◄   VIII X   ►





Roger fut écroué à la prison de Versailles et ne fut pas interrogé le jour même, mais seulement le lendemain.

M. de Lignerolles, le juge d’instruction, très au courant par les préliminaires d’enquête de M. Lacroix, attendant un supplément de renseignements, afin d’être prêt à accabler Roger.

Ce fut donc le lendemain que Roger comparut devant le juge.

Il était pâle et défait. Il n’avait pas dormi et avait passé cette première et cruelle nuit à rêver au moyen de prouver son innocence, sans trahir Julia, sans trahir la faute commise.

Avouer qu’il avait prêté cent mille francs à Julia, en secret de son mari, dire que Julia avait été sa maîtresse, c’était la déshonorer, c’était déshonorer ce pauvre être infirme et malade, incapable désormais de se défendre, Lucien, son ami. Et cela, il ne le pouvait pas, même au prix de sa vie.

Il avait cherché comment, en se dévouant pour Noirville, il effacerait en quelque sorte la faute commise…

Longtemps, ce dévouement s’était dérobé à lui… Il s’offrait maintenant, complet, il s’offrait comme un châtiment terrible, une suprême expiation… Et il était prêt à l’accepter, bien que cela dût lui coûter cher, l’honneur, la fortune, la liberté, peut-être la vie !

Une seule espérance lui restait, presque une joie.

« Jamais, se disait-il, dans la cellule où il était tenu au secret, jamais Henriette, jamais Suzanne ne me croiront coupable. On me permettra bien de les voir une fois. Et je leur dirai : « Je suis innocent ! » Cela suffira pour qu’elles me croient, malgré toutes les apparences. Et je ne serai pas complètement abandonné, puisque, dans un coin du monde, il me restera deux cœurs fidèles, ma fille et ma femme !… »

Vers le matin, pourtant, lorsque le soleil se leva, il eut un accès de désespoir et crispa ses deux mains dans ses cheveux :

– Moi, en prison pour un meurtre et un vol !… Est-ce possible ?… Mais je veux me défendre… Ne le pourrai-je donc sans trahir Julia ? Je le veux. Il le faut. Je me défendrai.

Lorsqu’il entra, escorté par deux gendarmes, dans le cabinet de M. de Lignerolles, il s’approcha vivement du juge et avec élan :

– Monsieur, dit-il, je vous jure que je suis innocent. C’est odieux de déshonorer ainsi un honnête homme !

M. de Lignerolles ne répondit pas.

Il avait, d’un coup d’œil, dévisagé Laroque, et il avait été surpris. Sur cette figure énergique, tout indiquait une souffrance aiguë, une fatigue énorme ; mais il n’y découvrait rien du criminel vulgaire. Les yeux voilés de larmes, étaient droits et francs.

Il lui indiqua un siège, mais Roger n’y prit pas garde et demeura debout, les doigts entrelacés, regardant ardemment M. de Lignerolles, parce que là était le salut, s’il pouvait faire entrer la conviction dans l’âme de cet homme !

– Vous êtes inculpé d’assassinat, suivi de vol ! dit-il.

Alors commença un interrogatoire pénible, roulant d’abord sur de menus faits.

Comment avait-il passé la soirée du crime ?

Il voulut l’expliquer ; mais, dès les premiers mots, M. de Lignerolles souriait d’un sourire sceptique.

En vain Roger essaya-t-il de dire qu’il avait erré dans Paris, en proie au plus sombre désespoir, poursuivi par l’idée de sa faillite prochaine.

En vain, dit-il que, de onze heures à minuit, il avait erré par les bois de Ville-d’Avray, n’osant rentrer chez lui, dans la crainte d’être deviné par sa femme et d’avoir à lui avouer sa ruine.

– Prouvez-moi, disait le juge, que vous vous êtes promené ainsi à l’aventure. Quelqu’un peut-il témoigner en votre faveur ?

– Je n’ai rencontré personne.

Lorsque M. de Lignerolles demanda d’où provenait le remboursement Larouette, Roger répondit :

– Vous pouvez croire ce que vous voudrez !

– J’admets pour un moment l’existence du débiteur, fit M. de Lignerolles, vous le connaissez ; vous expliquez-vous, du moins, comment il se fait que les billets de Larouette soient venus en sa possession ? L’un de vous est le meurtrier, et, si vous ne voulez point passer pour son complice, je vous engage à nous dire son nom.

L’insinuation du juge avait frappé Roger comme un coup de fouet qui lui eût cinglé les membres.

Était-ce donc son ancienne maîtresse qui avait assassiné Larouette ?

Mais cette idée était si absurde qu’il se contenta de hausser les épaules. Et pourtant, elle avait dit, un jour, lors de leur rupture :

– Si jamais il vous arrive malheur, souvenez-vous que peut-être je n’y serai pas étrangère.

Menace de femme à laquelle il n’avait pas pris garde.

– Mon débiteur ne peut être soupçonné, pas plus que moi, dit Roger, et il importe peu à votre enquête que son nom vous soit connu. J’ai déjà refusé de répondre à ce propos, et je vous serai obligé de m’épargner de nouveau la peine de refuser encore.

– Vous vous perdez, je vous en avertis.

– C’est une affaire entre moi et ma conscience.

M. de Lignerolles sembla se recueillir un instant, puis :

– Il est une autre preuve, dit-il, dont nous ne vous avons point parlé encore, irrécusable, terrible, et douloureuse entre toutes.

– Puis-je la connaître tout de suite ? Je la réfuterai, celle-là, peut-être, plus facilement que les autres.

– Vous avez été vu, au moment où vous entriez chez Larouette, un instant avant l’assassinat.

– Moi ? Moi ? dit Roger effaré.

– Vous avez été vu, au moment où vous commettiez le crime…

– Moi ? On m’a vu ? Qui cela ?

– Deux témoins… une femme… une petite fille…

– Une femme ? Une petite fille ?… Ha ! ha ! dit Roger en riant et comme soulagé. Voilà qui me tranquillise, et qui va vous prouver enfin que je suis innocent. Cette femme, cette petite fille, ont vu l’assassin. Faites-les donc venir devant moi et qu’elles me regardent ! Elles vous diront si elles me reconnaissent.

– Nous vous confronterons tout à l’heure.

– Et pourquoi pas à l’instant même ? Lorsque ces deux témoins m’auront vu, leur conviction sera formée.

Le juge lui indiqua une salle d’attente communiquant avec son cabinet.

– Dans quelques minutes, vous serez satisfait, dit-il.

– Chacune de ces minutes va me paraître bien longue, Monsieur, dit Laroque en souriant. Enfin, j’entrevois l’espérance !…

Et il sortit, accompagné par deux gendarmes.

Dans un coin du cabinet du juge, sur un bureau plat, un greffier, – vieux bonhomme ridé, à la barbe entièrement blanche, – avait écrit les réponses de Laroque. M. de Lignerolles parcourut le procès-verbal afin de s’assurer que rien n’avait été oublié.

Après quoi, il dit :

– Faites entrer madame Laroque, seule.

Le greffier sortit et un instant après introduisit respectueusement Henriette.

Celle-ci avait reçu la veille au soir une lettre du juge d’instruction la mandant au parquet avec sa fille.

Connaissant l’arrestation de son mari, elle s’attendait à cette lettre.

Elle vint donc, tout à la fois tremblante et résolue.

En partant, Suzanne avait demandé :

– Où me mènes-tu, mère ?

– À Versailles, ma chérie, à Versailles, où l’on va te faire souffrir encore.

Lorsque le greffier la fit entrer chez M. de Lignerolles, elle semblait n’avoir plus une goutte de sang, tant elle était pâle.

M. de Lignerolles lui avança une chaise. Elle s’y affaissa.

– La mission que j’ai à remplir auprès de vous est très pénible, Madame, dit le juge. Vous vous doutez assurément du motif qui m’oblige à vous entendre. Je ne veux pas, toutefois, recommencer l’interrogatoire cruel que vous avez subi déjà et dont monsieur Lacroix m’a mis le détail sous les yeux.

– Vous pouvez d’autant mieux m’épargner cet interrogatoire, Monsieur, que je n’ai qu’à répéter, mot pour mot, ce que j’ai dit à monsieur Lacroix.

– Non, Madame, pour vous, pour votre mari, j’espère que vos réponses seront plus précises, car votre refus de vous expliquer sur le meurtre de Larouette est la condamnation de Laroque. Dites-moi que vous n’avez pas reconnu votre mari dans le meurtrier, c’est bien, – et alors donnez-moi le signalement de l’assassin, – mais ne soutenez pas que vous n’avez pas été témoin du crime.

– Cela est vrai, pourtant ! dit la courageuse femme, dans son héroïque entêtement.

– Nous allons vous mettre en présence de votre femme de chambre.

Victoire fut introduite. Un instant embarrassée devant son ancienne maîtresse, – car ce n’était point une méchante créature, – elle reprit cependant contenance.

– Répétez devant madame Laroque, fit le juge, la déposition que vous avez faite à monsieur Lacroix, et une seconde fois à nous-même…

Victoire s’exécuta.

Mme Laroque écoutait et essayait d’affecter un air surpris. Mais sa gorge était serrée.

Il fallut bien qu’elle répondît, quand Victoire eut parlé.

– Cette fille, dit-elle, a l’imagination troublée par la lecture des romans. Son récit est une suite d’inventions et d’extravagances. Ni ma fille ni moi nous n’avons tenu les propos qu’elle rapporte. Si du balcon nous avions appelé Roger, il nous eût répondu, et, se voyant découvert, il ne serait pas entré chez notre voisin. Tout cela est donc invraisemblable.

– Tout cela est, malheureusement, vrai, Madame, dit Victoire.

– Que vous ai-je donc fait, ma fille, pour me causer autant de chagrin ? Et que vous avait fait mon mari pour que vous portiez sur lui une accusation aussi grave ?

– Je n’ai point de reproches à vous adresser, Madame, et si j’avais pu garder en moi ce que j’ai dit, je me serais tue.

Elle se retira.

– Vous le voyez, Madame, fit le juge, la déposition de cette fille est très nette et ne varie pas. Vous avez été témoin involontaire du crime. Qu’avez-vous vu ?

– Je n’ai rien vu, rien entendu.

– N’oubliez pas que votre silence est la perte de votre mari.

– Toute la vie de mon mari plaide pour lui et crie haut sa probité !

Le greffier fit sortir Henriette et ramena Suzanne. Elle regarda le juge avec terreur.

M. de Lignerolles l’embrassa et la contempla longuement, avant de parler.

– Et vous, mon enfant, serez-vous plus raisonnable aujourd’hui que vous ne l’avez été hier ? Quelqu’un vous a-t-il fait comprendre que vous seriez la cause d’un grand malheur pour votre père si vous refusiez de nous dire ce que vous avez vu, il y a quatre jours, lorsque vous étiez au balcon près de votre mère ?

– Je n’ai rien vu, Monsieur.

– Ne mentez pas, mon enfant. Le mensonge est vilain. Est-ce un autre que votre père que vous avez vu ? S’il en est ainsi, ma chérie, dites-le. Vous aimez votre père, et votre père, si vous vous taisez, serait à jamais malheureux. Il souffrirait et pleurerait d’être séparé de vous ! Et vous aussi, chère petite, vous seriez bien triste et vous pleureriez, car elle serait longue une vie sans votre père !…

– Je ne sais rien, Monsieur… je ne sais rien… et je voudrais bien qu’on me laisse tranquille… Monsieur… je suis malade… Mère ne voulait pas m’emmener, ce matin, et c’est moi qui ai voulu venir… mais j’ai bien mal, Monsieur… Je ne comprends pas ce qu’on exige de moi… et pourquoi petite mère pleure tous les jours, depuis que l’on m’interroge…

Elle grelottait, ses dents claquaient.

Le rouge de ses pommettes s’accentuait encore et ses yeux se creusaient… se creusaient… et, comme ceux de sa mère, se meurtrissaient d’un large trait de bistre.

– Oui, il est convenu que vous ne direz rien.

Le greffier alla rechercher Mme Laroque. En entrant, le premier regard de la jeune femme, – regard épouvanté, – fut pour Suzanne. L’enfant avait-elle parlé ? Suzanne, à son tour, regarda sa mère. Elles se comprirent, Suzanne n’avait rien dit. Henriette ouvrit ses bras, et la petite fille s’y jeta en pleurant.

M. de Lignerolles se pencha à l’oreille du greffier et lui parla bas.

Le greffier ouvrit la porte de la salle où Roger attendait.

– Laroque, entrez ! dit-il.

Roger obéit.

La salle d’attente était mal éclairée et obscure, de telle sorte qu’il se trouva passé de la nuit comme en plein jour.

Il s’arrêta sur le seuil et releva ses yeux, obstinément baissés jusque-là.

Et devant lui apparurent sa femme et sa fille.

– Suzanne ! Henriette ! Ma fille ! Ma femme !

Mais Henriette et Suzanne, tout d’abord surprises, parce qu’elles ne s’attendaient pas à le voir, reculent avec une horreur si visible, que le juge d’instruction en tressaille.

L’instinct a été plus fort que la volonté chez ces deux êtres si faibles, affaiblis encore par les tortures des jours derniers.

En voyant Laroque, ce n’est ni le père, ni le mari, – aimé jadis, qu’elles revoient, c’est l’assassin, – Roger a compris cette terreur. Il se trouble ! Il bégaye :

– Quoi ! Vous me fuyez ?… Je vous tends les bras !… Vous m’évitez ? Qu’ai-je donc de changé ? Est-ce parce qu’une accusation aussi odieuse que ridicule pèse sur moi que je ne suis plus, toi, Suzanne, ton père et toi, ma chère Henriette, ton mari ?

Mais déjà la mère et la fille se sont remises.

La mère a compris qu’elle a failli se trahir, qu’elle a failli perdre Roger d’un geste, d’un seul regard.

M. de Lignerolles l’examine toujours et elle devient plus blanche encore.

Cette entrevue, si brusquement menée, sans préparation, n’était qu’un piège et elle s’y est laissé prendre.

Elle a recouvré le sang-froid. Elle serre la main de sa fille afin de lui faire deviner ce qu’elle veut et elle la pousse dans les bras de son père. L’enfant y tombe en fermant les yeux, parce que c’est Larouette, toujours, qu’elle aperçoit, croulant sous l’étreinte de Laroque, et non plus son père, et parce qu’elle espère ainsi échapper à cette vision.

Déjà Laroque, sans soupçons, sans défiance, a tout oublié.

Il embrasse Suzanne de toutes ses forces.

– Suzanne, ma fille, mon enfant bien-aimée !

Puis, dans le même baiser, il confond la mère et la fille.

– Henriette… ma bonne et chère femme… que je suis heureux !

Et, tout à coup, se tournant vers M. de Lignerolles, silencieux :

– Que vous êtes bon, Monsieur… de m’avoir permis de revoir ma fille et ma femme !… C’est tout ce qui m’aime au monde… Quelle que soit la conclusion de votre enquête, je vous remercie, Monsieur, d’avoir été généreux et de vous être souvenu que j’étais père !

– Vous n’avez pas à me remercier, dit le juge, froidement.

– Pardonnez-moi, Monsieur, fit Roger, qui voulait insister.

M. de Lignerolles lui imposa silence d’un geste.

– Je vous ai dit tout à l’heure que vous aviez été vu, au moment où vous entriez chez Larouette… et qu’au moment où vous avez assassiné ce malheureux vous avez été vu encore…

– Par une femme et par une petite fille… Et je vous supplie de ne pas retarder davantage ma confrontation avec elles !…

M. de Lignerolles se taisait.

Mme Laroque, assise auprès du bureau du greffier, serrait sur ses genoux, dans ses bras, par un mouvement irréfléchi, sa fille défaillante.

Elle collait ses lèvres dans les cheveux dénoués de l’enfant, dont la tête reposait sur son sein, et qui toujours gardait les yeux obstinément clos.

Certes, elle aurait bien voulu être morte et emporter dans la mort l’oubli, l’éternel néant… son enfant avec elle !

Et voilà que dans l’esprit de Roger la lumière se fait brusquement. Il n’a eu qu’à regarder M. de Lignerolles, – ému malgré lui, – il n’a eu qu’à regarder Mme Laroque et Suzanne pour comprendre !

Il tremble ! il chancelle !…

– Dieu ! Dieu ! Épargnez-moi, épargnez-moi ! balbutie-t-il.

Il voit que M. de Lignerolles entrouvre les lèvres… qu’il va parler…

Alors, soudain, à la fois menaçant et suppliant :

– Monsieur, prenez garde, taisez-vous ! ! je vous en supplie ! ! Vous allez proférer un blasphème ! !

– Vous avez été vu, au moment de votre crime, par une mère et sa fille, – dit lentement le magistrat. – Vous avez ces deux témoins devant vous !… C’est votre femme et votre enfant !…

Roger part d’un éclat de rire strident, – un rire de fou.

– Elles m’ont vu ! moi ?… Ma femme et ma fille m’ont vu assassiner Larouette !

Et, se précipitant vers elles, il leur prend les mains, il leur secoue les bras… Il leur fait mal… le pauvre homme !

– Vous m’avez vu, vous deux, à ce qu’il paraît ?… Vous entendez qu’on prétend que vous m’avez vu ?… Mais protestez donc ! Levez-vous donc ? Criez donc à cet homme, qui m’accuse, qu’il a menti et que ce n’est pas vrai, que vous n’avez pu voir Roger Laroque assassinant, puisque Roger Laroque est innocent et incapable de commettre un crime…

Elles ne répondent pas. Il a beau leur serrer le bras à les faire crier, elles restent insensibles.

Alors, il les appelle.

– Suzanne !… Henriette !… Qu’avez-vous ?… Êtes-vous malades ?… Pourquoi ne parlez-vous pas ?

Henriette se lève.

Elle a cette pâleur de cire qu’ont les morts.

– Monsieur de Lignerolles a tort de vous dire, Roger, que nous avons été témoins d’un meurtre. Depuis trois jours, on nous poursuit, Suzanne et moi, pour nous contraindre à des aveux que nous ne pouvons faire. Je n’ai qu’à redire devant vous, en mon nom comme au nom de ma fille, ce que nous avons dit bien des fois déjà : Nous ne savons pas comment ce meurtre a été commis, et nous ne comprenons pas comment l’on ose vous accuser !…

– À la bonne heure !… Je respire !… Vous avez parlé !… Savez-vous bien qu’un moment… j’ai cru… oui, j’ai cru… mais non, qu’aurais-je pu croire ? Il est impossible que vous ayez vu, puisque ce n’est pas moi ! Quelle folie ! Mais j’ai eu peur… oui, je l’avoue, j’ai eu peur !

Et tout à coup, à M. de Lignerolles, avec brutalité :

– Pourquoi disiez-vous qu’elles avaient été témoins ?… Vous outrepassez votre droit de juge… Vous avez tout à l’heure affirmé un mensonge, et ma femme vous a donné un démenti que vous n’avez pas relevé !

Le magistrat répliqua doucement, parce qu’il avait pitié d’Henriette, pitié de la petite fille.

– Il est prouvé qu’elles ont vu…

– Cela est prouvé ? faisait Laroque, étonné, – calmé par un effort sur lui-même… Vous entendez, Henriette ?… Moi, je ne peux rien dire… C’est à vous de répondre.

– Cela ne se peut, – disait gravement la jeune femme, – puisque je ne comprends rien à ce que l’on me demande.

Ce fut au tour de Laroque d’interroger le juge.

– Quelle est cette énigme ?

M. de Lignerolles sonna.

Au gendarme qui apparut, il ordonna d’introduire dans son cabinet la femme de chambre.

– Victoire ? murmura Roger. Pourquoi donc ?

Et il attendit anxieusement les explications du juge.

M. de Lignerolles fit répéter à Victoire sa déposition.

Elle le fit, sans se presser, mot pour mot, n’omettant rien.

Au fur et à mesure qu’elle parlait, on pouvait voir le visage de Laroque se décomposer.

Par une tension énorme de sa volonté, il essayait de comprendre.

Il secoua la tête, et dit très haut, les yeux hagards :

– Prenez garde à moi… j’ai peur de devenir fou !…

Un long silence se fit.

Peu à peu, il comprenait.

Henriette et Suzanne avaient vu. Mais quoi ? Elles avaient refusé de parler… Pourquoi ?… Il fallait le savoir !…

Laroque alla s’agenouiller devant sa femme, avec une grâce touchante. Il lui prit les mains, les caressa, puis, comme s’il avait parlé à un enfant :

– Dis la vérité, fit-il. Est-ce vrai que tu m’as vu ? Tu as nié, n’est-ce pas ?… Jusqu’à la dernière minute, tu as prétendu que tu n’avais pas été témoin du meurtre ?… Et Suzanne a dit comme toi ?… C’est vainement qu’on vous a interrogées. Mais, à présent, ma chère femme, et toi, ma chère Suzanne, il faut tout dire… Ne craignez point, puisque je suis innocent, de raconter tout ce que vous avez vu… On m’accuse mais qui sait si votre témoignage ne va pas prouver mon innocence ?…

Il avait réuni les petites mains de Suzanne dans les mains d’Henriette, et les baisait toutes les quatre ensemble. La mère et la fille, toujours aussi pâles, toujours les yeux fermés, se taisaient…

M. de Lignerolles intervint et ce fut à Mme Laroque, particulièrement, qu’il s’adressa :

– Je vous ai mise en présence de votre mari, dit-il, parce que j’espère encore que, cédant à ses prières, vous finirez par être persuadée que votre silence est dangereux et qu’il vaut mieux parler et nous raconter la vérité, quelle qu’elle soit, que vous taire plus longtemps. Laroque vous dira, plus chaleureusement que je ne le pourrai faire, qu’il est de son intérêt que vous parliez. Pour nous, comme pour tout le monde, il est évident que, vous et votre fille, vous avez assisté en témoins à ce meurtre. Les charges les plus graves pèsent sur votre mari. Si vous refusez de répondre à nos questions, c’est donc que Laroque est coupable, pour vous comme pour nous ?

Et, se tournant vers le malheureux :

– Expliquez bien ceci à votre femme et à votre fille, Laroque. Monsieur Lacroix et moi nous avons essayé. Elles ont fait la sourde oreille… Soyez plus heureux que nous !

Roger avait écouté avec attention.

Il lui fallait un effort constant d’intelligence, à présent, car son cerveau était vide.

Il hocha la tête et murmura :

– Il faut qu’elles parlent ou je suis perdu !

Il était resté aux genoux de sa femme.

Il n’avait abandonné ni ses mains, ni les mains de sa fille.

Deux fois Henriette, par un mouvement imperceptible, avait voulu les retirer. Il les avait retenues.

Et, à chaque fois, Laroque, en la regardant, avait souri d’un air craintif.

– Henriette, tu viens d’entendre monsieur de Lignerolles, mais peut-être n’as-tu pas bien saisi sa pensée. Je vais te la traduire : « Votre femme et votre fille ne veulent point sortir de leur silence, a-t-il dit ; or, il est prouvé qu’elles ont été témoins du meurtre. Si vous n’étiez pas l’assassin, elles parleraient. Ne rien dire, c’est donc vous accuser. Puisque vous protestez de votre innocence, ordonnez-leur de parler ! Qu’elles révèlent ce qu’elles ont vu ! Si vous êtes innocent, vous n’avez rien à redouter, au contraire, vous avez tout à espérer de leurs déclarations. » Est-ce votre pensée, monsieur de Lignerolles ?

– Vous l’avez rendue exactement.

– C’est vrai, Henriette, ce que dit le juge, sais-tu bien ? On croirait que tu ne t’en rends pas compte. Ton silence paraîtrait étrange, et tout naturellement les juges penseraient que Victoire ne s’est pas trompée, que, du balcon de notre villa, tu as vu assassiner Larouette et que, par pitié pour ton mari, tu ne veux pas parler. Or, moi, je suis bien sûr que tu n’as pu me voir de la villa et je n’ai rien à redouter de tes aveux ; rien, entends-tu, ma chérie ? Puisque je suis innocent, ce n’est pas moi que tu as vu, si tu as vu quelqu’un, j’ai donc tout intérêt à ce que tu renseignes monsieur de Lignerolles. Je t’en prie, mon enfant, dis-nous ce que tu sais !

Elle ne répondit rien, gardant son attitude singulière qui faisait penser à ces magnétisées, immobiles sur leur chaise, le buste droit, les mains comme mortes, les paupières baissées.

– Tu m’as entendu, Henriette ? Elle fit un signe affirmatif.

– Alors, pourquoi ce silence, ce silence qui me condamne, Henriette ?

– Je n’ai rien à dire.

– Tu mens. La déposition de Victoire est précise. Et ton trouble, ta pâleur, ton air étrange te trahissent… Et je me rappelle, maintenant, que, le lendemain de ce jour, le matin, Suzanne a été malade, est tombée dans des convulsions. Tout cela est une preuve…

– Je n’ai rien vu !

– Puisque je t’en supplie, Henriette !…

– N’ayant rien vu, je ne peux rien dire !…

– Alors, tu m’accuses ?… Je suis ton mari, je t’aime, je suis innocent, et tu me condamnes !…

« Henriette, oublie où nous sommes, et laisse-moi te parler comme si nous étions seuls, en ta chambre de la villa, ta chambre blanche, si gaie et si ensoleillée, où tu te plaisais tant et où tu n’avais pas besoin d’oiseaux dans les cages, car tous ceux du bois semblaient te connaître, et se donnaient rendez-vous autour de toi.

« Regarde-moi, Henriette !… Ai-je quelque chose de changé ?…

« Moi, je te retrouve tout autre… Que s’est-il passé pendant que je n’étais pas là ?… Tu ne veux pas me le dire ?…

« Nous sommes jeunes tous les deux, Henriette, et pourtant voilà huit ans que nous sommes mariés !… Et depuis huit ans as-tu remarqué dans mes paroles et dans ma conduite rien qui pût t’expliquer et te faire prévoir le crime que l’on me reproche ?

– Non, Roger, non, jamais ! dit-elle avec élan.

– Je t’ai aimée, jadis, bien longtemps avant de te le laisser voir, avant de te l’oser dire. Et c’est ton père qui, avant toi, peut-être, s’en est aperçu. Comme j’étais pauvre et que tu étais presque riche, j’aurais continué de souffrir, j’aurais gardé mon amour pour moi parce que je redoutais que le moindre soupçon vînt l’effleurer et le ternir. J’étais pauvre, mais j’étais fier. Tu m’aimais, toi aussi, et ton père l’avait deviné également. Il a forcé nos deux cœurs à parler… Est-ce là ce qu’eût fait un futur criminel ?

– Non, Roger, votre délicatesse a été grande…

– Avez-vous oublié, Henriette, combien nous fûmes heureux, avant notre mariage et depuis ? Je me savais brusque et je m’étudiais à rester doux. Est-ce que jamais vous avez eu à souffrir de la moindre brutalité ?… N’ai-je pas, sans cesse, prévenu vos désirs ? deviné vos fantaisies ?… Si je vous ai rendue malheureuse sans le savoir, Henriette, dites-le, et je suis prêt à reconnaître mes torts…

– J’étais heureuse, Roger.

– Oui, vous l’étiez. Vous le dites et je le crois. Je le crois, parce que je ne passais guère de jours sans chercher ce qui pourrait vous rendre heureuse, parce que je me serais reconnu indigne de vous, si, par mon fait, j’avais surpris un nuage sur votre front. Certes, je ne pouvais être à vos pieds, constamment, à vous dire que je vous aimais. J’avais l’aisance à gagner, de la fortune à acquérir.

« Mon travail, c’était encore une preuve d’amour, car, bien que vous ne fussiez ni coquette, ni dépensière, j’étais fier de pouvoir vous dire que nos affaires étaient en pleine prospérité, parce que je savais que, si vous n’en conceviez point trop grande joie pour vous-même, vous en étiez heureuse pour notre fille.

– Tout cela est vrai, Roger, je le reconnais. Je n’ai jamais douté de vous. Je n’ai jamais eu de reproches à vous faire.

– Et c’est moi, Henriette, moi qu’on accuse d’assassinat et que vous ne voulez pas défendre ! Je sais bien que la fatalité, je n’y avais jamais cru ! a réuni contre moi des preuves presque évidentes.

« Il y a des indices, en tout cela, sur lesquels il m’est impossible de m’expliquer ; mais vous, Henriette, qui me connaissez, – qui m’avez aimé, qui avez vécu de ma vie, – de ma vie irréprochable, – vous êtes là pour ne pas croire à l’évidence, pour expliquer les choses inexplicables ; ou bien, si vous ne le faites pas, vous êtes vous-même coupable, car votre silence va peser d’un poids énorme dans la décision des juges, votre silence qui est l’aveu de ma culpabilité.

« J’irai plus loin, Henriette.

« Vous m’auriez vu, comme on le dit, étranglant Larouette de ces deux mains qui ont tant de fois caressé les vôtres, qui les serrent encore, en ce moment ; vous m’auriez vu, sans qu’il vous fût possible de douter, que votre devoir serait de douter encore, de vous révolter contre vos yeux, contre votre souvenir, contre votre conviction.

« Ou bien alors, si vous m’aimez si faiblement que votre amour ne peut résister à un pareil assaut, c’est encore votre devoir de femme de tout dire, comme ce serait votre devoir, s’il s’agissait d’un étranger, du premier venu !…

Elle écoutait.

Il parlait si tendrement qu’elle aurait pu s’y laisser prendre, si elle n’avait pas vu le malheureux, dans cette fatale nuit !…

Les souvenirs d’amour, même, qu’il se plaisait à rappeler, ne faisaient qu’augmenter son mépris, parce que ces souvenirs, ainsi évoqués en cette heure tragique, c’étaient comme autant de preuves de son hypocrisie.

– Henriette, tu te tais ? Tu n’as pitié ni de mes larmes, ni de mes prières ?

Ses lèvres restaient obstinément fermées ; son regard disait :

– Mensonge ! Mensonge !

Il se redressa, ferma les poings, puis, soudain se calmant :

– Henriette, tu me perds. Tu ne m’aimes plus, tu ne m’as jamais aimé, sans doute. Eh bien, je veux que tu le saches… Moi, je t’aime toujours, je t’aime malgré tout… Je t’aimerai, même si je suis flétri par une condamnation ! Même sur l’échafaud je crierai mon amour !… Ce sera ta punition… ce sera ma vengeance…

Il se promena quelques instants dans le cabinet de M. de Lignerolles, en proie à la plus vive douleur.

– J’ai fait ce que j’ai pu, Monsieur, dit-il au juge.

Du doigt celui-ci lui montrait Suzanne, sur les genoux de sa mère. Ce geste disait :

Il y a deux témoins, votre femme et votre fille.

Roger comprit. Un dernier espoir lui restait : son enfant parlerait peut-être.

Il l’enleva à sa mère et l’embrassa avec passion à plusieurs reprises.

Puis, tout à coup, s’approchant de M. de Lignerolles.

– Je vous supplie de faire éloigner ma femme, murmura-t-il.

Le magistrat acquiesça d’un signe de tête.

Henriette s’était levée sans attendre l’injonction et s’était dirigée vers la salle d’attente, où elle disparut.

Roger prit Suzanne sous les bras, comme lorsqu’il voulait l’enlever au-dessus de sa tête et la tint éloignée de lui, un moment, en souriant :

– Tu ne m’aimes donc plus, chérie ? dit-il.

L’enfant le regardait avec une sorte de sauvagerie.

Elle était si changée, que quiconque l’eût vue avant le crime et l’eût revue alors, eût juré qu’il y avait là deux enfants. De sa gentillesse d’autrefois et de ses jolis sourires et de l’expression si tendre et si rieuse de ses yeux il ne restait rien. Les lèvres tombaient lourdement, comme s’affaissent les lèvres d’une femme que la douleur a flétrie.

Elle était jadis pâle et rose, d’une pâleur transparente, sous laquelle on devinait le sang vivace et chaud. Maintenant, son teint était jaune et le front, ce front candide de fillette, restait constamment ridé.

– Pourquoi veux-tu me faire de la peine ? disait Laroque en l’embrassant presque entre chaque mot. Est-ce que je t’ai jamais fait pleurer, moi ? Est-ce que je ne t’ai pas aimée, cajolée, autant que petite mère ?… embrassée aussi souvent qu’elle t’embrassait ?… Est-ce que, tous les jours, quand je venais de Paris, tu ne trouvais pas sur moi quelque surprise ? Et, tu le savais bien, vilaine, car tu venais toujours au-devant de moi, ou, du plus loin que tu pouvais me voir, tu guettais mon arrivée… Ce n’était donc pas pour moi que tu m’aimais et parce que je suis ton père ?… C’était pour les jouets et les poupées dont je te faisais présent ?… C’est très laid, cela, Mademoiselle, et vous mériteriez d’être grondée !…

Suzanne semblait ne pas entendre.

– Suzanne, Suzanne, ma chère mignonne, réponds-moi. Tu te rappelles bien, n’est-ce pas ? Le jour où tu m’as récité ce gentil compliment que ta mère t’avait appris et où tu me disais : « Père chéri, je ne suis jamais si heureuse que lorsque tu m’embrasses. Je sais que tu es indulgent pour moi et tous les jours je t’aime davantage parce que tous les jours je vois combien tu es bon… » Rappelle-toi, chère petite… c’était la veille de ce jour-là… la veille au soir… Je ne suis pas venu dîner avec ta mère et avec toi. Il paraît que vous m’avez attendu, très tard. Vous vous êtes mises au balcon et vous regardiez dans la rue pour me voir venir. Tu sais ? Tu te souviens ?

– Oui, père, je me souviens, murmura l’enfant.

Roger eut un geste de joie. Il soupira, soulagé. Suzanne se souvenait !

– Alors, vous m’avez vu entrer, dans la petite maison qui fait face à la nôtre… Tu la vois bien, la petite maison avec ses grands marronniers ?

– Oui, la maison du voisin Larouette.

– C’est cela. Tu m’as vu entrer, à ce qu’il paraît ? Puis, tu m’as vu dans la chambre dont la fenêtre était ouverte, tu m’as vu me jeter sur Larouette et lui mettre les mains autour du cou, l’abattre sous moi et le tuer ?

L’enfant se tut.

– Réponds, ma chérie. C’est ton petit père qui t’en supplie !

– Je n’ai rien vu de cela, dit-elle à voix basse.

– Alors, qu’as-tu vu, cela est certain, tu as vu quelque chose ?

– Non, mère et moi nous n’avons rien vu…

– Tu mens. On te l’a déjà dit. Et je te le répète, tu mens. Et c’est mal. Et je t’ordonne de parler, ou si tu ne parles pas, je te punirai. Et d’abord, tu ne me verras plus, – plus jamais, entends-tu bien ? – Et bientôt tu me regretteras, car tu n’auras plus tes bibelots, ni tes chariots, ni tes pelles, ni tes bêches pour creuser dans le sable, ni tes fleurs, ni tes poupées, grandes comme toi. On te retirera tout cela, parce que tu seras devenue pauvre et que ton père ne sera plus là pour te les acheter. Alors tu n’auras plus tes jolis chapeaux. Tu n’auras plus tes jolies robes fraîches qui faisaient tant plaisir à ta coquetterie. Tu n’auras plus rien, parce que tu n’auras pas voulu obéir à ton père. Parle ! Je te dis de parler… Je te l’ordonne… Parleras-tu ?

– Oh ! père, père, dit-elle, j’ai peur !

– Parleras-tu te dis-je, parleras-tu à la fin ? Tu étais sur le balcon, qu’as-tu vu ? qu’as-tu entendu ? Si tu ne m’obéis pas, je t’emmène avec moi et tu resteras en prison, avec ton père… Dans une prison très noire où toutes sortes de mauvaises bêtes viendront te mordre… où tu verras des fantômes la nuit… où l’on viendra te réveiller quand tu dormiras, pour te faire souffrir… Parle, allons, parle !

– Père, père, pitié de moi, pitié…

– Pourquoi aurais-je pitié de toi puisque tu t’entêtes à ne rien dire. Je ne t’aime plus. Je ne te reconnais plus pour mon enfant. Non, tu n’es pas ma fille, qui est-elle, celle-là ? C’est une petite étrangère que nous avons élevée par charité et que nous allons envoyer dans la rue, parce qu’elle est désobéissante et parce que, pour l’affection qu’on lui a vouée, elle ne montre que de l’ingratitude. Vous ne méritez pas qu’on vous aime !…

La colère l’envahissait. Il la secouait dans ses mains avec rudesse. Elle laissait faire, masse inerte, les bras ballants, la tête sur la poitrine.

Soudain, il la pose près de lui. L’enfant perd l’équilibre et tombe sur les genoux. Laroque lève les bras dans un accès de fureur.

La raison lui échappe, comme elle échappe à Suzanne, comme elle échappe à Henriette, car leurs nerfs sont tendus, et cette scène déchirante, si elle devait se prolonger, casserait chez ces trois êtres tous les ressorts du cerveau.

Il n’a jamais eu que des caresses pour cette enfant qu’il adore, et cette résistance le met dans une rage insensée. Il a envie de la battre, de la briser.

On dirait qu’elle attend le coup, car, victime résignée, elle baisse la tête et même Roger ne l’entend plus qui dit encore, doucement :

– Pardon, père, pardon, père !

Alors, Henriette vient se jeter à genoux entre elle et lui !

Elle prend Suzanne dans ses bras, effarouchée, mais, en tombant là, elle a glissé deux mots à Laroque, – de sa voix mourante, – deux mots que, seul, il entend :

– Frappe-nous donc, comme tu as frappé l’autre !…

Sa colère s’évanouit soudain.

Les bras levés pour frapper, – les poings fermés, – s’abaissent lentement sur ces deux têtes, où depuis des années il a accumulé tant de baisers d’amour.

Ses doigts rudes errent un instant dans ces cheveux blonds, ceux de la mère comme ceux de la fille – et se font doux pour cette suprême caresse, et il dit :

– Non, je ne frapperai pas…, car je vous aime… je vous aime, mon Dieu, je vous aime !…

Et c’est plus qu’il n’en peut supporter, cet homme.

Il fait un signe à M. de Lignerolles.

Le greffier prend Henriette par le bras et la fait sortir, en la soutenant, pendant que Suzanne reste suspendue à sa robe.

Roger les suit un moment des yeux. Et, quand elles ne sont plus là, il semble que la terre lui manque, que rien ne se trouve plus sous ses pieds, et il tombe lourdement, avec un grand soupir, évanoui, demi-mort.





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