Chapitre XII
◄   XI XIII   ►





Lucien revit plusieurs fois Roger avant le jour où ce dernier devait comparaître en cour d’assises. Il aurait voulu avoir raison de cette obstination étrange et deviner le secret qu’il cachait…

Mais Roger resta intraitable, malgré les supplications de Lucien, ses protestations d’amitié, les assurances qu’il lui donnait, par serment, que personne autre que lui ne connaîtrait ce secret.

Enfin, Noirville cessa toute insistance, un peu humilié et attristé par ce qu’il appelait le manque de confiance de Laroque. Mais sa foi dans son ami n’en était pas diminuée, et c’était toujours avec la même conviction qu’il le proclamait innocent.

Le jour des assises arriva.

Lucien ne s’était pas trompé quand il avait prévu que tout Paris se transporterait ce jour-là à Versailles pour l’entendre plaider.

Les journaux, qui suivaient avec passion toutes les phases de cette affaire, avaient raconté l’amitié qui liait l’accusé à son avocat.

Des reporters étaient venus chez Noirville, et celui-ci, qui tenait à intéresser le public à son client et même à exciter, s’il était possible, en sa faveur, un mouvement de l’opinion, leur avait dit sur Roger ce qu’il savait.

L’avocat était entré lentement, soutenu par un de ses confrères.

La toque et la robe noire faisaient paraître encore plus pâle la pâleur distinguée de son visage amaigri, un peu long et souffreteux ; ses yeux rayonnaient d’intelligence. Il gagna son banc, posa près de lui ses béquilles et, se retournant, promena sur le public son calme et limpide regard d’honnête homme.

À toutes les figures de connaissance, il faisait un petit signe de tête.

Lorsque Roger Laroque fut introduit, Lucien lui tendit vivement les deux mains, se servit de ce point d’appui pour se mettre debout, et devant tout le monde embrassa l’accusé sur les deux joues.

Cet acte si simple d’amitié fraternelle, ainsi accompli bravement comme une protestation, était allé droit au cœur de tous.

– Si je n’ai pas d’autres moyens de le défendre, je l’embrasserai en jurant qu’il est innocent !

Après l’acte d’accusation, les témoins furent entendus.

Roger Laroque, tranquille, presque indifférent, écouta les dépositions, – et, à chaque regard de commisération qui tombait sur lui, répondait par un sourire.

Mais il perdit soudain ce calme affecté quand le président ordonna d’introduire « Suzanne Laroque, fille de l’inculpé ».

Il se dressa, comme détendu par un ressort, encore grandi pour ainsi dire ; il porta les deux poings sur ses tempes, et tout le monde vit qu’un tremblement horrible le secouait des pieds à la tête… puis il se courba, comme sous le fardeau trop lourd de son malheur, et se rassit sur son banc, la tête basse.

Une sorte de remous, produit par une émotion violente, agita la salle. Il y eut un frisson d’anxiété, d’épouvante et d’horreur.

Une voix dit – une voix de femme, – de mère, sans doute :

– Non, non, on ne devrait pas… Cela ne devrait pas être !…

Le président fronça le sourcil.

Une autre voix dit, une voix d’homme, irritée, pendant que les murmures s’accentuaient :

– Il est possible que Laroque ait commis un crime, mais c’est un crime aussi que commet la loi en obligeant sa fille à l’accuser.

– Je vais faire évacuer la salle, dit le président.

Les murmures s’apaisèrent. On chuchota encore, puis le silence se fit, brusque, complet, presque solennel…

Suzanne était introduite…

Quand elle vit son père, elle s’arrêta, interdite, et il fallut, pour la faire avancer, qu’on l’encourageât, qu’on la portât presque.

Dans l’auditoire, bien des femmes avaient le cœur serré.

Roger avait tendu les mains, machinalement, vers la petite, mais on ne lui avait pas permis de l’embrasser.

Lucien était arrivé le matin à Versailles, à la première heure, et avait tenu à serrer la main de Roger :

– Ainsi, dit-il, c’est bien entendu ? Tu ne veux rien m’avouer ?…

– Je ne le peux, ami.

– À tout à l’heure donc. Je ferai l’impossible. Bon courage.

Lucien avait déjà fait quelques pas pour se retirer. Il revint.

– Je dois te dire que tu verras tout à l’heure ta fille.

– Ah ! fit le malheureux, avec un mouvement de joie.

Mais ce mouvement, un mot de Lucien le réprima aussitôt.

– Tu la reverras, mais, hélas ! devant le tribunal et le jury. Le président, usant de son pouvoir discrétionnaire, l’a mandée à Versailles. Il veut l’interroger, devant toi, devant nous.

– On la tuera, mon Dieu, on la tuera.

– Je te le répète, courage, ami ! Je serai près de toi…

Lorsque les débats commencèrent, la curiosité et la sympathie de tous les spectateurs se portèrent aussitôt sur Lucien de Noirville.

Le président interrogea Suzanne :

– Mon enfant, reconnais-tu cet homme qui est là ? Tu le reconnais, c’est ton père ?

Suzanne fit un signe de tête affirmatif.

– L’aimes-tu, ton père ?

– Oui.

– Ta mère, où est-elle ?

– Morte.

– Qui l’a fait mourir ?

– Je ne sais pas.

– Tu as vu par le balcon de votre maison, un homme pénétrer chez Larouette, et le tuer, au moment où il comptait son argent ?

L’enfant se tut.

– Quels vêtements portait cet homme ? Comment était-il habillé ?

– Je ne sais pas.

– Tu as reconnu ton père, puisque tu as crié : « Papa ! papa ! »

– Non.

– Tu mens, puisque Victoire, la femme de chambre, a entendu.

Suzanne se taisant, le président la rassure :

– Tu es une petite fille bien sage, bien gentille, je le sais et on ne te fera pas de mal, tu comprends ? Tu as vu un homme dans la chambre de Larouette. Comment était-il habillé ? Ressemblait-il à ton père ?

– Je ne sais pas.

– Le connaissais-tu ? Était-ce ton père ?

– Je ne sais pas.

– Mais ta mère elle-même l’a reconnu… ta pauvre mère qui est morte ?

« Tu as entendu ta mère dire quelque chose ? Tu l’aimais bien, ta maman ?

– Oh ! oui.

– Rappelle-toi donc, mon enfant, l’homme que tu as vu, tu l’as reconnu ?

– Je n’ai vu personne.

Alors le président s’adresse à l’accusé.

– Le silence de cette petite fille vous accuse.

– Hélas ! monsieur, je l’ai suppliée de parler… Elle ne m’a pas écouté.

– C’est que ce qu’elle aurait à dire est plus terrible, sans doute, que tout ce que laisse prévoir son silence obstiné.

– Monsieur le président, veuillez lui demander qui lui a dit de parler comme elle fait.

À l’interrogatoire du président, l’enfant répond sans hésitation et très énergiquement :

– Personne !

– Demandez-lui, dit Roger, si ce n’est pas sa mère.

– Est-ce que ta mère ne t’a pas dit quelque chose ? Que t’a-t-elle dit ?

– Rien !

– Ce n’est pas ta mère qui t’a dit de parler comme tu le fais ?

– Non, monsieur, elle ne m’a rien dit.

– Si tu mens, c’est bien vilain, surtout quand tu parles de ton père… Est-ce ton papa que tu as vu dans la chambre du crime ?

Silence de l’enfant.

– Il faut répondre, chère petite, dire oui ou dire non.

– Elle ne désobéira pas à sa mère, fit Laroque, à sa mère morte surtout.

La scène était émouvante. On sentait flotter, au-dessus de la petite fille, quelque chose de supérieur et de grand.

Tout le monde comprenait qu’elle avait vu son père, mais qu’elle ne le livrerait pas.

Le président prit l’enfant par la main, la conduisit près du banc des jurés et, à cette place renouvela les questions auxquelles Suzanne avait déjà répondu ou plutôt auxquelles elle avait refusé de répondre.

L’émotion de l’auditoire était au comble. La plupart des jurés étaient pâles et beaucoup détournaient les yeux.

– Laroque, dit le président, voulez-vous interroger votre fille, vous-même ?

– Non. Je ne la questionnerai pas. Qu’on la fasse parler, comme on voudra. Qu’elle se taise ou qu’elle parle, moi, je ne lui demanderai rien.

– Vous ne voulez pas lui adresser de question ?… Regarde bien ton père, mon enfant… C’est lui qui a tué votre voisin Larouette ?

– Je ne sais pas.

– Tu ne mens pas ?

– Non.

– On t’a bien parlé du bon Dieu, et tu sais qu’il te punirait si tu étais menteuse ?

– Oui.

– Tu n’as pas peur d’aller en enfer pour avoir menti ?

– Non.

Ici se produisit un incident caractéristique.

Suzanne se prit à pleurer, et le président lui ayant demandé pourquoi elle pleurait, l’enfant répondit :

– Parce que je vois petit père !

On fit sortir Suzanne.

Deux autres témoignages offrirent en attendant la plaidoirie, un assez vif intérêt : ceux de Jean Guerrier et de M. de Terrenoire.

Le jeune employé dit reconnaître que les billets de banque trouvés dans la caisse, lors de l’arrestation de son patron, présentaient bien les particularités qu’il avait signalées préalablement au commissaire de police, mais, malgré cette preuve accablante, il déclara, avec une conviction qui émut toute l’assistance et jusqu’au jury, que son patron était certainement victime d’une horrible fatalité.

M. de Terrenoire raconta simplement dans quelles circonstances Laroque lui avait emprunté quarante-cinq mille francs et déclara que l’ingénieur lui inspirait confiance, étant certain que M. Laroque ne désirait cet argent que pour satisfaire à des échéances, ce qui est le fait, non d’un voleur, mais d’un honnête homme.

L’interrogatoire de Laroque n’avait offert rien de particulier.

Roger protesta de son innocence. Il répondit d’un ton ferme, avec simplicité. Mais il était fatigué – fatigué horriblement –, et il souhaitait la fin de ces douloureux débats, quel que dût être le dénouement.

Lorsque Lucien de Noirville prit la parole pour le défendre, il se produisit une vive curiosité.

La cause de Laroque paraissait si bien perdue d’avance, qu’on se demandait quelles cordes allait faire vibrer l’avocat pour arriver à émouvoir les jurés.

Noirville commença sa plaidoirie d’une voix basse, d’abord, mais qui s’éleva peu à peu, chaude, passionnée, vibrante, au fur et à mesure qu’il parla. Il ne voulut pas ergoter sur les minuties de l’enquête ; il montra seulement, – à grands traits, – ce qu’était, ce qu’avait été son client ; il fit l’histoire de sa vie si honorable, toute de famille et de travail ; il représenta Laroque désespéré de ce remboursement qui le prenait pour ainsi dire à la gorge, à la veille d’une échéance considérable ; perdant la tête et songeant au suicide. Il le suivit minute par minute, dans ces courses vagabondes dans Paris et dans le bois de Ville-d’Avray, par lesquelles Roger essayait de se fatiguer l’esprit, pour ne plus penser, pour ne plus se souvenir.

Il prouva que Roger était si loin de croire à une pareille accusation, que, lorsqu’il apprend le nom de la victime, il va raconter à M. Lacroix que le meurtre n’a dû avoir que le vol pour mobile, car Larouette avait touché à sa caisse, le jour même, une somme considérable.

Il démontra encore que, si Roger avait été l’assassin, son premier acte eût été de cacher le produit de son crime, l’argent volé.

Et, au lieu de cela, il arrive à son bureau, plus gai le matin qu’il ne l’a été depuis longtemps, parce qu’il entrevoit la possibilité d’échapper à la faillite et à la ruine.

Il arrive à son bureau et jette à son caissier cent billets de mille francs.

S’il avait été l’assassin, n’eût-il pas pensé que ces billets sortaient de chez lui et pouvaient y avoir laissé des traces ?… Certes, oui. La plus simple prudence lui eût commandé de n’agir qu’avec précaution, d’attendre, de guetter une occasion d’échanger ses billets.

Il parla de ces billets et du mystérieux personnage que l’accusé ne voulait pas nommer.

Il se représenta, lui, l’avocat, comme ayant presque pénétré ce mystère ; il dit qu’il y avait là une question d’honneur, et qu’il est certains points d’honneur si délicats qu’un homme – digne vraiment de ce nom, – aimera mieux leur sacrifier fortune, liberté, que d’y forfaire.

À mots voilés, – puisqu’il ne savait rien et se doutait seulement, – il laissa entendre qu’il s’agissait peut-être d’une femme et que, dût-il y perdre la vie, un homme d’honneur ne sacrifie pas une femme.

Il représenta aussi cette femme, faible et craintive, assistant peut-être aux débats, n’osant se livrer, à cause du monde, à cause de sa famille, à cause de ses enfants, cruellement tiraillée par deux devoirs contraires, celui qui lui commandait de se taire, celui qui lui commandait de parler…

Arrivé là de sa plaidoirie, la voix de Lucien faiblit un peu. Il plaidait depuis une heure. Il était fatigué. Il pria le président de lui donner quelques moments de repos.

L’audience fut suspendue.

Dans l’auditoire, les opinions étaient très partagées, et même on pouvait dire, dès cet instant, que Laroque avait pour lui toutes les femmes, à l’imagination desquelles Lucien s’était adressé.

Tout d’abord, il avait plaidé assis, mais, gêné par cette attitude qui le rendait à peu près invisible pour tous et qui empêchait ses gestes, il se laissa emporter par sa propre éloquence ; tout à coup on le vit qui se dressait, sans chanceler, plus grand qu’on l’avait connu autrefois, transfiguré.

Bien qu’on ne l’eût pas entendu depuis deux années, il n’avait rien perdu de son talent, ni de son action sur le public. Il le sentit bien, dès les premiers mots, et cela lui donna de l’assurance.

Il s’était mis tout près de Roger et, de temps en temps, quand il retraçait les qualités intimes du malheureux, sa droiture, son affection pour sa femme et sa fille, sa main s’étendait vers l’accusé, allait chercher sa main et la serrait.

Ce fut vraiment un spectacle unique que cette défense, – un drame dans un autre drame.

Pendant la suspension d’audience, Lucien n’avait pas quitté Roger ; celui-ci le remerciait avec effusion.

– Comme tu es bon, cher ami !…

– Bast ! C’est mon métier ! disait Lucien en riant.

– Ne te calomnie pas. Tu parles avec ton cœur. Il y a là des accents auxquels je ne puis me tromper.

– Puisque je plaide pour toi, le puis-je autrement qu’avec toute mon âme ?

– Va, je crains bien que ton grand talent ne me sauve pas la tête.

– La tête ? Es-tu fou ?… Je m’y connais. Ça va très bien. À l’heure qu’il est, ta tête est sauvée… mais ce n’est pas fini, c’est ta liberté qu’il me faut.

Laroque ne répondit pas et se contenta de soupirer.

– Homme de peu de foi…, dit Lucien, riant toujours, – sûr de lui.

Une demi-heure se passa. L’audience fut reprise. Le sort de Roger allait se décider.

Lucien avait réservé pour la seconde partie de sa plaidoirie les interrogatoires subis par Suzanne et par sa mère. Il voulait achever d’attendrir les jurés avec l’histoire de ce douloureux calvaire, de ces tortures sans nom. Il voulait montrer cette jeune femme et cette fillette, à coup sûr, abusées par une ressemblance, n’osant point trahir Laroque et ne répondant pas aux juges dans la crainte de l’accabler d’une preuve de plus. Il voulait montrer surtout Laroque, fort de son innocence, les suppliant de parler et se heurtant à une invincible obstination. C’était surtout sur ces effets qu’il comptait.

Il parlait depuis cinq minutes et l’auditoire l’écoutait dans un religieux silence, lorsqu’un garçon du Palais, entrouvrant doucement la porte, fit passer une lettre à l’huissier de service.

L’huissier prit la lettre et regarda la suscription.

Elle portait seulement ces mots :

« Monsieur Lucien de Noirville, en cour d’assises. »

L’huissier attendit que la période de l’avocat fût terminée, afin de ne point l’interrompre, puis, s’approchant, lui tendit la lettre.

Tout en parlant, Noirville regarda l’écriture… Il ne la connaissait pas. Tout en parlant encore, il déchira l’enveloppe, qu’il froissa et laissa tomber à ses pieds. Tout en parlant toujours, il déplia la lettre, mais n’y jeta pas sur-le-champ un coup d’œil.

Quelques secondes se passèrent…

Lucien s’arrêta, but une gorgée d’eau, sourit à Laroque d’un air qui voulait dire : « Courage !… Je ne me suis pas trompé… Tout marche à souhait ! » puis il lut.

D’abord il ne comprit pas bien… Les phrases et les lettres dansèrent devant ses yeux troublés… Il releva la tête – étrangement pâle, le nez aminci, les lèvres rentrées et devenues presque invisibles – puis il lut encore… Et Laroque, qui le regardait, fut épouvanté du changement qui se faisait dans ce visage… Une douleur horrible creusait les traits… Et il lisait toujours, toujours, comme si ce qu’il voyait là était écrit en langue étrangère et qu’il lui eût fallu le temps de traduire. Et pourtant la lettre était courte… Elle disait seulement :

« Vous prenez la défense de Roger Laroque, comme s’il n’était pas l’amant de votre femme – et vous faisiez, il n’y a qu’un instant, de gaieté de cœur, allusion à une aventure qui se serait terminée par le remboursement d’un prêt de cent mille francs. Cela est véridique, Monsieur. Retournez chez vous et interrogez là-dessus votre femme, ou plutôt, ce qui est plus simple, retournez-vous et interrogez Laroque ! »

Cette lettre est de Luversan, qui assiste aux débats. Luversan craint que Lucien ne sauve Laroque. Il tremble que sa vengeance ne lui échappe.

D’un coup, comme si les ténèbres de son âme s’étaient subitement illuminées, Lucien revoit les hésitations de Laroque, non seulement devant les juges, mais surtout à la prison de Versailles, quand lui-même l’interrogeait. Il revoit l’émotion profonde du prisonnier lorsqu’en l’abordant il lui a annoncé à brûle-pourpoint son intention de le défendre en cour d’assises. Et son refus, son refus obstiné d’avoir Lucien pour défenseur, est-ce que cela n’éclaircissait pas bien des choses ? Quelles étranges raisons Roger n’avait-il pas invoquées pour expliquer son refus ? La peur d’un échec pour Lucien ?

Raison enfantine, qui ne pouvait venir qu’à une imagination aux abois !

Puis, cet aveu de culpabilité, auquel Lucien n’a pas cru ? Et cette syncope brusque, cet étouffement, cette menace d’apoplexie, lorsque moitié riant, moitié sérieux, Noirville avait fait allusion à une aventure de femme… lorsqu’il avait parlé du mari de cette femme ?…

Il comprenait maintenant chacun de ces détails. Cette femme, c’était la sienne ! Et il avait traité l’aventure de fredaine, de caprice, en souriant, d’un sourire bon garçon, comme sourient les hommes qui entendent une histoire croustillante ! pour un peu, vraiment, il eût plaisanté ce mari. Et le mari, ô honte, c’était lui-même !…

En tout autre temps, il n’eût point cru à cette lettre anonyme. Mais ne venait-elle pas, juste à point, donner un corps à l’affreux soupçon qui était né en lui quelques jours auparavant !

L’épouvante de Roger, devant Lucien, en prison, avait parlé plus clairement qu’un aveu même…

Quand le poison est entré dans le corps, c’en est fait de la vie… Quand le doute est entré dans l’âme, c’en est fait de la tranquillité et du bonheur. Julia, la maîtresse de Roger !… La maîtresse de son ami, de son frère d’armes, de l’homme qu’il aimait le plus au monde… Infamie !…

À la lecture de ces lignes funestes, Lucien s’était abattu sur son banc, si lourdement, que l’on crut qu’il s’était blessé.

Les gendarmes s’empressèrent auprès de lui.

Mais il les éloigna d’un geste.

– Ce n’est rien, dit-il, ce n’est rien !

Et son regard alla chercher le regard de Laroque inquiet !

– Infâme ! murmurèrent ses lèvres, sans qu’il parlât ! Infâme !…

Laroque sentit sa vie s’en aller. Ses yeux s’agrandirent d’horreur.

– Que dis-tu ?

– Je dis, fit Lucien, à voix basse, en se penchant sur lui, je dis que tu es cent fois plus infâme que les assassins les plus vils et les plus misérables.

– Lucien !…

– Je dis que tu es digne du mépris entre les plus misérables !

« Je dis que tu as été l’amant de Julia !…

– Lucien !

– Ose donc nier et me regarder en face !

Roger eût préféré affronter toutes les morts plutôt que ce regard d’un homme outragé.

Il se cacha la tête entre les mains.

Il avouait la faute.

Tout cela, raconté si longuement, avait tenu en cinq minutes.

Depuis cinq minutes, Lucien se taisait.

On attendait.

Il fallait bien parler, plaider encore cependant. Se taire plus longtemps, c’était exciter la curiosité, la surprise.

Mais parler, plaider, était-ce possible ? Que dira-t-il maintenant ? Il n’aura plus la force de se tenir debout. Il sent la mort entrer dans ses veines. Il sent quelque chose au-dedans de lui qui se déchire vers le cœur, et il place très vite son mouchoir devant ses lèvres. Quand il le retire, son mouchoir est plein de sang. Il le cache. On ne l’a pas remarqué. Et tout le monde le regarde. Et le silence règne toujours, parce qu’on attend. Il ne se souvient plus de rien.

– Maître de Noirville, dit le président, – surpris de ce silence qui se prolongeait, – veuillez continuer, nous vous écoutons.

Il fallait continuer ! L’abominable situation !

Et Lucien, par un effort suprême, se retrouva debout.

Comme il a conservé, dans sa main, la fatale lettre qui vient de lui ouvrir les yeux, il la froisse et la met dans la poche de sa robe. Il ne veut que personne, autre que lui, en prenne connaissance. Au moins, que son déshonneur reste un secret !

Il est debout, et il cherche à reprendre un peu d’assurance.

– Messieurs de la cour, reprend-il, Messieurs les jurés…

Sa voix a bien changé. Elle est rauque, presque indistincte. On s’étonne. On chuchote. On se regarde.

– Reposez-vous encore quelques minutes ! dit le président.

L’avocat fait un signe pour dire qu’il n’a pas besoin de repos.

Il se raidit contre la fatigue, contre la douleur, contre la mort. Car il sent qu’il s’en va, qu’il n’y résistera pas, et que c’est la mort pour lui, bientôt la mort, bientôt la délivrance. Et le devoir, qui haut, crie à Lucien : « Tu ne t’es pas trompé. Cet homme a beau être coupable vis-à-vis de toi et avoir apporté le déshonneur dans ta maison, le désespoir dans ta vie, ce n’est pas pour ce crime qu’il comparaît. C’est pour avoir assassiné Larouette. Et de ce crime, tu sais bien qu’il est innocent. Feras-tu peser ta rancune dans la balance… et le laisseras-tu condamner parce qu’il a été l’amant de ta femme ?… Tu l’as cru innocent. Tu le crois encore. Il l’est. Il faut donc le défendre. Broie ton cœur avec tes paroles et meurs de ton héroïsme, s’il faut que tu meures ; mais donne aussi un grand exemple : meurs fier de toi, l’âme en paix, parce que tu seras sans reproches !… »

Il plaidera donc, mais il est atteint mortellement et ce sont les derniers souffles de sa vie qui vont s’écouler avec ses dernières paroles.

Il parle.

On se penche pour l’écouter. On ne l’entend presque plus. On avance la tête. On retient sa respiration.

Si près qu’il soit de la cour, la moitié de ses phrases n’arrive pas jusqu’au président ni jusqu’aux jurés.

Le président lui dit :

– Veuillez élever un peu la voix, si cela vous est possible, sans fatigue.

Il essaye et ne peut. Et il parle, il parle quand même. Il veut sauver cet homme, parce que c’est son devoir, comme il voulait le sauver tout à l’heure par amitié ! Et il trouve dans son propre désespoir et ses intimes angoisses, il trouve des accents attendris, des phrases emportées, des déchirements qui vont à l’âme et forcent les pleurs.

Mais voilà que soudain – alors qu’il parle, achevant son étrange plaidoirie, la nourrissant pour ainsi dire de sa propre chair et de ce qui lui reste de sang, la faisant palpiter au prix de sa vie – voilà qu’une pensée qui ne lui était pas venue se dresse comme un sanglant fantôme, le serre à la gorge, l’étouffé, étrangle sa voix.

Cette pensée lui montre Julia, la maîtresse de Roger. Mais Roger n’a pas voulu révéler le nom du débiteur de qui il tient les billets volés ? Ce débiteur, c’est donc, ainsi que Lucien l’a deviné, une femme ? Cette femme, c’est donc la sienne ? Cet argent, un prêt de l’amant à la maîtresse ? Mais pareille somme – pour la rembourser – Julia ne la possédait pas ! Qui la lui avait donnée ? Un autre amant, peut-être ? Et celui-là, n’était-ce pas l’assassin ?

Ah ! dans quel abîme d’ignominies tombait son regard !

Julia, la complice de l’assassin ! Julia, sa femme ! qu’il avait aimée !… Qu’avait-il fait pour mériter tant de hontes !…

Lui, le mutilé, l’honnête homme, simple, grand et bon ! Mais cela, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Le dernier ressort de sa vie se brisait…

Par un prodige de courage et de sublime dévouement, il voulut parler encore… Mais la mémoire lui échappait.

Il s’affaissa, soudain en fermant les yeux, bégaya quelques mots entrecoupés, où l’on crut comprendre :

– De l’indulgence… de l’indulgence… Laroque est innocent.

Roger voulut se précipiter à son secours.

Les gendarmes le clouèrent à son banc.

On emporta Noirville évanoui dans la salle des témoins.

Un médecin – le docteur Martinaud, qui se trouvait là – fut appelé en toute hâte et lui donna les premiers soins.

Mais le pauvre homme ne revint pas à la vie.

Quelques minutes après, le bruit se répandait qu’il était mort de la rupture d’un anévrisme.

Le bruit était vrai.

On le dit à Laroque, qui étouffa ses sanglots dans ses doigts.

Il y avait dans la salle une émotion poignante.

L’avocat était mort pour avoir défendu son ami.

L’amitié l’avait tué. Laroque ne s’y méprenait pas ! Il avait vu la lettre qu’un huissier apportait à Noirville. Il avait vu Noirville horriblement pâle. Il avait aperçu, se retournant vers lui, les yeux pleins de dégoût et de mépris, et il avait bien compris le mouvement de ses lèvres : « Infâme ! Infâme !… »

Roger avait lu dans l’âme de Lucien… de Lucien mort par sa faute et le maudissant…

Déjà, il était cause de deux morts, celle d’Henriette, celle de son ami.

Alors, il relève la tête quand le président lui demande s’il n’a rien à ajouter à sa défense.

Et d’une voix forte, sans trembler :

– Je suis coupable, dit-il. J’ai tué et j’ai volé. Condamnez-moi !

C’est un coup de théâtre dans l’auditoire. Un long murmure ne s’apaise qu’avec peine.

Le président adresse quelques questions à Laroque et veut revenir sur les détails de l’enquête, mais il n’obtient de l’accusé qu’une même, toujours aussi ferme et invariable réponse :

– Je suis coupable. Condamnez-moi !

Il veut être condamné, le malheureux. Il a besoin de souffrir encore. Il voudrait expier la mort d’Henriette, la mort de Lucien.

Le jury s’est retiré dans la chambre des délibérations.

La délibération est longue.

Lucien a parlé à ces cœurs d’hommes et l’aveu tardif de Laroque n’a pas influé beaucoup sur leur opinion.

Ils ont deviné là-dessous je ne sais quel mystère – que déjà leur avait fait pressentir la plaidoirie ; – mais ils hésitent, ils sont dans le vague, et, comme ils ont à se prononcer sur des faits précis, ce qui revient à leur mémoire et forme leur suprême opinion, ce sont les preuves relevées par l’enquête : les billets retrouvés, l’absence d’explications fournies par l’accusé sur l’emploi de son temps, alors que s’accomplissait le meurtre, la déposition de Victoire, l’étrange attitude de la mère et de la fille.

La cour rentre dans la salle d’audience.

Le chef du jury se lève.

– Sur mon âme et conscience, oui, l’accusé est coupable.

Il y a des circonstances atténuantes.

Laroque, qu’on a introduit, entend sa condamnation.

Si Lucien avait vécu, peut-être lui eût-il sauvé la liberté ! Mais il est mort, laissant sa tâche inachevée.

Du moins, il lui sauve la tête, l’arrache à la guillotine.

Laroque est condamné aux travaux forcés à perpétuité… La foule s’écoule en silence.

Roger murmure, assez haut pour être entendu :

– C’est justice !… C’est justice !…

Et on le voit disparaître entre les gendarmes, la tête inclinée, ses larges épaules courbées très bas…





◄   XI XIII   ►