculteur qui hanta toujours son imagination.
Gérin-Lajoie a même voulu donner à Jean Rivard un nom familier, un nom qui pourrait lui rappeler le foyer paternel, créer en lui l’illusion consolante que ce héros lui était un frère. Ce héros s’appelle Jean en souvenir du premier Gérin dont fassent mention nos archives canadiennes : soldat vaillant venu de Grenoble en 1750 pour guerroyer contre les Anglais, et qui, après la capitulation, se fixa à Yamachiche, où il fonda la dynastie rurale si estimée, et si persévérante, des Gérin-Lajoie. Il s’appelle Rivard, parce que la grand’mère de l’auteur avait nom Ursule Rivard dit Laglanderie, et qu’elle aima beaucoup son petit-fils, le petit Antoine qu’elle avait tant désiré voir un jour « chanter la messe et faire le prône ». Il naît à Grandpré vers 1824, appelé sans doute à la vie par Gérin-Lajoie lui-même qui naissait cette année-là à Yamachiche, vieille paroisse riveraine, découpée dans le fief de Grandpré sur les bords du lac Saint-Pierre. On nous assure[2] même que la maison où naquit Jean Rivard, et « le hangar, le fournil, la grange et les deux autres bâtiments de la ferme, nouvellement blanchis à la chaux »[3], sont les mêmes que la maison et les bâtiments où s’écoula l’enfance de Gérin-Lajoie.
Que si le père de Jean Rivard s’appelle Jean-Baptiste, au lieu que celui de notre auteur portait le nom d’Antoine qu’il légua à son fils aîné, c’est que sans doute Gérin-Lajoie, que son patriotisme faisait dévot au patron des Canadiens français, a voulu marquer comment son personnage, né de Jean-Baptiste Rivard, apportait de son berceau même le culte traditionnel et toutes les vertus de sa race.
C’est dans le canton de Bristol, au cœur des Bois-Francs, que Jean Rivard s’en ira abattre la forêt, et qu’il fondera la paroisse si active de Rivardville. Serait-il téméraire d’affirmer que Rivardville, c’est ce Drummondville si prospère que Gérin-Lajoie visitait en 1862, où il recevait l’hospitalité de cet abbé Jean-Octave Prince, qui fut l’un de ses plus chers compagnons d’étude, et qu’il a fait revivre dans son roman sous le nom de l’abbé Octave Doucet, premier missionnaire et curé de Rivardville ? Nous savons, par une lettre très enthousiaste que Gérin-Lajoie écrivit au retour de ce voyage, qu’il fut ravi par toutes les promesses d’avenir qu’offrait ce pays de colonisation, et qu’il aurait voulu voir deux de ses frères s’y établir. Ces deux frères, Gérin-Lajoie les a donnés à Jean Rivard, et tous deux sont allés, dans l’imagination de l’auteur, faire fortune à Rivardville.[4]
Voilà bien des raisons de confondre Antoine Gérin-Lajoie et Jean Rivard, et de penser que l’un a voulu s’identifier avec l’autre, ou mettre dans la destinée de l’autre le meilleur de sa jeunesse et de ses espérances. Gérin-Lajoie se retrouve encore et se prolonge en Gustave Charmenil, le jeune étudiant qui promène à travers Montréal la nostalgie de son âme toujours désabusée. Et, sans doute, Gustave Charmenil représente plus exactement que Jean Rivard le personnage de l’auteur, quand celui-ci avait vingt ans. Mais Gérin-Lajoie n’en sera que plus à l’aise pour donner à Jean Rivard, à celui qui fut ce que lui-même aurait voulu être et qu’il n’a jamais été, toutes les vertus, toutes les qualités qu’il pouvait concevoir, et qu’il mit, sans retour d’amour-propre, et sans crainte qu’on ne l’accusât de sotte vanité, au compte du héros principal de son livre.
Aussi bien, le caractère[5] de Jean Rivard est-il le plus riche, le plus attachant qu’il y ait dans ce roman. L’auteur concentre sur l’étude de ce caractère ses facultés d’observation ; il ne s’attarde pas à décrire ce jeune homme de dix-neuf ans ; il ne veut pas qu’on fixe longtemps ses yeux sur ce qui ne saurait être que le portrait physique du personnage. Il ne dit de ses qualités extérieures que juste ce qu’il faut pour qu’on y voie passer le rayonnement d’une grande âme.
« C’était un beau jeune homme brun, de taille moyenne. Sa figure pâle et ferme, son épaisse chevelure, ses larges et fortes épaules, mais surtout des yeux noirs, étincelants, dans lesquels se lisait une indomptable force de volonté, tout cela, joint à une âme ardente, à un cœur chaud et à beaucoup d’intelligence, faisait de Jean Rivard un caractère remarquable et véritablement attachant. » Et, pour satisfaire sans doute les lecteurs du roman qui s’imaginent que le héros principal ne peut être intéressant s’il ne joint à ses vertus les dons de l’élégance mondaine et frivole, Gérin-Lajoie ajoute : « Trois mois passés au sein d’une grande cité, entre les mains d’un tailleur à la mode, d’un coiffeur, d’un bottier, d’un maître de danse, et un peu de fréquentation de ce qu’on est convenu d’appeler le grand monde, en eussent fait un élégant, un fashionable, un dandy, un cavalier dont les plus belles jeunes filles eussent raffolé. »[6]
C’est au sortir du collège que Jean Rivard se présente pour la première fois aux lecteurs. L’étudiant vient d’interrompre, à cause de la mort de son père, laquelle a brisé l’équilibre du budget de famille, ses études de rhétorique. Et Jean Rivard emporte nécessairement du collège des habitudes, des goûts, des tendances qui réapparaîtront souvent à la surface de la vie. On n’a pas impunément dressé son esprit à la méditation et aux rêves enthousiastes d’une studieuse adolescence ; on n’a pas, sans qu’il en reste quelque chose, feuilleté Virgile et Homère, traduit Démosthène ou César, crayonné des levers de soleil, ou esquissé des gestes d’éloquence ; on n’a pas, sans qu’il s’en imprime sur la vie une trace ineffaçable, courbé longtemps son front sur les livres, et souhaité pour un long avenir les joies nobles du labeur intellectuel. Et donc, Jean Rivard emportera dans la forêt de Bristol, mêlée aux prosaïques ambitions du colon, la délicate sensibilité de l’étudiant. Il y sera tout à la fois capable de rude travail, et capable de rêveries sentimentales. Ces deux activités s’exerceront parfois en sens contraire, et provoqueront dans l’existence de Jean Rivard les plus pénibles conflits. Et ce ne sera pas le spectacle le moins instructif du roman, que celui d’un jeune homme, exilé volontaire dans la forêt inhabitée, luttant contre ses propres ennuis, contre tous ses dégoûts du moment, pour rester fidèle à lui-même, et pour fixer dans le sacrifice l’inconstance de ses vingt ans.
Au surplus, Jean Rivard, à cause même de sa sensibilité affinée au contact des livres et par toutes les émotions de la vie du collège, goûtera plus que ne le font d’ordinaire les colons, ce qu’il y a de beauté, de grandeur et de poésie dans la vie des forestiers. Gérin-Lajoie nous en avertit lui-même : son héros « avait une âme naturellement sensible aux beautés de la nature, et les spectacles grandioses, comme les levers et les couchers du soleil, les magnifiques points de vue, les paysages agrestes, étaient pour lui autant de sujets d’extase. »[7] L’automne dans les bois, avec son décor changeant et ses couleurs si vives, procurait à Jean les plus douces émotions. Et l’hiver lui-même, le premier hiver qu’il passa dans la forêt, lui apparut éclatant à la fois de blancheur et de gaieté.
« La terre, déclare l’auteur en un style qui rappelle un peu le rhétoricien inexpérimenté qu’était Jean Rivard, la terre lui apparut comme une jeune fille qui laisse de côté ses vêtements sombres pour se parer de sa robe blanche. Aux rayons du soleil, l’éclat de la neige éblouissait la vue, et quand la froidure ne se faisait pas sentir avec trop d’intensité, et que le calme régnait dans l’atmosphère, un air de gaieté semblait se répandre dans toute la forêt. Un silence majestueux qui n’était interrompu que par les flocons de neige tombant de temps en temps de la cime des arbres, ajoutait à la beauté du spectacle. Jean Rivard contemplait cette scène avec ravissement. »[8]
N’y avait-il pas jusqu’à l’ouragan secouant la forêt, et la faisant mugir comme une mer en furie qui faisait entrer l’âme du jeune colon dans les plus vifs transports ? « Il ne pouvait alors rester assis dans sa cabane, et mettant de côté ses livres ou ses outils, il sortait en plein vent pour contempler le spectacle des éléments déchaînés ; il se sentait comme en contact avec la nature et son Auteur. »[9]
Idéaliser sa vie, c’est-à-dire répandre, à force d’imagination et à force de sentiments, sur tout ce qui l’entourait, les couleurs et les impressions les plus riantes, et rapporter à quelques souvenirs classiques les événements quelconques, et parfois les plus insignifiants de son existence, voilà bien à quoi tâchait, pour se donner du cœur, le rhétoricien bûcheron. Gérin-Lajoie précise fort bien cet état d’âme dans une lettre que Jean Rivard écrivait, un mois après son arrivée dans la forêt, à son ami Gustave Charmenil.
« Je vais te donner une courte description de mon établissement. Je ne te parlerai pas des routes qui y conduisent ; elles sont bordées d’arbres d’un bout à l’autre ; toutefois je ne te conseillerais pas d’y venir en carosse… Quant à ma résidence, ou comme on dirait dans le style citadin, à Villa Rivard, elle est située sur une charmante petite colline ; elle est en outre ombragée de tous côtés par d’immenses bosquets des plus beaux arbres du monde. Les murailles sont faites de pièces de bois arrondies par la nature… Le plafond n’est pas encore plâtré, et le parquet est à l’antique, justement comme dans Homère. C’est délicieux. Le salon, la salle à dîner, la cuisine, les chambres à coucher ne forment qu’un seul et même appartement. — Quant à l’ameublement, je ne t’en parle pas ; il est encore, s’il est possible, d’un goût plus primitif. Toi qui es poète, mon cher Gustave, ne feras-tu pas mon épopée un jour ?[10] »…
Mais il en coûte parfois aux héros de l’épopée coloniale de tailler dans la forêt leur poème merveilleux. Jean Rivard devait l’éprouver souvent. La nature sauvage et vierge a des spectacles qui enchantent ; elle a aussi des monotonies qui lassent, et qui troublent ce fond d’éternelle tristesse que nous portons en nous-mêmes. Et justement, ceux-là qui ont une âme plus délicate, plus capable de goûter la poésie des choses, sont aussi mieux préparés à en savourer l’amertume.
Jean Rivard eut donc ses jours de sombre ennui. À vingt ans, on s’habitue mal à l’immense et infinie solitude. Et pour peu que l’on ait développé en soi le besoin des affections, on supporte mal le silence et le vide profond de l’isolement. Jean Rivard devait regretter parfois son village et la maison paternelle. Il éprouva dans les bois de Bristol quelque chose des intimes chagrins que promena René dans nos forêts d’Amérique. « La chute des feuilles, le départ des oiseaux, les vents sombres de la fin de novembre furent la cause de ses premières heures de mélancolie. Puis, lorsque plus tard un ciel gris enveloppa la forêt comme d’un vêtement de deuil, et qu’un vent du nord ou du nord-est, soufflant à travers les branches, vint répandre dans l’atmosphère sa froidure glaciale, une tristesse insurmontable s’emparait parfois de son âme, sa solitude lui semblait un exil, sa cabane un tombeau. »[11]
Cependant jamais ces accès de tristesse n’abattirent tout à fait Jean Rivard. Il s’empressait plutôt de secouer sa mélancolie, de sécher quelques larmes que le souvenir de Grandpré faisait parfois monter à ses yeux. Le travail est le meilleur remède contre l’ennui : et fort heureusement, il y avait en Jean Rivard, à côté de l’étudiant frais émoulu, à côté du jeune rêveur, et du romantique sensible, il y avait le colon réaliste, l’homme d’action.
Au collège où il avait étudié, Jean Rivard entendait souvent le directeur répéter à ses élèves la classique maxime, que le bon Lhomond avait convertie en exemple pour sa grammaire latine : labor omnia vincit. Cette devise, il la voulut sienne, et c’est l’une des choses les plus précieuses que Jean Rivard rapporta de son cours d’étude. Il avait même parfois une singulière façon de traduire en français cet axiome latin. L’un de ses frères qui n’approuvait guère son projet et lui demandait un jour avec quoi il prétendait réaliser ses rêves de fortune : « Avec cela ! » dit laconiquement Jean Rivard, en montrant ses deux bras. Et il y avait dans ce geste expressif le sens plein de sa devise.[12]
Donc, cet écolier transporté en pleine forêt, était un laborieux ; c’était un « bûcheur, » et ce mot de l’argot scolaire prend ici toute sa force significative.
Le travail physique répugna bien d’abord, quelquefois, à ses membres peu exercés, le fatiguait et l’épuisait ; mais Jean Rivard s’y entraîna, il s’y habitua, et il s’y complut. « Ce travail des bras d’abord si dur, si pénible, devint pour lui comme une espèce de volupté. »[13] Et dès lors, l’on ne cesse plus de voir à travers les pages du roman, comme à travers les arbres de la forêt, la silhouette toujours active du jeune colon.
Après le tableau des premiers défrichements[14] où il convenait que Gérin-Lajoie esquissât d’abord l’attitude de son héros, et nous le fît voir s’attaquant aux grands arbres des bois séculaires, faisant à coups de hache dans la forêt la première trouée lumineuse, il n’est pas de récits plus révélateurs de la vie du colon que ceux des premières semailles et de la première récolte.
Semer à travers les souches noircies des terres neuves était aussi peu compliqué que cela était pénible. Quel travail que celui qui consiste à préparer le terrain qui doit recevoir cette première semence ! Depuis le milieu d’avril jusqu’à la fin de juin, Jean Rivard et Pierre Gagnon s’y livrèrent sans relâche. « Rarement le lever de l’aurore les surprit dans leur lit, et plus d’une fois, » ajoute l’auteur dans un style peut-être trop homérique, « plus d’une fois la pâle courrière des cieux éclaira leur travaux de ses rayons nocturnes. »[15] Et selon son habitude, Gérin-Lajoie jette sur ces champs de labour et sur les durs travaux de ses personnages le voile discret d’une simple poésie ; ou bien il les transforme et les relève par des réflexions de la plus forte et de la plus chrétienne philosophie.
Jean Rivard est fatigué, « son corps est harassé, mais son âme jouit, son esprit se complaît dans ces fatigues corporelles. Il est fier de lui-même. Il sent qu’il obéit à la voix de Celui qui a décrété que l’homme gagnera son pain à la sueur de son front. Une voix intérieure lui dit aussi qu’il remplit un devoir sacré envers son pays, envers sa famille, envers lui-même : que lui faut-il de plus pour ranimer son énergie ? »[16] Et puis, il y a les rêves qui viennent enchanter le sommeil reposant du colon ! Rêves bienfaisants et purs où l’on voit dans la plaine croître l’espérance du semeur et onduler l’or des moissons ! « S’il rêve, il n’aura que des songes paisibles, riants, car l’espérance aux ailes d’or planera sur sa couche. » Et Gérin-Lajoie ajoute avec son style tout plein des choses qu’il exprime : « De ses champs encore nus, il verra surgir les jeunes tiges de la semence qui en couvriront d’abord la surface comme d’un léger duvet, puis insensiblement s’élèveront à la hauteur des souches ; son imagination le fera jouir par anticipation des trésors de sa récolte. Puis, au milieu de tout cela, et comme pour couronner ses rêves, apparaîtra la douce et charmante figure de sa Louise bien-aimée, lui promettant des années de bonheur en échange de ses durs travaux. »[17]
Au bout de quelques mois, le soleil et Dieu aidant, le premier rêve du colon devint une réalité. On fit la récolte : épilogue nécessaire de tous les poèmes du semeur. Avouons qu’ici Gérin-Lajoie a manqué le coup de brosser le tableau où l’on eût pu voir appliqués aux travaux multiples de la récolte, Jean Rivard et son infatigable compagnon. Quoi de plus pittoresque — du moins aperçu à travers le prisme des descriptions — que les scènes rustiques du coupage des grains, de l’engerbage, de l’engrangement, du battage et du vannage ! Et l’auteur de Jean Rivard aurait pu fixer pour l’instruction des lecteurs de la ville, et aussi pour tous les lecteurs d’aujourd’hui, tant de détails, tant de vieilles habitudes, tant de traits charmants de nos anciennes moeurs agricoles ! Il ne l’a pas fait, croyant, à tort, que le récit de ces « diverses opérations » aurait été fastidieux. Et le chapitre qu’il a consacré à la première récolte, privé de ces développements et de cette couleur locale, un peu terne dans ses récits austères, n’est guère rempli que des calculs les plus précis et les plus pratiques. Il arrive même que l’auteur y parle un peu de tout, excepté de la récolte. De celle-ci il retient seulement, et il apprend au lecteur, ce qui peut le mieux engager les jeunes gens à suivre Jean Rivard dans la forêt, à savoir le chiffre exact et merveilleux des minots qu’ont rapportés les arpents de terre que Jean avait semés en blé, en avoine, en orge, en sarrasin, en pois, en patates et en légumes. Ce procédé, sans doute, se prête mal aux narrations artistiques ; mais c’est tout de même une façon assez ingénieuse de peindre l’homme d’action que fut Jean Rivard, que de nous le faire voir riche des fruits de son travail, entouré de tous ces quatre-vingts minots de blé, cent soixante minots d’avoine, quarante minots d’orge, mille minots de légumes, etc., qui font à ce tableau le plus rustique ornement. Et cela nous donne comme une première esquisse de ce chapitre tout plein de chiffres séducteurs, que Gérin-Lajoie intitulera plaisamment : « Un chapitre scabreux. »
Puis Gérin-Lajoie, aussi fier que Jean Rivard du produit de sa première récolte, entonne tout aussitôt un hymne au travail, où le lyrisme ne s’élève un moment que pour raser encore le sol où le retient évidemment la pensée du prosateur. Et ce chapitre composite se termine par une pressante exhortation adressée aux jeunes gens que l’oisiveté ennuie ou corrompt, qui redoutent le travail comme l’esclave redoute sa chaîne, et qui, pour ne pas se faire colon comme Jean Rivard, ignorent de quel bonheur ils sont privés !
Jean Rivard ne sortira guère plus de ce champ où il applique son activité. Lorsque surtout il aura conduit dans sa maison nouvellement construite la jeune fille qui, de temps à autre, le rappelait encore à Grandpré, il ne s’occupera plus que de l’exploitation raisonnable, méthodique et logique de sa ferme. Des cent acres de terre qu’il possède, il connaît à fond la nature de chacun, la qualité du sol, des bois, et les accidents topographiques du terrain. Il en a dressé une carte très détaillée, qu’il appelle pompeusement « la carte de son royaume ».[18] Et quand Louise franchira pour la première fois le seuil de sa maison, Jean déploiera tout de suite sous son regard la carte officielle de « ce royaume » dont elle sera désormais la reine.
Il parut même qu’après ce mariage l’activité de Jean redoubla d’intensité, sans que pour cela ses fatigues se fussent accrues. « Lorsque après cinq ou six heures de travail, il retournait à sa maison et qu’il apercevait de loin sur le seuil de sa porte sa Louise qui le regardait venir, ses fatigues s’évanouissaient ; il rentrait chez lui l’homme le plus heureux de la terre. »[19] Et les joies laborieuses du jeune colon et de sa femme devinrent plus intenses encore lorsque, penchés tous deux sur un berceau, ils se purent reposer de leur tâche quotidienne en y regardant sourire à leur amour, un enfant, un tout petit colon, avec de beaux grands yeux limpides où semblait se refléter déjà l’image de la forêt !
Cependant, l’action de Jean Rivard ne fut pas toujours limitée au défrichement de sa terre, et à des œuvres d’intérêt surtout personnel : elle devait bientôt et peu à peu s’étendre, rayonner autour de lui, devenir éminemment sociale. L’exemple courageux de ce jeune homme avait attiré dans la forêt de Bristol de vaillants imitateurs.
On vint se grouper autour de Jean Rivard ; et lui, l’ouvrier de la première heure, le colon instruit, « l’homme carré » que Pierre Gagnon avait si pittoresquement défini, capable de la tête autant que des bras,[20] devint tout naturellement le conseiller, l’ami, le chef des nouveaux défricheurs. Et il pouvait écrire un jour à son ami, Gustave Charmenil : « Outre mes travaux de défrichement, qui vont toujours leur train, j’ai à diriger en quelque sorte l’établissement de tout le village. Ne sois pas surpris, mon cher Gustave, si tu entends dire un jour que ton ami Jean Rivard est devenu un fondateur de ville. »[21]
Jean Rivard devait, en effet, fonder une ville, qui lui prit beaucoup de son activité, et jusqu’à son nom. C’est lui qui en fit le plan, qui en traça sur la carte les rues, et qui marqua la place où l’on élèverait plus tard les principaux édifices publics.[22] C’est lui, surtout, qui organisa dans ce centre nouveau la vie sociale, et qui lui communiqua tout l’esprit dont il était animé. Juge de paix, maire de Rivardville, avant d’être député au Parlement, il n’usa jamais de son influence que pour établir sur la base solide des plus fortes vertus civiques et morales la fortune de son village. Sans doute, Jean Rivard fut un député médiocre, et il ne sut jamais assez lui-même ce qu’il était allé faire à Québec ; mais, en revanche, dans la sphère plus humble de la vie municipale et régionale, il fut le citoyen le plus entreprenant, et l’instigateur le plus hardi de tous les progrès. Les questions scolaires, aussi bien que les questions d’économie rurale et domestique, étaient par lui sagement résolues, et les oppositions systématiques, mesquines et jalouses, que lui suscita parfois Gendreau-le-Plaideux, ne purent jamais entamer son autorité.
Aussi bien, cette autorité reposait-elle sur un grand fonds de vertus et sur les mérites personnels les plus incontestés.
Gérin-Lajoie, dessinant d’une main ferme, parfois si rude, le portrait du colon, a voulu réunir en lui toutes les qualités traditionnelles et acquises qui font chez nous si digne de tous les respects l’habitant canadien.
Non seulement Jean Rivard est un défricheur à la fois sensible et actif, et non seulement il est âpre à la besogne et persévérant, mais il est foncièrement honnête, juste, désintéressé, généreux. Et il est tout cela à la fois, parce qu’il est aussi et tout d’abord foncièrement chrétien.
N’est-il pas vrai que, dans notre pays, le christianisme du colon est d’une qualité, d’une valeur toute spéciale ? Il est plus ingénu, plus confiant, plus dévoué, plus complet peut-être, que le christianisme des gens de nos vieilles paroisses — encore que beaucoup de nos vieilles paroisses aient conservé la plupart de leurs vertus traditionnelles. Le colon n’ignore pas que la hache et la croix font en ses mains le plus puissant faisceau ; que ce sont elles qui ont ensemble tracé dans nos forêts les grandes routes de la fortune et de la civilisation ; et qu’à toutes les phases de notre histoire nationale, il n’eut jamais, lui, le colon travailleur et fatigué, de meilleur soutien, de plus assidu consolateur, que l’homme de la croix, le missionnaire ! Quand le jeune bûcheron quitte pour la première fois le foyer paternel où se multiplient les enfants, et qu’il part à la conquête d’une terre à défricher, il emporte avec lui, dans la forêt, sans doute, le regret des joies familiales pour un moment supprimées, mais aussi la foi de ses parents, l’exemple des vertus domestiques, le chapelet de sa première communion, et, comme Jean Rivard, une Imitation de Jésus-Christ que lui aura confiée sa Louise bien-aimée. Et dans l’humble cabane où chaque soir il revient, le jeune colon garde les chrétiennes habitudes de son enfance, il prie le Dieu des paysans, celui que priait son père, le Dieu qui chaque année renouvelle la forêt, fait pousser les blés, et préserve de tout dommage la moisson prochaine. Et jamais la joie de ce rude travailleur n’est plus vive ni plus profonde que le jour où il voit apparaître, venir à lui, à travers les arbres de la forêt et l’enchevêtrement des abatis, la soutane déchirée du brave missionnaire !
L’homme de Dieu, l’apôtre de la colonisation, Jean Rivard l’accueillait d’autant plus volontiers que l’abbé Doucet, qui visita le premier le canton de Bristol, était un de ses camarades de collège. Ce fut un prêtre, l’abbé Leblanc,[23] qui persuada Jean Rivard de s’en aller abattre la forêt, et c’est un autre prêtre, l’abbé Doucet, qui fut toujours le conseiller prudent du jeune colon, qui associa aux initiatives de Jean son activité personnelle, et prépara avec lui la fortune de Rivardville. Si bien que le jour où l’on érigera dans quelque ville de nos pays de colonisation le groupe symbolique du colon canadien appuyé sur l’épaule du missionnaire, on ne pourra mieux choisir pour les représenter tous deux que Jean Rivard et l’abbé Doucet, le premier colon et le premier apôtre du canton de Bristol.
Mais peut-être ce groupe serait-il incomplet si l’on n’avait soin d’y ajouter, pour en faire la signification plus large et plus précise, le personnage de cette femme forte qui fut la compagne de Jean Rivard, Louise Routier. Et cette femme, il la faudrait sculpter dans l’attitude modeste, simple et digne, que Gérin-Lajoie lui a donnée, avec ce costume d’étoffe domestique, dont il l’a revêtue, et qui la faisait, aux yeux de Jean Rivard, toujours aussi charmante que le jour de ses noces.[24]
Aussi bien, Jean Rivard ne peut aller à l’histoire sans Louise Routier : le colon canadien partage toujours avec sa vigoureuse compagne l’honneur et la prospérité de sa maison. Louise Routier[25] est le type parfait de la jeune fille, élevée loin des villes, en pleine nature, en pleine vie rurale. Elle a grandi au soleil qui faisait s’épanouir les fleurs du jardin familial, et elle n’a jamais respiré que le parfum des saines vertus domestiques. Elle aime fortement, mais discrètement : Gérin-Lajoie ajoute, et beaucoup de lecteurs avec lui : elle aime « comme sait aimer la femme canadienne. »[26]
Et c’est pour cela que les amours de Jean Rivard et de Louise furent les moins mouvementées qui se puissent concevoir. Gérin-Lajoie s’est abstenu de nous distraire de son sujet par des épisodes romanesques qui eussent ôté à son livre toute vraisemblance. La passion y est calme, maîtresse d’elle-même, quelquefois inquiète, jamais affolée. Il y a même beaucoup de timidité dans les aveux de ces jeunes gens, et l’on songe, à les entendre, à certains amoureux des comédies de Marivaux, que la seule conscience de leur passion fait déjà rougir. Le cœur de Louise se déclare, s’ouvre tout entier, et il se laisse pleinement connaître dans cette phrase que la jeune fille écrivit un jour à Jean Rivard, anxieux de savoir si un jeune galant toujours endimanché, de Grandpré, ne l’avait pas supplanté : « Si je vous semble légère quelquefois, je ne le suis pas au point de préférer celui qui a de jolies mains blanches, parce qu’elles sont oisives, à celui dont le teint est bruni par le soleil parce qu’il ne redoute pas le travail. Je regarde au cœur et à la tête avant de regarder aux mains. »[27] Réponse toute simple, inspirée par l’amour le plus raisonnable, et qui valut à Louise, au mois d’avril suivant, un délicieux cœur de sucre !
Une « blonde » comme celle-là sera, au foyer de Jean Rivard, l’épouse accomplie : bienveillante pour tous, secourable aux pauvres, pieuse, économe. Elle fera surtout une excellente femme de ménage ; elle mettra de l’ordre et de la propreté dans sa maison : « les planchers étaient toujours si jaunes chez Jean Rivard qu’on n’osait les toucher du pied ; et les petits rideaux qui bordaient les fenêtres étaient toujours si blancs que les hommes n’osaient fumer de peur de les ternir. »[28]
Mais Louise Routier savait surtout mettre de la gaieté à son foyer, de la belle humeur et de l’entrain ; elle faisait la vie heureuse à son mari, et elle façonnait dans la joie, dans le travail et dans la vertu l’âme des nombreux enfants que le bon Dieu lui avait donnés.
C’est une femme comme celle-là que Gérin-Lajoie, qui souhaita si longtemps s’établir sur une terre, avait rêvée pour sa maison de cultivateur : « Il me semble me voir sur les bords de la rivière Nicolet, ayant une coquette demeure, une jolie femme, musicienne, des amis dignes de ce nom, une belle et bonne terre que je cultiverais avec succès. »[29]
Gérin-Lajoie n’ayant pu réaliser son rêve d’agriculteur, c’est Jean Rivard qui eut cette bonne fortune. Gérin-Lajoie mit dans la vie de ce personnage toutes ses affections et toutes ses longues espérances. Il alla jusqu’à lui confier la femme qui eût partagé ses travaux ; et d’elle aussi bien que de Jean Rivard, il fit le modèle de l’activité et de la vertu domestiques.
C’est encore pour qu’il entrât davantage et tout entier dans son roman, que Gérin-Lajoie s’y est dédoublé, et représenté tout ensemble sous les traits de Jean Rivard, et ceux de Gustave Charmenil. Et comme Jean Rivard fut toute sa vie ce qu’aurait voulu être Gérin-Lajoie, Gustave Charmenil fut ce que devint vraiment à vingt ans notre auteur, et ce qu’il n’aurait jamais voulu devenir. Étudiant pauvre, besogneux, courant à Montréal les bureaux, ce qu’expérimenta plus d’une fois Gérin-Lajoie lui-même, à savoir « qu’il n’y a pas de travail plus pénible pour un avocat, que celui de chercher du travail. »[30] Timide, peu capable de forcer la destinée, inhabile à faire valoir aux yeux du monde toutes les ressources de son talent et de sa volonté, passant d’une mésaventure à une autre, voilà ce que fut Gérin-Lajoie lui-même, et ce que recommença pour lui Gustave Charmenil. Et pour que personne ne doutât de cette identification des personnages, Gérin-Lajoie prêta à l’étudiant ce nom de Gustave Charmenil que, dans un projet d’autobiographie que l’on a retrouvé dans ses cahiers, il s’était donné à lui-même.[31]
Si, d’ailleurs, Gérin-Lajoie a tant insisté sur ce rapprochement, et sur les déceptions et les déboires de Gustave Charmenil, ce fut pour mieux marquer l’erreur de tant de jeunes gens instruits qui dédaignent la carrière de l’agriculteur, qui s’obstinent à rechercher une profession libérale, et s’en vont traîner sur le pavé des grandes villes les restes de leurs illusions. Du temps de Gérin-Lajoie, comme encore aujourd’hui, on se fût étonné qu’un jeune homme qui avait fait des études classiques, ne se fît pas avocat, médecin, notaire ou prêtre. Déjà, d’ailleurs, l’on se plaignait que les professions libérales fussent encombrées, et il n’était donc pas inutile de mettre sous les yeux du lecteur de ce temps, de faire se mouvoir sous leurs regards, le personnage inquiet, désenchanté, morfondu, d’un raté. La thèse de Jean Rivard ne pouvait que s’en trouver singulièrement fortifiée. Et Gérin-Lajoie avait assez d’humilité pour prêter quelque chose de sa propre vie à cette cruelle démonstration.
Au surplus, Gustave Charmenil comprit lui-même l’erreur de sa jeunesse. Ses journées vides et affamées, ses bottes trouées et ses pantalons râpés l’avertissaient assez qu’il n’était dans la société qu’un être inutile, encombrant, déclassé. N’y eût-il pas jusqu’à ses amours rentrées ou méconnues qui firent son destin plus lamentable ? Il n’osait aimer, parce qu’il était trop pauvre. « S’il se fût contenté de l’amour et du bonheur dans une chaumière, »[32] il eût été bien vite aussi heureux que Jean Rivard ; mais il voulut goûter à la vie urbaine, chercher dans les salons mondains la jeune fille de ses rêves, et il fut condamné à rêver toujours, à vieillir dans l’isolement. Il s’en plaignait à son ami, et il était bien près d’estimer beaucoup maintenant la carrière du colon pour la stabilité qu’elle donne à la vie, et de l’apprécier dans la mesure même où elle procure des mariages hâtifs.[33]
Et, c’est ainsi que Gérin-Lajoie a fait de la profession de l’agriculteur le plus bel éloge, non pas seulement par le tableau très persuasif des prospérités de Jean Rivard, mais encore par le récit vraisemblable des déboires de Gustave Charmenil. Et c’est sur les lèvres de ce jeune désabusé qu’il a placé ce couplet où il semble qu’il ait résumé toute sa thèse et toute son ambition : « Ô heureux, mille fois heureux le fils du laboureur qui, satisfait du peu que la Providence lui a départi, s’efforce de l’accroître par son travail et son industrie, se marie, se voit revivre dans ses enfants, et passe ainsi des jours paisible, exempt de tous les soucis de la vanité, sous les ailes de l’amour et de la religion. C’est une vieille pensée que celle-là, n’est-ce pas ? Elle est toujours vraie cependant. Si tu savais, mon cher ami, combien de fois je répète le vers de Virgile : Heureux l’homme des champs, s’il savait son bonheur. »[34]
Ce que nous avons déjà cité de Jean Rivard pourrait suffire à en caractériser le style. Rarement Gérin-Lajoie y vise l’effet littéraire. Il n’a besoin de mots que pour exprimer sa pensée, et signifier les choses. Il dédaigne les ornements frivoles dont les romanciers décorent volontiers leurs livres ; et il veut, écrivain canadien, faire voir nettement et simplement des choses canadiennes.
Au reste, Gérin-Lajoie est un classique : je veux dire qu’il admire par-dessus tout le grand siècle, et qu’il n’a qu’une estime médiocre pour les stylistes du dix-neuvième siècle. Gustave Charmenil, entre deux danses d’un bal donné par rtiadame Du Moulin, cause de littérature avec mademoiselle Du Moulin : « Notre siècle, lui dit-il, ne peut guère se vanter, il me semble, de ses progrès en littérature, et je crois que la lecture des grandes œuvres des siècles passés est encore plus intéressante, et surtout plus profitable que celle de la plupart des poètes et littérateurs modernes. »[35] C’est l’opinion de Gustave Charmenil ; et c’est aussi l’opinion de Jean Rivard, et partant celle de Gérin-Lajoie. Jean Rivard, faisant visiter sa bibliothèque à Gérin-Lajoie, lui dit pourquoi il n’a guère acheté de livres nouveaux : « On cherche en vain dans la plupart des écrivains modernes ce bon sens, cette justesse d’idées et d’expressions, cette morale pure, cette élévation de pensée qu’on trouve dans les anciens auteurs ; à force de vouloir dire du nouveau, les écrivains du jour nous jettent dans l’absurde, le faux, le fantastique. »[36] On ne peut être assurément plus classique ; on ne peut l’être plus absolument, et plus exclusivement. Et sans demander compte à Gérin-Lajoie de ses généralisations imprudentes, et sans nous informer de ce qu’il entend par la « morale pure » des anciens, nous retenons qu’il est un disciple du dix-septième siècle, qu’il voudrait écrire comme on écrivait au temps de Pascal, et qu’il fait peu état des couleurs, des hardiesses et des nouveautés de la langue du dix-neuvième siècle.
Et pourtant, il aurait pu sans doute, et sans dommage pour son livre, emprunter davantage à nos modernes les ressources de leur style ; il aurait pu apprendre d’eux l’art de tisser de façon plus souple la trame du roman, et il aurait pu emprunter quelquefois à leurs palettes des couleurs qui eussent atténué, varié, les tons gris, uniformes, qui se répandent sur la toile de certains chapitres.
Au surplus, Gérin-Lajoie a lu les meilleurs écrivains du dix-neuvième siècle, et, par exemple, Chateaubriand et Lamartine ; leurs noms se retrouvent sous sa plume,[37] et, bien plus, il a parfois essayé d’imiter leur art de peindre la nature. Voyez cette description du matin à Rivardville :
« Quelle délicieuse fraîcheur ! Mes poumons semblaient se gonfler d’aise. Bientôt le soleil se leva dans toute sa splendeur, et j’eus un coup d’œil magnifique. Un nuage d’encens s’élevait de la terre et se mêlait aux rayons du soleil levant. L’atmosphère était calme, on entendait le bruit du moulin et les coups de hache et de marteau des travailleurs qui retentissaient au loin. Les oiseaux faisaient entendre leur ravissant ramage sous le feuillage des arbres. À leurs chants se mêlaient le chant du coq, le caquetage des poules, et de temps en temps le beuglement d’une vache ou le jappement d’un chien.
« L’odeur des roses et de la mignonnette s’élevait du jardin et parfumait l’espace. Il y avait partout une apparence de calme, de sérénité joyeuse qui réjouissait l’âme et l’élevait vers le ciel. Jamais je n’avais tant aimé la campagne que ce jour-là. »[38]
Et l’on pourrait rapprocher de cette description, pour la vie qui y est intense, et pour la précision du détail, cette page excellente où Gérin-Lajoie essaie de fixer le spectacle si terrifiant de nos incendies de forêt.
« C’était vers sept heures du soir. Une forte odeur de fumée se répandit dans l’atmosphère ; l’air devint suffocant ; on ne respirait qu’avec peine. Au bout d’une heure, on crut apercevoir dans le lointain à travers les ténèbres, comme la lueur blafarde d’un incendie. En effet, diverses personnes accoururent, tout effrayées, apportant la nouvelle que le feu était dans le bois. L’alarme se répandit, toute la population fut bientôt sur pieds. Presque aussitôt les flammes apparurent au-dessus du faîte des arbres : il y eut parmi la population un frémissement général. En moins de rien, l’incendie avait pris des proportions effrayantes ; tout le firmament était embrasé. On fut alors témoin d’un spectacle saisissant : les flammes semblaient sortir des entrailles de la terre et s’avancer perpendiculairement sur une largeur de près d’un mille. Qu’on se figure une muraille de feu marchant au pas de course, et balayant la forêt sur son passage. Un bruit sourd, profond, continu se faisait entendre, comme le roulement du tonnerre ou le bruit d’une mer en furie. À mesure que le feu se rapprochait, le bruit devenait plus terrible : des craquements sinistres se faisaient entendre. »[39]
Gérin-Lajoie savait donc décrire, et le mouvement de sa phrase, quand il la presse, apparaît d’autant plus rapide que l’auteur n’emploie pour le marquer que les expressions les plus naturelles et les plus simples.
C’est, d’ailleurs, à cause de ce souci du mot propre, et de l’expression qui donne la vision directe des choses, que Gérin-Lajoie devait exceller dans certaines pages où il raconte nos mœurs populaires, et dans ces rencontres où il fait parler nos bonnes gens. Nous signalerons ici, comme les plus représentatifs peut-être de cette dernière manière, les chapitres où Gérin-Lajoie met en scène Pierre Gagnon et Françoise, décrit les naïves amours de ces deux cœurs robustes, leurs coquetteries un peu rustiques, et la demande en mariage.[40]
Ces pages sont toutes pleines des mœurs de notre vie rurale ; elles débordent de franche gaieté. On y relève encore ces locutions familières aux gens du peuple, si savoureuses, si pittoresques, dont Gérin-Lajoie aimait parsemer sa prose.
Les qualités estimables du style de Gérin-Lajoie nous font oublier certaines longueurs des récits, et des dissertations, et certaines inexpériences de composition. L’auteur, qui s’abstient d’intriguer dans son roman, omet à dessein, sans doute, de préparer des scènes qu’un romancier moderne eût fait venir avec plus d’adresse. Il estime que « l’art d’ennuyer est l’art de tout dire, »[41] et il va par le plus court chemin vers les conclusions qu’il veut laisser dans l’esprit du lecteur. Il se propose, par exemple, de faire voir qu’un simple colon peut devenir député au Parlement : il dirige donc vers Jean Rivard un groupe d’électeurs qui lui proposent sans phrases une candidature, qu’il accepte sans hésitation. Puis, embarrassé peut-être de ce député qui nous éloigne trop de la forêt ou qui critique trop librement — puisque Jean Rivard, c’est Gérin-Lajoie fonctionnaire public — l’administration du gouvernement, il le supprime, après l’élection, dans l’édition définitive du roman, renvoyant au Foyer Canadien de 1864, pages 209 à 262, ceux qui désirent sur cette courte carrière politique du héros une plus ample information.[42]
Il faut donc juger ce livre par l’impression d’ensemble qui s’en dégage plus encore que par l’examen minutieux des détails de la composition. Il y faut chercher, non pas les fines analyses psychologiques qui y eussent été hors de propos, ni le jeu des passions qui eussent distrait le lecteur, ni les savantes combinaisons du style moderne, mais plutôt le développement d’une idée qui domine tous les récits, et que l’auteur a voulu imprimer sur chaque page du roman.
Ce livre est une thèse ; il est une démonstration, et il ne veut être que cela. Gérin-Lajoie l’a écrit pour persuader nos jeunes gens de s’attacher au sol, à la terre nourricière, et pour les inviter à abattre sans retard la forêt vierge où se découvrent l’avenir et la fortune de notre peuple. Ce livre était infiniment précieux, il était nécessaire à une époque où tant de familles canadiennes s’en allaient par delà la frontière, peupler la république voisine, et enrichir l’étranger ; il doit être encore très précieux, et il est nécessaire qu’on le replace sous les yeux de nos compatriotes, aujourd’hui que l’on parle de rapatriement, et que l’on s’aperçoit que la colonisation de la province de Québec est le problème essentiel, vital, dont il faut hâter la solution.
Faisons donc lire Jean Rivard. Faisons-le lire à nos jeunes filles pour qu’elles apprennent de Louise Routier les devoirs d’une mission sociale. Faisons-le lire à nos jeunes gens : aux jeunes gens des villes, sans doute, et aux étudiants eux-mêmes, pour qu’ils aperçoivent la noblesse, la dignité du colon, et pour qu’ils éveillent en eux, peut-être, au contact de ces pages, une vocation qui sommeille, qui n’attend que cet appel pour prendre conscience d’elle-même, et pour s’affirmer ; faisons-le lire surtout aux jeunes gens de la campagne, pour qu’ils reconnaissent en Jean Rivard leur frère aîné, leur frère illustre, pour qu’ils aiment davantage la terre qu’il a aimée, pour qu’ils n’abandonnent jamais le sol qu’il a défriché, et qu’ils creusent à leur tour le sillon profond où le soleil de Dieu fait revivre toujours et se multiplier les espérances de notre race !
- ↑ Cf. Jean Rivard, Avant-Propos.
- ↑ Nous devons ces renseignements précieux, et bien d’autres, à Mgr Denis Gérin, curé de Saint-Justin, frère de l’auteur de Jean Rivard, et à Léon Gérin, fils de l’auteur de Jean Rivard. Nous les remercions ici de l’empressement avec lequel ils ont bien voulu nous communiquer leurs souvenirs de famille.
- ↑ Jean Rivard, I, 137.
- ↑ Jean Rivard, II, 54.
- ↑ Les pages qui suivent ont été publiées d’abord comme une étude d’ensemble des caractères dans Jean Rivard, et indépendante de ce qui précède. C’est ce qui y explique certains retours vers des faits, d’ailleurs présentés autrement, que l’on a pu voir signalés dans l’analyse même du roman.
- ↑ Cf. Jean Rivard, I, 2.
- ↑ Jean Rivard, I, 40.
- ↑ Jean Rivard, I, 52.
- ↑ Jean Rivard, I, 52.
- ↑ Jean Rivard, I, 51.
- ↑ Jean Rivard, I, 53.
- ↑ Jean Rivard, I, 26.
- ↑ Jean Rivard, I, 40.
- ↑ Jean Rivard, I, 37-47.
- ↑ Jean Rivard, I, 88.
- ↑ Jean Rivard, I, 88-89.
- ↑ Jean Rivard, I, 89.
- ↑ Jean Rivard, II, 12.
- ↑ Jean Rivard, II, 14.
- ↑ Jean Rivard, II, 227.
- ↑ Jean Rivard, I, 53.
- ↑ Jean Rivard, I, 57.
- ↑ Gérin-Lajoie a voulu personnifier dans l’abbé Leblanc, un ancien curé de Yamachiche, M. Dumoulin, celui-là même qui avait engagé son père à lui faire faire un cours d’étude.
- ↑ Jean Rivard, II, 197.
- ↑ Louise Routier doit son nom à une famille Routier que Gérin-Lajoie connut pendant son séjour à Montréal, de 1846 à 1849. M. Routier avait quatre grandes filles, de grande distinction. L’aînée, dit-on, fit une vive impression sur notre auteur. Trop pauvre pour songer à se marier, Gérin-Lajoie crut devoir s’éloigner. Il garda de cette famille le plus affectueux souvenir.
- ↑ Jean Rivard, I, 195.
- ↑ Jean Rivard, I, 158.
- ↑ Jean Rivard, II, 196.
- ↑ Extrait des Mémoires manuscrits de Gérin-Lajoie, cité par l’abbé Casgrain, dans sa biographie de Gérin-Lajoie. Voir Œuvres Complètes de l’abbé Casgrain, II, 503. C’est le 12 octobre 1849 que Gérin-Lajoie traçait les lignes que nous venons de citer.
- ↑ Jean Rivard, I, 73. — Lettre de Gustave Charmenil à Jean Rivard.
- ↑ Ce projet d’autobiographie se trouve dans un cahier qui porte la date de 1862, de l’année même où Gérin-Lajoie publiait dans les Soirées Canadiennes la première partie de Jean Rivard.
Gérin-Lajoie était sous l’impression que sa famille comptait des Charmenil parmi ses ancêtres maternels. Par suite d’une mauvaise lecture du recensement de 1681, on avait cru que le nom de la femme de Jean Gélinas, ancêtre maternel d’Antoine Gérin-Lajoie, était Françoise Charmenil. Or, des actes notariés récemment découverts par M. F.-L. Desaulniers ont permis de rectifier cette leçon. L’acte de mariage de Jean Gélinas, daté du 2 octobre 1667, donne, comme nom de sa femme, « Françoise Charles Desmeni. » Voir Saint-Guillaume d’Upton, p. 128, par F.-L. Desaulniers.
- ↑ Jean Rivard, I, 78.
- ↑ Jean Rivard, I, 42.
- ↑ Jean Rivard, I, 45.
- ↑ Jean Rivard, I, 132.
- ↑ Jean Rivard, I, 95. II, 28.
- ↑ Jean Rivard, II, 165-166.
- ↑ Jean Rivard, II, 182.
- ↑ Jean Rivard, II, 76-77. Voir aussi, pour la netteté de ses descriptions, le chapitre intitulé : Une paroisse comme on en voit peu, II, 198.
- ↑ Jean Rivard, II, 36-52, passim.
- ↑ Jean Rivard, II, 163, note.
- ↑ Jean Rivard, II, 94.