Robert Lozé/Oportet vivere

A. P. Pigeon (p. 15-22).

CHAPITRE III

« Oportet vivere. »


La nécessité ! C’est le stimulant que donne au monde la nature et qui résume toutes les existences matérielles. C’est aussi le cri de toutes les misères. L’homme en fait souvent le voile de ses ambitions, l’excuse de ses défaillances, le prétexte de ses turpitudes. Voleur au coin du bois, financier véreux, prostitutions sociales publiques et privées jettent ce mot à la face de l’opinion qui les condamne plus souvent que la société ne les punit.

Les habiles sont plus nombreux que les désintéressés. Ils sont rares ces héros qui traversent la vie, le fiat justicia au fond du cœur. Dans les pays de vieille civilisation, où des populations innombrables se disputent le pain, on comprend que l’égoïsme féroce devienne en apparence — car il n’en est jamais nécessairement ainsi, — la loi inéluctable. Mais dans nos pays, où la richesse inépuisable de la nature attend encore le travail de l’homme pour la féconder, il est triste de constater que la lèpre du parasitisme, qui en est le principal signe extérieur, existe à l’état endémique et qu’elle se propage surtout parmi ceux qui par la nature des choses semblent être appelés à donner aux autres le bon exemple. Ortie qu’il est d’autant plus urgent d’arracher que ses racines sont anciennes et profondes. Legs funestes d’un état social qui n’existe plus.

Sous le régime français, une foule de soi-disant fils de famille, la plupart prolétaires — gens qu’il ne faut pas confondre avec les seigneurs terriens, qui furent dans leur temps de bons et utiles citoyens, — vinrent s’abattre sur ce pays comme une nuée de sauterelles. Se refusant au travail de peur de déroger, ils devinrent bientôt un danger public. Déjà en 1679, l’intendant Duchesneau les signalait à Colbert, et en 1685, Denonville écrivait à ce ministre : « Ils viennent à moi les larmes aux yeux, et à moins qu’on ne les assiste, ils deviendront tous bandits. »

Bandits ! Voilà bien le synonyme d’inutile et de parasite. Le germe de cette maladie sociale est bien vivant ; ses effets sont sensibles et peuvent devenir plus funestes encore que ceux de cette autre maladie sociale, l’esclavage, dont les restes tiennent encore plusieurs des peuples de ce continent dans l’impuissance. Il est plus caché, plus insidieux, mais tout aussi mortel. Où trouverons-nous la plume d’une Harriet Beecher Stowe pour le déraciner et le tuer ?

Robert Lozé, ayant beaucoup de ce qu’il faut pour faire un citoyen utile, n’avait pas échappé au mal dont nous parlons. Chez lui, pourtant, ce n’était pas un mal héréditaire. Ses aïeux, depuis de longues générations, avaient fécondé la terre natale de leurs sueurs, quelquefois de leur sang. Lui-même dans son enfance, avait couru pieds nus dans le sillon, et au loin là-bas, sur les rives du large fleuve, s’élevait encore la maison paternelle, berceau d’hommes virils et de traditions sacrées. Là, ses frères, entourés de leurs familles et de leurs laboureurs, formaient un cercle patriarcal et heureux, où le soir, devant le feu de la cheminée, on se remémorait quelquefois l’absent.

Ceux-là vivaient au soleil. Leurs horizons étaient la mer et les montagnes. Ils retournaient au printemps la terre fumante, ils engerbaient à l’automne la moisson dorée. Quant à lui, la destinée l’avait voué à la chicane. Son existence se consumait dans cette sombre officine des miasmes sociaux, où ceux qui travaillent ne cherchent pas toujours à curer ou à guérir, mais s’appliquent à extraire un peu d’or de la suie, en murmurant : opportet vivere !

Songeait-il parfois aux jours de son enfance, aux choses jadis si familières de l’établissement paternel ? Que de souvenirs réunis sous ce vieux toit normand ! Dans la grande pièce basse, quand venait le soir, le père récitait la prière d’une voix grave. Le crucifix noir suspendu à la cloison devenait aux yeux des enfants une chose mystique et solennelle sous la lumière vacillante de l’unique chandelle. Accroché aux poutres, le vieux tulle français, ou fusil de long calibre, jadis le compagnon inséparable du pionnier, rappelait les événements tragiques d’un passé déjà lointain. Puis, au dehors, les vastes granges en pierre aux clochetons argentés, les longues étables, et le vieux moulin à vent près duquel les enfants se rassemblaient pour organiser leurs jeux. Parfois grimpant jusqu’au faîte de son mur dégradé, ils regardaient passer, au large, les goélettes aux ailes blanches et les grands transatlantiques aux lignes puissantes se détachant, suivant la distance, en noir sur le fond bleu du fleuve, en gris sur la ligne vaguement empourprée des montagnes du nord. Et l’église du village et le presbytère où son oncle, homme vénérable et vraiment sacerdotal, avait dit un jour : Je me charge de Robert. Il ira au séminaire et nous le consacrerons à Dieu !

S’il arrivait à Robert de songer à tout cela, ce ne devrait pas être sans un secret remords. Non pas tant d’avoir trompé les espérances de son oncle. Les vocations, surtout celles du sacerdoce, ne doivent pas être forcées. Mais le souvenir de son père, dormant au cimetière, sa vieille mère priant pour lui et l’attendant toujours, son frère Jean, parti tout jeune pour la terre étrangère et qu’il avait depuis longtemps complètement perdu de vue ; ces souvenirs, ces êtres si chers et si sacrés, il les négligeait, ils étaient comme sortis de sa vie. Les aimait-il encore ? Les avait-il jamais aimés ? Hélas ! La sécheresse de cœur s’était manifestée en lui dès ce jour, où il s’était demandé ce que pouvaient bien avoir en commun des gens qui gagnaient leur vie par le travail de leurs mains et un collégien, un étudiant, un futur monsieur.

Oh ! Ce mot, monsieur, comme il le fascinait. Jeter sa défroque de campagnard, endosser la redingote et le chapeau de soie, revenir dans sa paroisse natale pérorer avec une éloquente condescendance devant ceux qui furent jadis ses égaux. Il les voyait quelquefois ces heureux de la terre, daignant distribuer des poignées de main et des sourires. Il les avait entendus débiter avec emphase, dans ce qui lui semblait le plus beau langage, des choses qu’il ne comprenait pas bien encore, mais admirables sans aucun doute ; où les mots sonores et les sentiments patriotiques revenaient à chaque phrase. Être un jour monsieur le candidat, monsieur le député, l’honorable M. Lozé ! Voilà ce qui remplissait sa jeune imagination d’un trouble indicible et charmant.

En attendant, le futur monsieur poursuivait ses études et n’avait personne pour lui expliquer le vide de ses rêves. Comment aurait-il pu, seul, comprendre, pauvre enfant déjà pétri d’égoïsme, qu’il faisait fausse route et que des aspirations qui ont leur source dans la vanité et dans l’intérêt personnel manquent de grandeur ; qu’elles ne peuvent aboutir qu’à la bassesse, qu’elles rapetissent le talent, entravent l’action, tuent la pensée. Aussi, dans son ignorance des enseignements de l’expérience et de l’histoire, ne sachant guère juger, son admiration allait à cette écume qui flotte à la surface de la société, tristes catilinas nains à demi conscients de leur insignifiance, qui volontiers trempent dans les petites ignominies, pour atteindre la gloriole d’un instant. Feux follets sortis d’un cloaque où ils doivent bientôt retomber pour se noyer dans la fange.

Tout cela se développait dans l’âme de Lozé presque à son insu et sans qu’il en parlât à qui que ce soit. Son père, homme honorable mais peu lettré, n’aurait pas su le diriger. L’enfant, connaissant les intentions de son oncle, n’osait lui faire part d’aspirations qui devaient les contrecarrer. De livres, il ne possédait que quelques prix de collège, excellents dans leur genre, mais qui ne pouvaient répondre aux mille questions d’une jeune intelligence en marche. Il aurait sans doute pu trouver parmi ses professeurs au petit séminaire, le guide dont il avait besoin. Malheureusement, il éprouvait à leur endroit la même gêne qui l’empêchait de s’ouvrir à son oncle.

Le cas exposé ici est assez général puisqu’il a donné lieu dans certains quartiers à une guerre, plus ou moins ouverte, et suivant nous bien injuste contre les collèges classiques. Sans doute, le mal existe et à l’état aigu, mais ne déterminons pas à la légère les responsabilités, et jugeons-nous nous-mêmes avant de condamner les autres.

Fondés dans le but unique et avoué de recruter le clergé, les séminaires ont incidemment formé un grand nombre d’hommes de profession et d’hommes d’État. Doit-on leur imputer à crime que leur œuvre est plus grande que leur idée première ? Est-ce mal de leur part d’instruire presque gratuitement ? Les blâmera-t-on d’avoir su composer un corps enseignant où l’on trouve parmi les professeurs et les pédagogues, des savants et des penseurs ?

D’un autre côté, il est très vrai que l’éducation qui convient pour le prêtre qui, suivant le brocard du droit canon, doit vivre de l’autel, n’est pas celle qui rend propre à soutenir les luttes de la vie dans le monde. Diriger les âmes et gagner son pain, sont des choses différentes. C’est ce qui fait que tant de jeunes gens entrent désarmés dans l’arène. Les séminaires reconnaissent cela. Ils font certaines concessions aux carrières civiles. Mais ils répondent en même temps aux chefs de famille qui se plaignent : « Agissez donc vous-mêmes. Vous êtes les principaux intéressés. » N’ont-ils pas mille fois raison ? Convenons franchement de notre coupable apathie, alors que notre devoir serait de mettre tout en œuvre pour faire cesser un tel abus.

Jusqu’à ce que nous comprenions cela, jusqu’à ce que le public se tourne en masse vers les carrières productives de la richesse matérielle, qui est le ressort des peuples, la grande route du progrès restera déserte, et nous verrons toujours la triste procession d’ilotes en habit noir encombrant un étroit sentier, le spectacle puéril d’augustes aréopages préparant ex-professo des guet-apens à l’aspirant qui voudrait, comme le médecin de Molière, partager leur privilège de tailler, couper et occire impune per terram.

Qu’on nous pardonne ces considérations un peu longues. Il était nécessaire de faire connaître l’état d’âme de Lozé avant le jour où nous l’avons rencontré et qui fera époque dans sa vie. La dame que Louise avait vue dans son bureau devait, en effet, y apporter un élément nouveau et important.

Sans amis et sans argent, le jeune homme, au début de sa carrière, avait eu à choisir entre le sacrifice qui exalte et le succès qui avilit. Il faut plus que du courage et un esprit d’élite, il faut surtout une vocation inébranlable pour s’ensevelir en pleine jeunesse dans le travail opiniâtre et sérieux, l’horizon comme mûré et sans issue visible. Les privations physiques sont supportables dans la jeunesse. Le mépris des confrères, les humiliations le sont moins. Ces épreuves victorieusement subies révèlent l’or pur des caractères. Car, comme on l’a souvent dit avec vérité, quelque encombrée que puisse être une profession, il y a toujours place aux degrés supérieurs. C’est aux rangs inférieurs que la congestion se fait sentir, puisque le très grand nombre choisit le succès immédiat et apparent. Relativement, les débuts peuvent être moins pénibles pour qui d’une science faite pour soulager les hommes ou pour protéger la civilisation, fait un vil métier. Mais ce genre de succès, toujours dégradant, est bien rarement durable, parce que sa source n’est pas dans le bien et l’utile. Que peut-il rester à l’homme qui a ainsi passé sa jeunesse, sinon le dégoût de toutes choses. Il marche, comme l’a dit Buffon avec tant de profondeur, entre deux écueils formidables, le mépris et la haine, il s’affaiblit par les efforts qu’il fait pour les éviter, et il tombe dans le découragement qui ne laisse d’autre désir que celui de cesser d’être. Sans doute, cette règle souffre exception. Certaines natures peuvent ignorer la souffrance morale dont nous parlons, mais même pour ceux-là le décor de respectabilité est bientôt percé à jour et le charlatan noté d’infamie.

C’était le succès facile qu’avait choisi Robert Lozé. Depuis cinq ans il vivait de cette vie mesquine, ouvrier inconscient de la désintégration sociale. L’anglais a un mot pour expliquer cette chose, un mot évidemment d’étymologie française et que Dickens a rendu terrible : « pettifogger. » Les pettifoggers de Dickens étaient d’horribles pieuvres sociales : les nôtres ne sont pour la plupart que de pauvres jeunes gens fourvoyés. Comme tant d’autres, Lozé avait eu longtemps un nuage devant les yeux. Ne connaissant des hommes que la bassesse et la misère, le beau, le grand, l’utile, le devoir, dans son sens élevé, n’avaient été pour lui que des choses vagues.

Aujourd’hui, un rayon de soleil venait de percer le nuage. En réponse à une de ces sommations de payer lancées chaque jour à la douzaine, une femme était venue le trouver, ou plutôt elle lui était apparue. Car lorsque de sa main gantée elle releva sa voilette, il crut presque contempler un être d’un autre monde. Elle appartenait en effet à un monde dont il avait à peine soupçonné l’existence. Chose qui pourra paraître paradoxale, de cette femme cultivée aux simples habitants des campagnes, la distance était moins grande que celle qui la séparait d’un être tel qu’était alors Lozé. De même que l’or du filon, qui aux mains de l’artiste se transforme en bijou, peut dans la pièce de monnaie devenir immonde, l’homme peut soumettre son intelligence et son instruction, qui sont l’or, à quelque esclavage intellectuel qui les dégrade.

Lozé en ce moment-là eut conscience de la distance qui le séparait de cette femme. Quel est l’homme qui n’a pas eu de ces moments de clairvoyance intuitive ?

Il eut honte en acceptant, ne sachant comment refuser, la somme qu’elle lui tendait. Honte, non pas de l’action même qui n’avait rien de blâmable en soi. Mais il se sentait sous ce regard tranquille qui l’examinait, comme un huissier sous les grands yeux curieux des enfants dont il violente le foyer.

Du reste, ce trouble ne dura qu’un instant. L’homme qui en lui n’était que caché sous l’enveloppe du chicanier, voulut s’affirmer. Il éprouva le besoin de faire voir à cette femme qu’il n’était pas un être inférieur et grossier. C’est en ce moment que Louise était entrée. C’était l’influence de madame de Tilly qui lui avait valu, à l’insu de cette dame et peut-être de Lozé lui-même, un accueil bienveillant et à Bertrand une défense gratuite. Puis, resté seul, Lozé avait pour la première fois éprouvé le besoin de s’excuser à lui-même, et l’exclamation lui était venue : « oportet vivere ! »