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Le lendemain, Lucien reprenait le train à la gare Saint-Lazare, mais, cette fois, il n’alla point jusqu’à Versailles ; il s’arrêta à Ville-d’Avray et se fit conduire à la villa Montalais.

Il voulait voir Henriette, s’entretenir avec elle espérant que la jeune femme lui donnerait quelques renseignements précieux.

La petite maison lorsqu’il y entra était silencieuse. La grille était ouverte, il put pénétrer sans sonner. Il frappa à la porte d’entrée ; mais comme personne ne répondit il la poussa ; celle-là, non plus, n’était pas fermée. Dans le corridor, personne. Il monta l’escalier, péniblement. Il était à peu près au milieu quand il entendit des pas au-dessus de lui.

Quelqu’un venait à sa rencontre…

C’était Jean Guerrier, le caissier de l’usine, important témoin qui, devant le jury, devait être, par la fatalité des choses, à charge en ce qui concernait les preuves matérielles résultant des billets de banque trouvés en caisse, et à décharge par la foi qu’il montrerait en l’innocence de son patron.

– Ah ! monsieur de Noirville, quel malheur ! dit Jean, qui connaissait l’avocat pour l’avoir vu maintes fois, avant le drame, avec son maître, et qui, depuis, était allé lui communiquer les résultats des interrogatoires qu’on lui faisait subir.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Madame est à l’agonie !

– Grand Dieu !… Ah ! c’est effroyable ! Pauvre Roger !…

Le jeune homme fut obligé de le soutenir. Il l’entraîna dans un petit salon d’attente donnant sur l’antichambre et s’assit auprès de lui.

– Monsieur Laroque est perdu ! s’écria-t-il. Comment voulez-vous que des étrangers croient à son innocence quand celle qui agonise dans cette maison est convaincue de sa culpabilité.

– Convaincue ! À quoi le jugez-vous ?

– Madame Laroque allait un peu mieux ce matin. Elle avait tout son entendement ; c’était la dernière lueur de la flamme près de s’éteindre.

– Eh bien ?

– J’en ai profité pour lui retracer toutes mes impressions, pour lui conter avec quelle joie mon patron m’a remis d’abord les cent mille francs qu’un inconnu, qu’il s’obstine à ne pas nommer, lui a restitués. Ce n’était pas la satisfaction du malfaiteur qui a commis un crime et profite du butin. Où a-t-on jamais vu qu’un coquin tue pour payer des échéances ? Est-ce que les assassins ont des échéances ? Ils volent et ils feraient plutôt banqueroute que de sacrifier le prix du sang à solder des créanciers ! Allons donc ! cela tombe sous le sens !

– Vous lui avez dit tout cela ?

– Oui. Je lui retraçais également la scène du lendemain. Je vous l’ai dit, à vous, l’avocat de ce pauvre monsieur Laroque, je le répéterai avec énergie devant le jury : il fallait entendre mon patron faire son mea culpa devant son caissier, s’accuser d’avoir été jouer dans un tripot, d’avoir failli perdre quelques billets de mille francs, ce qui l’aurait obligé à recourir aux expédients ; à falsifier ses livres, disait-il avec cette indignation qui témoigne d’une conscience intacte.

– Oui, vous direz cela, Guerrier, vous le direz avec la conviction dont vous êtes animé aujourd’hui.

– Certes, mais à quoi cela servirait-il ? Je l’ai dit ce matin à madame Laroque et pour toute réponse elle a exhalé ce propos qui trahit sa secrète pensée : « Je voudrais être aveugle, et je parlerais comme vous. »

– Montons voir la mourante, s’écria M. de Noirville. Je veux m’assurer par moi-même de ce que vous croyez être la conviction de cette malheureuse femme.

Ils entrèrent dans la chambre à coucher. La malade ne voyait déjà plus personne.

Il y avait aussi un vieillard à la figure très brune, entièrement rasée, sauf le collier de barbe, et qui priait, les yeux très rouges.

C’était l’oncle Bénardit, appelé par Henriette.

Il était arrivé la veille. Mme Laroque lui avait remis Suzanne et, comme si elle n’avait attendu que cela pour mourir, elle avait perdu connaissance presque aussitôt ; son agonie durait depuis la veille.

Il y avait, enfin, Suzanne, qu’on n’avait pu arracher du lit de sa mère et dont le désespoir muet était effrayant.

Mme Laroque n’était pas morte encore, mais déjà ses yeux fixes étaient vitreux ; ses bras étaient sur les draps et, de temps à autre, on voyait remuer les doigts, faiblement, très faiblement.

Tout à coup, elle parut se ranimer. La crise suprême approchait.

Elle ouvrit les yeux très grands et les promena sur ceux qui l’entouraient, sur le docteur, sur Bénardit, sur Lucien, sur Jean Guerrier.

Elle les reconnut tous, car elle leur sourit, un pauvre sourire qui fit grimacer sa figure amaigrie. Puis elle n’eut plus d’attention que pour sa fille.

Son bras lentement se souleva jusqu’aux blonds cheveux de l’enfant et resta là, une seconde.

– Ma fille, murmura-t-elle, ma Suzanne adorée… pardonne-lui… pardonne-lui… !

Sa dernière pensée avait été pour Laroque.

Et sa dernière caresse fut pour Suzanne.

Elle était morte.

– C’est fini…, dit le docteur Martinaud.

Suzanne avait compris et on voulut l’enlever, cela fut impossible.

Le docteur Martinaud fronçait le sourcil.

– C’est trop fort pour un cerveau si frêle, dit-il à Noirville et à Bénardit, j’ai peur que cette enfant ne devienne folle !

Ce fut seulement à la fin de la journée, lorsque, morte de fatigue, épuisée de sanglots, elle tomba endormie auprès du cadavre de sa mère, qu’on put enlever Suzanne de ce lit funèbre.

La mission de Lucien était manquée. Il s’était proposé d’interroger Henriette. Il était trop tard.

Avant de partir, il eut une courte conversation avec Bénardit :

– Vous êtes l’avocat de Roger, Monsieur, fit le maître d’usine.

– Son avocat et son ami.

– Que pensez-vous de cette triste affaire ?

– Est-ce l’avocat que vous interrogez, ou l’ami ?

– Les deux.

– Comme ami, je suis sûr de l’innocence de Roger. Je n’en ai pas douté un seul instant et n’en douterai jamais.

– Et comme avocat ?

– Je suis convaincu qu’il n’échappera pas à une condamnation.

– Vous verrez Roger sans doute bientôt ?

« Dites-lui que, quelle que soit sa condamnation, Suzanne aura en moi un père… dans ma femme… une mère… et nous l’aimerons d’autant plus que nous n’avons pas d’enfant.

– Je le lui dirai, Monsieur, soyez-en certain. Mais allez-vous donc quitter Ville-d’Avray, après l’enterrement ?

– Non, cela me serait impossible. Je dois m’occuper avec monsieur Guerrier des ateliers de la rue Saint-Maur. J’attendrai ici l’issue de l’affaire… d’autant plus… d’autant plus que, s’il est condamné, Laroque sera heureux de revoir sa fille au moins une fois… Et je me reprocherais toute ma vie de lui avoir enlevé ce bonheur…

– Vous êtes un brave et honnête homme, monsieur Bénardit.

– Et vous aussi, monsieur de Noirville, puisque, comme Guerrier, vous croyez à l’innocence de mon neveu.

Les trois hommes se serrèrent la main.

Lucien et Jean reprirent le train de Paris. Le lendemain, l’avocat était à la prison de Versailles et se faisait conduire auprès de Roger.

– Ami, dit-il, prépare-toi à supporter un nouveau malheur !…

– Ma fille est morte ! dit le pauvre garçon, avec un cri effrayant.

– Non, pas ta fille, mais ta femme !

Laroque, comme fauché, s’écroula sur les genoux. Longtemps, il ne dit rien. Tout à coup, il dit faiblement :

– Tant mieux, Lucien, tant mieux qu’elle soit morte… Elle me croyait coupable !… Quelle atroce existence eût été la sienne !… Maintenant, s’il est vrai qu’il y ait une autre vie après la mort, Henriette, à cette heure, sait que je suis innocent !…

Et il répéta, hochant la tête :

– Tant mieux, Lucien, oui, tant mieux…





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