A. P. Pigeon (p. 9-13).

CHAPITRE II

L’Avocat.


Quand Bertrand s’éveilla, le lendemain, le soleil matinal inondait déjà la pièce, et Louise était debout près de lui. Autour d’elle, les constables se tenaient dans l’attitude du respect qu’inspire toujours aux hommes une femme qui en est digne. Comprenant bien la situation, ces braves gens s’intéressaient à ces acteurs involontaires dans un incident tragique.

Louise était pâle. On voyait que sa nuit n’avait pas été aussi paisible que celle de Bertrand. Elle souriait cependant en brave fille qu’elle était. L’inquiétude ne lui avait pas fait négliger sa toilette. Ses cheveux châtains tordus sur la nuque, sa robe de toile, tout était soigné, propre, simple et partant de bon goût. Louise était de celles qui comprennent que la femme du peuple s’abaisse en s’affublant de la défroque des riches ou de la pacotille qui en est l’imitation. Manie de luxe est mauvaise conseillère. Béranger a beau idéaliser Lisette, le sage ne la choisit pas pour femme.

Il fut décidé que Louise et Bertrand accompagneraient un constable jusqu’au poste central, afin d’expliquer l’affaire au chef de police qu’on n’avait pas voulu déranger la veille. Montant tous trois dans un char électrique, ils furent bientôt rendus à destination.

Le chef, homme de haute taille, d’allure militaire, à moustaches grisonnantes, écouta en silence le rapport de l’agent, puis le récit de Bertrand, et celui de Louise. Un commis sténographiait l’entrevue.

— Vous n’avez, je crois, rien à craindre, dit le chef, après avoir tout entendu. L’enquête doit avoir lieu ce matin, et il vaudra mieux que vous attendiez ici la sommation du coroner. Autrement, je serais obligé de faire rapport aux autorités provinciales et vous auriez à comparaître devant un magistrat, ce qui entraînerait sans doute des formalités et des frais.

— C’est bien, monsieur, dit Bertrand, comprenant que pour quelque temps encore il devait rester virtuellement prisonnier.

Il se retira, avec Louise, dans l’antichambre, où le commis sténographe les avait précédés.

— Il vous faut un avocat, dit ce dernier à Bertrand.

— Mais je n’en connais pas.

— En voici un, un bon.

Il lui tendit une carte portant ce nom :

Robert Lozé, avocat, 77, rue du Palais.

— Vous pouvez lui parler par le téléphone, ajouta-t-il, voyant que Bertrand regardait la carte d’un air indécis.

— J’irai plutôt le chercher moi-même, dit Louise. Et prenant la carte des mains de Bertrand, elle s’en alla avant qu’il pût répondre.

Arrivée rue du Palais, il ne fut pas difficile pour Louise de trouver l’étude de Robert Lozé, avocat. La rue n’est pas longue, et au numéro 77, suivant la mode de notre époque, à laquelle se soumettent trop d’hommes de profession, le nom du personnage, en lettres d’or, ornait la porte d’entrée, les vitres des fenêtres du deuxième, la muraille de l’escalier et la cloison vitrée du second palier. L’avocat partageait les honneurs de cette publicité avec un M. Rémi Bittner, courtier, agent d’affaires, prêteur d’argent, collecteur de comptes, etc., comme son enseigne l’indiquait. Le voisinage d’un client aux affaires si multiples devait être une mine d’or pour l’heureux avocat.

Louise eut tout de suite pour ce roi probable de la bourse et pour son aviseur, un grand respect, et ce ne fut pas sans émotion qu’elle frappa à la porte.

Dans la première pièce, une jeune fille écrivait bruyamment au clavigraphe, et un tout petit saute-ruisseau, sur les instructions de Louise, descendit du tabouret où il était perché et alla dire à son maître, dans la chambre du fond, qu’une dame désirait le voir.

Elle fut aussitôt admise dans l’étude de l’avocat. Celui-ci se leva à son entrée et lui indiqua un siège. Son pupitre était au centre de la chambre et faisait face à la porte. De chaque côté du pupitre se trouvait un fauteuil. Sur celui de droite, s’étalait une robe d’avocat, et un rabat blanc que M. Lozé devait, selon toute apparence, endosser tout à l’heure. Dans l’autre fauteuil était assise une dame élégante, une cliente sans doute, qui avait relevé sa voilette et lisait un papier.

L’avocat pouvait avoir de vingt-huit à trente ans. Assez grand, la figure rasée, les cheveux trop longs et tombant jusqu’au col de sa redingote noire. Malgré sa politesse étudiée et l’apparat du métier dont il s’entourait, on trouvait quelque chose en lui, on n’aurait pas su bien dire quoi, qui n’inspirait pas une entière confiance. Il est une chose admirable chez certains hommes, c’est la réflexion sur le visage et sur toute la personne de la virilité de l’âme, une tranquille fierté née du sentiment de la dignité et de l’indépendance. C’est la généralisation de cette qualité qui a valu aux anciens Canadiens le titre de « peuple gentilhomme. » L’auteur de ce récit, alors qu’étudiant chez monsieur le juge Bossé, à cette époque avocat au barreau de Québec, et continuateur des meilleures traditions de son ordre, a vu quelquefois entrer dans son bureau des cultivateurs de la côte de Beaupré qui étaient bien véritablement l’incarnation de cette idée d’un peuple gentilhomme. Vêtus d’étoffe du pays, sans aucune prétention, ils n’en réalisaient pas moins l’idéal qu’on se fait d’un grand seigneur ; idéal qu’on ne trouve pas toujours chez les descendants des croisés, qui ne dépend pas entièrement de l’éducation ni de la condition sociale ; qualité toute personnelle, qui seule confère la vraie noblesse et que lord Dorchester a su peindre par un mot immortel.

Peut-être était-ce quelque chose de semblable à cela qui manquait à Robert Lozé.

— Qu’y a-t-il à votre service, mademoiselle, demanda-t-il ?

Louise, un peu intimidée, hésita, et la dame qui jusqu’alors n’avait pas quitté son siège, se leva aussitôt comme pour sortir.

— Ne vous dérangez pas, je vous en prie, s’écria Louise, il n’y a rien de secret.

La dame reprit son fauteuil, pas fâchée peut-être d’entendre ce que pourrait bien dire cette autre jolie cliente.

Alors Louise raconta en peu de mots l’affaire, insistant surtout sur le danger qu’elle avait couru et sur le dévouement de Bertrand qui, surpris par un malfaiteur, avait déployé toute sa force pour protéger sa fiancée.

La dame avait pendant ce temps examiné attentivement la jeune ouvrière. Son intelligence et sa modestie devaient plaire. Son petit roman lui inspira de l’intérêt. Elle se leva et alla l’embrasser.

— Soyez tranquille, dit-elle, M. Lozé arrangera cela. Votre Bertrand est un héros.

Louise rougit de plaisir et ne répondit que des yeux.

— Quand a lieu l’enquête, fit Lozé ?

— Ce matin, me dit-on.

Après s’être enquis par le téléphone de l’heure de l’enquête, il s’apprêta à accompagner Louise auprès de Bertrand. La dame, en prenant congé, donna à la jeune fille son adresse et la pria de l’aller voir avec son fiancé.

— Vous demanderez madame de Tilly, dit-elle.

On connaît ces enquêtes devant le coroner ou juge d’instruction, scènes lugubres où commence le dénouement de tant de sombres tragédies. Celle-ci fut courte. L’identité du mort avait été établie comme celle d’un vagabond par plusieurs serre-freins. Il avait une réputation de férocité qui, même dans des circonstances moins favorables, même sans le témoignage de Louise, aurait été suffisante pour justifier l’action de Bertrand. L’avocat eut donc peu de chose à dire. Mais ce peu, il le dit si bien que son client fut complimenté par le jury et honorablement libéré par le magistrat.

Ils revinrent ensemble au bureau de Lozé, où Bertrand entama la question de l’honoraire.

— J’ai eu peu de chose à faire, répondit l’avocat, après un instant de réflexion. Si vous croyez me devoir, vous pourrez vous acquitter en m’envoyant vos amis qui ont des procès. Il prit un paquet de cartes dans un tiroir et en passa quelques-unes à l’ouvrier. Celui-ci les accepta avec empressement, serra la main de l’avocat, et sortit avec Louise, tous deux pénétrés de satisfaction et de reconnaissance.

Lozé, resté seul, rejeta les cartes dans le tiroir avec un mouvement presque de dégoût, et se laissa tomber dans un fauteuil.

— Il est triste, murmura-t-il, d’être condamné à ne jamais faire une bonne action sans arrière pensée. « Oportet vivere ! » hélas !