A. P. Pigeon (p. 23-27).

CHAPITRE IV

En dérive.


Socialement, Adèle de Tilly n’était pas tout à fait orthodoxe.

Mariée à dix-huit ans à un cadet de famille, officier dans l’armée anglaise, elle avait suivi son mari en Angleterre. Quelque temps elle fut une étoile de la société la plus aristocratique de l’Europe. Mais son mari, livré au jeu et à la débauche, mécontenta sa famille dont il dépendait pour ses ressources. Il dut alors renoncer à l’armée, et tombant de plus en plus bas, il en vint à maltraiter sa jeune femme qui refusait de se ruiner pour payer ses dérèglements. Celle-ci, mal conseillée, eut recours au divorce. Procès retentissant qui lui valut une fâcheuse notoriété, bien qu’elle n’eût pas de torts bien graves.

On sait que la reine Victoria ne tolérait pas les femmes divorcées. La société faisait alors de même, regis ad exemplar. N’étant pas de force à remonter le courant, madame de Tilly revint au Canada. Mais elle s’aperçut bientôt que quelque chose de l’ostracisme qu’elle fuyait l’avait poursuivie jusqu’en son pays. On ne la repoussa pas absolument, mais on l’accueillit froidement et elle ne voulut pas continuer des relations où les avances étaient toutes de son côté.

C’était une femme aimable, belle encore à quarante ans, ni dévote ni esprit fort, au fond bonne en dépit des circonstances. Ressource précieuse pour une personne ainsi placée, elle aimait les arts et connaissait la musique en artiste. Elle était artiste aussi dans sa toilette et dans l’aménagement de sa maison, qui était charmante et singulière. À l’intérieur s’entend, le dehors n’étant qu’une espèce de chalet suisse bâti à l’américaine et posé sur un carré de gazon comme une bonbonnière sur un tapis vert. Mais cette bonbonnière était meublée de choses antiques que madame de Tilly avait collectionnées elle-même, non pas chez les brocanteurs qui excellent dans l’art de vendre des antiquités apocryphes, mais à la campagne, dans les maisons de cultivateurs, où l’on trouve parfois des objets de grand prix, les bois précieux et les cuivres souvent recouverts d’une couche de badigeon. Ce sont des meubles Louis XIV et Louis XV, quelquefois plus anciens encore, presque tous d’une élégance de forme remarquable. Car il faut admettre que les artisans anciens surpassaient ceux d’aujourd’hui. Les connaisseurs admiraient surtout un buffet de forme ovale fait de bandes alternantes de bois de rose et de cuivre et soutenu sur des pieds de cuivre ciselé. Cet objet avait dû séjourner plus de cent ans chez des gens qui en ignoraient le prix.

Quelque indépendante qu’on puisse vouloir paraître, on ne vit pas sans société. Madame de Tilly avait fini par réunir autour d’elle un cercle où il régnait quelque chose de son esprit. Cela formait un salon excentrique et à part, moins banal que les cercles plus réguliers, parce qu’on y rencontrait des gens qui ne ressemblaient pas entièrement à tout le monde. Le jeu en était proscrit, car l’hôtesse, instruite par une triste expérience, le tenait en horreur. C’était un des rares endroits de la métropole où l’on causait et où les choses de l’intelligence n’étaient pas absolument négligées. On y épluchait peu les réputations, ce qui eût pu être embarrassant pour certains habitués. Mais on se faisait éplucher ailleurs, parce qu’on était à côté de la convention.

Montréal, soit dit en passant, a cela d’une capitale, qu’on peut y trouver les éléments épars d’une vraie vie sociale, lesquels, faute d’un centre de réunion favorable, forment de petits groupements comme celui que nous parlons. Un tel milieu pouvait distraire l’ennui d’une femme jeune encore et intellectuelle, en qui la passion et le chagrin avaient laissé leur trace profonde et qui devait porter sur son cœur les rides qui ne paraissaient pas sur son visage.

Mais de là au bonheur ou même au contentement, il y a un abîme.

Nous vivons dans le siècle de l’émancipation de la femme. Celle-ci se croit plus heureuse par suite de son affranchissement de certaines des infériorités légales et sociales dont elle souffrait. Il n’en sera vraiment ainsi cependant que si la femme sait rester femme dans la nouvelle condition qui lui est faite, et la mégère qui a déclaré la guerre à l’autre sexe, la mondaine blasée dont le temps est le plus redoutable ennemi, sont presque aussi malheureuses que la pauvresse qui se courbe docilement sous la tyrannie d’un mari brutal. Nous aurons beau faire, la femme vraiment heureuse sera toujours la mère. Elle seule aura dans la vie un but bien défini. Sans cette auréole de la maternité, ou à son défaut, quelque chose de plus grand encore qui est le sentiment maternel s’étendant à tous les infortunés, une femme est une souveraine détrônée. Qui pousse le berceau régit le monde. C’est la nature qui le veut ainsi. Dans notre pays, heureusement, les abdications sont rares. C’est pour cela qu’un jour nous serons forts par nos femmes.

À ce point de vue, Adèle de Tilly n’était donc pas vraiment heureuse. Elle avait le sentiment de sa vie manquée, dont elle ne méditait pas d’ailleurs les causes ; cherchant à se distraire pour échapper à l’ennui, mais ne tombant pas dans le désordre, parce que même parmi les âmes égarées, il en est de délicates qui ont horreur des souillures.

C’était le besoin de mouvement et de distraction qui l’avait conduite au bureau de Robert Lozé. En lisant cet imprimé assez insolent lui réclamant une faible somme d’argent restée dans les livres de quelque modiste en faillite, elle avait eu le caprice de voir celui qui faisait un tel métier. Surprise, elle avait trouvé un jeune homme intelligent, presque ingénu, qui lui avait rendu hommage par sa confusion. Elle en avait eu un peu pitié. Rien d’étonnant que de son côté, elle l’eut ébloui.

Entrée là à la recherche d’une distraction, madame de Tilly en avait trouvé deux. Louise, la jeune ouvrière, lui avait tout de suite inspiré un véritable intérêt. Elle eut envie de voir le fiancé, dont la conduite lui semblait belle. Les jeunes gens s’étaient rendus à son invitation. Louise entraînant Bertrand un peu timide et tirant de l’arrière. Comme ils n’attendaient pour s’épouser que le moment où Bertrand aurait un emploi un peu plus assuré, madame de Tilly résolut sans le leur dire, de prendre des renseignements au sujet de ces jeunes gens, et si le résultat leur était favorable, de leur venir en aide en les recommandant à des industriels de ses amis.

Elle songeait au moyen de faire cette louable action, lorsque la bonne vint lui annoncer un visiteur. Prenant la carte sur le plateau d’argent, elle sourit au nom qu’elle y lut :

— Faites entrer, dit-elle.

L’instant d’après, Robert Lozé entrait, encore sous le coup de l’excitation que cette démarche toute nouvelle lui causait et tout décontenancé devant cette femme et cet intérieur.

Debout et gracieuse, madame de Tilly reçut son visiteur, et coupant court au boniment qu’il avait probablement préparé :

— M. Lozé, lui dit-elle, vous venez à point. J’ai un service à vous demander.

— J’en suis heureux, madame, surtout si cela peut contribuer à me faire pardonner l’ennui involontaire…

— Ne parlons pas de cela. Je suis curieuse puisque je suis femme. « J’ai voulu voir, j’ai vu, » ajoute-t-elle avec une pointe de méchanceté, que Lozé ne comprit qu’à demi, mais qui néanmoins le rendit pour un moment presque aussi malheureux que l’officier de la cruelle Athalie, en subissant pareille apostrophe. Mais puisque vous vous avouez coupable, continua la dame, je vais vous donner pour punition une bonne action à faire.

Avec le tact d’une femme du monde, elle sût ainsi le mettre à l’aise. Elle lui expliqua ses intentions à l’égard de Bertrand et de Louise et lui demanda de faire une petite enquête qui lui permettrait de les recommander sans crainte. Lozé y consentit avec d’autant plus d’empressement que cela devait lui fournir l’occasion d’une nouvelle visite à l’aimable femme. Il prit congé en se promettant bien de revenir bientôt.