Éditions Beauchemin (p. 105-119).

LAURE CONAN

L’OUBLIÉ[1]




Voici un livre qui a toutes les apparences d’un roman, mais dont M. l’abbé Bourassa, qui a écrit pour lui une belle préface, ne sait pas lui-même s’il est bien un roman. Ce sont, dans L’Oublié, de fines études d’âme humaine, des tableaux d’imagination, des dialogues sur notre histoire, des scènes de la vie coloniale : le tout plus ou moins lié, mêlé et fondu, si bien que Laure Conan semble vouloir traiter les genres en prose comme les romantiques de 1830 ont fait les genres en vers. Elle brise les moules, elle fait éclater les cadres, elle abat les frontières ; c’est une internationaliste en littérature. Relisez plutôt À l’œuvre et à l’épreuve, qui a précédé de quelque dix ans L’Oublié, et essayez de donner un nom à ce livre composite, et de le ranger dans quelqu’un des genres classiques que vous savez.

Cependant, L’Oublié est fait d’après un plan plus précis, se détache dans des lignes plus nettement dessinées que À l’œuvre et à l’épreuve, et nous ne serions pas étonné s’il était quelque jour définitivement placé, dans notre bibliothèque canadienne, sur le rayon des romans historiques. C’est là, pour notre part, qu’aujourd’hui nous le rangeons volontiers.

Laure Conan vient donc d’entrer tout de bon dans cette voie très large où la fantaisie et l’histoire se jouent librement, dans ce chemin où l’ont ici devancée Marmette, de Gaspé, Taché, de Boucherville, pour ne nommer que les plus connus parmi les morts.

Aussi bien, notre histoire se prête-t-elle merveilleusement à ces récits qui sont à la fois fable et réalité, à ces résurrections qui font se lever sous le regard des Canadiens d’aujourd’hui ces grands Canadiens d’autrefois qui ont fondé la colonie, qui l’ont défendue, qui nous ont conquis, au prix de leur sang et de leur vie, un sol que tant d’ennemis leur ont disputé. Ces héros d’il y a deux siècles, nous, dont les origines ne se perdent pas, comme celles des peuples d’Europe et d’Asie, dans la nuit des temps, nous les appelons volontiers les demi-dieux de notre histoire ; ils appartiennent, en vérité, à cette période de notre vie nationale que lord Elgin appelait lui-même l’âge héroïque du Canada. Mais quelques-uns de ces héros, quelques-unes de ces figures que nous devrions toutes connaître, ou que nos poètes et nos historiens auraient dû mettre toutes en lumière, sont restés dans l’ombre. Il y a des « oubliés » sur la liste de nos grands hommes, et c’est à faire revivre l’un de ces héros qui ne doivent pas mourir tout entiers que s’est appliquée Laure Conan.

Lambert Closse — n’est-ce pas qu’on avait oublié ce nom-là ? — est venu au Canada vers le milieu du dix-septième siècle. Il fut un des plus dévoués compagnons de M. de Maisonneuve ; il l’aida puissamment à fonder Villemarie ; maintes fois il défendit la ville naissante contre les attaques des sauvages, et les Jésuites ont écrit de lui dans leurs Relations qu’« il a justement mérité la louange d’avoir sauvé Montréal par son bras et sa réputation[2] »

Or, Lambert Closse épouse, à Villemarie, et c’est toujours l’histoire que nous citons, Elisabeth Moyen, jeune orpheline qui avait été enlevée par les Iroquois dans un combat où ses parents furent massacrés, mais qui ensuite fut rendue à la liberté et échangée par les sauvages pour un guerrier que l’on avait fait prisonnier à Montréal. La vie de famille ne fut pas longue pour Lambert Closse et Elisabeth Moyen. Le mari fut tué par une balle iroquoise, et la jeune épouse resta veuve à dix-neuf ans, n’ayant pour se consoler qu’une petite fille de deux ans.

Et voilà tout le sujet du roman, tout le thème sur lequel devaient broder l’imagination et l’exquise sensibilité de Laure Conan. Lambert, c’est l’oublié ; Elisabeth, c’est la jeune fille timide, un peu naïve, attachante, qui éveille un très discret amour dans un cœur de brave, lequel ne semblait né tout d’abord que pour la gloire et les rudes combats.

La scène se passe dans l’île de Montréal, à l’heure précise où déjà Villemarie se dégage de la forêt, et étale ses trente petites maisons sur la Pointe-à-Callières ; mais à l’heure fatale aussi où les Iroquois font à Québec et à Montréal des expéditions meurtrières, surprennent, massacrent, tuent les pauvres colons. C’est la vie que l’on menait au milieu de telles alertes, c’est l’héroïsme que suscitaient de pareils combats que Laure Conan a voulu peindre et raconter ; c’est un fragment de la grande épopée canadienne qu’elle nous a voulu donner.

À ce chant épique, il fallait un Achille ou un Roland, et c’est Lambert Closse qui doit ici jouer le rôle de ces classiques personnages. Au reste, ce ne sont pas les combats, les mêlées confuses et sanglantes que l’auteur de L’Oublié veut surtout décrire ; les guerriers ne sont pas toujours sur le champ de bataille, et c’est à la maison que Laure Conan se plaît à nous les faire voir. Qu’y a-t-il de plus touchant qu’Hector entouré d’Andromaque et du jeune Astyanax ?

Seulement, comme il arrive d’ordinaire dans la vie privée, la jeune fille, l’épouse, la mère y occupent une place considérable, et souvent la plus large. Et Laure Conan avait donc ici un très dangereux écueil à éviter, et elle n’a pas toujours bien su s’en garder. Vraiment, Lambert est trop souvent mis à l’écart dans L’Oublié. Cet « oublié», l’auteur l’oublie trop souvent elle-même, et le lecteur s’impatiente de ce que le héros principal est à peu près négligé pendant les cent premières pages d’un livre qui n’en comptera pas deux cent cinquante, et de ce que c’est Elisabeth qui y étale plutôt son personnage. Pourquoi donc Lambert n’a-t-il pas un rôle plus important dans ce livre qui lui est consacré ? Pourquoi ne se montre-t-il pas et n’agit-il pas plus souvent sous nos yeux ? Que fait donc Achille sous sa tente ?

Au fait, n’est-ce pas plutôt Elisabeth que Laure Conan a voulu peindre, raconter et faire revivre en ces pages qu’elle vient d’écrire ? Elisabeth, d’ailleurs, appartient, elle aussi, à l’histoire ; elle aussi, l’orpheline malheureuse et la prisonnière intéressante, elle est une « oubliée ». Et voyez comme l’auteur s’attache à mettre en lumière dans toute la suite du livre cette petite fille qu’au début du chapitre deuxième vous apercevez assise au milieu d’une pirogue, coiffée de feuillage, les cheveux flottant au vent, le visage baigné de larmes heureuses. C’est elle, Elisabeth, c’est bien elle dont la vision douce rayonne à travers toutes les pages de L’Oublié ; c’est bien « cette petite qui a des yeux comme Mlle Mance les aime, des yeux de velours avec du feu au fond », qui nous occupe, nous attendrit, nous retient, nous captive. Et dès lors, Laure Conan n’a-t-elle pas vraiment oublié d’ajouter une lettre au titre qu’elle a écrit sur son livre ? Ou plutôt, et nous nous excusons de risquer ici un conseil, n’est-ce pas Les Oubliés ou Deux Oubliés qu’il faudrait lire, quand viendra une seconde édition, sur la couverture du roman ?

Que si un pareil défaut a pu se glisser dans la composition de l’ouvrage que nous étudions, c’est que sans doute l’auteur n’a pas osé mêler trop de fantaisie à ses récits, c’est qu’elle a voulu avant tout ne pas trop dépasser les données de l’histoire qui sont, en somme, très courtes et très sommaires sur le compte de Lambert Closse ; c’est que, sans doute aussi, elle n’a pas osé pénétrer beaucoup plus outre que l’annaliste lui-même, auquel elle emprunte le thème de son livre, dans les multiples manifestations de la vie coloniale que l’on devait mener à Villemarie vers 1650. Laure Conan semble avoir eu sous les yeux, tout le temps qu’elle a écrit son roman, cette boutade de Diderot qui n’aimait pas les romans historiques, et qui les dénonçait comme appartenant à un genre faux : « Vous trompez l’ignorant, vous dégoûtez l’homme instruit, vous gâtez l’histoire par la fiction et la fiction par l’histoire ». Laure Conan a éprouvé elle-même tous les inconvénients que présente le roman historique : il n’y a pas assez d’histoire dans son livre et pas assez de fiction ; elle a craint, à tort, croyons-nous, de mêler dans une large et puissante mesure ces deux éléments essentiels de son roman ; elle a fait une nouvelle un peu fluide ; elle n’a pas tissé de façon assez serrée et assez solide la trame de cette œuvre ; elle n’a pas lancé son héros dans des aventures ou des actions suffisamment multipliées ou nourries ; et comme son tempérament de femme l’inclinait plutôt vers cette nature très tendre qu’est Elisabeth Moyen, elle s’est plu à raconter cette nature, et à faire de cette jeune fille le centre principal — car nous ne sommes pas très sûr qu’il n’y ait pas plusieurs centres dans L’Oublié — de son roman.

Il ne faut donc pas craindre, quand on veut par le roman faire connaître l’histoire, de tailler largement ses tableaux dans la réalité et dans la fantaisie, et d’intriguer fortement son récit. Ici, comme dans la tragédie ou le drame, l’auteur n’est tenu qu’à une seule chose, à respecter la couleur locale, à donner au lecteur le sentiment juste du passé, l’illusion véritable de la vie historique.

Au reste, Laure Conan sait nous donner admirablement cette illusion, quand il lui plaît, et conserver aux hommes et aux choses le caractère que, par ailleurs, nous leur connaissons. Et ce n’est pas un des moindres mérites de son livre. Elle nous dit très précisément ce que dut être, ce que fut cette étonnante, cette miraculeuse Villemarie au milieu du dix-septième siècle.

Vous savez, en effet, que Montréal ne pouvait naître comme naissent les autres villes. Montréal fut extraordinaire dès son berceau. Ce sont des âmes d’élite, de vrais religieux, des saints véritables qui lui donnèrent la vie, et ces héros étaient d’une initiative dont avaient tort de se moquer déjà les gens de Québec de ce temps-là[3]. Maisonneuve est une des figures les plus nobles, les plus énergiques aussi, les plus pures qui soient dans la galerie de nos fondateurs ; c’est un chevalier de Dieu et de Marie ; il vient travailler ici à étendre le règne de l’un et de l’autre ; lisez plutôt le chapitre premier de L’Oublié. Mlle Mance est l’hospitalière par excellence ; c’est la mère des pauvres, des blessés, des malheureux ; elle s’enveloppe d’une atmosphère de tendresse, de piété, de vertu qui charme et qui purifie tous ceux qui l’approchent ; c’est une vierge admirable, un apôtre vraiment élu. Entendez-la révéler à Elisabeth l’inspiration qui la fit venir ici dépenser sa vie : « On ne choisit pas sa vocation. Je n’y pouvais rien. Toute mon âme s’en allait vers la Nouvelle-France[4] ».

Et tous les autres personnages qui ont aidé ceux-ci à fonder Montréal, et dont Laure Conan a esquissé la silhouette, ont les mêmes attitudes de piété virile, de missionnaires inspirés.

Voyez, par exemple, Lambert lui-même, et de Brigeac, et Marguerite Bourgeois ; entendez ces hymnes de la Vierge que le soir on chante au Fort pour charmer les longues veillées d’hiver ; considérez comme se préparent au combat ces seize jeunes gens qui suivent dans l’héroïsme et dans la mort notre admirable Daulac. Et tout le livre de Laure Conan est pénétré de cette foi robuste et de ce christianisme si sincère et si agissant, qui animaient nos pères en général, et les premiers habitants de Montréal en particulier. Et peut-être même est-ce pour cela que l’auteur n’a pas osé y introduire plus d’invention personnelle ni plus de romanesque. Ce livre où l’on devait raconter de si pieuses choses, paraît craindre de devenir un véritable roman.

Mais où l’imagination de Laure Conan pouvait davantage, et sans nulle timidité, s’ébattre et s’envoler, c’est dans la description des lieux où elle situe ses personnages. Quel plus important décor, quel plus gracieux et quel plus varié ? La forêt vierge ou à peine entamée par la hache du colon ; les champs cultivés où ondoie la moisson dorée, et qui font à travers les bois de grandes clairières lumineuses ; le petit coin de terre où Lambert a construit sa maisonnette, et où il mène sa douce vie de famille ; et tout ce paysage limité, agrandi par le fleuve qui le contourne, l’enveloppe et le remplit de l’éternel murmure de ses eaux profondes.

N’est-ce pas que l’auteur a dû être fortement tentée de s’attarder à décrire cette nature d’Amérique, si facilement grandiose, et, à l’époque où nous nous reportons, si sauvage encore et si mystérieuse ? Laure Conan n’a pas voulu céder à cette tentation pourtant séduisante ; elle est d’une sobriété attique, voisine de la sécheresse. Et comme nous voilà loin des pages exubérantes, des plantureuses descriptions de Marmette !

Au surplus, Laure Conan paraît bien de ne pas se complaire dans le genre descriptif. L’abbé Delille doit être pour elle le dernier des écrivains ; et de le penser, en tout cas, elle n’aurait pas tout à fait tort, ni non plus tout à fait raison. Elle se console, d’ailleurs, par le peu de cas qu’elle fait de la description, de n’avoir pas sans doute beaucoup de cette sorte d’imagination et de cette sorte de sensibilité qu’il faut pour bien décrire et pour décrire longuement. On sait, en effet, que pour peindre la réalité, il ne suffit pas de seulement bien voir, mais il faut aussi bien imaginer et surtout facilement s’émouvoir. C’est à travers toutes nos facultés sensibles que doivent passer nos visions de la nature ; et ce sont ces facultés, selon qu’elles sont plus ou moins délicates et souples, qui enchantent les spectacles, qui les animent, qui les colorent, qui les transforment, qui leur donnent leur poésie et leur très variable signification. Un paysage est un état d’âme, disait fort justement ce pauvre Amiel.

Or, il paraît certain que Laure Conan manque un peu de cette imagination qu’il faut pour bien voir et pour bien peindre ce que l’on a vu. Ce n’est pas qu’elle ne puisse jeter sur la nature de rapides et très intelligents coups d’œil ; mais elle se lasse vite de regarder, et si parfois elle a des mots pittoresques qui font image, elle ne peut prolonger son regard, ni, par lui, envelopper de bien larges tableaux. Ses descriptions ne dépassent guère quelques lignes ; ce sont plutôt des canevas, très délicatement indiqués d’ailleurs.

« Insensiblement, ils se rapprochaient du rivage. Le bruit des eaux limpides de la rivière Saint-Pierre, quelques mugissements, quelques tintements de clochettes dans les herbages de la grève troublaient le silence. Encore parée d’éclatants feuillages, l’île de Montréal se détachait dans la gloire du couchant ; et sur la Pointe-à-Callières, aux bords des eaux brillantes, le berceau de Villemarie, voilé de brumes lumineuses, semblait osciller aux brises du ciel[5] ».

Ces lignes qui sont écrites par une main très fine caractérisent la manière à la fois exquise et un peu fuyante de Laure Conan quand elle essaie de crayonner.

De même, l’auteur de L’Oublié ne s’abandonne pas assez aux multiples impressions que les spectacles extérieurs font naître dans une âme, ni non plus ne communie assez intimement avec cette nature qui, on le sait, sympathise avec nos joies et nos tristesses. Elle éprouve bien la douceur de ces secrètes relations, mais elle ne fait le plus souvent que laisser entrevoir la merveilleuse harmonie qui s’établit entre les êtres et nous, quand nous souffrons ou quand nous sommes heureux.

« Une joie étrange l’envahissait, la pénétrait, et comme pour exprimer cette joie divine qui débordait en larmes silencieuses, la voix du rossignol s’éleva tout à coup sous l’épaisse feuillée[6] ».

Ce n’est pas pourtant que Laure Conan manque de sensibilité. Elle en est douée, et d’une très tendre et très fine, mais c’est à d’autres objets, nous le savions déjà, que l’auteur d’Angéline de Montbrun sait l’appliquer.

Ce qu’en effet Laure Conan aime à étudier, à comprendre, à analyser, c’est l’âme humaine, c’est toute cette multitude infinie de sentiments qui s’y cachent et s’y révèlent, discrets et charmants tout ensemble, timides et généreux, qui s’enveloppent à la fois de pudeur et de bonté, qui se découvrent comme à regret, et n’apparaissent que pour exhaler leurs parfums et nous pénétrer de leurs suaves influences. Rappelez-vous donc Angéline, Maurice Darville et la bonne Gisèle Méliand. Et rapprochez de ces âmes celles d’Elisabeth, de Lambert, de Maisonneuve et de Mlle Mance.

Donc, ce que Laure Conan aime surtout à faire en ses livres, c’est de la psychologie. Oh ! rassurez-vous. Elle ne pose ni n’étudie aucun de ces problèmes ardus où s’enfonce la courageuse pénétration de Paul Bourget ; elle ne cherche pas les cas rares, les cas exceptionnels pour les examiner, les retourner et en démêler les très complexes éléments. Sa psychologie est plus accessible et moins abstruse. Lambert Closse et Elisabeth Moyen sont des âmes très belles, mais nullement compliquées ; et Laure Conan s’attache à nous faire voir en elles ce qu’il pourrait y avoir de meilleur en vous et moi. Nous voudrions même parfois cette psychologie moins superficielle et plus variée en ses procédés. Il y a peut-être un type trop uniforme de ces personnages, et peut-être aussi ce type est-il trop féminin. À une époque de grandes batailles comme celle où vivent les héros de L’Oublié, on aimerait voir sur ces visages de colons qui sont soldats quelque chose de plus viril et de plus martial.

C’est sans doute aussi parce que Laure Conan se plaît davantage à peindre des âmes délicates, féminines, qu’elle a donné dans son livre une trop large place à Elisabeth et à Mlle Mance.

Nous ne pouvons, dans cet article, entrer dans l’analyse des caractères que Laure Conan a tracés. Mais Lambert surtout et Elisabeth mériteraient une étude particulière ; et il serait spécialement intéressant de faire voir comment l’auteur a fait naître et se développer dans ces deux âmes une passion très vive, très pure, que les obstacles ou les déceptions n’ont jamais surexcitée ou égarée. C’est une idylle délicieuse et fraîche que l’histoire des amours de Lambert et d’Elisabeth. Jamais berger et bergère ne se sont plus doucement ni plus sûrement possédés.

L’admiration et un sentiment très vif de la grandeur des devoirs accomplis furent les premiers mouvements qui portèrent l’un vers l’autre Elisabeth et Lambert. L’amour ne pouvait, certes, s’enfermer d’abord en des formes plus nobles, ni plus idéales. Et l’auteur s’est appliquée, dans deux pages qui se correspondent et se complètent, à raconter les premiers émois de ces âmes pures.

« À une sorte d’anéantissement avait succédé une vie ardente, une douceur à la fois délicieuse et poignante.

« Elisabeth n’avait plus guère souci de sa sûreté personnelle. Si le sinistre tocsin, les coups de feu, les hurlements féroces la faisaient passer par une sorte d’agonie, c’est qu’une autre vie, sans cesse exposée, lui était devenue infiniment plus chère que la sienne.

« Ces alarmes et ce qu’elle entendait chaque jour raconter fortifiaient et exaltaient le sentiment que le héros de Villemarie lui avait inspiré. Elle en ignorait le nom : elle n’y voyait que de la reconnaissance, de l’admiration… Lambert Closse lui apparaissait tellement au-dessus d’elle que la pensée la plus lointaine d’en être aimée un jour ne pouvait lui venir. Mais lorsqu’elle entendait prononcer son nom, le soleil lui semblait verser une plus belle lumière.

« Ah ! l’automne pouvait assombrir le ciel, dépouiller la forêt et emporter les feuilles avec de longs gémissements ; que lui importait ? Elle avait en elle ce qui peut tout colorer, tout adoucir, tout enchanter[7]. »

Ce n’est pas d’une façon moins touchante que Laure Conan rapporte plus loin une visite que fit Lambert Closse à l’orpheline de l’hôpital, et l’impression profonde, troublante qu’il en reçut.

Elisabeth, à genoux devant le feu de la cheminée, était à préparer le bouillon des malades, quand survint Lambert, suivi de son beau chien Vaillant ; il lui demanda la permission de s’approcher et de se chauffer à la flamme du foyer.

« La clarté rougeâtre se jouant autour d’elle mettait en vif relief la grâce de sa personne et lui donnait un charme étrange.

« Le héros la considéra quelques instants avec attention, et son cœur s’ouvrit à une pitié tendre.

« Votre vie, ici, est horriblement triste ! ne le trouvez-vous pas ? demanda-t-il à voix basse. — « Oh ! non », répondit-elle avec élan, relevant la tête.

« Dans ses beaux yeux noirs et sur toute sa physionomie, il y avait, en ce moment, ce rayonnement que projette l’extrême bonheur, et Lambert Closse resta troublé et pensif.

« Il jeta un coup d’œil dans la salle longue, étroite, où les grands lits des malades se détachaient dans le clair obscur, et se sentit en face d’une énigme.

« Son regard, habitué à scruter les choses et les hommes, semblait vouloir pénétrer jusqu’au plus profond de l’âme de la touchante enfant, agenouillée près de lui sur la pierre du foyer.

« Et vous, commandant, demanda Mlle Moyen, s’enhardissant tout à coup, vous qui prenez sur vous tant de fatigues, tant de périls, ne trouvez-vous pas votre vie bien terrible ?

— Moi, mademoiselle, c’est bien différent : j’ai l’excitation du danger, puis j’ai choisi cette vie, et je n’ai plus seize ans, ajouta-t-il, riant. Quand on avance sur le chemin, la vie n’apparaît plus guère que comme un devoir, et l’on marche facilement au sacrifice.

« Mlle Moyen pencha la tête sans rien dire. Ses longs cheveux soigneusement nattés pendaient sur son dos, et l’une des lourdes tresses, glissant sur la jupe noire, roula sur le foyer.

« Le major se pencha et avança la main ; mais, comme si une crainte l’eût saisi, il ne releva pas ces beaux cheveux d’or qui traînaient dans la cendre ; et prenant ses gants de loutre noire, il appela son chien et se leva pour partir.

« Que la Vierge vous garde ! dit Elisabeth avec ferveur. Son regard, son accent, firent tressaillir le major.

« Qu’elle me garde surtout de toute lâcheté et qu’elle vous donne le bonheur, répondit-il, sans trop savoir ce qu’il disait.

« Oui, c’était bien vrai que Lambert Closse ne voulait que s’immoler pour ses frères ; mais ce soir-là, le vent glacial éveillait tout un orchestre lugubre dans la forêt dépouillée, et quand le héros se vit seul dans son appartement du fort, une lourde tristesse tomba sur son cœur.

« Il ouvrit un livre, mais l’image d’Elisabeth était restée dans ses yeux. « Elle est heureuse » ! se disait-il. Il songeait à sa jeunesse, à la vie qu’elle menait dans l’hôpital clôturé de pieux… Il avait deviné sa sensibilité profonde, passionnée, il sentait en elle une âme amoureuse d’aimer, et son bonheur incompréhensible le faisait rêver[8]. »

Il y a ici et là, dans L’Oublié, entre Lambert et Elisabeth, d’autres scènes qui sont d’une exquise douceur, et toutes pénétrées de cette sensibilité à la fois très tendre et très saine dont Laure Conan garde le don précieux.

Ce que seulement nous reprochons ici à Laure Conan, c’est d’avoir créé un rival à Lambert, et d’avoir allumé une passion très vive pour Elisabeth dans le cœur de ce pauvre Claude de Brigeac. Non pas que cela ne soit pas naturel. Les choses se passent souvent ainsi dans le monde, et longtemps encore, sans doute, on se disputera le cœur des bonnes Elisabeths. Mais, en vérité, pourquoi n’avoir pas donné à cette passion de Claude de Brigeac tout le développement qui eût pu la rendre intéressante ? Et pourquoi nous dire qu’il aime tant Elisabeth, s’il ne doit faire dans toute la suite du roman que deux ou trois courtes apparitions, et si surtout on ne le rencontre que pour le voir soupirer, pâlir, rêver et s’amaigrir en silence ? Il faut, paraît-il, dans toute pièce, un personnage sacrifié. Eh bien ! de Brigeac est ici le héros sacrifié, et il l’est dans les grands prix. Que l’auteur de L’Oublié, se rappelle cependant que les don Sanches sont aussi ridicules dans le roman que sur la scène.

Nous avons laissé entendre, ou plutôt fait voir tout à l’heure par un exemple, comment Laure Conan sait introduire dans son livre des récits à la fois simples et attachants. Il serait facile d’y insister encore, et d’indiquer au lecteur d’autres narrations ni moins sobres ni moins délicates[9].

Nous pourrions souhaiter que tous les récits de L’Oublié ressemblassent à ceux-là, et que la même inspiration, la même continuité, le même esprit de suite présidât à leurs développements. On peut, en effet, relever ici et là, dans ce livre, certaines incohérences de composition qui font que parfois les chapitres ne sont pas très bien conduits, ni même les paragraphes assez bien organisés.

Sans doute aussi que l’auteur aurait pu fondre davantage toutes les parties de son livre, et grouper de façon plus serrée autour de son personnage principal tous les autres héros. Il y a certains chapitres qui forment presque un tout à part, ou qui se rattachent trop indirectement à l’histoire de Lambert Closse, de l’« oublié ». D’où il suit que le roman nous apparaît trop quelquefois comme une série de tableaux, très intéressants d’ailleurs, mais qui donnent au livre ce caractère un peu mêlé et composite dont nous parlions au début.

Aussi, ce qui vaut surtout dans L’Oublié c’est, outre la finesse de certains détails, l’ingéniosité de beaucoup d’analyses, la beauté d’un très grand nombre de récits, c’est la noblesse et comme la dignité de l’inspiration. Un même souffle anime toutes ces pages, et ce souffle est franchement patriotique et chrétien. Et l’on sort meilleur d’une lecture qui vous suggère de si bonnes pensées, de si religieux sentiments.

Laure Conan se constitue parmi nous un apôtre ; elle emploie sa plume à écrire et à propager ce qu’il y a de meilleur dans son âme si canadienne. Elle est pénétrée de cette pensée qui explique tout Lambert Closse, et que Lambert Closse communique à Mlle Elisabeth, à savoir que la vie est surtout un devoir. Elle a publié un jour Si les Canadiennes le voulaient, et elle « veut » pour sa part contribuer à faire chez nous les âmes plus fortes, et la patrie plus grande. N’avait-elle pas, par exemple, une intention et très louable et très patriotique, quand elle a imaginé le chapitre douzième de L’Oublié, et qu’elle fait voir si âpre au dur labeur de la colonisation son héros ? et quand surtout elle lui fait dire à sa jeune et dolente épouse : « Défricher, labourer, semer, c’est la noblesse de la main de l’homme. C’est presque aussi beau que de porter le drapeau[10] ».

Ce sont des leçons de ce genre que souvent et très discrètement Laure Conan donne ici à ses compatriotes, et cela suffit vraiment pour que son livre mérite d’être répandu dans tous nos foyers canadiens, et qu’il y porte avec l’amour de notre passé si héroïque la semence des bons conseils et des bonnes résolutions.

Mars 1903.


  1. L’Oublié, par Laure Conan, chez Beauchemin, Montréal, 1902.
  2. Cf. Préface de L’Oublié, p. XII.
  3. L’Oublié, pp. 19, 20.
  4. L’Oublié, p. 57.
  5. L’Oublié, p. 98.
  6. L’Oublié, p. 42.
  7. L’Oublié, pp. 82-83.
  8. L’Oublié, pp. 110-115.
  9. L’Oublié, pp. 40-43.
  10. L’Oublié, p. 168.