Éditions Beauchemin (p. 11-62).

PH.-AUBERT DE GASPÉ

LES ANCIENS CANADIENS




Roman, histoire ou épopée ? — Pourquoi M. de Gaspé a écrit ce livre. — Les mœurs canadiennes ; la petite et la grande histoire. — Le merveilleux canadien. — Les personnages du roman ; l’auteur lui-même ; autobiographie et portrait. — Valeur littéraire ; bonhomie et rhétorique. — Sensibilité et goût de la nature. — Une soirée dramatique au collège de l’Assomption.


Il s’agit du livre de Philippe-Aubert de Gaspé, de l’œuvre la plus populaire peut-être qu’il y ait dans notre littérature canadienne. Nulle part nos anciens n’ont été mieux racontés, mieux décrits, photographiés et ressuscités : et s’il n’est pas nécessaire que la critique rappelle ce livre à l’attention et à la sympathie du public, peut-être n’est-il pas inopportun qu’elle essaie d’en préciser la valeur, et de définir, à l’aide des documents qu’il nous fournit, l’esprit qui l’a conçu. Ni le livre qui s’imprime toujours, ni l’auteur que l’on appelle encore très poliment « Monsieur de Gaspé » ne veulent mourir, et c’est donc un sujet d’étude qui offre quelque intérêt que de rechercher et d’expliquer le pourquoi de cette si active survivance.

On se souvient du sujet traité et du thème sur lequel broda le romancier.


Jules d’Haberville et Archibald Cameron of Locheill — Arche, comme on l’appelle familièrement — sont des amis de collège que la camaraderie a rendus frères. Arche est un orphelin des montagnes de l’Ecosse : fils d’une mère française qu’il perdit dès l’âge de quatre ans, et d’un chef de clan qui périt dans cette désastreuse bataille de Culloden où s’abîma pour jamais l’indépendance de l’Écosse, il fut recueilli par un oncle maternel, un jésuite, qui l’envoya à Québec, au Collège des Pères de la Compagnie. Jules estime Arché pour ses malheurs, il l’aime pour son âme franche et loyale. Quand arrivent, chaque année, les grandes vacances, il l’amène avec lui au manoir paternel de Saint-Jean-Port-Joli, où l’orphelin est accueilli comme l’enfant du foyer.

Au printemps de 1757, Jules, qui a du sang de soldat dans les veines, s’en va commencer en France sa carrière militaire. Arché retourne en Angleterre où il prend du service. Mais la guerre est déclarée entre les deux grandes nations, et elle ramène au Canada, sous des drapeaux ennemis, les deux frères. Arché, qui ne peut trahir son roi, exécute les ordres les plus cruels, et il est en proie aux déchirements de sa conscience. C’est lui qui incendie le manoir des d’Haberville. Il devient odieux à ses anciens bienfaiteurs.

Jules, qui sait les devoirs austères de la vie militaire, se réconcilie le premier avec Arché. Mais ce n’est que plusieurs années après la cession, que le malheureux lieutenant de Montgomery peut rentrer en grâce au manoir reconstruit des d’Haberville.

Pour sceller d’un serment solennel et sacré ce nouveau pacte d’alliance, Arché demande à Blanche sa main. Tous deux sont épris l’un de l’autre, mais Blanche sacrifie encore une fois sa passion à sa dignité, et elle refuse d’épouser celui qui fut l’incendiaire de sa maison.

Jules prend pour femme une jeune Anglaise qu’il a connue sur le vaisseau qui le ramena au Canada. Il continue, au manoir des d’Haberville, entre ses parents devenus vieux, l’oncle Raoul et Blanche, les traditions hospitalières de sa famille. Et plus tard, quand bien des années auront passé sur les amours de Blanche et d’Arché, et les auront transformées en une pure amitié fraternelle, Arché viendra lui aussi reprendre sa place au foyer des bienfaiteurs de sa jeunesse.

Tel est le plan ou le dessin très simple, peu compliqué de la trame du livre de M. de Gaspé. Et c’est à propos d’un pareil livre qu’on a pu se demander s’il était vraiment un roman, s’il n’était pas plutôt une série de tableaux historiques, ou bien encore s’il ne constituait pas pour nous, Canadiens, une première ébauche, l’esquisse d’une épopée nationale. Pourquoi les Anciens Canadiens ne seraient-ils pas tout cela, et tout à la fois ? Le roman ne peut-il pas être une véritable épopée, et l’épopée n’est-elle pas à son tour de l’histoire ?

Aussi bien, d’ailleurs, y a-t-il dans l’œuvre de Gaspé tous les éléments, sauf les vers, tous les matériaux qui entrent dans la construction d’une épopée. C’est une chanson de geste en prose qu’a écrite l’auteur des Anciens Canadiens ; et il y a enfermé et mêlé l’histoire et la légende ; il y a raconté des actions héroïques et les drames non moins poignants de la conscience ; il y a introduit le merveilleux sans lequel il semble que ne peuvent exister les œuvres épiques ; il y a fait apparaître un amour, trop discret peut-être pour que le roman s’en puisse contenter, mais qui ne laisse pas de rappeler ces sourires mêlés de larmes qui traversent l’Iliade, ou cette passion vive et contenue, qui n’éclate que pour mourir à la fin de la Chanson de Roland. Et si vous ajoutez à tout cela la couleur solide et fraîche des paysages, le style tout émaillé et garni des expressions de nos bonnes gens, très simple, familier, sans apprêt, que l’auteur a jeté comme une draperie canadienne sur les pages de son livre, ne trouverez-vous pas qu’il y a là vraiment tout ce qu’il faut pour faire de M. de Gaspé, non pas, sans doute, l’Homère des Canadiens, ni leur Turoldus, mais peut-être bien le conteur naïf, et le plus charmant, des choses de leur passé, l’évocateur le plus puissant des mœurs et d’une civilisation à peu près déjà disparues, et pour cela même le chantre vraiment épique d’une phase merveilleuse de leur histoire ?

Nous en avons le témoignage de M. de Gaspé lui-même, c’est d’abord pour faire de l’histoire qu’il écrivit son livre, et qu’il se fit auteur à l’âge de 77 ans. Et c’est le mouvement littéraire de 1860 qui orienta de cette façon l’esprit du vieillard. Les Soirées Canadiennes, que fondèrent, en 1861, Joseph-Charles Taché, le docteur Hubert Larue et l’abbé Casgrain, avaient pour épigraphe cette parole de Charles Nodier : « Hâtons-nous de raconter les délicieuses histoires du peuple avant qu’il les ait oubliées. » L’année précédente, l’abbé Casgrain avait lui-même publié les Légendes, qui furent son entrée très bruyante et très applaudie dans les lettres canadiennes. M. de Gaspé les lut sans doute avec avidité, ces légendes qui avaient couru les campagnes de la Rivière-Ouelle, et elles firent s’éveiller au fond de son esprit tout un monde de vieux et chers souvenirs. Mais il entendit surtout comme un appel fait à lui-même le mot de Charles Nodier, que répétaient chaque mois à leurs lecteurs les Soirées Canadiennes, et il entreprit donc de raconter à son tour, avant de descendre dans la tombe, les histoires et les légendes qui avaient enchanté sa vie et sa mémoire.

Il était né en 1786, vingt-six ans seulement après les guerres de la conquête ; il avait donc recueilli sur les lèvres mêmes des derniers défenseurs de la Nouvelle-France le récit de leurs actions. Par son père et sa mère, il se trouvait être presque le contemporain, et il fut lui-même le témoin de ces mœurs patriarcales qui caractérisaient la vie de nos anciens, avant 1760, et pendant les dernières années du dix-huitième siècle. C’était donc à lui de parler avec toute l’autorité de ses soixante-quinze ans ; c’était à lui de « raconter les délicieuses histoires du peuple canadien avant qu’il les oubliât. » Les autres, les jeunes, ne pouvaient guère recevoir que de la bouche des vieillards ce secret du passé. Et puis, encore, n’y aurait-il pas un intérêt puissant à voir cet homme qu’entraînait déjà dans son flot le courant irrésistible des habitudes nouvelles, essayer de se reprendre aux vieilles traditions et de montrer et de découvrir à l’œil des contemporains qui étaient ses fils, les moeurs et la vie d’une autre époque et d’un autre siècle ?

Au surplus, les anciens souvenirs de M. de Gaspé étaient situés dans un recul assez lointain pour qu’ils fussent déjà tout pénétrés de poésie, et enveloppés de merveilleuses légendes. Et ce serait donc tout ensemble de la réalité et de la fantaisie, de la vérité et de la fiction, qui alterneraient dans ces pages offertes aux petits enfants des soldats de 1760, et qui les feraient bien vite ressembler, ces pages ingénues, à ces naïfs récits d’Hérodote qui enchantaient l’imagination des fils des vainqueurs de Salamine. C’est donc dans le véritable mirage où se bercent les souvenirs des vieillards, c’est presque déjà dans une lumière d’épopée que M. de Gaspé, tout comme l’auteur des Histoires, pouvait placer les personnages, les événements qui remplissent son livre, toutes les choses qui furent la grandeur et la force des Anciens Canadiens.

Dans ce lointain fantastique, M. de Gaspé aperçoit la petite et la grande histoire ; et s’il s’inquiète de nous révéler l’une et l’autre, il est bien visible qu’il incline plus volontiers vers la petite, ou, si l’on aime mieux, vers celle qui se fait chaque jour et se compose des habitudes et des mœurs, des vertus et des actions obscures d’un chacun. Au lieu que dans l’épopée classique, ce sont les rois et les princes, les chefs d’armées ou les preux chevaliers qui remplissent tout le poème de la majesté de leurs noms, du bruit de leurs querelles et du cliquetis de leurs armes, ici c’est l’homme du peuple, c’est l’habitant canadien, c’est le seigneur de village ou le jeune lieutenant qui agitent à chaque page leur modeste mais vive et originale silhouette. C’est l’épopée des humbles que veut écrire l’auteur des Anciens Canadiens, et je ne sais quel souffle démocratique et populaire passe et circule à travers les pages de cette œuvre. M. de Gaspé nous invite lui-même à bien voir dans son livre une image réelle et authentique de la société de nos gens d’autrefois. Il affirme que tout ce qu’il rapporte des mœurs anciennes est véridique, et il commente par des notes abondantes et toutes personnelles qu’il ajoute à son roman, tels détails ou telles assertions qui pourraient paraître fantaisistes. Et ce n’est pas l’un des moindres plaisirs du lecteur que celui de se sentir tout d’abord en pleine vie réelle, et de pouvoir se reposer toujours avec sérénité sur la bonne foi et la véracité de l’auteur.

C’est, au premier plan, le tableau de la vie du seigneur et de l’habitant canadiens que dessine et peint M. de Gaspé. Or, la vie seigneuriale qu’il reconstitue n’est pas autre que celle que l’on faisait au manoir de son père à Saint-Jean-Port-Joli. Le manoir des d’Haberville, c’est, en effet, celui des de Gaspé, et c’est donc dans la maison même où fut élevé et où a grandi l’auteur, c’est au foyer où on l’initia aux vertus patriarcales de sa famille qu’il nous introduit. Autour du manoir, M. de Gaspé groupe les braves censitaires ; et c’est la cordialité des relations mutuelles, l’affabilité du seigneur, le respect et le dévouement des bonnes gens, c’est par-dessus tout, l’esprit chrétien qui anime, vivifie, élève toutes ces humbles existences, que M. de Gaspé se plaît à célébrer.

Il faudrait ici pouvoir assister aux réunions de famille dans le salon du manoir, aux excursions dans les champs ou sur les grèves de Saint-Jean-Port-Joli ; il faudrait relire le chapitre qui est consacré à la fête du mai que l’on a planté dans le parc de M. d’Haberville, et signaler les joyeuses agapes où seigneurs et censitaires, groupés autour des mêmes tables, fraternisent dans la plus franche gaieté, et font chanter sur leurs lèvres les populaires refrains de la Nouvelle-France. Il serait aussi plaisant d’entendre raconter les bonnes histoires qui sont les délicieux et variés entremets de ces repas familiers, et par exemple celles que raconte le capitaine Marcheterre, pendant le souper que l’on prend à Saint-Thomas, chez le seigneur, M. de Beaumont, et toutes ces escapades dont fut coutumière et bien chargée l’enfance aimable et très active de Monsieur Jules.

L’abondance copieuse et grasse, la gaieté vive et enjouée, la politesse toute cordiale et simple, voilà ce qui faisait le charme des festins du bon vieux temps et de ces pantagruéliques repas, que Jules décrit à Arché[1], et que se donnaient les uns aux autres, pendant les longs mois d’hiver, les habitants de nos campagnes.

M. de Gaspé regrette que tout cela soit déjà en train de disparaître dans le faux éclat du luxe qui nous envahit, et c’est après avoir raconté les fêtes de famille auxquelles donna lieu le retour de Jules au foyer paternel, et avoir fait assister le lecteur aux divertissements bruyants mais honnêtes qui suivaient le repas, qu’il écrit avec un accent de patriotique tristesse :

« Heureux temps où l’accueil gracieux des maîtres suppléait au luxe des meubles de ménage, aux ornements dispendieux des tables, chez les Canadiens ruinés par la conquête ! Les maisons semblaient s’élargir pour les devoirs de l’hospitalité, comme le cœur de ceux qui les habitaient ! »[2]

En dehors de la table et des réunions joyeuses de l’amitié, l’habitant canadien est appliqué à son devoir, et sous le costume rustique et pittoresque que décrit plus d’une fois M. de Gaspé, il remplit avec courage et avec entrain sa tâche quotidienne ; il fait modestement et très consciencieusement cette petite histoire, qui est bien l’histoire vraie et toute belle de son pays.

Cette petite histoire s’agrandit, d’ailleurs, d’elle-même ; et selon les mouvements généreux et héroïques des âmes populaires, elle s’élève parfois jusqu’à la hauteur des grands drames. Souvenez-vous de cette scène inoubliable et si angoissante de la débâcle, à Saint-Thomas de Montmagny. C’est au moment où Jules et Arché, qui retournent du collège au manoir, arrivent au village de Saint-Thomas. La cloche de l’église sonne à toute volée et appelle au bord de la rivière, du côté de la chute, toute la population inquiète et affolée. Là, un homme, qui avait voulu traverser la rivière en voiture, le malheureux Dumais, lutte au milieu des glaces qui se brisent, qui s’effondrent. Déjà de hardis sauveteurs se risquent au secours du naufragé. Le péril est d’autant plus grave que la débâcle de la rivière peut s’effectuer d’un moment à l’autre, et pousser avec une force irrésistible vers la cataracte et vers la mer sauveteurs et victime. Et, en effet, pendant que l’on cherche à opérer le sauvetage, « un mugissement souterrain, comme le bruit sourd qui précède une forte secousse de tremblement de terre, semble parcourir toute l’étendue de la Rivière-du-Sud, depuis son embouchure jusqu’à la cataracte d’où elle se précipite dans le fleuve Saint-Laurent. À ce mugissement souterrain succéda aussitôt une explosion semblable à un coup de tonnerre dans le lointain… Ce fut une clameur immense. La débâcle ! la débâcle ! Sauvez-vous ! sauvez-vous ! s’écrièrent les spectateurs sur le rivage.

« En effet, les glaces éclataient de toutes parts, sous la pression de l’eau qui, se précipitant par torrents, envahissait déjà les deux rives. Il s’ensuivit un désordre affreux, un bouleversement de glaces qui s’amoncelaient les unes sur les autres avec un fracas épouvantable, et qui, après s’être élevées à une grande hauteur, surnageaient ou disparaissaient sous les flots. Les planches, les madriers sautaient, dansaient, comme s’ils eussent été les jouets de l’océan soulevé par la tempête. Les amarres et les câbles menaçaient de se rompre à chaque instant. »[3]

Ce fut pendant ces scènes indescriptibles de confusion, où la plus vive anxiété, l’espérance et l’angoisse secouaient tour à tour les spectateurs, que Jules et Arché arrivèrent au rivage ; et l’on sait comment Arché, n’écoutant que son vaillant cœur, s’élança, les reins ceinturés d’une forte amarre, dans la rivière, et comment, se laissant emporter par les flots déchaînés, il s’en alla recueillir, au vieux tronc de cèdre où il s’était cramponné, mais que les glaces menaçaient à chaque instant d’arracher, l’infortuné Dumais.

Ce sauvetage héroïque constitue l’un des chapitres les mieux écrits de toute l’œuvre de Gaspé. Le mouvement des foules, des glaces et des eaux y est décrit avec une telle ampleur et une telle variété, qu’une vie intense déborde de ces pages, et que nulle part ailleurs, dans ce livre, on ne voit l’histoire des humbles s’élargir avec plus de puissance, et devenir plus naturellement de la véritable et très vaillante épopée.

De Gaspé, qui a su raconter et peindre si vivement un tel épisode, pouvait ensuite entreprendre de tracer d’une main sûre les scènes sanglantes et désastreuses de la guerre. Ces scènes sont, en vérité, de la plus grande histoire, mais la grande histoire est aussi familière à notre auteur que la petite ; et s’il éprouve quelque tristesse à raconter nos dernières résistances patriotiques, il y a dans les regrets du vieillard je ne sais quelle joie discrète et forte qui se manifeste et qui éclate, quand il rappelle tant d’actions valeureuses, tant de sacrifices si courageusement offerts, tant d’immolations sublimes, qui couronnent comme d’une auréole de martyr la suprême agonie de la puissance française en Amérique.

Et il met à raconter cette gloire des défenseurs du drapeau blanc, un empressement d’autant plus grand que trop longtemps ici on a ignoré la conduite de ces soldats malheureux, et que trop volontiers l’on a prêté l’oreille aux calomnies des historiens anglais.

« Vous avez été longtemps méconnus, mes anciens frères du Canada ! Vous avez été indignement calomniés. Honneur à ceux qui ont réhabilité votre mémoire ! Honneur, cent fois honneur à notre compatriote, M. Garneau, qui a déchiré le voile qui couvrait vos exploits ! Honte à nous qui, au lieu de fouiller les anciennes chroniques si glorieuses pour notre race, nous contentions de baisser la tête sous le reproche humiliant de peuple conquis qu’on nous jetait à la face à tout propos ! Honte à nous qui étions presque humiliés d’être Canadiens ! Confus d’ignorer l’histoire des Assyriens, des Mèdes et des Perses, celle de notre pays était jadis lettre close pour nous. »[4]

C’est pour contribuer lui-même à cette œuvre de réhabilitation qu’il raconte quelques-unes des dernières scènes du drame qui se dénoue aux portes de Québec, sur les plaines d’Abraham.

Et d’abord, l’incendie de nos campagnes, dont avec une habileté d’artiste et de romancier, il fait coupable Arché lui-même. Quand on lit ces pages où flamboie « l’incendie de la côte sud », on ne sait si la désolation des habitants, et les ruines fumantes de tant de maisons réduites en cendre sont un spectacle plus triste et plus lamentable que le drame tout psychologique qui occupe et torture la conscience du lieutenant de Montgomery. Ce fut vraiment le triomphe de l’écrivain de faire, malgré tout, si sympathique aux lecteurs canadiens, le destructeur même de leurs propres foyers.

Puis, comme pour opposer à ce tableau où s’étalent d’inutiles et sombres vengeances, qu’éclairent les plus sinistres reflets, la hardiesse loyale et franche de nos soldats, la lumière pure des grands dévouements, M. de Gaspé nous fait assister aux dernières escarmouches qui terminèrent notre consolante et dernière victoire de 1760. Il met en présence les deux jeunes guerriers qui doivent retenir l’attention du lecteur. Il procède un peu à la façon d’Homère, qui ne s’attachait nullement à décrire les mouvements d’ensemble des batailles où Troyens et Grecs luttaient corps à corps, et se précipitaient les uns contre les autres, mais qui aimait mieux décrire ces combats singuliers où deux guerriers, Agamemnon et Oïlée, Achille et Hector, mesurent leur valeur. L’auteur des Anciens Canadiens n’entreprend pas le récit de cette grande mêlée héroïque où les Canadiens, conduits par Lévis, et victorieux pendant la journée du 28 avril, prouvèrent une fois encore qu’ils étaient plus grands que leurs malheurs. Il concentre plutôt l’attention du lecteur sur les deux héros de son drame, et s’il met en bonne lumière, autour du moulin de Dumont, la prudence réfléchie d’Arché, il exalte avec une visible prédilection le courage bouillant et irrésistible de Jules. Le « petit grenadier », comme on l’appelle au camp, se jette tête baissée au milieu des ennemis plus nombreux, et à travers les balles anglaises il s’élance trois fois à l’assaut du moulin qu’on se dispute comme une indispensable forteresse ; après le combat et la victoire finale, c’est au milieu d’un monceau de morts et de blessés qu’il faudra aller chercher le jeune et brave d’Habepville.

Ce seul fait d’arme, raconté d’une plume alerte et précise, résume dans sa vaillante et brève simplicité toute la bravoure du soldat canadien-français. Et il est exposé là, sous le regard du lecteur, comme le type de tant d’actions généreuses que le patriotisme multiplia ce jour-là sous les murs conquis de la ville de Québec. Il suffit donc à M. de Gaspé pour venger la mémoire de nos pères, et pour étayer, dans l’imagination des contemporains, la thèse historique que Garneau avait péremptoirement démontrée à leurs esprits.

Ainsi se trouvait réalisée l’une des plus nobles ambitions de l’auteur des Anciens Canadiens, et peut-être le plus puissant motif qui le fit écrire son livre.

L’histoire, obscure ou glorieuse, grande ou petite, ne suffit pas au roman, pas plus que d’elle seule pourrait s’accommoder l’épopée. Et, d’ailleurs, M. de Gaspé reporte ses lecteurs vers des temps déjà trop reculés, vers une époque trop lointaine pour que les événements s’y dessinent dans une pure lumière de vérité. On sait comme la légende pousse vite dans le champ de l’histoire, et comme elle y fleurit et mêle ses multiples couleurs aux sèches et arides réalités. Et le charme de la légende devient quelque chose de mystérieux et de sacré, quand elle-même se laisse envahir et pénétrer par le merveilleux.

Or, la légende et le merveilleux sont partout dans l’histoire de notre bon vieux temps ; et ils laissent flotter sur les récits des anciens, et sur leurs actions, le voile transparent, ondoyant et gracieux de leurs capricieuses fictions. De Gaspé n’avait qu’à entendre sa mère lui raconter les classiques histoires de revenants, il n’avait qu’à se souvenir des longues veillées du manoir où, par exemple, l’on évoquait l’ombre fugitive de la sorcière du domaine.[5] N’est-ce pas elle qui avait prédit les horreurs de la guerre, et tous les maux qui devaient désoler la maison des d’Haberville ? Un jour, Arché, Jules et Blanche étaient allés la visiter dans la pauvre cabane où elle s’entretenait avec les esprits, et, comme une pythonisse qui s’agite sur son trépied, elle avait fait retentir à leurs oreilles des paroles mystérieuses, et trois fois la malédiction était tombée de ses lèvres sur le groupe de jeunes gens qui la voulaient apaiser et consoler. « Malheur ! malheur ! malheur à la belle jeune fille qui ne sera jamais épouse et mère ! et qui n’aura bientôt, comme moi, qu’une cabane pour abri !

« Malheur ! malheur ! malheur à Jules d’Haberville, le brave entre les braves, dont je vois le corps sanglant trouvé sur les plaines d’Abraham !

« Malheur ! malheur ! malheur à Archibald de Locheill. Garde ta pitié pour toi et tes amis ! garde-la pour toi-même, lorsque, contraint d’exécuter un ordre barbare, tu déchireras avec tes ongles cette poitrine qui recouvre pourtant un cœur noble et généreux ! Garde ta pitié pour tes amis, Archibald de Locheill ! lorsque tu promèneras la torche incendiaire sur leurs paisibles habitations ; lorsque les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants fuiront devant toi comme les brebis à l’approche d’un loup furieux ! Garde ta pitié ; tu en auras besoin, lorsque tu porteras dans tes bras le corps sanglant de celui que tu appelles ton frère ! Je n’éprouve, à présent, qu’une grande douleur, ô Archibald de Locheill ! c’est celle de ne pouvoir te maudire ! Malheur ! malheur ! malheur ! »

Et la folle du domaine disparut dans la forêt ; et plus tard quand Arché, en proie à tous les tourments de la prophétie réalisée contemplait, du haut d’un rocher qu’enveloppait la nuit, les derniers feux de l’incendie du manoir, il vit encore passer dans les ténèbres la folle du domaine qui étendit ses longs bras vers les ruines, et cria d’une voix lamentable sa triple malédiction. Il la vit errer à travers les débris fumants, et pousser dans la nuit les trois mots liturgiques : désolation ! désolation ! désolation ![6]

Et le lecteur s’imagine entendre comme un écho de la voix des antiques prophéties ; il croit apercevoir à travers le temps, et dans les plus lointaines profondeurs de la légende, la fille de Priam, Cassandre, articulant ses monosyllabes fatidiques, et annonçant au chœur des vieillards les malheurs qui menacent et qui désolent déjà le palais des Atrides.

Le merveilleux se mêle donc à l’action des personnages des Anciens Canadiens ; ces personnages se heurtent eux-mêmes aux êtres mystérieux qui traversent leur vie, ils en subissent ou redoutent l’influence, et c’est là l’une des façons, et certes la meilleure, d’introduire le merveilleux dans la légende et dans l’épopée.

Mais, ce n’est pas là pourtant la voie familière par laquelle de Gaspé le fait entrer dans son livre. Il y fait apparaître le merveilleux comme un épisode qu’il juxtapose à l’intrigue du roman, et qui, tout en nous faisant pénétrer plus à fond la vie des anciens Canadiens, ne laisse pas de former dans son poème comme un chant que l’on pourrait isoler du récit principal. C’est surtout sous la forme des contes étranges de José que se présente le merveilleux des Anciens Canadiens. Or, José, c’est le domestique, le vieux et fidèle serviteur des d’Haberville ; mais c’est aussi le type du bonhomme crédule, qui joint ensemble, par je ne sais quelle alliance bizarre et pourtant vraisemblable, beaucoup de bon sens et beaucoup de naïveté. José est une des créations les plus originales et les plus vivantes de Gaspé, et c’est lui qui va remplir deux longs chapitres du livre avec les véridiques histoires qu’il tient de « son défunt père qui est mort », François Dubé.

Presque toutes les superstitions de José tiennent dans la croyance aux sorciers et aux poursuites nocturnes et macabres de la Corriveau. Mais il adhère à ces dogmes populaires de toute la force des traditions familiales, et il les expose avec toute la sincérité d’un professeur de spiritisme. D’ailleurs, Jules et Arché, ces deux jeunes philosophes sans expérience, n’essaient-ils pas, au sortir même du collège d’où il les ramène, et sur la longue route de Saint-Michel, où l’on aperçoit sans cesse à gauche, au milieu du large fleuve, l’île d’Orléans, séjour classique des sorciers, n’essaient-ils pas de discuter sur la nature de ces esprits, et ne cherchent-ils pas, comme d’impies rationalistes, à expliquer par des causes naturelles ces feux follets que nos habitants de la rive sud voient le soir courir et s’agiter sur les grèves de l’île enchantée ? Lumières des pêcheurs, qui, pendant les nuits sombres, s’en vont avec des flambeaux faire la visite des filets, avait dit Jules ; ou bien gaz enflammés qui s’échappent parfois des terres basses et marécageuses !

Véritables êtres surnaturels, reprend José, qui s’appuie sur les récits de son père, François Dubé, lorsque, pendant les longues veillées, il contait à ses enfants et à ses amis ses tribulations, et qu’il les faisait frissonner comme des fiévreux, tant ses histoires étaient vraies et terrifiantes ![7] Il les avait bien vus, les sorciers, un soir qu’il revenait de la ville et qu’il avait quelque peu pintoché avec des connaissances en passant à la Pointe-Lévis. Sur les hauteurs mêmes de Saint-Michel, au moment où vaincu par l’endormitoire il se préparait à passer la nuit sous son cabrouette, il avait vu l’île d’Orléans s’enflammer tout à coup, puis des lumières errantes danser le long de la grève. À force de les bien regarder pendant cette nuit infernale, il avait nettement aperçu les formes fantastiques de ces êtres merveilleux. Aussi bien, n’étaient-ce pas de purs esprits. « C’était comme des manières d’hommes : une curieuse engeance tout de même ! ça avait une tête grosse comme un demi-minot, affublée d’un bonnet pointu d’une aune de long ; puis des bras, des jambes, des pieds et des mains armés de griffes, mais point de corps pour la peine d’en parler. Ils avaient, sous votre respect, mes messieurs, le califourchon fendu jusqu’aux oreilles ; ça n’avait presque pas de chair : c’était quasiment tout en os, comme des esquelettes. Tous ces jolis gars avaient la lèvre supérieure fendue en bec de lièvre, d’où sortait une dent de rhinocéros d’un bon pied de long… Le nez ne vaut guère la peine qu’on en parle : c’était, ni plus ni moins, qu’un long groin de cochon, sous votre respect, qu’ils faisaient jouer à demande, tantôt à droite, tantôt à gauche de leur grande dent : c’était, je suppose, pour l’affiler. J’allais oublier une grande queue, deux fois longue comme celle d’une vache, qui leur pendait dans le dos et qui leur servait, je pense, à chasser les moustiques. »

Parmi ces sorciers, les uns n’avaient qu’un œil, comme les cyclopes, mais les autres avaient tous leurs yeux, et de ces yeux sortaient des flammes vives et ardentes qui éclairaient comme en plein jour l’île d’Orléans.

Dirigée par un chorège qui n’était qu’un sorcier plus long que les autres, puisque le père de José estima qu’il était bien aussi haut que le clocher de Saint-Michel, cette bande de lutins exécutaient des danses rapides, et des rondes si enlevantes qu’ils ne mettaient pas une minute à faire le tour de l’île d’Orléans.

C’est au moment où François Dubé, fasciné et effrayé par tant de visions inexplicables, regardait sans bouger la fête diabolique, qu’il sentit la Corriveau se grappigner amont lui, et lui étendre sur les épaules ses grandes mains sèches comme des griffes d’ours.

Or, la Corriveau est un personnage historique qui hanta autant que les sorciers l’imagination de nos anciens. Accusée et convaincue d’avoir tué deux maris qu’elle avait successivement épousés à Saint-Vallier, elle fut pendue en 1763 sur les buttes à Neveu, près des Plaines d’Abrabam ; et son cadavre, emprisonné dans une cage de fer, fut exposé pour le plus grand bien de la morale publique, à la fourche des quatre chemins qui se croisent dans la Pointe-Lévis. Une nuit, la Corriveau disparut avec sa cage : des jeunes gens en avaient débarrassé la Pointe-Lévis où elle affolait les imaginations, et l’avaient enfouie à quelques pas du cimetière. Mais le spectre de la Corriveau continua de poursuivre, la nuit, les esprits inquiets et craintifs ; on la vit, dit-on, plus d’une fois se promener avec sa cage le long des routes où elle terrifiait les passants.

Or, ce soir-là, où le père de José fut témoin de la sérénade des mystérieux insulaires, il prit envie à la Corriveau d’aller danser avec les sorciers ; et comme elle ne pouvait traverser le Saint-Laurent, qui est un fleuve béni, sans le secours d’un, chrétien, elle supplia François Dubé de la transporter. Et l’on sait que sur le refus très catégorique de François, elle lui fit perdre tout sentiment, monta sur son âme et se rendit au sabbat. Ce n’est que le lendemain matin, au chant d’un petit oiseau, et lorsque déjà le soleil lui reluisait sur le visage, que le défunt père de José reprit ses sens et sa route.

De Gaspé, qui s’amuse sans doute autant que le lecteur, à entendre raconter ces mirifiques histoires, se plaît à y mêler les folles exagérations que se peut permettre une imagination qui a franchi ses bornes. Il grossit à plaisir les incidents du récit, il multiplie les prouesses des farfadets qui habitent l’île enchantée, persuadé que toute cette fantasmagorie délirante ne fait qu’ajouter plus de vraisemblance à l’élément épique de son livre. Rien ne peut étonner le lecteur qui s’est laissé ainsi transporter dans le monde du rêve et de la fantaisie héroïque. Il accepte tout ce qu’on lui dit être le naturel effet et le jeu magique des facultés merveilleuses des personnages. Et puisque nous sommes ici en compagnie des lutins, il ne paraît pas étrange que leurs sabbats soient si féeriques, que leur agilité dépasse toute humaine conception, et qu’au milieu de leurs sérénades ils avertissent François Dubé qu’ils n’ont plus que quatorze mille quatre rondes à faire autour de l’île. On n’est pas davantage étonné d’entendre se prolonger en répercussions formidables les trois cris sataniques que poussent ensemble tous les sorciers… « L’île en fut ébranlée, nous assure José, jusque dans ses fondements. Les loups, les ours, toutes les bêtes féroces, les sorcières des montagnes du nord se saisirent de ces cris, et les échos les répétèrent jusqu’à ce qu’ils s’éteignirent dans les forêts qui bordent la rivière Saguenay. »

Ainsi de Gaspé, par toutes ces légendes et toutes ces réminiscences, agrandit, élargit les lignes historiques qui entourent et encadrent le sujet de son roman ; ou plutôt, il fait à ce cadre de nombreuses ruptures par où entrent et pénètrent la superstition des bonnes gens et le merveilleux canadien. Les deux chapitres : Une nuit avec les sorciers et La Corriveau ne sont pas, à la vérité, indispensables au dessin de son livre et à la suite des événements qui en constituent le fond essentiel. On pourrait concevoir l’intrigue de ce roman, sans que s’y rencontrent les sorciers et la Corriveau. Et, ainsi entendus, ces deux chapitres pourraient ne pas appartenir au premier plan que l’auteur avait organisé dans son esprit ; ils seraient alors dans les Anciens Canadiens, dans l’épopée de l’aède de Saint-Jean-Port-Joli, ce que sont dans les anciennes épopées ces chants de développement que la critique moderne a cru apercevoir, et que des poètes ont successivement brodés sur le thème primitif que leur avait légué la tradition.

Il est plus probable, cependant, et il est plutôt certain, que M. de Gaspé, qui donnait à son livre un titre si large et si vague : Les Anciens Canadiens, et qui se proposait donc de peindre des scènes de vie nationale plus encore que de raconter des souvenirs de famille, songeait déjà, quand il entreprit son œuvre, à toutes ces légendes et à tous ces lutins qui avaient tour à tour ravi ou terrifié son enfance, et dont la vive image amusait encore sa vieillesse. Il voulut, en ces pages qui raconteraient le passé, verser tous ses souvenirs, et nul lecteur ne lui reprochera d’avoir, par un art d’ailleurs si simple et si naturel, rattaché à l’histoire vraie la légende fantaisiste. Il ne pouvait être le narrateur complet des mœurs et des habitudes anciennes, s’il ne mêlait à tous ses récits les merveilleuses choses dont s’enrichit et se fortifie la crédulité populaire. C’est donc encore de l’histoire véritable que fait M. de Gaspé quand il s’attarde à décrire le bal des sorciers, ou quand il rappelle les promenades nocturnes du squelette macabre de la Corriveau.

Décrire les scènes variées et pittoresques de la vie canadienne, esquisser en quelques-unes de ses lignes les plus générales le tableau des grands événements politiques et militaires de la conquête, pénétrer avec le lecteur dans les croyances les plus familières du peuple, voilà bien à quoi s’est particulièrement employé l’auteur des Anciens Canadiens, et de quoi il a surtout rempli son œuvre. Mais il ne pouvait peindre tant de choses, et brosser une toile si large et si profonde, sans que, aux divers plans du dessin, apparussent et saillissent des personnages qui expriment toute cette variété d’objets, qui représentent, résument, incarnent la vie de l’histoire, la joie et les souffrances de la nation. Et l’art de l’écrivain consiste, alors, à distribuer avec ordre et proportion les rôles, à situer en lumière convenable les acteurs et à les faire se grouper et se disperser, ressortir et s’effacer selon les lois multiples du relief et de la perspective.

Nous ne dirons pas que de Gaspé a ici réalisé la perfection de son art, qu’il est un metteur en scène très ingénieux, et que Scribe ne fut pas plus dextre ni plus fertile en ressources. Les scènes elles-mêmes, où tour à tour nous transporte avec ses personnages l’auteur des Anciens Canadiens, sont aussi larges, aussi élevées, tantôt aussi familières, et tantôt aussi dramatiques que possible, mais le décor en est simple ou très peu compliqué, et les gestes et les paroles par où se découvrent l’âme, le caractère, la vie des acteurs sont, d’ordinaire, le mouvement sobre, le discours bref, pittoresque ou mollement verbeux, parfois indigent et terne, des gens qui ne s’étudient point.

De Gaspé n’ignore pas, lui qui a tant lu ses classiques au manoir de Saint-Jean-Port-Joli, qu’il existe un art de composer un personnage, de constituer en sa vivante complexité un caractère, d’analyser des âmes et d’en étaler les divers états sous le regard avide du lecteur ; mais il ne semble pas se soucier de faire pareilles constructions ou semblables dissertations ; il affecte plutôt de n’apparaître pas comme un psychologue inquiet qui observe ses personnages et surprend les moindres agitations de leurs consciences ; il les fait tout simplement agir, et il les laisse se mouvoir et s’exprimer le plus naturellement du monde, bien assuré que le lecteur saura bientôt saisir et retenir tout ce qui en eux les peut personnifier et singulariser. Et l’on voit, en effet, au fur et à mesure que se développe l’action, et assez distinctement, se profiler, se dessiner et se préciser la silhouette, le personnage des principaux héros.

De Gaspé n’insistera pas non plus sur la composition du portrait physique de ces personnages. Il lui suffit de nous avertir que Jules est de petite taille ; qu’à dix-huit ans il est frêle, brun ; qu’il a de glands yeux noirs, vifs et perçants, et que ses mouvements sont brusques et saccadés, tandis que son ami Arché est plutôt grand, robuste avec des yeux bleus et des cheveux blonds. Arché a aussi le teint blanc et un peu coloré avec quelques taches rousses au visage et aux mains, et son menton s’accuse et se prononce fortement. Le premier est français, l’autre est écossais.

S’il s’agit ensuite de définir et de fixer l’âme et le caractère de ces deux jeunes gens, il n’y a plus guère qu’à les mettre en présence, eux, fils de deux races si différentes, et qu’à les faire se rencontrer et se heurter, se rapprocher et s’opposer.

Au collège, Jules est espiègle, railleur, taquin, tenace et indiscipliné. Il saute comme un singe sur les épaules de ses camarades, leur tire les cheveux, descend, court à un autre, et promène ainsi par toute la cour ses folles étourderies. Mais il est spirituel en même temps que très gai, et il captive donc et retient la sympathie de tous. Au surplus, il est bon et généreux. Il paye volontiers les dettes des jeunes amis qui sont en danger d’être fouettés, et il sollicite un jour, comme un bien inestimable, cette amitié de l’orphelin, qui va désormais remplir sa vie. Et il veut que cette amitié soit forte et solide, et pleine de confiance. Il éprouve le besoin de se reposer sur une âme qui soit plus calme et plus sérieuse que la sienne. Il a donc beaucoup de gravité sous cette légèreté apparente qui emporte et égaye sa jeunesse : par quoi, certes, Jules ne laisse pas de représenter encore et très exactement l’âme française.

Arché, qui a rapporté des montagnes de l’Écosse, toute la mélancolie des gens du Nord et aussi tous les deuils qui ont assombri ses années d’enfance, oppose à la mobilité toujours active de Jules la tranquillité sereine et presque froide d’une âme qui toujours s’observe et se réserve. Il s’étonne, au collège, des taquineries dont Jules le poursuit, et il ne songe pas à s’en venger, parce qu’il est le plus fort. Au reste, il est philosophe ; il s’applique à raisonner les choses, et sa méditation se change parfois en un rêve bleu de vague et langoureuse poésie. Jules se moque de la lune, quand il la voit balancer au ciel sa lampe mobile, et projeter sur la route de Saint-Thomas sa blanche lumière ; il se souvient alors qu’au dortoir du collège un rayon de lune sur les couchettes des pensionnaires n’avait pas d’autre effet que celui de lui faire regretter sa liberté perdue. Arché, au contraire, fait monter vers l’astre « à la triple essence » l’hymne de sa dévote tendresse, et il admire cette Diane qui parcourt en reine paisible, dans le silence d’une belle nuit, les régions éthérées du ciel.[8]

Au reste, Arché, comme tous les écoliers graves et un peu pédants, aime beaucoup à étaler ses souvenirs classiques, et il cite avec abondance ses meilleurs auteurs ; les sentences latines n’ont rien qui l’effraient, et souvent elles échappent à ses doctes lèvres, au risque de provoquer chez Jules quelque légère indignation. Et quand les deux jeunes gens ne peuvent s’entendre, et que la frivolité de Jules exaspère la gravité d’Arché, celui-ci se contente de dire avec toute l’autorité de son imperturbable sang-froid : « Oh ! Français ! légers Français ! aveugles de Français ! il n’est pas surprenant que les Anglais se jouent de vous, par-dessous la jambe, en politique ! »[9]

L’amitié d’Arché n’en est pour cela ni moins délicate, ni moins profonde. Son âme s’est attachée à l’âme de Jules, comme celle de David à Jonathas,[10] et jamais deux jeunes gens ne se sont aimés d’une affection plus pure et plus dévouée. L’amitié d’Arché, pénétrée, comme elle est, d’une sensible reconnaissance, prend les formes les plus aimables et les plus touchantes : elle se compose d’un respect et d’une tendresse qui en font le plus exquis et le plus louable sentiment.

Mais ce sont les vertus mêmes de ces deux amis qui les feront plus tard lutter l’un contre l’autre sur les champs de bataille. Jules est patriote autant qu’Arché lui-même est fidèle à son drapeau. Jules aime la terre natale, tous les braves censitaires qui la travaillent et la cultivent, tous ces récits et légendes que lui raconte sa mère, et qui ont poussé comme des fleurs sur le sol du pays. Quand il a quitté le collège, le bon supérieur lui a dit, comme à Arché : « Que votre cri de guerre soit : Mon Dieu, mon roi, ma patrie ! »[11] Et voici que cette devise elle-même va les faire tous deux se précipiter l’un contre l’autre. Jules défend, avec toute l’énergie du désespoir malheureux, la terre française qu’on veut lui arracher de dessous les pieds ; pendant qu’Arché, victime du devoir et de la discipline impitoyables qui n’épargnent ni les souvenirs, ni les amitiés, exécute des ordres barbares, souffre en silence les tourments du désespoir et souhaiterait parfois retourner contre lui-même cette claymore de son père qui n’a jamais trahi. Arché qui ordonne qu’on mette le feu au manoir des d’Haberville ; Jules qui, sous les remparts de Québec, essaie ses dernières forces pour percer la poitrine d’Arché et retombe inanimé dans les bras de son adversaire : voilà des situations cornéliennes, où la volonté se mesure avec le devoir, triomphe de toutes les hésitations, et où donc se révèle toute la grandeur tragique de ces âmes romaines.

Et certes, quand un romancier a su imaginer de telles rencontres, et concevoir des luttes aussi vives où s’engagent et se torturent les consciences, il n’a guère, vraiment, qu’à raconter les événements pour en faire goûter toute l’amertume, et pour en faire voir et apprécier la grandeur.

Il est un sentiment, plus intime, plus subtil et plus profond que celui du patriotisme et de la générosité héroïque, plus difficile à comprendre, à analyser et à reconstituer, surtout quand il s’efforce d’être discret et qu’il s’évertue à s’ignorer soi-même, c’est le sentiment ou la passion de l’amour. De ce sentiment il était inévitable que l’âme d’Arché, le héros sympathique du roman, se remplît et débordât quelque jour.

De Gaspé n’a pas insisté sur cet épisode, l’un des plus délicats et des plus touchants qu’il y ait dans son livre, parce qu’il ne voulait pas, au moyen de faciles intrigues et de trop sensibles émotions, détourner l’attention du sujet principal, et l’on peut dire unique, de son roman ; il n’a touché que bien légèrement une corde sur laquelle tant de romanciers exécutent leurs troublantes variations, parce qu’il ne voulait pas, par des cris de la passion aiguillonnée et désespérée, briser l’harmonie de son chant tout patriotique.

Cependant, avec quelle grâce légère et quelle irréprochable candeur, avec quel vif émoi il a raconté l’idylle dont fut témoin, un soir d’été, « la grève aux anses sablonneuses qui s’étend du manoir jusqu’à la petite rivière Port-Joli »[12]. Arché s’était enfin réconcilié avec M. d’Haberville ; il se disposait à vivre auprès de ses amis, et il rêvait d’unir sa destinée à celle de Blanche, à la petite soeur dont il savait l’âme si douce et si bonne. Il s’en ouvrit à elle au cours d’une de ces promenades favorites qu’il aimait à faire sur le rivage, quand la marée était haute, et que le soleil couchant faisait ruisseler sa lumière d’or sur les flots. Que de souvenirs éveillait en la mémoire des jeunes gens le spectacle familier qui se déroulait à leurs regards ! Et combien de fois leur innocente jeunesse avait porté sur ces mêmes rivages leurs âmes pures, enjouées et sereines ! Et ce fut par toutes ces évocations du passé, par tous ces rappels de temps heureux à jamais disparus, qu’Archibald de Locheill éprouva le besoin de saisir et de captiver l’imagination et le cœur de la jeune fille. Toutes ces choses, les moindres accidents du rivage, les rochers où l’on allait s’asseoir, le sable que l’on avait si souvent foulé, et ce petit ruisseau qu’ils franchirent encore une fois, redisaient aux deux promeneurs l’amitié fraternelle qui les avait depuis longtemps unis, et elles les invitaient encore à l’amour qui devrait les attacher désormais et les lier l’un à l’autre. Arché aimait Blanche, avec cette passion respectueuse et discrète qui remplissait aussi l’âme de la jeune fille.

Tous deux s’aimaient, non pas de la façon timide, mais un peu précieuse des jeunes gens de Marivaux, mais d’un amour qui mesure ses mouvements sur la convenance même des relations familiales, qui s’ignore aussi longtemps qu’il ne lui est pas permis de s’exprimer, et qui ne s’exprime que pour se manifester dans toute l’ingénuité et avec la franchise un peu brusque de son ardeur.

Aussi, il fallut à Arché bien des détours, et de patientes digressions, avant de se déterminer à risquer l’inévitable déclaration. Elle vint enfin, brûlant les lèvres d’Arché, et résonnant comme une étourdissante et inconcevable audace aux oreilles de Blanche. Jamais la jeune fille des d’Haberville n’avait pensé qu’il lui fût possible, malgré ses personnelles inclinations, d’épouser le soldat qui avait ravagé le domaine de son père. Elle bondit sous la flèche dont l’avait frappée Arché :

« Vous m’offensez, capitaine Archibald Cameron de Locheill ! Vous n’avez donc pas réfléchi à ce qu’il y a de blessant, de cruel dans l’offre que vous me faites ! Est-ce lorsque la torche incendiaire, que vous et les vôtres avez promenée sur ma malheureuse patrie, est à peine éteinte, que vous me faites une telle proposition ? » Et elle ajouta, avec une pointe de préciosité qui est bien un peu du marivaudage : « Ce serait une ironie bien cruelle que d’allumer le flambeau de l’hyménée aux cendres fumantes de ma malheureuse patrie ! »

Où l’on voit donc que chez Blanche, comme chez tous ces anciens Canadiens que nous a dépeints M. de Gaspé, l’amour du sol natal, le sentiment patriotique priment tous les autres sentiments et tous les autres amours. Ces gens-là s’inquiètent, avant tout, d’accorder et d’ajuster toute la vie avec l’orgueil national et ses exigences parfois douloureuses.

Devant une opposition si vive, et peut-être depuis longtemps prévue et calculée, Arché ne put guère insister que juste comme il fallait pour montrer la vérité profonde de son dessein. Comme une autre Chimène, Blanche s’obstina dans son refus ; les sanglots parfois étouffaient sa voix, mais elle fut plus forte que sa passion. Jamais, sans doute, elle n’aura d’autre amour que celui d’Arché, mais jamais non plus, victime pieuse et volontaire de son patriotisme, elle ne donnera sa main au lieutenant de Montgomery. Et quand, à la tombée du jour, les deux jeunes gens revinrent au manoir, ils ne remarquèrent pas que l’approche de la nuit donnait à la mer, au rivage et à toute la nature une grâce nouvelle et tranquille, et un charme plus doux : leurs âmes, en proie à de trop violentes émotions, étaient insensibles maintenant à la beauté et à la poésie des longs soirs d’été.

Malgré que cet épisode, cette idylle soit si propre à émouvoir le lecteur, elle ne constitue pas une étude attentive des jeux et des combats de la passion humaine.

L’auteur ne paraît pas avoir cure de psychologie ; ou plutôt, il est psychologue d’une façon qui convient à ses goûts et à son tempérament, et en ce sens qu’il tâche de dessiner seulement les mouvements généraux de la passion. La passion, ainsi racontée et mise en œuvre, ne fournit, nécessairement, que des portraits qui sont courts ; les divers traits, peu nombreux, qui les composent, laissent à l’imagination du lecteur le soin et le loisir de compléter le dessin de l’artiste.

Ce même procédé, qui consiste à laisser les personnages se dresser eux-mêmes en pieds sous le regard du lecteur, fait que souvent il arrive qu’il faille rechercher ici et là, à travers toutes les pages du livre, les éléments qui peuvent servir à leur reconstitution. C’est ainsi qu’il sera nécessaire de recueillir un peu partout, dans ce roman, et au hasard des circonstances, la pensée, les paroles, les gestes de M. d’Haberville, le père de Jules, si l’on veut prendre de lui une image précise. Héritier de longues traditions familiales, type parfait du seigneur canadien, esprit autoritaire et franc, conscience vigoureuse où se mêlent les vertus les plus bourgeoises, les vanités les plus chevaleresques, les instincts militaires les plus violents, et les découragements les plus profonds, M. d’Haberville est surtout soldat. Il en a toute l’ardeur et toute la crâne générosité. À son fils qui lui demande d’accueillir au manoir l’orphelin dont il s’est fait un ami, il répond : « Son père repose sur un champ de bataille glorieusement disputé : honneur à la tombe du vaillant soldat. Tous les guerriers sont frères, leurs enfants doivent l’être aussi »[13]. Mais c’est parce qu’il est soldat, qu’il éprouvera si longtemps en son âme blessée l’effet de ce coup terrible que porta dans tous les cœurs canadiens notre suprême défaite. Son manoir incendié, son foyer ruiné et sa patrie conquise, tant de malheurs abattus sur lui aigrirent son caractère, le firent triste et chagrin ; et il ne faudra rien moins que l’autorité impérieuse d’une destinée irrévocable pour ployer cet homme, et lui faire accepter sa vie nouvelle.

Assez semblable à son frère, M. d’Haberville est l’oncle Raoul : l’oncle traditionnel, vieux garçon, utile, mais un peu sec et capricieux, comme le sont les oncles célibataires qui vivent chez les autres, qui exagèrent parfois leur importance pour ne pas ressembler trop à des êtres parasites, qui dorlottent les petits neveux, et que l’on aime pourtant pour ce qu’ils conservent toujours en eux de jeunesse, de bravoure et de cette tendresse qu’ils ont si parcimonieusement dépensée. L’oncle Raoul a l’allure militaire, impérative ; il est vif, et excessif en ses paroles et en ses jugements ; il jure avec fermeté, et quand il dialogue, il coupe l’air en tous sens avec sa canne, au risque d’attraper tous ses voisins. Au demeurant, il est bon garçon, et on l’écoute et on le respecte pour ses conseils souvent distribués, sa franchise correcte et son attachement au foyer.

Dans ce livre des Anciens Canadiens, où l’homme tient la première place et les principaux rôles, la femme n’apparaît que tout à fait à l’arrière-plan, dans la lumière discrète de sa maison, occupée aux soins du ménage, ou présidant les réunions de famille.

Les images très douces de madame d’Haberville et de Blanche n’occupent pas plus de place dans cette épopée que celles des femmes troyennes dans le roman historique d’Homère. C’est la vie intérieure que symbolisent les héroïnes de M. de Gaspé, avec ses affections domestiques, ses longues conversations au foyer, et cette surveillance diligente et aimable qui assure à la femme canadienne son prestige et sa suave autorité.

De Gaspé insistera plutôt sur la description et sur la peinture des gens du peuple, des censitaires et des domestiques, puisque, après tout, ce sont eux qui représentent le plus exactement les mœurs des anciens Canadiens. Et telles scènes de son livre rappellent ces tableaux flamands, où s’étalent la bonne humeur, la vie robuste, bruyante et grasse des bonnes gens. Ces scènes, quoique situées à l’arrière-plan du roman, y sont construites avec tant de relief qu’elles attirent le regard, et l’y retiennent longtemps fixé. Le seul costume de ces personnages familiers suffit à intéresser l’œil, et à donner au tableau quelques-unes de ses véritables couleurs : capot d’étoffe noire tissée au pays, bonnet de laine grise, mitasses et jarretières de la même teinte, ceinture aux couleurs variées et gros souliers de peau de bœuf du pays, plissés à l’iroquoise : c’est la tenue habituelle des traversiers de Lévis, et c’est aussi, pendant l’hiver, celle des anciens Canadiens. Il n’y faut ajouter que le bougon de pipe inévitable, que mâchonne et déguste délicieusement le fumeur de nos campagnes.

Parmi ces personnages rustiques qui passent et repassent au fond de la scène en des attitudes si pittoresques, M. de Gaspé s’est plu surtout à mettre en bonne lumière celui du père José.

Nous ne pouvons dire, cependant, que José est exactement le type de l’habitant canadien. Sa naïve simplicité ne va-t-elle pas parfois au delà de l’ordinaire mesure qui convient à nos gens ? Et encore, qu’il ne faille pas juger les habitants d’autrefois par ceux-là, très bourgeois, qui peuplent aujourd’hui nos vieilles paroisses, il semble bien que José, qui représente pourtant un type vécu et vu, exagère un peu en ses formes et en ses manières l’habituelle bonhomie des anciens Canadiens. Il a gardé quelque chose de cet extravagant de François Dubé dont il est le fils, qui jurait avoir vu de ses yeux danser les sorciers, et qui avait senti la Corriveau lui grimper sur les épaules.

En tout cas, José est bien l’exemplaire fidèle du vieux domestique qui n’a vécu que pour son maître, qui a pris soin des enfants, qui s’est identifié avec tous les intérêts du seigneur, qui a sa place au foyer, qui fait partie de la famille, et qui se dévouerait jusqu’à la mort pour les gens de la maison. Il a pour son jeune maître Jules tous les égards respectueux et les sollicitudes les plus touchantes. L’incendie du manoir l’attristera presque autant que M. d’Haberville lui-même. Avec cela qu’il est patriote comme tous ceux qui ont assisté et pris part aux guerres de 1760. N’a-t-il pas perdu — ou oublié, comme il dit — sa main droite sur les Plaines d’Abraham ?[14]

Un jour — c’était plusieurs années après la cession du pays aux Anglais — il conduisait Arché à Québec. « Voici la ville », dit-il à son compagnon de route, dès qu’il l’eut aperçue là-bas devant lui ; « mais pas plus de pavillon blanc que sur ma main, ajouta-t-il en soupirant. Et, pour se donner une contenance, il chercha sa pipe dans toutes ses poches en grommelant et répétant son refrain ordinaire : « Nos bonnes gens reviendront. »[15]

L’affection qu’avait José pour ses maîtres, ceux-ci la lui rendaient bien ; et il n’y a guère de pages plus touchantes dans tout le roman de M. de Gaspé que le récit de la mort de José s’éteignant doucement au manoir dans les bras de Jules, sous le regard attendri des petits enfants que l’on avait fait venir exprès du collège, pour que le vieillard les pût revoir avant de s’en aller pour toujours. On sent que l’auteur a mis dans cette page de son livre toute l’âme bonne et attendrie que lui ont faite les patriarcales traditions du manoir : et l’on est heureux, tout comme de Gaspé lui-même, de voir une mort si calme et si honorable finir et couronner une vie si dévouée et si fidèle.

Parmi tous ces personnages du roman que l’on aime à se rappeler, et qui se profilent dans nos imaginations avec leurs allures singulières, il en est un autre qu’il est impossible de ne pas apercevoir presque à chaque page, et que l’on ne peut donc oublier : c’est l’auteur lui-même.

L’auteur compte toujours parmi les personnages d’un roman, si impersonnelle que soit l’œuvre, et si discret que soit l’ouvrier. S’il ne se mêle directement à l’action, et s’il ne s’agite pas lui-même sur la scène, on sent bien qu’il est là, dans la coulisse, qui fait mouvoir les acteurs, et leur dicte leurs rôles. C’est sa pensée, c’est son sentiment personnel qui souvent s’expriment ; il s’incarne avec l’une ou l’autre de ses créatures, et il s’identifie avec elle. C’est, d’ailleurs, son cerveau qui produit toute la pièce, et la marque d’une empreinte plus ou moins originale et puissante. Et comme de notre personnalité, la substance la meilleure et la plus précieuse, c’est la pensée intime, la conviction profonde, les affections et les jugements, il suit de là que nul personnage ne s’étale, en un roman, avec plus d’ampleur et, parfois, avec plus de complaisance que l’auteur lui-même. Et l’on peut donc, avec les œuvres écrites, reconstruire assez exactement la mentalité et l’âme de celui qui les a conçues.

Dès lors, il serait possible de dessiner ici le portrait moral de M. de Gaspé ; il n’y aurait qu’à surprendre et à saisir sa pensée partout où elle se découvre et s’annonce. Aussi bien, parfois, et malgré la discrétion et la retenue habituelles dont il faut le louer, et qui donnent à son œuvre une suffisante mesure d impersonnalité, il arrive que l’auteur des Anciens Canadiens fait lui-même, et brusquement, irruption dans son livre, se mêle aux personnages, parle pour son compte, rappelle ses souvenirs[16] et prononce d’autorité ses propres jugements. Si bien que non seulement la vie des anciens Canadiens, mais la vie même de M. de Gaspé afflue dans son œuvre et s’y concentre, s’y répand et en déborde. Ce roman est, en vérité, une première série des Mémoires. Ce sont les premières confidences de l’auteur au public. L’un des principaux héros du livre, M. d’Haberville, n’étant pas autre, en réalité, que le grand-père de M. de Gaspé, cet Ignace-Philippe-Aubert qui fit rudement son devoir de soldat dans les guerres de la conquête, et dont le manoir fut incendié par les Anglais,[17] le petit-fils ne pouvait s’empêcher de raconter ses souvenirs, de consulter sa propre vie, de dire ses impressions, et de nous révéler l’âme que lui avait façonnée la religion du foyer. Il voulut même aller jusqu’à des confessions douloureuses, et livrer aux lecteurs ce qu’il aurait pu facilement leur cacher : sous le masque de M. d’Egmont, il raconte les extravagances, les poignantes angoisses, les tristesses fatales de son existence propre.

Aussi, quand on ramasse, ici et là, les réminiscences, les enthousiasmes, les ironies et les haines, les aveux et les regrets de l’auteur, et que l’on prend garde à la façon dont tout cela est dévoilé, exprimé et raconté, on voit peu à peu se reformer, sous le regard de l’imagination, la physionomie de l’écrivain, ses états d’âme, et se dessiner et s’accuser les lignes principales de son portrait.

Et ce portrait psychologique ressemble assez, croyons-nous, au portrait physique que l’on a gardé de ce septuagénaire. Il n’y a pas, certes, que de la bonhomie dans ce visage de vieillard où la vie avait imprimé de si multiples et diverses sensations. Il y a aussi des traces de pensées élevées, de passions ferventes, de tristesses mélancoliques. Cette physionomie est même plutôt chagrine : les lèvres qui sont épaisses, couvertes d’une forte moustache, et qui se ferment lourdement sous un nez trop gros, ne paraissent pas s’ouvrir facilement pour les rires fins et légers ; la gaieté soudaine, gauloise et burlesque des conteurs populaires devait être plutôt la sienne. Il y a, d’ailleurs, quelque chose d’un peu nonchalant, de trop abondant et d’excessif dans ces traits inférieurs du visage, qui sont si fortement marqués, où le menton frais rasé et large s’en va fuyant sous la barbe blanche qui enveloppe la gorge et recouvre les joues. En revanche, le front haut, bien dégagé, repose très noblement sur l’arcature saillante des sourcils, et semble bien fait pour les silencieuses méditations. Le regard lui-même ne porte pas tout entier sur les choses extérieures ; abrité sous le pli large et retombant des paupières, à la fois ferme et bon, il semble se tourner vers le monde intérieur des pensées et des souvenirs. Les paupières inférieures, que l’on dirait avoir été gonflées par les larmes, et qui s’affaissent mollement jusqu’au ride profond qui les découpe en demi-cercle et les relève, ajoute encore à la mélancolie de cet œil un peu mystérieux et voilé.

C’est avec cette physionomie complexe que M. de Gaspé apparaît dans son livre. Tour à tour joyeux et triste, naïf et philosophe, passionné et bon enfant, aristocrate et homme du peuple, il exprime avec une grande variété d’attitudes les sentiments qui emplissent son âme canadienne. Mais, puisque c’est une page d’histoire qu’il a surtout voulu écrire, il n’est pas étonnant que ce soit son patriotisme très sensible, souvent meurtri, confiant ou irrité, qui s’y traduise le plus volontiers et le plus souvent.

M. de Gaspé intervient donc dans les récits et l’action du roman pour nous dire, sur la vie politique de son pays, sa pensée personnelle, pour apprécier les faits, et soulager sa conscience qu’il avait tenue si longtemps fermée. Non pas qu’il ait sur les événements qu’il raconte, ou auxquels il fait allusion, des réflexions bien neuves ou profondes. De Gaspé est plutôt l’écho et l’interprète des pensées communes qui agitent et mènent la foule ; il les exprime seulement avec plus d’éloquence que ne fait le peuple ; il leur donne la tournure oratoire qui lui est familière. Sa rhétorique a bien parfois je ne sais quoi de convenu et de banal qui est trop souvent le propre de l’éloquence politique, mais elle prend aussi sur les lèvres ou sous la plume de ce vieillard une solennité, une sorte de majesté qui impose le respect.

Rien n’est plus caractéristique, à ce point de vue, que l’hommage enthousiaste que de Gaspé rend à la mémoire des guerriers, morts ou vivants, vainqueurs ou vaincus, qui combattirent sur les Plaines d’Abraham. Le romancier interrompt brusquement son récit pour y intercaler trois développements, trois strophes où chante sur le mode lyrique le patriotisme le plus large et le plus humain.[18]

Il y a, au contraire, de l’amertume, de l’ironie et du sarcasme, dans les premières pages du chapitre où l’on raconte cet épisode des Plaines d’Abraham. Et les lèvres pesantes du vieillard ont dû se contracter dans un sourire bien dédaigneux, quand il a écrit contre les stratégistes de cabinet qui reprochent à Montcalm sa défaite, le commentaire ardent du Vae victis ![19]

Au surplus, M. de Gaspé — et il ne fait encore ici que rendre la pensée de tous les Canadiens — ne s’afflige pas plus qu’il ne faut du fait de la cession du Canada à l’Angleterre. « Nous vivons plus tranquilles sous le gouvernement britannique que sous la domination française »[20], dit un jour Jules à Arché, et M. de Gaspé lui-même se félicite de ce que la révolution de 1793, avec toutes ses horreurs, n’a pas pesé sur cette heureuse colonie que protégeait le drapeau d’Albion. Nous avons d’ailleurs cueilli de nouveaux lauriers en combattant sous les glorieuses enseignes de l’Angleterre ! et deux fois la colonie a été sauvée par la vaillance de ses nouveaux sujets.[21]

Sans doute, nous avons eu à nous défendre contre les Anglais eux-mêmes qui s’attaquèrent à notre existence nationale ; mais ces luttes, elles aussi, furent glorieuses. « À la tribune, au barreau, sur les champs de bataille, partout, sur son petit théâtre, le Canadien a su prouver qu’il n’était pas inférieur à aucune race. » De Gaspé exhorte aux combats persévérants ses compatriotes : « Vous avez lutté pendant un siècle, ô mes compatriotes ! pour maintenir votre nationalité, et grâce à votre persévérance, elle est encore intacte ; mais l’avenir vous réserve peut-être un autre siècle de luttes et de combats pour la conserver ! Courage et union, mes compatriotes ! »[22]

Ces paroles sont bonnes et réconfortantes : et le lecteur les recueille avec attention quand il parcourt aujourd’hui ces pages qui furent écrites au milieu du siècle dernier. Et en les feuilletant, il songe aux luttes inévitables du temps présent. Il y reconnaît comme des accents prophétiques qui voudraient prévenir les discordes d’un autre siècle, et grouper autour de l’idée nationale les Canadiens français du vingtième siècle. Non pas qu’il soit désirable qu’un patriotisme étroit, que des jalousies et des haines de race occupent nos âmes canadiennes. Nous devons plutôt nous unir aux Anglais puisque nous sommes ici les fils d’une même patrie et que nous sommes frères au même foyer. Mais nous, Canadiens français, nous ne pouvons pas ne pas céder à l’instinct de conservation qui féconde les races et les fortifie, et nous ne pouvons donc oublier que dans les commerces nécessaires de notre vie nationale, il faut, par une sorte d’ironie des mots et de la fortune, tout à la fois nous unir à nos voisins et nous opposer à eux : nous unir avec eux pour faire ensemble prospérer et grandir la patrie commune, mais nous opposer les uns aux autres, dans une attitude calme et respectueuse, pour garder vivantes et libres, avec toute la richesse de leur sang et la variété belle et légitime de leurs langues, les deux races qui possèdent le sol canadien.

C’est cette alliance, et c’est cette pacifique opposition des races que M. de Gaspé a paru d’abord comprendre et prêcher. Il ne semble pas, cependant, qu’il ait toujours eu sur ce sujet une pensée suffisamment nette et invariable. L’on peut croire que l’anglomanie, qui, au siècle dernier, a commencé à sévir dans quelques-unes de nos familles bourgeoises, a quelque peu fait fléchir son patriotisme. Sans jamais conseiller ouvertement la fusion, dans ce pays, des deux races anglaise et française, il accepte volontiers que des mariages mixtes fassent se rencontrer et se mêler les deux sangs. Blanche a bien un mot très fier quand Jules lui propose d’épouser Arché, qui représente à ses yeux la race des conquérants : « Est-ce une d’Haberville qui sera la première à donner l’exemple d’un double joug aux nobles filles du Canada ? »[23] Mais elle consent à ce que Jules prenne lui-même pour femme une Anglaise, et elle va jusqu’à dire ceci qui est le mot malheureux : « Il est naturel, il est même à souhaiter que les races française et anglo-saxonne, ayant maintenant une même patrie, vivant sous les mêmes lois, après des haines, après des luttes séculaires, se rapprochent par des alliances intimes ; mais il serait indigne de moi d’en donner l’exemple après tant de désastres. »[24]

M. de Gaspé a mieux aimé que ce fût Jules qui donnât l’exemple de ces alliances hybrides où trop de nos familles canadiennes-françaises ont depuis et peu à peu sacrifié les traditions et la langue des ancêtres. L’auteur des Anciens Canadiens, que, d’ailleurs, des relations étroites avaient, dès son enfance, mis en contact avec l’aristocratie anglaise de Québec,[25] ne pouvait plus mal choisir, parmi les personnages de son roman, celui qui serait chargé de donner aux lecteurs, en manière d’épilogue, cette leçon d’anglomanie. C’est le chevalier des Plaines d’Abraham qui désarme tout à fait et accroche au mur d’un foyer, où va régner l’Anglaise, la panoplie de son trophée ! C’est le Roland des légendes allemandes qui oublie, semble-t-il, aux pieds d’une femme, le motif et l’héroïsme de sa vie.

Il est donc possible, et nous croyons qu’il est certain, que M. de Gaspé a poussé trop loin dans son roman ce sentiment de résignation nationale auquel il a fallu obéir après la conquête, mais auquel M. d’Haberville a lui-même et d’abord si longtemps résisté. Et si l’historien avait le droit de traduire dans son livre cette sorte de satisfaction que nous éprouvons d’avoir, par le fait de la conquête, échappé à tant de mesquines persécutions religieuses qui ont affligé et qui affligent encore la France, le romancier n’avait pas, lui, le droit de pousser jusqu’à cette extrême limite le sacrifice de toutes nos traditions, de toute notre vie à la cause britannique, et il avait plutôt le devoir d’enseigner à ses compatriotes comment les races conquises ne meurent pas, et de tracer à la fin de son œuvre, et d’indiquer sommairement aux romanciers futurs le canevas ou le thème des Oberlés canadiens.

Le patriotisme de M. de Gaspé, que montrent et définissent les Anciens Canadiens, est donc assez complexe : il est surtout fait de sentiments très fervents pour l’honneur et les traditions de sa race, d’ironie mordante pour ceux qui osent toucher à nos gloires les plus pures, d’espérances en l’avenir, et d’abandon parfois trop confiant aux destinées que nous pouvait préparer ici l’influence absorbante des vainqueurs de 1760. Cette âme si canadienne et qui s’émeut, qui s’enflamme, qui s’exalte au souvenir du vieux passé, qui a des ardeurs de combat pour raconter nos résistances et nos luttes, se détend, à la fin, et s’apaise et se résigne ; et elle montre ainsi, dans ses discours et dans tout ce qui manifeste sa conception de la vie nationale, les mêmes variations et les mêmes contrastes que l’on peut aussi apercevoir dans la philosophie qu’elle nous a donnée de la vie humaine.

L’on pourrait croire que ce vieillard qui sourit à travers tant de pages de son livre, qui s’abandonne à une gaieté large et franche quand il raconte les histoires de José, et qui fait si attachante la destinée de ses héros, a aimé la vie et l’a vécue avec enivrement. Et il suffirait de lire encore dans les Mémoires le récit de ses aventures avec Coq Bezeau pour se persuader qu’un enfant qui entra si joyeusement dans la vie active, devait s’y attacher pour toujours. Et, pourtant, les Anciens Canadiens nous révèlent en M. de Gaspé, dans son âme de vieillard philosophe, toutes ces oppositions de joie et de tristesse, de consolations et d’amertumes, de sérénité et de dégoûts qui apparaissent sur son visage. Pour que cette mélancolie n’étendît pas sur tout le roman son voile sombre, M. de Gaspé a voulu ramasser en un seul chapitre ses plus graves impressions, et y exprimer tout ce qu’il pensait des hommes et de la société.

Dans ce chapitre intitulé Le bon gentilhomme, M. de Gaspé s’est mis en scène lui-même, et sous le pseudonyme de M. d’Egmont, le solitaire de la rivière des Trois-Saumons, il a fait l’aveu pénible de sa vie, et livré au lecteur sa conscience jamais apaisée.

Deux sentiments surtout résument toute cette morale et toute cette conférence que fait à Jules le bon gentilhomme : celui d’une misanthropie assez profonde, et celui, plus chrétien, et qui sert à l’autre de correctif, d’une pitié grande pour ce barbare civilisé qu’est l’homme lui-même.

De Gaspé avait d’abord aimé la vie ; il l’avait fêtée avec entrain dans sa jeunesse, alors qu’à lui, seigneur et maître d’une assez belle fortune, elle ouvrait des perspectives de lumière sans ombre, et des chemins tout semés de fleurs. Avocat au barreau de Québec, puis bientôt shérif, il s’installa avec confiance dans cette situation qui lui permit de continuer les plaisirs insouciants qui avaient distrait ses vingt ans. Il obligea sans compter les amis qui se groupent toujours nombreux et avides autour de celui qui a de l’argent ; il distribua au hasard ses largesses et son bien ; il s’étourdit dans les fêtes dont s’enivrait son existence ; il mêla et confondit ses ressources personnelles et celles de l’État, et quand, un jour, M. de Gaspé s’éveilla de ce rêve où s’était abîmée sa fortune, il était trop tard. Ses amis le quittèrent, firent le vide autour de lui, et l’abandonnèrent aux créanciers qui, le trouvant insolvable, le firent enfermer pour quatre ans dans une prison.

Il faut lire, dans le texte lui-même, le récit que fait M. d’Egmont des extravagances, des joies, des cruelles déceptions de sa vie. Et il faut recueillir de ses lèvres, pendant l’entretien de ce philosophe avec Jules, au bord d’un ruisseau où se mirent les branches touffues d’un noyer, les leçons qu’il dégage des accidents de cette vie. C’est un dialogue dont la mise en scène fait penser à ceux de Platon ; on dirait le jeune Phèdre, assis aux côtés de Socrate, sur les bords de l’Ilissus. Mais cette fois Socrate désespère de corriger les Athéniens, de les rendre meilleurs, et il étale avec quelque complaisance le plus sombre pessimisme.

« Tout homme qui, à quarante ans, n’est pas misanthrope, n’a jamais aimé les hommes, » disait Chamfort, et cette parole sert d’épigraphe à la leçon du bon gentilhomme. C’est parce qu’il a beaucoup aimé les hommes et la vie, lui, qu’il est devenu à son tour misanthrope. Il a éprouvé de la vie tout ce qu’elle contient de déceptions, et des hommes tout ce qu’ils peuvent en fait d’ingratitude. Et voici bien, en effet, ce qui afflige M. d’Egmont ou M. de Gaspé. L’homme mériterait qu’on le définît un animal ingrat. Il exprime de ses semblables, de ses voisins, de ses amis tout ce qu’il en peut tirer, et si quelque malheur vient à frapper ceux qui lui ont été le plus utiles, il s’en détourne, il les lâche, il s’enferme dans son égoïsme. De là, pour les malheureuses victimes abandonnées par l’amitié, les souffrances morales les plus aiguës. Et parce que, de toutes les tortures qui peuvent affliger l’homme, celles-là, intimes et profondes, qui tourmentent l’esprit et tenaillent le cœur, sont les plus cruelles, il en résulte que M. d’Egmont avait épuisé la coupe d’amertume, et que de l’avoir épuisée le faisait désespérer de pouvoir jamais plus estimer ses semblables. Il ramène toutes ses observations sur la vie à ce dogme de la perversité et de la cruauté humaines. Et si, un jour, en sarclant ses laitues, il voit les fourmis se précipiter sur un insecte blessé et le dévorer, il ne peut se retenir de faire tout haut cette réflexion que La Bruyère eût approuvée : ces petites bêtes sont donc aussi cruelles que les hommes !

La jeunesse seule, selon M. d’Egmont, a gardé sa grâce et sa vertu. La jeunesse sait encore apprécier le bienfait, remercier ses bienfaiteurs. Les jeunes gens sont naturellement bons, ils sont reconnaissants… et les sauvages aussi. Et cela prouve que c’est l’intérêt et la civilisation qui tuent la gratitude. Tous deux ont banni de cette terre la fleur exquise des amitiés constantes ; tous deux brisent des chaînes qui devraient être plus fortes que le malheur. Aussi longtemps que l’homme n’est pas aux prises avec les multiples et égoïstes intérêts que met en jeu la vie sociale, aussi longtemps que les lois elles-mêmes n’ont pas perverti chez lui la notion du juste et de l’injuste, il reste bon, et capable de comprendre l’équité. Que si vous doutez de la vérité de cette doctrine, interrogez ce brave homme d’Iroquois à qui un magistrat faisait un jour visiter, à New-York, le grand wigwam où l’on détient les repris de justice. « C’est là qu’on enferme les Peaux-Rouges qui refusent de livrer les peaux de castor qu’ils doivent au marchand, » disait le visage pâle à l’enfant de la forêt. Et celui-ci de visiter avec soin tout l’édifice, de descendre dans les cachots, de sonder les puits, de prêter l’oreille aux moindres bruits, et de conclure par un immense éclat de rire : « Mais sauvage pas capable de prendre castor ici ? » dit-il ; et dans ce mot, et dans ce rire, il y avait tout le mépris et tout le dédain que la barbarie doit à la civilisation. Cet indien avait compris, là, tout ce que notre justice boiteuse contient d’illogisme, et comme il est inutile, cruel et contradictoire d’enfermer, et donc de paralyser et d’empêcher d’acquérir, celui dont le crime est de n’avoir pas de quoi payer ses dettes.

Si misérable que soit l’homme, et si faux que soient ses jugements, et si endurcie que soit sa conscience raffinée et civilisée, il le faut pourtant plaindre, et l’on doit en avoir pitié. Et le pessimisme de M. d’Egmont est donc ici traversé d’un rayon de lumière et de charité, qu’on ne s’attendait pas tout d’abord d’y apercevoir. Cet Alceste paraît bien avoir

Que doit donner le viceces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses,

mais il a aussi pour son semblable des complaisances de Philinte ; et s’il s’est enfoncé en son désert, s’il a

cherché, sur la terre, un endroit écarté,
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté,

il sait aussi sortir de sa retraite pour aller à ceux qui souffrent et qui ont besoin de son secours. Il est lui-même la vivante et persuasive contradiction de sa doctrine. Il n’a pu éteindre en son âme les affections généreuses de sa jeunesse, et il se console de ses tristesses en faisant beaucoup de bien à ceux qui souffrent. Il va porter aux malades et aux pauvres les fruits de son jardin, et les racines bienfaisantes et les simples dont ses études lui ont révélé la vertu médicinale. Bref ! on appelle ce misanthrope le bon gentilhomme, et M. de Gaspé ne pouvait en un plus violent contraste de mots et de faits résumer sa philosophie de la vie, et définir sa complexe mentalité.

Il faut retenir que c’est un nom très doux, un vocable très généreux qui sert à marquer et à distinguer entre tous les hommes M. d’Egmont. Il est le bon gentilhomme. C’est la bonté qui excelle dans sa vie, et c’est elle aussi sans doute qui console l’existence de M. de Gaspé. Nature faite tout entière de vertus ardentes et de passions capables de devenir excessives, l’auteur des Anciens Canadiens devait traduire sa vie par des oppositions vives et des rencontres originales ; il devait la pénétrer des grâces et du charme séduisant de la bonté. Léger, joyeux, confiant dans sa jeunesse, triste bientôt de tous les mécomptes de ses trente ans, retiré dans son manoir après les années de captivité, estimant que sa vie était désormais sans profit pour lui et pour les autres,[26] mais résigné pourtant, et calme, et essayant de retrouver dans la paix du foyer la joie ancienne et bonne ; refoulant sans cesse au fond de sa mémoire le souvenir des jours mauvais, et gardant volontiers à ses lèvres de doux vieillard le sourire des affections paternelles ; facilement triste et chagrin quand surgit tout à coup à ses yeux le passé ineffaçable, capable aussi de trouver dans les lectures en famille et dans les méditations de son esprit toujours alerte, la consolation et l’oubli : tel fut M. de Gaspé. Ce sont, en vérité, toutes ces alternatives de joie et de regrets, et ces jeux d’ombre et de lumière que l’on aperçoit dans son portrait, et c’est cela aussi qui apparaît à travers les pages si variées qu’il a écrites : tour à tour pleines de gaieté abondante et copieuse, parfumées de christianisme bienfaisant, frémissantes d’enthousiasme et de passions, et parfois aussi humides et baignées de larmes.

Faut-il ajouter que les qualités littéraires et les défauts de l’artiste qui a conçu l’œuvre et l’a exécutée, pourraient encore révéler à leur tour son esprit et son tempérament ?

Sans doute, il est assez difficile d’apprécier et de cataloguer un écrivain qui déclare, en manière de préface, qu’il n’a pas l’intention de composer un ouvrage secundum artem, qu’il n’écrit que pour s’amuser, qu’il entend bien avoir ses coudées franches, ne s’assujettir à aucune des règles qu’il connaît, et qui conseille simplement au lecteur de laisser là son livre s’il l’ennuie.[27] Cependant, il est possible de reconnaître, sous ce désordre apparent, le talent de l’écrivain. Et, par exemple, il ne sera pas malaisé de remarquer qu’il y a à la fois de la bonhomie et de l’étude dans ce livre, et que la simplicité y cotoie la rhétorique.

Que M. de Gaspé ait librement laissé trotter sa plume sur la rame de papier-bonnet qu’il acheta un bon matin chez son libraire, cela est incontestable, et se peut déduire de la façon même dont l’œuvre est conduite. Il y a dans ces pages une sorte de facilité, d’abondance et de verbosité qui suppose chez l’écrivain l’abandon confiant et sincère de sa pensée à la bienveillance du lecteur. Et cette générosité et cette prodigalité de paroles, qui risqueraient, en d’autres livres, de nous lasser et de nous ahurir, sont ici précisément ce qui retient, captive et entraîne en son flot l’attention et la curiosité. On se laisse emporter d’un bout à l’autre du livre, et l’on ne songe pas qu’il faut s’arrêter et se reposer.

Et ceci vient encore, sans doute, de ce que M. de Gaspé, pour cela qu’il s’abandonne à sa passion de raconter et de muser un peu, donne à celui qui le lit l’impression très agréable qui se dégage toujours d’une œuvre où s’exprime sans effort la bonne nature. La plupart des scènes qu’il décrit ressemblent beaucoup à ces tableaux rustiques de Corot que l’on voit au Louvre, et qui sont signés du « peintre le plus naturel de la nature ». La vérité s’y montre et plaît sans détour, elle s’y étale et elle brille de tout l’éclat de sa belle sincérité. Et jamais l’on ne résiste à de telles séductions, et à de tels entraînements. Le lecteur est toujours si heureux de rencontrer un homme là où il s’attendait et redoutait de trouver un auteur !

L’art de M. de Gaspé n’est donc pas celui des stylistes de profession ; il ne se rattache en aucune façon à la manière de Flaubert ou à celle des Goncourt ; il a plutôt quelque chose de l’art des primitifs ; il fait penser parfois, et toutes proportions gardées, à la tenue aimable et négligée d’un Montaigne, à la bonne grâce et à la naïveté d’un Joinville ou d’un Hérodote.

Il ne faut pas se dissimuler pourtant que M. de Gaspé pousse parfois jusqu’à l’excès le souci qu’il a de composer sans recherche et sans cérémonie. L’on voit, par exemple, qu’il se laisse trop facilement attarder par des digressions qui coupent le récit et nous en distraient. Et l’on peut constater encore que les chapitres du livre ne sont pas toujours nettement délimités, ni la matière suffisamment bien distribuée. Le titre même du chapitre ne correspond pas toujours exactement au sujet qu’il paraît indiquer, et on le peut vérifier facilement avec les chapitres sixième et septième.

Il n’est pas inutile de rappeler, ici, que l’abbé Casgrain a quelque peu remanié, du consentement de l’auteur qui lui avait confié son manuscrit et avec qui il corrigea les épreuves, le commencement et la fin du roman. Le premier chapitre et le dernier avaient des longueurs interminables ; le vieillard causait, causait sans tarir. L’abbé Casgrain coupa dans le vif de ces trop longs développements, et ce sont là, d’ailleurs, les seules retouches appréciables qu’il fit à cette œuvre. Nous tenons de l’abbé lui-même, avec qui nous en parlions un jour, qu’il a respecté tout le reste du texte. Il ne faudrait donc pas accepter trop facilement l’opinion de ceux qui ont pensé et affirmé que les Anciens Canadiens avait été trop soigneusement et trop largement revu et corrigé par Casgrain.[28]

Au reste, le style même de M. de Gaspé diffère assez de celui de l’historien de la Mère Marie de l’Incarnation, pour qu’il soit facile de reconnaître, dans les Anciens Canadiens, la marque de l’auteur. Il y a ici une simplicité et un naturel auxquels ne nous a guère habitués l’abbé Casgrain de 1860.

M. de Gaspé excelle à imiter et à reproduire dans son style le langage familier, tout court, plein de saveur des Canadiens, ses contemporains. Il se plaît à exprimer sa pensée comme il faisait sans doute dans son salon de famille, quand il y causait avec les siens sous le regard des ancêtres dont les portraits étaient suspendus au mur ; ou bien encore, il prend volontiers le ton des longues conversations qu’il avait souvent avec les braves habitants de Saint-Jean-Port-Joli. C’est en style canadien que devait être écrit le roman historique ou l’épopée populaire des Anciens Canadiens. M. de Gaspé le voulait ainsi ; d’autant qu’il lui eût été difficile d’adopter une autre manière et d’autres procédés. « Cet ouvrage sera tout canadien par le style : il est malaisé à un septuagénaire d’en changer comme il ferait de sa vieille redingote pour un paletot à la mode du jour. »[29]

C’est donc en vieille redingote que se présente la phrase de M. de Gaspé, et c’est encore aujourd’hui ce qui donne au livre sa valeur et lui conserve tout son prix. On se plaît toujours à y entendre le parler des bonnes gens, et à voir se peindre en leur langage les mœurs d’une époque dont nous nous éloignons chaque jour si rapidement.[30]

L’aisance et la simplicité du vocabulaire des Anciens Canadiens se retrouvent parfois et plus particulièrement dans les dialogues que l’auteur établit entre les personnages du roman. Le dialogue doit rendre plus parfaite pour le lecteur l’illusion de la réalité, et c’est bien en pleine réalité que nous transportent des causeries comme celles du souper que l’on prend chez un seigneur canadien, M. de Beaumont,[31] ou bien encore les propos si vifs et si spontanés du père José.

Il convient, pourtant, d’observer ici que les dialogues de M. de Gaspé ne sont pas toujours aussi alertes, aussi coupés et primesautiers qu’ils pourraient l’être quelquefois. Il arrive que le dialogue tourne au discours et que les conversations se transforment en trop longs monologues. Au reste, il semble que le talent de M. de Gaspé, qui est bien celui d’un conteur, est aussi très oratoire. Et cette tendance le fait souvent exprimer sous forme de harangues éloquentes même les pensées solitaires de ses personnages. C’est ainsi qu’Arché, qui a été condamné à mettre le feu au manoir des d’Haberville, et qui souffre donc malgré lui toutes les tortures du remords, monte tantôt sur une colline, et tantôt sur un cap pour exhaler en de violentes philippiques dirigées contre Montgomery, ou contre la civilisation, ou contre lui-même, sa douleur et sa colère. « Alors, il s’écria… Voilà donc, s’écria-t-il… » Et, en vérité, il est peu naturel qu’un soldat, fût-il lieutenant, qui est seul à dévorer son chagrin, et qui n’a pour auditeurs que les oiseaux des bois ou les étoiles de la nuit, se livre longtemps à cette factice déclamation. Il suffisait, d’ailleurs, de donner à ces mêmes idées et à ces mêmes sentiments qui bouleversent inévitablement l’âme d’Arché, la forme de méditations ou de réflexions que l’auteur aurait pu traduire en une langue chaude et ardente.

Au surplus, M. de Gaspé a, plus d’une fois, imaginé des occasions très opportunes de s’abandonner au courant de sa passion oratoire. Il faut le louer de certaines pages éloquentes où son patriotisme s’est exprimé. S’il y a là quelques tirades où la rhétorique se complaît outre mesure, et quelques périodes, quelques phrases qui déroulent trop longuement leur traîne et s’y embarrassent, ces passages, tout pénétrés d’une émotion intense, ajoutent à la vérité des récits, et remuent très agréablement l’âme du lecteur.

Chose étrange, d’ailleurs, cet auteur qui se moque si joliment des critiques, et qui entend bien n’écrire que pour exposer sans recherche une pensée sincère, ne dédaigne pas de montrer souvent qu’il a l’expérience des choses de l’art littéraire, qu’il a lu beaucoup et beaucoup appris, et qu’il trouve plaisir à faire l’étalage de ses souvenirs classiques. Non pas, certes, qu’il y ait chez lui du pédantisme — à moins qu’on ne puisse reprocher à l’auteur le défaut de l’un de ses personnages — mais il y a parfois, dans ce livre, une sorte de coquetterie qui sait être suffisamment discrète, qui surprend chez un écrivain aux allures si populaires, et qui apparaît ça et là, à travers les pages du roman, comme le sourire de l’aristocrate.

Aussi bien, comment M. de Gaspé aurait-il pu ne pas déverser en son livre le trop-plein de ses souvenirs littéraires ? La vie tranquille, isolée, quelque peu solitaire du manoir, après la catastrophe qui brisa sa carrière, lui fit des loisirs qu’il occupait à revoir ses auteurs, et à relire les livres de sa bibliothèque. Souvent le soir, au salon, quand la conversation menaçait de languir, il ouvrait Racine ou Molière, ou Shakespeare, ou reprenait un roman de Walter Scott, et il faisait lui-même la lecture à sa famille rassemblée. Parfois l’on montait des pièces, et l’on jouait Berquin ou les contes de Mille et une Nuits, que venaient applaudir voisins, amis et censitaires.[32] Il n’est donc pas étonnant que les réminiscences de l’étudiant se retrouvent si souvent sous la plume du vieillard, et qu’apparaissent dans les descriptions ou les discours de son livre la fable d’Hippolyte traîné par ses chevaux, les nymphes, les naïades, la coupe du Léthé, et cette mythologie dont on fut si friand dans les collèges du dix-huitième siècle.

Ce sont encore, sans doute, ces mêmes circonstances d’une vie menée en pleine campagne, et en pleine nature, qui nous peuvent expliquer pourquoi l’auteur des Anciens Canadiens a parfois, et d’une façon si gracieuse, mêlé à ses récits et à ses dialogues la poésie des paysages. De Gaspé n’est pas précisément un descriptif ; il n’est pas, à coup sûr, un précurseur de Pierre Loti, ni non plus un imitateur assidu de Chateaubriand. Cependant, certaines pages qu’il a écrites et où il a mêlé son âme aux spectacles de la nature, font penser, quand on les lit, à l’auteur du Génie du Christianisme. Il y a dans telle description de l’incendie de la côte sud, et, par exemple, dans le tableau où l’on voit Arché contemplant, du haut d’un rocher, les ruines du manoir ; il y a dans telles scènes qui se passent sur la grève ou dans les champs de Saint-Jean-Port-Joli, ou encore au bord de la rivière des Trois-Saumons, une grâce à la fois simple et ondoyante qui nous révèle chez l’écrivain une âme toute sensible à la poésie des choses. C’est parfois une toile assez large que peint M. de Gaspé, comme, par exemple, le décor de bois et de caps qui encadre le manoir seigneurial, ou les spectacles de notre grand fleuve quand il étale et fait miroiter sa splendeur aux feux du soleil couchant ; parfois aussi, c’est un simple coup de pinceau, jeté en passant sur le fond mouvant du récit et de l’action, mais qui suffit à le colorer, à l’illuminer et à le transformer. Voyez, par exemple, comme il installe sous les sapins, les cèdres et les épinettes, pour le repas du midi, les habitants de Saint-Jean qui sont venus au village et à l’église passer la journée du vingt-quatre juin ;[33] ou encore, assistez le soir, au pied d’un noyer et sous le rayon de lune qui se joue dans l’onde, à l’entretien si grave de Jules avec M. d’Egmont.[34]

C’est aussi ce sentiment délicat de la nature, et cette fraîcheur d’impression qu’elle lui donne, qui ont permis à M. de Gaspé de raconter de façon si piquante, si originale et si vraie les scènes de vie sauvage où se trouve un moment engagé le malheureux Arché. Il a surtout prêté aux acteurs de ce petit drame, et en particulier au chef indien, la Grand’Loutre, le langage imagé, concret et pittoresque qui convient. C’est la nature qui parle par ces voix de la forêt, et M. de Gaspé, habitué à l’entendre se révéler et chanter autour de lui, en a facilement rendu l’harmonieuse expression.

Il y a donc dans ce livre, qui n’a pas la prétention d’être une œuvre d’art, un art véritable qui s’ignore souvent, et qui s’affiche aussi parfois. Mais inconscient ou voulu, il intéresse, il séduit, il attache le lecteur. On feuillette et on parcourt avec une grande curiosité le livre des Anciens Canadiens ; et, à se laisser prendre par cet enchantement du vieux conteur, on constate une fois de plus comme il est possible que l’art véritable se moque parfois de l’art lui-même, tout comme l’éloquence vraie, selon le mot de Pascal, se moque de l’éloquence.

Le public de 1863 apprécia comme il devait l’œuvre qu’on lui présentait. Les deux mille exemplaires de la première édition furent rapidement enlevés, et dès 1864, on publiait une nouvelle édition de cinq mille exemplaires. Le livre a eu depuis trois autres éditions, et il est resté le roman le plus sympathique qu’il y ait dans notre littérature.

De Gaspé, qui avait si longtemps vécu dans la retraite et l’obscurité de son manoir, devint tout à coup l’un des plus illustres parmi nos écrivains. Son nom passa sur toutes les lèvres. Les étudiants, qui croyaient apercevoir dans le livre nouveau l’épopée populaire et nationale qui hante l’imagination de tout lecteur d’Homère et de Virgile, se disputaient le roman historique et merveilleux qui venait de paraître. Les élèves du Collège de l’Assomption préparèrent un triomphe à l’auteur des Anciens Canadiens. Au mois de juillet 1865, ils mirent à la scène un drame tiré de l’œuvre de M. de Gaspé. M. de Gaspé fut invité à cette fête littéraire, et y assista entouré de Maximilien Bibaud, du docteur Meilleur, et de représentants des familles de Salaberry, de Beaujeu, et de Martigny. Le supérieur du collège, M. Barret, présenta à la jeunesse étudiante « cet homme qui l’avait devancée de trois quarts de siècle sur la route de la vie, » et il le lui montra comme « l’expression vivante de l’antique noblesse de nos premières familles canadiennes ».

M. de Gaspé, tout ému des honneurs qui couronnaient sa vieillesse — il avait alors soixante et dix-neuf ans — s’excusa de ne pouvoir que lire une courte réponse à tous ces hommages. « J’ai peu d’espoir, dit-il à ses jeunes admirateurs, de conserver longtemps le souvenir de votre gracieuseté : le septuagénaire ne vit que pour la tombe la plus prochaine. Mais quelle que soit la durée de ma vie, elle aura l’effet de dissiper souvent les sombres nuages qui attristent, de temps à autre, l’existence d’un vieillard. Les jeunes messieurs qui ont si bien joué le drame dont le fond est tiré de mon ouvrage, Les Anciens Canadiens, m’ont transporté aux beaux jours de ma jeunesse, et m’ont fait vivre pendant trois heures avec les amis que mon imagination avait créés. »[35]

Ces personnages qu’avait créés l’imagination de M. de Gaspé, avec lesquels il lui plaisait tant de s’entretenir, sont encore bien vivants, et ils réjouissent aujourd’hui, et ils instruisent, comme il y a quarante ans, les jeunes gens et tous les lecteurs qui les veulent connaître. M. de Gaspé les a comparés, dans l’adieu qui termine son livre, à ces figures fantastiques que le jeune fils de Jules, Arché d’Haberville, assis un soir au coin de la cheminée, voit se former, marcher, danser, monter, descendre, et puis disparaître dans la flamme mourante du brasier qui s’éteint. Il craint que tous ces personnages fictifs qu’il a fait s’agiter sous les yeux de ses contemporains ne disparaissent aussi, et bientôt, avec celui qui les faisait mouvoir. Cette crainte, qui est l’effet d’une extrême modestie, ne devait pas troubler l’artiste, ni la paix de ses soixante-dix-sept ans. Le roman de M. de Gaspé a survécu à son auteur ; ou plutôt, il a fait que M. de Gaspé lui-même n’est pas mort tout entier. Avec les Mémoires qui en sont une suite et un complément, ce roman porte à tous ceux qui parmi nous s’intéressent à la langue, à la littérature, à l’histoire et aux mœurs canadiennes, le nom désormais impérissable de celui qui nous l’a donné comme le fruit savoureux de son aimable vieillesse.


  1. Page 131 de la première édition, 1863. Nous renverrons toujours le lecteur à cette édition.
  2. Page 330.
  3. Page 65.
  4. Page 201.
  5. Cf. pages 155 et suivantes.
  6. Pages 213 et suivantes.
  7. Page 40.
  8. Cf. pages 60-61.
  9. Cf. page 51.
  10. Cf. page 78.
  11. Page 14.
  12. Cf. pages 297 et suivantes.
  13. Cf. page 27.
  14. Page 293.
  15. Page 313.
  16. Voir, par exemple, à la page 148, le souvenir de sa prière pour les morts que lui faisait, chaque jour, réciter sa mère.
  17. Cf. Biographie de M. de Gaspé, par l’abbé Casgrain, dans Œuvres Complètes, II, 250.
  18. Pages 248-249.
  19. Pages 239-241.
  20. Page 333.
  21. Page 202.
  22. Page 202.
  23. Page 337.
  24. Page 337.
  25. On sait que la mère de M. de Gaspé, Catherine Tarieu de Lanaudière, était amie intime de Lady Dorchester. Les deux filles de Lady Dorchester passaient souvent une partie de l’été au manoir de Saint-Jean-Port-Joli. On peut consulter, à ce sujet, la Biographie de M. de Gaspé, écrite par l’abbé Casgrain, dans Œuvres Complètes, de l’abbé Casgrain, II, 273.
  26. Cf. page 180.
  27. Cf. pages 5-8, passim.
  28. Voir encore, à ce sujet, les Mémoires ou Souvenances Canadiennes inédites de l’abbé Casgrain, III, 24, 20-21. Nous croyons intéressant de mentionner ici le fait très peu connu que M. de Gaspé, désireux de reconnaître les services que lui avait rendus l’abbé Casgrain, voulut lui dédier son livre, et écrivit donc à l’abbé une lettre-dédicace que celui-ci, « moins par modestie que par la répugnance invincible qu’il éprouvait à paraître se mettre en évidence », crut devoir refuser. L’abbé Casgrain reproduit cette lettre dans ses Souvenances, III, 24, 22-23. Voici cette page que M. de Gaspé avait voulu mettre en tête de son roman :

    M. l’abbé,

    Le sentier que j’avais à parcourir, lorsque je commençai à écrire les Anciens Canadiens, me paraissait jonché de fleurs, mais je dus m’apercevoir bien vite qu’il était, au contraire, couvert de ronces et d’épines. Je continuai, néanmoins, espérant franchir tous les obstacles de cette route pénible. Le bandeau ne me tomba des yeux qu’à la lecture de l’ouvrage, quand il fut achevé. Bah ! pensai-je, je n’aurai pas toujours perdu mon temps : je laisserai mon manuscrit comme un souvenir affectueux à ma nombreuse famille ; et à cette fin, je l’enfermai bien précieusement dans mon tiroir, d’où vous l’avez retiré pour le livrer à l’impression, malgré ma répugnance.

    Si j’étais capable d’autres sentiments envers vous, M. l’abbé, que de ceux de l’amitié la plus sincère, je vous conserverais de la rancune pour un acte aussi téméraire ! N’importe ; je me permettrai toujours de vous faire une petite espièglerie en vous dédiant, à vous, littérateur distingué, malgré votre jeunesse, à vous, protecteur dévoué de la bonne littérature canadienne, cette œuvre éphémère.

    Vous avouerez, M. l’abbé, que c’est assez mal reconnaître les excellents conseils que vous m’avez donnés, les soins que vous donnez à l’impression de mon ouvrage, que de chercher à vous rendre solidaire de ses défauts ; mais la vieillesse est rancunière.

    Ce qui n’empêche pas, M. l’abbé, de me souscrire avec une considération très distinguée, votre serviteur dévoué et ami.

    L’AUTEUR

    On trouvera l’original de cette lettre dans le, premier volume de la collection des Lettres diverses manuscrites de l’abbé Casgrain, conservées aux Archives du Séminaire de Québec.

  29. Cf. pages 7-8.
  30. M. l’abbé F;-X. Burque a relevé dans le Bulletin du Parler français au Canada, IV, 61, 101, 142, 182, quelques-unes des expressions canadiennes, typiques, employées par M. de Gaspé dans les Anciens Canadiens.
  31. Cf. chap. VI.
  32. Voir, à ce sujet, la Biographie de M. de Gaspé, par l’abbé Casgrain.
  33. Page 146.
  34. Page 165.
  35. On peut consulter sur ce voyage de M. de Caspé au Collège de l’Assomption, une petite brochure publiée à l’imprimerie de la Minerve, Montréal, 1865, et intitulée : Biographie et oraison funèbre du Révd M. F. Labelle, et autres documents relatifs à sa mémoire ainsi qu’à la visite de Philippe-Aubert de Gaspé, Ecr. au Collège de l’Assomption, etc.