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L’instruction se poursuivit pendant quelques jours et s’acheva sans autres péripéties. Rien ne vint l’entraver.

À toutes les questions de M. de Lignerolles, Laroque répondait :

– Je suis innocent. Je ne me défendrai plus.

Il se laissait aller au désespoir, à la fatalité qui l’entraînait.

Si le moindre doute avait existé dans l’esprit de la justice, Roger aurait pu être sauvé ; mais, par malheur, les détails du crime, les indices trouvés par l’enquête, les incidents relevés contre lui, tout coïncidait à le faire paraître coupable et constituait un ensemble de preuves accablantes qui avaient formé chez M. de Lignerolles une conviction inébranlable.

Le juge transmit donc les pièces à la chambre des mises en accusation, à Paris, et celle-ci ordonna le renvoi de Roger Laroque devant la cour d’assises de Seine-et-Oise, siégeant à Versailles.

Henriette l’apprit par les journaux.

Elle ne sortait plus de la villa ni de sa chambre, ensevelie dans une torpeur morale et physique étrange. Elle ne prononçait plus une parole, ne s’occupait même plus de Suzanne, la regardant parfois s’agiter autour d’elle, avec une sorte d’étonnement, comme si elle ne la reconnaissait pas.

Un matin, elle ne se leva pas. Elle était toute blanche dans son lit et ne bougeait plus, terrassée par une syncope.

Les domestiques, en ne la voyant pas, – elle si matinale d’habitude, – entrèrent dans sa chambre et furent frappés de son état de faiblesse.

Ils appelèrent le docteur Martinaud.

Celui-ci prescrivit un traitement, mais sans espoir.

Il déclara que Mme Laroque était perdue et n’en avait plus que pour quelques jours.

Henriette se réveilla sous les frictions et les sinapismes qu’il lui fit appliquer et le remercia en souriant avec tristesse. Elle ne se faisait pas d’illusions.

Avant de mourir, elle voulut toutefois assurer l’avenir de Suzanne. Elle écrivit quelques mots, d’une écriture bien tremblée, déjà, presque illisible, à un vieil oncle, frère de son père, Adrien Bénardit, qui avait une forge près de Montherme, dans les Ardennes.

Suzanne allait être privée de sa mère, – et, selon toute prévision, Roger allait être condamné, – Henriette voulait confier l’enfant au forgeron, un brave et honnête homme dont son père l’avait entretenue souvent, mais qu’elle n’avait vu que deux fois dans sa vie.

Puis, ayant écrit cette lettre, elle attendit l’arrivée du vieux prêtre et se prépara à mourir, rassasiant ses yeux de la vue de sa fillette dont elle allait être éternellement séparée et qui, avec cette maturité d’intelligence que donne le malheur, s’arrangeait pour ne pas quitter la chambre de sa mère.

Suzanne la soignait, n’ayant pas voulu laisser ce soin à une autre. Elle la soignait avec un dévouement absolu, veillant sur son sommeil, afin qu’on ne la troublât pas, lui présentant à boire les potions prescrites, soulevant et soutenant la tête de la malade pendant qu’elle buvait, lui essuyant les lèvres, arrangeant les oreillers, rebordant le lit. Et la mère, prête à mourir, la remerciait d’un regard d’infinie reconnaissance, tout plein de regrets amers, de désespoirs sans remède.

Et l’enfant, alors, grimpant sur le lit et la bouche près de l’oreille d’Henriette murmurait :

– Petite mère, guéris-toi, si tu aimes ta fille !

Mme de Noirville avait rêvé la vengeance et elle allait être vengée plus complètement peut-être qu’elle n’aurait voulu. Elle l’avait dit à Laroque : elle était d’une race extrême en tout.

– Vengez-moi ! mais vengez-moi bien ! avait-elle crié à Luversan, lorsque le pacte eut été conclu.

Quelques jours après, Luversan la retrouvait dans un bal campagnard, le dernier de la saison, donné dans les grands jardins de l’hôtel Terrenoire, rue de Chanaleilles. Il était à peu près une heure du matin. – Il y avait une heure et demie, environ, que Larouette était assassiné. Luversan était très pâle, mais froid et correct, dans sa tenue irréprochable.

Quand, dans une allée obscure, il put s’approcher de Julia, il lui tendit silencieusement un paquet de billets de banque.

– Qu’est-ce donc ? fit-elle, surprise.

– Les cent mille francs que vous devez à Laroque. Il faut que demain matin, sans faute, Laroque les ait en sa possession.

– Je le croyais dans une situation gênée ?

– C’est la vérité.

– Alors, je le sauve. Est-ce là ma vengeance ?

– Vous le perdez.

– Je ne comprends pas, dit-elle, mais vous le dites et je vous crois. Je ne puis refuser, puisque vous possédez mon secret et que vous me tenez par là. Du reste, vous haïssez. Je hais aussi. Le même intérêt nous lie.

Elle prit les liasses qu’il lui tendait, les cacha.

Luversan la salua, se montra dans le bal, et, de la soirée, ne lui adressa plus la parole.

Le lendemain, dès le matin, elle sortait sous le premier prétexte venu, montait dans un fiacre et se faisait conduire chez Laroque, boulevard Malesherbes, Roger venait justement d’arriver.

Deux ou trois jours se passèrent.

Ce fut Noirville qui apprit, par des amis communs, l’arrestation de Roger et son envoi à Versailles, sous l’inculpation de vol et d’assassinat.

– C’est une folie, s’écria-t-il. C’est même plus que cela, c’est une bêtise !… Roger voleur et assassin ! la bonne histoire !

Et, sans perdre de temps, il se rendit au parquet, d’où il fut renvoyé au commissaire aux délégations judiciaires.

M. Liénard était dans son cabinet.

Il renseigna Lucien complètement.

L’avocat rentra chez lui inquiet et déconcerté, – inquiet de l’issue de l’affaire, déconcerté par tant de preuves contre Laroque… Mais sa foi en son ami, en son frère, restait inébranlable.

Julia ne savait rien encore.

Il lui dit tout en un flot de paroles rageuses, méprisantes pour la police qui s’était fourvoyée.

– Les agents devraient être prudents, disait-il. L’an dernier, ils ont eu un terrible exemple d’erreur judiciaire, dans cette condamnation à mort de Lauriot, dit le Boucher de Meudon, qui était innocent et faillit être guillotiné.

Mme de Noirville, blême, écoutait sans mot dire. À cette heure, elle comprenait. L’assassin de Larouette, c’était Luversan. Le voleur, c’était Luversan.

L’argent volé, dont Roger n’expliquait pas la source, c’étaient les cent mille francs qu’elle avait portés elle-même boulevard Malesherbes ! Ah ! tout cela avait été combiné avec une infernale adresse.

Roger était perdu si elle ne parlait pas. Elle avait voulu goûter au fruit de la vengeance, elle allait être terriblement vengée. Elle ne fut point touchée du sublime dévouement de Laroque, préférant la honte à une condamnation presque certaine plutôt que de déshonorer Lucien, en révélant l’adultère de Julia.

Sa haine était apaisée. Elle avait tant supplié, sans être écoutée. Elle voulait que toutes ses larmes fussent noyées dans les larmes de Roger.

Quelques jours après l’arrestation, qui avait fait beaucoup de bruit dans Paris, Lucien de Noirville dit à sa femme :

– Je ne plaide plus. Ma santé chancelante et mon infirmité me le défendent. Je n’ai pas plaidé depuis la guerre, mais on m’entendra, du moins, encore une fois avant que je prenne décidément ma retraite.

Vaguement inquiète, elle demanda :

– Et quel procès acceptez-vous donc de plaider ?

– Pardieu, si tu ne devines pas ! Crois-tu que je vais laisser ce pauvre Roger aux prises avec le président des assises et le jury sans avoir auprès de lui un ami qui le soutienne ? Je le défendrai et je l’arracherai de leurs mains, à moins que Dieu ne m’en retire la force. Et ce sera peut-être la première fois qu’on aura vu un mutilé, qui ne peut plus marcher sans un aide, se faire transporter devant un tribunal pour y protester, par sa présence d’abord, et ensuite par tout ce qu’il peut avoir de chaleur et de talent, de l’innocence de son frère d’armes.

Elle avait tressailli et elle se troublait malgré sa puissance sur elle-même.

– Tu ne trouves pas que j’ai raison ? Est-ce que tu doutes de moi ? Eh ! tu as tort, va ! Je prouverai que je n’ai pas cessé d’être l’avocat qui faisait avant la guerre courir tout Paris.

« C’est vrai, je suis faible. Ces maudites blessures ont fait de moi un pauvre diable sans souffle, qui n’a pas l’air d’avoir quatre jours à vivre… mais le cœur est resté jeune… tu verras… J’aime Roger… à coup sûr mieux que je n’aurais aimé un frère…

« Tu ne sais pas, toi, Julia, comme il est loyal et bon, brave et gai… et combien il a d’abandon dans l’esprit… un esprit grave et réfléchi avec, souvent, des naïvetés d’enfant… un homme, enfin, qu’on est fier de connaître et de l’amitié duquel on s’honore. Et c’est lui qu’on accuse !

« Mais je leur montrerai, moi, qu’il est innocent… Et ce ne sera pas difficile… Je n’aurai pas besoin de longuement étudier son dossier pour cela… Je n’aurai qu’à laisser parler mon cœur.

« Et j’embrasserai Roger devant le tribunal… devant le jury… devant tout le monde, pour montrer que je suis convaincu de son innocence. Tu verras… tu verras la belle plaidoirie… Je veux que ceux qui seront là pleurent !…

Elle se taisait, toute saisie par l’étrangeté dramatique de cette situation. Le mari, ignorant l’adultère de sa femme, défendant l’amant ! Et c’est qu’il était capable de le sauver ! Depuis qu’il ne plaidait plus, le barreau avait perdu son éclat. Si quelqu’un avait assez de talent pour sauver Roger, ce ne pouvait être que Noirville.

Elle hocha la tête, disant :

– Lorsque vous connaîtrez le dossier de l’affaire, peut-être ne serez-vous plus aussi sûr de vous-même…

Il eut un sourire d’orgueil… l’orgueil de son amitié pour Roger.

– Il est innocent, te dis-je ; en douterais-tu ? Certes, il y a des choses singulières, dans son cas, des billets volés, retrouvés dans la caisse de ses ateliers de la rue Saint-Maur. Roger prétend que ces billets proviennent d’un remboursement, mais refuse de nommer le débiteur. Il est incapable de mentir. Le débiteur existe. Il y a là un mystère qu’il m’expliquera. Ce qu’il n’a pas voulu dire à la justice, il me le confiera à moi, il a confiance dans mon amitié. Et un avocat est un confesseur. Quand je saurai son secret, je n’en serai que plus fort pour le défendre… Et son secret… il me le faut !

Elle toussa, la gorge contractée et, par un mouvement machinal, elle fit craquer ses doigts enlacés l’un dans l’autre. Ses lèvres étaient blanches. Le regard, un moment, parut mort…

Il ajouta en souriant – et Julia faillit s’évanouir :

– Cette obstination de Roger à ne rien dire me fait soupçonner qu’il doit y avoir en tout cela une aventure de femme.

– Vous le voyez donc bien, dit-elle avec effort, il se cache de vous !

Il resta un instant pensif.

– C’est vrai. Si j’ai deviné juste, il s’est défié de moi. Cela me surprend, car, depuis longtemps, sa vie la plus intime m’était connue.

Le jour même, Lucien se rendit au parquet de Paris, et là prit toutes ses dispositions pour pouvoir pénétrer auprès de Laroque, à la prison de Versailles.

Deux jours après, les employés de la gare Saint-Lazare, voyaient, montant le grand escalier qui conduit à la salle des Pas-Perdus, un homme jeune encore, au visage distingué mais fatigué et trahissant de secrètes souffrances.

Cet homme avait deux jambes de bois, marchait avec peine en s’appuyant sur des béquilles, et une jeune femme, d’une admirable beauté, grande, souple, aux yeux noirs, marchait auprès de lui, veillant sur lui, prête à le secourir, s’il venait à trébucher.

Ces deux voyageurs qui attiraient ainsi tous les regards étaient Lucien de Noirville, qui allait à la prison de Versailles, et sa femme, qui, pour être près du danger et le conjurer plus facilement, fiévreuse et inquiète, n’avait pas voulu le laisser seul.

Mme de Noirville, quitta son mari au moment où celui-ci entrait dans la prison.

Avec la voiture qu’ils avaient prise à la gare, elle fit des courses dans Versailles, où elle avait des amies.

Roger Laroque, depuis le dernier interrogatoire que nous avons rapporté, était dans une prostration complète.

« On découvrira l’assassin, se disait-il. On le découvrira un jour ou l’autre. »

Mais les jours s’étaient passés ; chacun d’eux avait apporté contre Roger son contingent de preuves, et l’assassin restait inconnu.

Et, dans l’effroyable bouleversement de sa vie, sa dernière consolation, – la dernière joie à laquelle il se rattachait, – lui était enlevée : il ne pouvait même plus compter sur l’affection de sa femme et de sa fille, puisque toutes les deux semblaient l’accuser et le croyaient coupable.

Ce fut le dernier coup ; sa raison chancela un moment sous le choc.

Toute la matinée du lendemain, il avait divagué, en proie au délire. Puis son tempérament, sa vigoureuse constitution, avaient encore eu le dessus.

Il aurait bien voulu devenir fou, pour ne plus penser, et par conséquent pour ne plus souffrir, mais Dieu lui garda la raison, parce que, sans doute, il n’avait pas fini de souffrir encore.

Il était tout habillé, couché sur son lit étroit, lorsqu’un gardien ouvrit la porte, le secoua avec rudesse en criant :

– Hé ! Laroque ! Levez-vous… Voici monsieur l’avocat de Noirville.

À ce nom, Roger se dressa brusquement.

Lucien entrait, et comme son émotion était trop forte pour sa faiblesse, il s’appuya contre le mur de la cellule et ses béquilles, qu’il lâcha, roulèrent sur le plancher avec bruit. Il tendit les bras à Roger. Des larmes montaient à ses yeux.

– Roger ! dit-il. Mon pauvre Roger ! mon frère !…

– Lucien ici !… quel bonheur !… Mon ami, mon seul ami !…

Le gardien s’était retiré, Noirville devant rester seul avec le prisonnier.

Les mains serrées, les yeux dans les yeux, ils se regardèrent longuement. Et, tout à coup, Roger demande à son ami avec angoisse :

– Au moins, toi, tu me crois innocent ?

– Parbleu ! dit Lucien en riant… et j’espère bien le leur prouver à tous !…

Et comme Roger, interdit, le regarde sans oser comprendre :

– T’imagines-tu, par hasard, que je vais laisser à un autre avocat le soin de te défendre ! Ce serait une injure à notre amitié.

Roger recule, comme assommé, les mains sur le front… Il balbutie :

– Toi ! Toi !… Tu veux me défendre !… Tu me défendras, toi !

– Eh bien, qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? Ne suis-je pas avocat ? Et pas mauvais avocat, dit-on, – je m’en applaudis, aujourd’hui. – Qu’est-ce que tu as, voyons ?… Tu n’as pas l’air d’accepter ma proposition avec beaucoup d’enthousiasme ! Pourquoi ?… Qu’est-ce que je t’ai fait ?…

– Mais rien, Lucien, rien… C’est que…

– N’as-tu pas confiance en moi ?

– Oh ! si… Je n’espère pas qu’on puisse me sauver… mais pourtant, si le miracle est possible, ce n’est que par toi.

– À la bonne heure… je te retrouve…

– Non, non…, répétait Roger, fou de douleur et d’horreur. Je ne veux pas… Tu m’entends ?… Je ne veux pas !…

Il s’était reculé jusqu’à son lit, où il était retombé.

Péniblement, chancelant, car il n’avait pas ramassé ses béquilles, Lucien alla jusqu’à lui et s’assit à son côté.

– Veux-tu m’expliquer cet enfantillage ? dit-il avec un regard de reproche. Comment, tu refuses que moi, ton meillleur ami, ton frère d’armes – de l’affection duquel tu n’as pas le droit de douter – je sois ton avocat dans cette affaire ?… Je comprends que la douleur t’égare… On a beau être un honnête homme et un homme fort, une accusation comme celle qui pèse sur toi est tellement inouïe – et grave, je ne le dissimule pas – qu’elle peut briser l’énergie la mieux trempée. Mais je suis là, te dis-je, et, puisque je suis là, rien n’est perdu !…

Et comme Roger gardait le visage dans ses mains :

– Voyons, Roger, dit Noirville, avec cette bonté un peu brusque qu’on emploie quelquefois vis-à-vis des enfants indociles, fais-moi donc le plaisir de me regarder en face.

Laroque releva la tête, sous la pression des doigts de son ami. Ses larmes coulaient, larmes de rage, de douleur, de honte surtout !

– Tu pleures ? dit Lucien attendri.

– Je pleure parce que ton dévouement me touche, Lucien.

– Laisse là mon dévouement et ne pensons qu’à toi. Nous n’en sommes plus, je suppose, à nous faire des compliments…

– Je ne puis accepter ton offre généreuse… Merci, mon ami… Aussi longtemps que je vivrai – et qui sait si ce sera longtemps – je n’oublierai pas.

– Comme tu me parles !… Est-ce qu’il doit être question de reconnaissance entre nous ?… Je te trouve changé à mon égard, Roger…

– Rien n’est changé à mon affection, mon ami.

– Pourquoi ne veux-tu pas de moi, dès lors, comme ton avocat ?…

– Je ne le peux… je ne le peux…, disait le pauvre homme, se tordant les mains et, pour la seconde fois, pensant au suicide.

– Tu me fais injure… et tu me causes beaucoup de chagrin…

– Pardon, frère, pardon !

– Mais enfin, la raison… la raison d’un pareil refus… car tu as des raisons…

– Oui, dit-il, au hasard, parce qu’il fallait répondre.

– Au moins me les feras-tu connaître ?

– À quoi bon ?

– Je t’en prie… au besoin je te l’ordonne… j’en ai le droit… Mais j’ai beau y réfléchir… je ne vois pas, vraiment, ce qu’elles peuvent être…

Roger se taisait, il cherchait une explication et ne trouvait rien.

– Roger, dit Lucien, si tu ne parles pas, je vais douter de ton amitié.

Alors, le malheureux se décida, parce qu’il voyait déjà je ne sais quel vague soupçon, quelle inquiétude sur le visage de Noirville.

– Connais-tu toutes les preuves qui pèsent sur moi ?

– La chambre de Paris m’a communiqué ton dossier… J’ai tout lu.

– Tu as dû voir que les preuves sont de la plus extrême gravité ?

– Oui. Je le reconnais.

– Ne te fais donc point d’illusions, Lucien. Je sais que l’on me condamnera. Il ne peut en être autrement. Dans ces conditions, et comme ma défense n’est pas possible, je ne veux pas que tu t’en charges, car tu échoueras. Je ne prendrai point d’avocat. On m’en constituera un d’office, voilà tout.

– C’est là une de tes raisons ?

– Oui.

– En d’autres termes, tu sembles craindre pour ma réputation étant données les difficultés presque insurmontables de la défense ?

– Justement.

– Rassure-toi. Cela ne m’effraye pas. D’abord cette raison est puérile, et n’en est pas une. Un avocat ne gagne pas toutes ses causes. Les plus délicates et les plus embrouillées sont celles où il brille le plus, quel qu’en doive être le dénouement. Lachaud a plaidé pour Troppmann, mon cher ami, et si une affaire s’est jamais présentée dont le dénouement fut certain d’avance, c’est bien celle-là ! Or, si je ne suis pas Lachaud, tu n’es pas Troppmann. Est-ce que tu n’as que de pareils arguments à m’opposer ? En ce cas, parlons d’autre chose !

Roger secoua la tête…

Des arguments, il n’en trouverait pas… Chacun d’eux se heurterait à l’amitié de Lucien, qui les repousserait. Que dire ? Une seule chose était claire et très nette dans le trouble de son esprit ; sa ferme résolution de ne pas être défendu par Lucien ! Mais comment le décourager ?

L’avocat avait pris dans une des siennes la main du prisonnier. Il lisait bien, dans cette âme, des combats intérieurs, mais il n’en devinait pas la cause.

Roger, tout à coup, lui parla à voix basse, très vite :

– Tu ne comprends donc pas, Lucien ? Je suis donc obligé de t’avouer.

– Quoi ?

– Mon crime !

– Quel crime ?

– L’assassinat de Larouette…

– Tu es fou. Qu’est-ce que tu veux me faire croire là ?…

– Cela est vrai, pourtant. C’est moi qui suis le coupable. J’avais restitué à cet homme plus de cent quarante mille francs. Ce remboursement, c’était ma ruine. Je l’ai tué, pour lui voler cet argent, pour échapper à la faillite… Je ne veux pas que tu me défendes, Lucien, parce que je ne veux pas être sauvé, parce que je ne suis pas digne que tu prennes ma défense, et que je ne veux pas échapper au châtiment qui va m’atteindre…

Et, poursuivant son idée fixe – l’idée de l’adultère à expier – pendant que Lucien, étonné, ne trouvait rien à répondre, Roger répétait :

– Non, je ne mérite pas que tu essayes de me sauver… Je n’en suis pas digne ! Je n’en suis pas digne !

Lucien semblait le fouiller jusqu’au fond de l’âme et Roger baissait la tête sous son regard.

– Ainsi, tu l’avoues, fit le mutilé, c’est toi l’assassin ?

– C’est moi.

– Et tu as tué pour voler, comme le premier venu des repris de justice ?

– Oui.

– Alors, c’est bien toi que ta femme et ta fille ont vu ?

Roger se dressa, ne retenant pas une sourde exclamation. Avouer cela, était-ce possible ?… Non, mille fois non… Vouer son nom, sa mémoire, à jamais, à l’exécration de ces deux créatures si aimées ? Non, mille fois non !…

Elles le croyaient coupable, mais s’il protestait de son innocence jusqu’à l’échafaud ou jusqu’au bagne… elles finiraient par douter d’elles-mêmes, peut-être !… Il se retourna vers Lucien…

Il allait lui dire : « Ne m’écoute point… je suis fou !… Oublie tout ce que tu viens d’entendre… Suis-je capable d’un pareil crime ? »

Mais ses lèvres restèrent closes ! Julia… Julia se dressait devant lui. Laisser son mari le défendre… Il trouvait cela plus horrible, en un sens, que ce crime d’assassinat qu’on lui reprochait !…

Il voulut boire sa honte, la boire jusqu’à la dernière goutte. Et, presque mourant, à force d’émotion et de douleur :

– C’est bien moi qu’elles ont vu, dit-il.

– Alors, ces reproches, ces larmes, ces supplications, devant monsieur de Lignerolles ?…

– Comédie ! comédie ! pour faire croire à mon innocence.

Lucien resta silencieux. Il n’avait pas lâché la main de son ami.

– Et – dit-il enfin – tu m’autorises, n’est-ce pas, puisque tu reconnais ton crime, à en faire part à monsieur de Lignerolles, afin qu’au jour des assises le jury se montre indulgent, en te tenant compte de tes aveux ?…

– Si je t’autorise ?… Si je t’autorise ?… bégaya Roger, atterré.

Et, tout à coup, sans répondre, il roula sur son lit, sanglotant bruyamment.

Lucien le laissa pleurer, parce que ces larmes allaient le soulager.

Quand le prisonnier fut un peu calmé, doucement, en souriant, et son visage reflétait une noble et sublime confiance, il dit :

– Tu sais, Roger, que je ne te crois pas ?

C’était la preuve d’une amitié si grande, d’une affection si vraie, que Roger en fut comme écrasé. Il était vaincu, il n’essaya plus de résister.

Seulement, son étrange obstination avait mis un premier soupçon dans l’esprit de Noirville, une inquiétude plutôt qu’un soupçon, comme la crainte irraisonnée et instinctive d’un malheur. Il ne voulut même pas y réfléchir tout de suite.

Ce fut plus tard que cette scène lui revint à la mémoire.

– Maintenant, dit-il, que tu en as fini avec tes enfantillages, car un enfant ou une femme n’eût point parlé autrement, je suppose que c’est une affaire entendue entre nous et que je puis te considérer comme mon client ?

– Cher, cher ami ! dit Roger, suffoqué par les larmes.

– Et ne te décourage pas. Tu vas voir, si tu veux bien écouter mes conseils, et répondre à mes questions, avec quelle facilité nous allons débrouiller la chose.

Laroque fit un geste désespéré. Il n’avait plus confiance.

– Et d’abord, réponds-moi franchement, hein ?

– En doutes-tu ? M’as-tu jamais vu mentir ?

– Non, mais tu pourrais avoir quelques scrupules… Et, si tu en as, c’est que tu oublies que tu parles à un ami ; et à un ami, on peut, on doit tout dire, même ce qu’on ne dit pas au juge, même ce qu’on ne dirait pas à un confesseur…

– Interroge ! dit Laroque d’une voix sourde, car ces mots de Lucien lui faisaient prévoir de nouvelles tortures.

– Tout ce que tu as raconté tant en premier lieu à monsieur Lacroix qu’ensuite à monsieur de Liénard et enfin à monsieur de Lignerolles est l’exacte vérité, n’est-ce pas ? Tu n’as rien omis, rien ajouté ?

– Rien. Je te le jure.

– Ta simple parole me suffit. Ainsi donc – fit Lucien en consultant quelques notes qu’il avait prises sur les pièces du dossier – le soir du jour où tu as remboursé Larouette, tu as vagué au hasard dans Paris, la tête en feu, parce que tu voyais ta faillite prochaine et inévitable. À Ville-d’Avray, même fièvre, même accès de désespoir, même course vagabonde dans le bois où tu tombes et déchires tes vêtements. Tout cela est possible et, connaissant ton caractère, pour moi ne fait aucun doute.

– Tout cela est vrai.

– Bien. Passons à autre chose. On t’accuse, mieux que cela, on prouve que tu as été vu par ta femme et ta fille.

– C’est impossible, c’est faux, c’est odieux.

– D’accord ; mais enfin, comment expliques-tu cela ?

– Ma femme n’a rien avoué.

– Soit, par affection ; mais elle a vu, certainement. Qui ?

– Que sais-je ?

– C’est ce qu’il faut chercher. Monsieur Lacroix, et deux agents très fins, Tristot et Pivolot, ont reconstitué la scène du meurtre. Ils se sont assurés que du balcon de la villa on pouvait voir admirablement ce qui se passait chez Larouette.

– Alors, elles ont été abusées par une ressemblance.

– Nous nous informerons. Parlons du cercle, maintenant. As-tu des doutes sur quelqu’un de ceux qui ont joué contre toi ?

– Non. Du reste, monsieur Liénard s’est informé avec prudence, tu dois le savoir, et n’a rien pu apprendre.

– J’arrive donc tout de suite à la preuve principale relevée contre toi : la découverte dans ta caisse des billets volés à Larouette. Il y a là un fait matériel indiscutable. Que ta femme ait cru te voir, ou ne t’ait point vu, cela est, sans contredit, très intéressant pour l’instruction, mais ce qui t’accable, bien plus que ne pourrait t’accabler le témoignage même de ta femme si elle avait parlé, ce sont ces maudits billets. Voyons, prends ton courage à deux mains… D’où viennent-ils ?

– Eh ! le sais-je ?

– Entendons-nous. Il est possible que tu ne saches pas de qui ton débiteur les avait reçus. Ce mystérieux débiteur, que tu caches à l’enquête, n’est peut-être pas l’assassin. Donc, rien à craindre pour lui, si tu le nommes. Mais il est nécessaire que, coupable ou non, nous le connaissions parce qu’il y a là une filière, – comme on dit en langage de police, – une piste, si tu aimes mieux, et, en suivant cette piste, en remontant cette filière, il faudrait être maladroit si nous n’arrivions pas à la vérité.

– Il est inutile de chercher de ce côté, Lucien. Ce serait t’égarer.

– Qu’en sais-tu ?

– J’en suis sûr.

– Oh ! Oh ! Eh bien, pour me faire partager ta certitude, éclaire-moi. De qui tenais-tu ces billets ?

Laroque ne répondit pas. Le supplice recommençait pour lui !

L’avocat se mit à rire.

– Je compte bien, dit-il, que tu ne vas pas faire le mystérieux avec moi comme tu l’as fait avec tes juges et je te prie, avant tout, de voir en moi un ami, plutôt qu’un homme chargé de te défendre. J’ai besoin de former ma conviction et il faut me dire.

– N’insiste pas, Lucien, dit Roger tremblant.

– Comment, tu refuses ?

– Je refuse.

– Voilà qui est singulier, par exemple ! murmura Noirville.

– Je t’avais prévenu, mon ami, mieux vaut ne pas me défendre !

– Mais si, je te défendrai, morbleu ! malgré toi, si tu m’y contrains !…

– Je t’en prie, Lucien, je ne puis rien dire…

– Pourquoi ?

– L’honneur me le défend.

– Tu me fais beaucoup de peine, Roger, beaucoup. Ton manque de confiance me surprend péniblement. Tu me connais assez, – outre que ma profession me commande la plus absolue discrétion, – pour être sûr que le secret que tu me confieras me sera sacré, comme à toi. L’honneur te défend de parler, à ce que tu prétends… Mais il y a un autre honneur qui te défend de te taire, c’est celui de ta femme et de ta fille, auxquelles ta condamnation léguerait une honte éternelle, – l’opprobe d’une flétrissure ineffaçable. Ces deux honneurs sont en balance. Auquel des deux obéiras-tu ?

Roger baissait la tête.

Lucien garda un moment le silence, – ses yeux ne quittaient pas son ami.

– Je parie que je devine ! dit-il.

Roger tressaillit… Ah ! s’il avait pu se douter, le pauvre garçon !

– Et si je devine, me diras-tu que j’ai rencontré juste ?

– Lucien, ta gaieté me fait mal.

– Fais-moi partager ton secret, et je pleurerai avec toi, s’il le faut.

Chacune de ces paroles pénétrait en Laroque avec la sensation froide d’un coup de poignard en plein cœur.

Noirville continuait :

– Hier, je parlais de toi à Julia et je lui disais que ton entêtement me faisait croire qu’il y a dans ta vie quelque secret de femme.

Tout le sang de Laroque reflua vers son cœur. Ce fut si violent, si brutal, qu’il étouffa, renversé sur le lit, la gorge serrée.

Lucien eut peur. Il brisa le col de la chemise pour que le prisonnier respirât plus librement.

– J’avais deviné juste ! murmura-t-il.

Et quand Laroque fut remis, Lucien, toujours riant :

– Une fredaine, hein ? Avoue donc, enfant, avoue donc !

– Laisse-moi, Lucien, tu me fais souffrir, ami.

– C’est pour ton bien, comme disent les médecins aux malades. Alors, nous disons qu’il s’agit d’une fredaine… une fredaine qui tourne au tragique ! Eh ! eh ! comme tu cachais ton jeu !… Je ne te savais pas si coureur !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait Roger, en proie à la plus inexprimable angoisse, n’aurez-vous pas pitié de moi et auriez-vous le droit de me condamner, si je recourais au suicide ?

– Une femme mariée, sans doute, interrogeait Lucien, pareil, en cette scène, à un chirurgien qui arracherait lambeaux par lambeaux la chair pour arriver jusqu’à l’âme. Ne m’as-tu pas dit cent fois – et ne l’ai-je pas vu aussi – que tu adorais ta femme et ta fille ?… Et cependant… un moment d’oubli, de faiblesse !… Enfin, si c’est vrai, ce n’est pas la mort d’un homme !…

– Tu te trompes, ami, il ne s’agit pas d’une femme !

– De qui donc ?

Roger ne répondit pas.

Alors Lucien :

– Puisque tu ne veux pas me renseigner, permets que je continue mes suppositions, lesquelles – jusqu’à preuve du contraire – me semblent se rapprocher d’assez près de la vérité…

– Par grâce, Lucien !

– Point de grâce, ami. Je disais qu’il est possible que ce soit une femme mariée… Je ne te cache pas que j’eusse préféré une aventure dans le demi-monde… L’adultère, vois-tu, Roger, amène toujours avec lui – quelle que soit la passion qui lui serve d’excuse – tout un cortège de hontes et d’hypocrisies pour la loyauté d’un homme…

– Assez, Lucien, dit Roger d’un ton ferme. De deux choses l’une : ou tes suppositions sont vraies, et ce que tu diras ne peut que me renouveler ma peine et aviver mes regrets ; ou elles sont fausses, et alors blessantes pour moi. N’en parlons plus, mon ami, veux-tu ?

Ce fut au tour de Lucien de se taire. Un vague soupçon avait pénétré dans son esprit, avec une douleur aiguë. Cela dura une seconde, pas même.

Le trouble de Roger, sa persistance à ne rien dire aux juges, au mépris des dangers qu’il courait, sacrifiant sa vie à son secret, c’est bien étrange. Quelle grave raison le poussait donc à un pareil dévouement ? L’honneur d’une femme ?… Mais, en avouant la vérité à Lucien, il n’eût point touché à l’honneur de cette femme…

Et, au fond du cœur, quelque chose lui disait, à Lucien : « C’est à toi surtout qu’il a voulu celer la vérité ! »

L’avocat avait beau se défendre contre ce soupçon. Son amitié était impuissante à l’écarter. Il revoyait sa femme libre et coquette. Il revoyait Roger, troublé devant lui, pâle et tremblant, ayant vraiment l’aspect d’un coupable ! Pourquoi ces deux êtres lui apparaissaient-ils ainsi rapprochés ?

Ah ! qu’il souffrit en cette seconde ! Mais il était fort et son amitié pour Roger était grande ! Cette lutte si courte, et si cruelle pourtant, ne se traduisit que par un mot, proféré par le pauvre homme presque avec honte :

– Tu étais donc lié avec le mari ?… Il y a donc une trahison à l’amitié ?… Et tu crains, pour la femme, que le mari ne se venge ?

Roger comprit-il le soupçon de Noirville ?

Les deux hommes se regardèrent… droit dans les yeux…

Et les yeux de Roger se mouillèrent de larmes… Et il mentit – ou plutôt non, ce fut la vérité – car, lorsqu’il avait aimé Julia, connaissait-il Lucien ? Était-il son ami ? Y avait-il eu trahison à l’amitié ? Non !…

Et c’est pourquoi, ayant deviné le vague doute qui, de son aile noire, venait d’effleurer l’âme de son frère, de l’homme qu’il aimait entre tous, pour la paix et l’honneur duquel il laissait planer sur lui une accusation capitale, c’est pourquoi il dit :

– Oh ! Lucien… oh ! mon ami ! qu’as-tu pensé là ?…

Et sa gorge se serra, sa voix fut étouffée. Il ne put en dire plus.

Lucien l’entoura de ses bras et le serra contre lui… Dans cette étreinte, il faisait passer toute son amitié.

– Vois, dit-il, ce que ton silence peut causer de mal, non seulement à toi-même, mais encore aux autres… Pardon, ami… Une dernière fois, laisse-moi te supplier, au nom de ta femme et de ta fille… Si tu ne dis pas d’où proviennent les billets, tu es perdu…

– Je le sais bien !

– Coupable, je te défendrais encore, car je ne pourrais oublier ce qui s’est passé entre nous et l’affection qui nous a fait vivre de la même vie !…

– Comme tu es bon !

– Pas si bon que tu crois, Roger, car je te garde rancune, et je n’aurai de cesse que je n’aie pénétré le mystère que tu me caches.

Roger secoua la tête.

– Tu crois que c’est impossible ? dit Lucien. Baste ! qui sait ?

Il se leva, tendit les deux mains au prisonnier.

– Adieu, ami. Je reviendrai te voir avant la cour d’assises. Reste sur tes gardes et attends-toi à d’autres assauts de ma part. Puisque c’est malgré toi qu’il faut qu’on te sauve, eh bien, je te sauverai malgré toi !

Roger alla ramasser les béquilles et les tendit à son ami.

Lucien sortit et Laroque, penché, l’oreille contre la porte de sa cellule, que le gardien venait de refermer, écouta longtemps le bruit sourd des jambes de bois sur les dalles de la prison.

Le bruit alla s’affaiblissant, puis s’évanouit tout à fait.

Alors, sans plus de forces – accoté contre le mur – la tête tombée sur la poitrine et les bras ballants, Laroque murmura :

« C’est trop souffrir !… La souffrance dépasse la faute !… »

Et, ainsi, dans cette posture, il rêva longtemps, repassant sa vie, triste à mourir…





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