Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 326-335).


CHAPITRE XXVII.

VOYAGE.


L’œil, aussi loin qu’il peut s’étendre, ne rencontrait pas un seul arbre. Partout la terre, dépouillée et rougeâtre, y semblait insulter à la verdure. On l’apercevait aucun oiseau, si ce n’est quelques oiseaux de passage ; on n’entendait là ni le bourdonnement de l’abeille, ni le doux roucoulement de la colombe ; aucun ruisseau, dans son cours limpide et fugitif, ne venait récréer les yeux par sa vie ou caresser l’oreille par son murmure.
Prédiction de la famine.


Cette époque de l’année était celle de la moisson, où la température est si douce et si vivifiante. Je sortis de chez moi de grand matin pour me rendre chez M. Jarvie, qui demeurait tout près de l’hôtel de mistress Flyter, et à sa porte je trouvai Fairservice avec les chevaux, suivant l’ordre que je lui en avais donné. La première chose qui attira mon attention fut que, malgré les défauts et les infirmités du cheval que le conseiller légal de M. Fairservice, le clerc Touthope, avait eu la générosité de lui donner en échange de la jument de Thorncliff, il avait trouvé le moyen de s’en défaire et de se procurer à sa place un animal qui boitait d’une manière si complète et si étrange, qu’il ne semblait faire usage que de trois de ses pieds, le quatrième ne se levant en l’air que comme pour servir d’accompagnement aux autres. Mon premier mouvement fut de m’écrier avec impatience : « À quoi pensez-vous de m’amener ici un animal de ce genre ? et qu’avez-vous fait du cheval avec lequel vous êtes venu à Glasgow ?

— Je l’ai vendu, monsieur ; il était poussif, et il aurait mangé autant d’argent que sa tête était grosse, s’il était resté dans l’écurie de mistress Flyter. J’ai acheté celui-ci pour le compte de Votre Honneur. C’est un très-bon marché, il ne coûte qu’une livre sterling par jambe, c’est-à-dire quatre… Sa roideur se passera quand il aura fait un mille. C’est un trotteur bien connu ; on l’appelle Souple-Tam.

— Sur mon âme, dis-je, vous n’aurez de repos que lorsque vos épaules auront fait connaissance avec la souplesse de mon fouet. Si vous n’allez promptement chercher l’autre cheval, je vous promets que je vous ferai payer vos tours d’adresse. »

Malgré mes menaces, André continua de batailler, disant que pour ravoir le cheval il en coûterait une guinée de dédit. En véritable Anglais, quoique je sentisse que j’étais la dupe d’un fripon, j’allais me résigner à cette extorsion plutôt que de perdre du temps, quand je vis paraître M. Jarvie : il était botté, et affublé d’une redingote, d’un manteau et d’un bonnet, comme si nous dussions braver un hiver de Sibérie. Deux de ses commis, sous la direction immédiate de Mattie, conduisaient le paisible coursier qui avait l’honneur de porter la personne du digne magistrat de Glasgow dans ses excursions. Avant de grimper sur la selle (expression qui peint mieux la manière dont le bailli montait, que celle des chevaliers errants auxquels elle est appliquée par Spenser), il me demanda la cause de ma discussion avec mon domestique. En apprenant la manœuvre de l’honnête André, il coupa court immédiatement à la contestation, en déclarant que si Fairservice ne se hâtait pas de rendre son animal à trois pieds, et de ramener aussitôt le quadrupède plus utile dont il disait s’être défait, il l’enverrait en prison, et le condamnerait à une amende de la moitié de ses gages. « M. Osbaldistone, lui dit-il, vous a pris à son service, votre cheval et vous, deux animaux à la fois, maraud que vous êtes… Mais soyez tranquille, je vous surveillerai pendant le voyage.

— À quoi servira-t-il de me mettre à l’amende, dit André d’un air raisonneur, si je n’ai pas le premier sou pour la payer ? On ne peut prendre les culottes d’un montagnard.

— Du moins, reprit le bailli, vous avez de la chair et des os pour la payer de quelque autre manière, et j’aurai soin que justice vous soit faite d’une façon ou d’une autre. »

André fut donc obligé d’obéir à l’ordre de M. Jarvie ; seulement il grommela entre ses dents : « Mal prend d’avoir tant de maîtres, comme disait la terre au râteau en recevant un coup de chacune de ses dents. »

Il paraît qu’il n’éprouva aucune difficulté à se défaire de Souple-Tam et à reprendre possession de son ancien Bucéphale, car quelques minutes lui suffirent pour accomplir cet échange, et il ne me parla jamais de ce qu’il m’avait dit devoir payer pour le dédit.

Nous partîmes alors ; mais nous n’étions pas encore au haut de la rue dans laquelle demeurait M. Jarvie, que nous entendîmes derrière nous quelqu’un qui criait très haut et d’une voix toute essoufflée : « Arrêtez, arrêtez ! » Nous nous arrêtâmes en effet, et fûmes rejoints par les deux commis de M. Jarvie qui lui apportaient deux nouveaux témoignages des attentions de Mattie pour son maître : l’un était un énorme mouchoir de soie qui aurait pu servir de grande voile à l’un des bâtiments qu’il envoyait dans les Indes occidentales, et dont Mattie lui recommandait instamment de s’envelopper le cou, ce qu’il fit aussitôt ; l’autre était une recommandation, de la part de la ménagère, d’être prudent et de prendre garde de se faire mouiller : il me sembla que le petit drôle avait envie de rire en s’acquittant de ce message. « Bah, bah, la petite sotte ! » dit M. Jarvie ; puis se tournant vers moi il ajouta : « Cela prouve un bon cœur pourtant dans une si jeune créature… Mattie est une fille attentive. » En parlant ainsi il piqua les flancs de son coursier, et nous sortîmes de la ville.

Pendant que nous chevauchions sur une route qui nous conduisait au nord-est de Glasgow, j’eus l’occasion de remarquer et d’apprécier quelques-unes des bonnes qualités de mon nouvel ami. Quoique, de même que mon père, il considérât les opérations commerciales comme l’objet le plus important de la vie humaine, il n’en était pas engoué au point de regarder avec mépris des connaissances plus générales. Au contraire, à travers ses bizarreries et ses manières un peu triviales, avec une vanité qu’il rendait plus ridicule en cherchant à la déguiser sous un voile d’humilité beaucoup trop transparent ; enfin, quoique privé des avantages d’une éducation soignée, la conversation de M. Jarvie indiquait un esprit pénétrant, observateur, libéral, et qui avait mis à profit toutes les occasions qu’il avait eues de s’instruire. Il possédait la connaissance des antiquités locales, et m’entretint des événements remarquables dont les lieux que nous traversions avaient été le théâtre. Il connaissait bien l’histoire ancienne de son pays ; et, avec le regard prévoyant d’un patriote éclairé, il entrevoyait pour lui dans l’avenir l’aurore de cette prospérité qui ne brille que depuis quelques années. Je remarquai aussi avec plaisir que, quoique Écossais dans toute l’étendue du mot, il avait de l’Angleterre une opinion assez juste. Quand il plut à André Fairservice (que, soit dit en passant, le bailli ne pouvait souffrir) d’imputer à l’influence funeste de l’Union l’accident arrivé à un de nos chevaux qui s’était déferré, il s’attira une rebuffade sévère de M. Jarvie, qui lui dit :

« Paix, monsieur !… paix ! ce sont de mauvaises langues comme la vôtre qui propagent la haine entre les voisins et les nations. Il n’y a rien de si bien qu’il ne puisse être mieux, et on peut en dire autant de l’Union. Personne ne s’y était d’abord opposé avec plus d’acharnement que les habitants de Glasgow, avec leurs rassemblements et les soulèvements de leur populace. Mais c’est un mauvais vent que celui qui ne souffle du bon côté pour personne. Que chacun traverse le gué comme il le trouve… Je le répète, que Glasgow fleurisse, comme on l’a mis très-élégamment en forme de devise autour des armes de la ville… Au temps où saint Mungo pêchait des harengs dans la Clyde, qui pouvait dire qu’elle serait un jour plus florissante par le commerce du sucre et du tabac ? Que l’on réponde à cela. Cessez donc de murmurer contre le traité qui nous a ouvert le chemin des Indes occidentales. »

André Fairservice était loin de se rendre à ces arguments : il fit même une sorte de protestation en grommelant entre ses dents : « C’est une chose à laquelle on ne saurait s’accoutumer de voir faire en Angleterre des lois pour l’Écosse. Quant à lui, tous les barils de harengs qui étaient à Glasgow, et même toutes les balles de tabac par-dessus le marché, ne lui auraient pas fait abandonner le parlement écossais, et livrer notre couronne, notre épée, notre sceptre et Mons-Meg[1] aux mains de ces mangeurs de pouding, pour être gardés dans la Tour de Londres… Qu’auraient dit sir William Wallace et le vieux David Lindsay, de l’Union et de ceux qui l’ont signée ? »

Pendant que ces discussions faisaient trêve à l’ennui du voyage, la route que nous parcourions, et qui, à un ou deux milles de Glasgow, était découverte et sauvage, devenait de plus en plus désolée à mesure que nous avancions. Devant, derrière et autour de nous se déployait un terrain inculte dans toute sa désolante aridité, tantôt plat et partiellement couvert de la verdure traîtresse des marécages, ou de sable et de gazon, ou de ce qu’on appelle en Écosse des fondrières[2] ; tantôt s’élevant en hauteurs informes, qui, sans avoir la majesté des montagnes, étaient encore plus fatigantes à gravir. Pas un arbre, pas un buisson ne consolait l’œil fatigué de cette teinte uniforme de stérilité complète. La bruyère même était maigre et clair-semée, et de cette mauvaise espèce qui ne produit que peu ou pas de fleurs, et qui, à mon avis, forme la plus triste et la plus mesquine tapisserie dont la terre puisse être couverte. Aucun objet vivant ne s’offrait à nos regards, si ce n’est quelques moutons peints d’une étrange variété de couleurs, les uns noirs, les autres bleus ou oranges : le noir cependant dominait sur leurs têtes et sur leurs jambes. Les oiseaux eux-mêmes semblaient fuir ces déserts, et cela n’était pas étonnant, puisqu’ils avaient un moyen si prompt de s’en échapper ; du moins je n’entendis que le cri plaintif et monotone du vanneau et du courlis.

Cependant au dîner que nous fîmes, vers midi, dans la plus misérable des auberges, nous eûmes la bonne fortune de découvrir que ces oiseaux au cri fatigant n’étaient pas les seuls habitants de la bruyère. La ménagère nous dit que son mari avait été sur la montagne, et cette circonstance fut heureuse pour nous, car elle nous servit le produit de sa chasse ; c’était du gibier de bruyère mis en grillades, auquel elle joignit du saumon séché, du fromage, du lait de brebis et du pain d’avoine : c’était tout ce que la maison pouvait offrir. D’assez mauvaise bière et un verre d’excellente eau-de-vie complétèrent notre dîner ; et nos chevaux ayant aussi terminé le leur, nous reprîmes notre voyage avec une vigueur nouvelle.

J’aurais eu besoin d’être fortifié et animé par un bon dîner pour résister à l’abattement qui s’emparait insensiblement de mon esprit quand j’unissais dans ma pensée l’étrange incertitude du succès de mon voyage avec l’impression que produisait l’aspect désolé du pays. La route était plus sauvage et plus aride, s’il est possible, que celle que nous avions parcourue le matin. Les misérables huttes, qui de temps à autre avaient indiqué quelques traces d’habitation, devenaient de plus en plus rares, et lorsque nous commençâmes à gravir une suite non interrompue de hauteurs, elles disparurent tout à fait. Quelquefois cependant une échappée m’apparaissait à certains détours de la route. Enfin j’aperçus sur notre gauche une chaîne immense de montagnes d’un bleu foncé : elles s’élevaient au nord et au nord-ouest, et promettaient de renfermer dans leur enceinte un pays aussi sauvage peut-être, mais du moins d’un tout autre intérêt que celui que nous parcourions. Les sommets de ces remparts inaccessibles étaient aussi pittoresques dans leur variété que ceux des hauteurs que nous avions vues jusque là étaient fatigants par leur uniformité. Tout en contemplant cette région alpine, j’éprouvais un désir ardent d’en parcourir les profondeurs malgré la fatigue et les dangers qui pouvaient m’y attendre, désir semblable aux sentiments d’un marin qui, fatigué de la monotonie d’un long calme, soupire après les émotions et les périls d’un combat ou d’un orage. Je fis diverses questions à mon ami M. Jarvie sur les noms et les positions de ces montagnes remarquables, mais il ne pouvait où ne voulait pas y répondre. Il me dit seulement : « Ce sont les Highlands… vous aurez tout le temps de les voir et d’en entendre parler avant de revoir le marché de Glasgow… Je n’aime pas à les regarder, elles me mettent du noir dans l’âme… Ce n’est pas la peur au moins, non, ce n’est pas la peur ; c’est la compassion que m’inspirent les pauvres créatures à demi sauvages qui y meurent de faim. Mais n’en parlons plus, il ne faut pas parler des Highlandais quand on est si près de la frontière. J’ai connu plus d’un honnête homme qui ne se serait jamais aventuré si loin sans avoir fait son testament… En me voyant entreprendre ce voyage, Mattie a un peu pleuré, la petite folle… mais il n’est pas plus rare de voir pleurer une femme que de voir une oie aller nu-pieds. »

J’essayai de ramener la conversation sur le caractère et l’histoire de l’individu que nous allions visiter, mais je trouvai M. Jarvie inabordable sur ce chapitre, ce que j’attribuai en partie au voisinage de M. Fairservice, qui avait soin de nous suivre d’assez près pour que son oreille pût recueillir tout ce que nous disions, tandis qu’il donnait carrière à sa langue, et saisissait toutes les occasions de se mêler à la conversation ; il s’attira ainsi plus d’une rebuffade de M. Jarvie.

« Tenez-vous en arrière, monsieur, comme il vous convient, » lui dit le bailli au moment où André s’empressait d’approcher pour écouter la réponse à une question que j’avais faite sur Campbell ; « vous iriez volontiers devant si l’on vous laissait faire… Ce garçon-là veut toujours sortir du moule à fromage où il a été jeté… Pour répondre à vos questions, monsieur Osbaldistone, à présent qu’il n’est plus à portée d’entendre, je vous dirai franchement que vous êtes libre de m’en faire autant que vous voudrez, et que je ne le suis pas moins de n’y répondre qu’autant qu’il me conviendra… Je n’ai pas beaucoup de bien à dire de Rob, le pauvre diable ! et je n’en veux pas dire de mal, par la raison qu’il est mon cousin ; d’ailleurs nous approchons de son pays, où il n’y a pas un buisson qui ne puisse cacher quelqu’un de sa bande… Si vous voulez m’en croire, moins vous parlerez de lui, du lieu où nous allons, et de l’affaire qui nous y attire, plus nous aurons de chance de réussir. Nous pouvons rencontrer quelques-uns de ses ennemis… et il n’en manque pas dans ces environs. Robin porte encore la tête haute, mais quelque jour il sera obligé de la baisser… car, tôt ou tard, dit-on, le couteau finit par entamer la peau du renard.

— Très-certainement, lui répondis-je, je me laisserai entièrement guider par votre expérience.

— Vous avez raison, monsieur Osbaldistone, vous avez raison ; mais il faut que je parle aussi à ce bavard, car les idiots et les enfants répètent dans la place du marché ce qu’ils ont entendu au coin du feu. Eh ! écoutez ici, André… comment l’appelez-vous ?… Fairservice !… »

André qui, depuis la dernière rebuffade, se tenait en arrière, à une distance assez considérable, ne jugea pas à propos de répondre.

« André ! drôle que vous êtes, répéta M. Jarvie ; ici, monsieur, ici !

« Ici, se dit à un chien, » répliqua André en s’approchant d’un air bourru.

« Je vous traiterai aussi comme un chien, maraud que vous êtes, si vous ne faites pas attention à ce que j’ai à vous dire… Nous allons donc dans les hautes terres…

— C’est ce que je présumais, dit André.

— Taisez-vous, drôle, et laissez-moi achever ce que j’ai à vous dire… Nous allons, vous disais-je, dans les hautes terres…

— Vous me l’avez déjà dit, répondit l’incorrigible André.

— Je vous romprai les os si vous ne retenez votre langue.

— Retenir sa langue rend la bouche baveuse, » dit André.

Je me vis alors obligé d’intervenir, ce que je fis en ordonnant à André de garder le silence s’il ne voulait me le payer.

« Je ne souffle plus, dit André, j’obéirai à votre ordre légitime sans dire nenni… Ma pauvre mère disait toujours :


Que ce soit le meilleur ou que ce soit le pire.
Celui qui tient la bourse a droit de vous conduire.


Ainsi vous pouvez parler tous deux aussi long-temps que vous voudrez sans qu’André vous interrompe. »

M. Jarvie profita de la pause qu’il fit après la citation de ce proverbe pour lui donner ses instructions.

« Écoutez, monsieur, et observez bien ce que je vous dis si vous attachez quelque prix à votre vie… elle ne vaut pas grand’chose, il est vrai, mais il s’agit aussi de la sûreté de la nôtre. Dans l’auberge où nous allons, et où il est probable que nous passerons la nuit, il vient loger des gens de toutes les sectes, de tous les partis, de tous les clans ; des habitants des hautes et des basses terres, et quelquefois, quand l’usquebaugh est de la partie, on y voit plus de poignards hors du fourreau que de bibles ouvertes. Ne vous mêlez de rien, et ayez soin que votre langue babillarde n’offense personne ; tenez-vous tranquille, ne dites mot, et laissez les coqs se battre entre eux.

— Il est bien nécessaire de me dire tout cela, répondit André d’un air de dédain ; comme si je n’avais jamais vu de montagnards, et que je ne susse pas comment il faut s’y prendre avec eux ! Allez, personne ne sait mieux que moi comment il faut les traiter. J’ai trafiqué avec eux, mangé avec eux, et bu avec eux.

— Et vous êtes-vous jamais battu avec eux ?

— Non, non, je m’en suis bien gardé… Il ne me conviendrait pas, à moi qui suis un artiste et une espèce de savant dans mon métier, de combattre avec de gros rustres en jupons, incapables de dire en bon écossais, bien moins encore en latin, le nom d’une herbe où d’une fleur.

— Eh bien, si vous avez envié de conserver votre langue et vos oreilles (et elles pourraient vous faire faute, tels mauvais services qu’elles vous rendent quelquefois), je vous recommande de ne pas dire un mot, ni en bien ni en mal, à qui que ce soit dans le clachan[3] ! Souvenez-vous de ne pas bavarder sur votre maître et sur moi, de ne pas proclamer nos noms. N’allez pas dire : Celui-ci est le bailli Nicol Jarvie de Salt-Market, fils du diacre Nicol Jarvie dont tout le monde a entendu parler ; celui-là est M. Frank Osbaldistone, le fils du chef de la grande maison de commerce Osbaldistone et Tresham, de la Cité.

— C’est bon ! c’est bon ! pourquoi irais-je m’occuper de dire vos noms. J’aurai à parler de choses plus intéressantes, j’espère.

— Et c’est justement là ce que je redoute, oison que vous êtes… Ne parlez de rien, soit en bien, soit en mal, si toutefois la chose est possible.

— Si vous ne me jugez pas capable de parler aussi bien qu’un autre, dit André prenant la mouche, payez-moi mes gages et ma nourriture, et je m’en retournerai à Glasgow. Nous n’aurons pas beaucoup de chagrin en nous séparant, comme disait la vieille jument au chariot brisé. »

Voyant que l’insolence d’André augmentait à tel point que son service pouvait me devenir plutôt nuisible qu’utile, je lui déclarai péremptoirement qu’il pouvait s’en retourner s’il le jugeait convenable, mais que je ne lui paierais pas un sou pour ses gages. Un argument ad crumenam, comme l’appellent certains logiciens en plaisantant, a du poids sur la plupart des hommes, et André n’avait pas la présomption de faire exception sur ce point. Il rentra ses cornes, pour me servir de l’expression de M. Jarvie, s’empressa de protester qu’il n’avait aucune intention de me désobliger, et qu’il se laisserait guider par mes ordres, quels qu’ils fussent.

La concorde étant ainsi rétablie, nous poursuivîmes notre voyage. Après avoir monté pendant six ou sept milles d’Angleterre, la route commença à descendre à peu près dans la même proportion : le pays, aussi stérile, aussi monotone que celui que nous venions de traverser, ne nous offrait aucun objet qui pût attirer nos regards, excepté pourtant les sommets escarpés des montagnes qui nous apparaissaient dans le lointain. Nous marchâmes sans nous arrêter ; et cependant, lorsque la nuit tomba et vint envelopper de ses ombres les déserts sauvages que nous traversions, M. Jarvie me dit que nous étions encore à trois milles et quelque chose de l’endroit où nous devions passer la nuit.



  1. Mons-Meg était une vieille et énorme pièce de canon à laquelle le bas peuple d’Écosse était fort attaché ; elle avait été fabriquée à Mons en Flandre, sous le règne de Jacques IV ou de Jacques V. Elle figure fréquemment dans les comptes publics de ce temps. Il y est question de graisse pour graisser la bouche de Meg (ce qui, comme le sait tout écolier, augmente le bruit de la détonation), de rubans destinés à l’orner, et d’instruments qui précédaient la marche quand on la tirait du château pour accompagner l’armée écossaise dans quelque expédition lointaine. Après l’union des couronnes le peuple craignait vivement que le trésor d’Écosse et cette espèce de palladium, Mons-Meg, ne fussent emportés en Angleterre pour compléter le sacrifice de l’indépendance nationale. Le trésor cessa effectivement d’être exposé à la vue du public, et on supposa généralement qu’il avait eu cette destination. Quant à Mons-Meg, elle resta dans le château d’Édimbourg jusqu’à ce qu’un ordre du ministère de la guerre l’eût fait transporter à Wolwich vers 1757. Le trésor, d’après l’ordre spécial de Sa Majesté, a été tiré en 1818 du lieu où il était resté caché, et exposé de nouveau aux regards du public d’Écosse, dans lequel sa vue doit exciter de puissants souvenirs. Dans l’hiver de 1828-29, Mons-Meg a encore été rendue à ce pays ; et ce qui ne serait partout ailleurs qu’une masse de fer rouillé, devient ici un monument curieux d’antiquité. a. m.
  2. Beat-bogs, fondrières à tourbes. a. m.
  3. Mot écossais dont le sens répond à celui de petit village. a. m.