Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 293-299).


CHAPITRE XXIV.

LE VALET.


Plaira-t-il à Votre Honneur d’accepter mes pauvres services ? Je le supplie seulement de permettre que je me nourrisse de son pain, fût-il du plus noir, et que je me désaltère de son breuvage, fût-il le plus insipide, et je rendrai autant de services à Votre Honneur pour quarante shellings qu’un autre pour trois guinées.
Greene. Tu quoque.


Je me souvins de la dernière recommandation de l’honnête bailli, et ne crus pas manquer de civilité envers Mattie en ajoutant un baiser à la demi-couronne dont je récompensai le petit service qu’elle venait de me rendre, et le Fi donc, monsieur ! qu’elle m’adressa n’exprimait pas non plus un ressentiment bien profond de cette offense. Je frappai à coups redoublés à la porte de mistress Flyter, et j’éveillai successivement, d’abord deux ou trois chiens errants qui se mirent à aboyer de tous leurs poumons ; puis deux ou trois têtes qui se montrèrent en bonnet de nuit aux croisées voisines pour me réprimander de violer la sainteté de la nuit du dimanche par un bruit si intempestif. Tandis que je tremblais que ce tonnerre ne fût suivi d’une ondée semblable à celle de Xantippe, mistress Flyter elle-même s’éveilla, et d’un ton qui n’aurait pas mal convenu à l’épouse de l’ancien philosophe, elle se mit à gronder deux ou trois musards, qui s’étaient attardés dans sa cuisine, de ne pas s’être empressés d’ouvrir la porte aux premiers coups pour empêcher qu’ils ne recommençassent.

Ces dignes personnages étaient en effet pour quelque chose dans le fracas. C’étaient le fidèle André et son ami M. Hammorgaw, avec une autre personne, que j’appris ensuite être le crieur public. Ils étaient attablés autour d’un pot d’ale (à mes dépens, comme le mémoire me l’apprit plus tard) et s’occupaient de composer une proclamation qu’on devait publier le lendemain dans les rues, afin que l’infortuné jeune homme (car c’est ainsi qu’ils avaient l’impudence de me qualifier) pût être rendu sans délai à ses amis. On pense bien que je ne cachai pas combien j’étais mécontent qu’on se mêlât de mes affaires. Mais à mon aspect André se livra à des transports et fit des exclamations de joie qui couvrirent presque entièrement les expressions de mon ressentiment. Je ne fis aucun doute que son ivresse ne fût en partie calculée, et que les larmes de joie qu’il répandait ne sortissent de cette noble source d’émotions, le pot de bière ! Cependant cette joie tumultueuse qu’il éprouvait ou feignait d’éprouver de mon retour, épargna à André la volée de coups que je lui destinais, d’abord pour le colloque qu’il s’était permis de tenir avec le chantre à mon sujet, puis pour l’impertinente histoire qu’il avait jugé à propos de faire sur moi à M. Jarvie. Je me contentai donc de lui jeter la porte sur le nez lorsqu’il me suivit en louant le ciel pour mon heureux retour et mêlant à ses félicitations des conseils sur la prudence avec laquelle je devais me conduire à l’avenir. Je me couchai ensuite avec la ferme résolution que mon premier soin le lendemain serait de congédier cet impudent drôle plein de pédanterie et d’importance, et qui semblait plus disposé à remplir les fonctions de pédagogue que celles de valet.

Fidèle à cette résolution, le lendemain matin j’appelai André dans mon appartement, et lui demandai ce que je lui devais pour m’avoir accompagné et servi jusqu’à Glasgow. À cette question, qu’il regarda avec raison comme un présage de son congé, M. Fairservice changea de visage.

« Votre Honneur, dit-il après un peu d’hésitation, ne trouvera pas, ne trouvera pas que… que…

— Parlez, drôle ! ou je vous brise les os. » Mais André, flottant entre la crainte de m’irriter encore par une prétention trop exagérée, et celle de perdre une partie du profit sur lequel il avait compté en me fixant un prix au-dessous de celui que j’aurais consenti à lui accorder, paraissait tourmenté par les doutes les plus cruels et plongé dans les calculs les plus embarrassants.

Mes menaces produisirent l’effet d’un coup qui, donné à propos sur le dos d’une personne qui s’étrangle, lui dégage le gosier du morceau qui l’obstruait, et ses paroles partirent avec éclat. « Dix-huit sous d’Angleterre per diem, c’est-à-dire par jour ; Votre Honneur ne trouverait pas cela déraisonnable ?

— C’est le double du prix ordinaire, et le triple de ce que vous méritez, André ; mais tenez, voici une guinée, et allez à vos affaires.

— Que le Seigneur nous pardonne ! Est-ce que Votre Honneur a perdu la tête ?

— Non, mais je crois que vous voulez me la faire perdre ; je vous donne un tiers environ au-delà de votre demande, et vous restez là à ouvrir de grands yeux et à vous récrier, comme si je vous faisais du tort ; prenez votre argent et laissez-moi tranquille.

— Dieu me soit en aide ! en quoi puis-je avoir offensé Votre Honneur ? Certainement toute chaire est fragile comme la fleur des champs ; mais si une planche de camomille est de quelque utilité en médecine, certes André Fairservice ne l’est pas moins auprès de Votre Honneur. C’est risquer la valeur de votre vie que de vous séparer de moi.

— Sur mon honneur, il est difficile de prononcer si vous êtes plus fou que fripon. Ainsi donc, votre intention est de rester avec moi, que je le veuille ou non ?

— Ma foi, c’est ce que je pensais, reprit André d’un ton dogmatique ; car si Votre Honneur ne sait pas ce que c’est qu’un bon serviteur, je sais ce que c’est qu’un bon maître ; et le diable m’emporte si je vous quitte ! Voilà le bref et le long de la chose. D’ailleurs je n’ai pas reçu d’avertissement régulier de quitter ma place.

— Votre place, monsieur ? Vous ai-je engagé auprès de moi comme domestique ? Vous n’avez été que mon guide, et ne m’avez servi que par la connaissance que vous aviez de la route.

— Je conviens, monsieur, que je ne suis pas un domestique ordinaire ; mais Votre Honneur se rappellera que j’ai quitté une bonne place, en une heure de temps, à sa sollicitation. Un homme pouvait se faire honnêtement vingt livres bien comptées, du jardin d’Osbaldistone, et il n’était pas probable, je pense, que j’abandonnerais cela pour une guinée. Je comptais rester avec Votre Honneur au moins un terme, et j’ai droit aux gages, à la nourriture, aux gratifications et profits que j’aurais eus pendant tout ce temps, pour le moins.

— Allons, allons, monsieur, ces impudentes prétentions ne vous serviront à rien, et si vous dites un mot de plus, je vous convaincrai que l’écuyer Thorncliff n’est pas le seul de mon nom qui sache faire usage du bâton. »

Tout en parlant ainsi, cette scène me parut si ridicule que, quoique réellement en colère, j’eus de la peine à m’empêcher de rire de la gravité avec laquelle André soutenait une réclamation si complètement absurde. Le maraud, s’apercevant, au jeu de ma physionomie, de l’impression qu’il avait produite, fut encouragé à persévérer ; cependant il jugea convenable de rabattre de ses prétentions, dans la crainte qu’elles ne finissent tout à fait par lasser ma patience et gâter entièrement sa cause.

« En admettant que Votre Honneur pût se séparer d’un serviteur fidèle qui vous a servi, vous et les vôtres, de nuit et de jour, pendant vingt ans, je sais bien, dit-il, que vous n’auriez pas le cœur, ni vous, ni aucun véritable gentilhomme de congédier à la minute et dans un pays étranger, en le jetant dans un tel embarras, un pauvre garçon comme moi, qui s’est détourné de quarante, cinquante, peut-être cent milles, seulement pour tenir compagnie à Votre Honneur, et qui n’a dans le monde d’autres ressources que ses gages. »

Je crois que c’est vous, Will, qui me disiez un jour que j’étais un obstiné facile à conduire et à duper lorsqu’on savait me prendre. Le fait est que c’est la contradiction seule qui me rend impérieux, et que lorsque je ne me vois pas forcé de livrer bataille à quelque proposition, j’aime mieux y accéder que de me donner la peine de la combattre. Je savais bien que cet homme était un drôle intéressé, bavard, importun, et se mêlant de tout ; mais il me fallait quelqu’un près de moi en qualité de guide et de domestique, et j’étais habitué à l’humeur d’André, au point de m’en amuser quelquefois. Dans l’état d’incertitude où me jetèrent ces réflexions, je demandai à Fairservice s’il connaissait les routes, villes, etc., du nord de l’Écosse, où il était probable que j’aurais besoin de me rendre à cause des relations d’affaires qu’avait mon père avec les propriétaires de forêts dans ce pays. Je crois que si je lui avais demandé dans ce moment la route du paradis terrestre, il aurait entrepris de m’y conduire, si bien que j’eus lieu plus tard de me trouver fort heureux que la connaissance réelle qu’il en avait ne fût pas fort inférieure à celle dont il s’était vanté. Je fixai le montant de ses gages, et me réservai le privilège de le congédier quand il me plairait, en le prévenant une semaine d’avance. Enfin, après avoir essuyé une sévère réprimande sur sa conduite du jour précédent, il me quitta confus en apparence, mais intérieurement triomphant, et se hâta, sans doute, d’aller raconter à bon ami le chantre qui buvait dans la cuisine le coup du matin, comment il était venu à bout du jeune gentilhomme anglais.

Conformément à ma promesse je me rendis ensuite chez le bailli Nicol Jarvie. Un bon déjeuner avait été préparé dans le parloir où se tenait ordinairement ce digne magistrat : chez lui cette pièce servait à plusieurs usages. Aussi empressé que bienveillant, il avait tenu parole, et je trouvai près de lui mon ami Owen, qui s’étant amplement servi de la brosse, des rasoirs et de l’aiguière, était un homme tout différent d’Owen prisonnier avec une longue barbe et un visage pâle et abattu. Cependant le sentiment des embarras pécuniaires dont il était entouré de tous côtés occupait vivement son esprit, et l’embrassement presque paternel que je reçus de ce brave homme fut accompagné d’un soupir arraché par la plus pénible inquiétude. Pendant le déjeuner, son regard fixe, et son air soucieux, si différent de la sérénité imperturbable qui régnait ordinairement sur son visage, indiquaient qu’il employait toute son arithmétique à calculer intérieurement le nombre de jours, d’heures et de minutes qui devaient encore s’écouler avant l’échéance des lettres de change dont le non paiement allait déshonorer et perdre le grand établissement commercial d’Osbaldistone et Tresham. Je me trouvai donc seul chargé de faire honneur à l’hospitalité de notre hôte ; à son thé, venant en droite ligne de la Chine, et qu’il avait reçu en présent, me dit-il, d’un armateur de Wapping ; à son café, recueilli sur une petite plantation qu’il possédait, me dit-il en clignant de l’œil, dans l’île de la Jamaïque, et qu’on appelait le Bois de Salt-Market ; enfin à son ale d’Angleterre, à son saumon sec écossais, à ses harengs de Lochfine, et même à sa nappe de double damas, tissue, comme vous le devinez, de la propre main de feu son père le digne diacre Jarvie.

M’étant concilié la bienveillance de notre hôte par ces petites attentions qui gagnent le cœur de la plupart des hommes, et le voyant de la meilleure humeur, j’essayai à mon tour d’en obtenir quelque renseignement qui pût me servir de règle de conduite et satisfaire en même temps ma curiosité. Nous n’avions encore jusque là fait aucune allusion aux événements de la nuit précédente, ce qui fit peut-être que ma question lui parut un peu brusque, lorsque, abordant le sujet sans préambule, je profitai d’une pause qui eut lieu après l’histoire de la nappe, qu’allait suivre celle des serviettes, pour lui dire : « À propos, monsieur Jarvie, dites-moi donc, je vous prie, quel est ce M. Robert Campbell que nous avons rencontré cette nuit. »

À cette interrogation, le brave magistrat, pour me servir de l’expression vulgaire, parut tomber de son haut.

« Qui est monsieur Campbell ? hein ? hé ! Qui est M. Robert Campbell, dites-vous ?

— Oui, je voudrais savoir qui il est, ce qu’il fait.

— Eh ! mais, il est… ma foi, il est… Et où l’avez-vous rencontré ce M. Robert Campbell, comme vous l’appelez ?

— Je l’ai rencontré par hasard, il y a quelques mois, dans le nord de l’Angleterre.

— Eh bien alors, monsieur Osbaldistone, vous en savez sur lui autant que moi.

— C’est ce qui n’est pas probable, monsieur Jarvie, puisqu’il paraît que vous êtes son parent et son ami.

— Il y a bien quelque cousinage entre nous, dit le bailli avec répugnance, mais nous nous sommes vus rarement depuis que Rob a abandonné le commerce de bestiaux ; le pauvre garçon a été rudement traité par des gens qui auraient mieux fait d’y prendre garde, car ils n’y ont pas trouvé leur compte, assurément. Il y en a plusieurs maintenant qui voudraient bien n’avoir pas chassé le pauvre Robin du marché de Glasgow ; et qui aimeraient mieux le voir à la queue de trois cents bœufs qu’à la tête d’une trentaine de garnements qui sont un plus mauvais bétail.

— Tout cela, monsieur, ne m’explique pas le rang de M. Campbell dans le monde, ses habitudes et ses moyens d’existence.

— Son rang : c’est celui d’un gentilhomme montagnard, et il n’y en a pas de plus noble que celui-là. Quant à ses habitudes, il porte le costume des montagnards lorsqu’il est dans son pays, et des culottes quand il vient à Glasgow ; et quant à ses moyens d’existence, qu’avons-nous besoin de nous en inquiéter, tant qu’il ne nous demande rien ? Mais je n’ai pas le temps de parler plus au long sur ce sujet, il faut que nous nous occupions des affaires de votre père. »

En parlant ainsi il prit ses lunettes, et se mit à examiner un état de situation que M. Owen crut devoir lui communiquer sans réserve. Le peu que je connaissais des affaires me permettait pourtant de sentir que rien n’était plus judicieux et plus juste que les vues de M. Jarvie sur les matières soumises à son examen, et je lui dois la justice d’ajouter qu’il y régnait une grande probité, et même quelquefois de la noblesse. Il se gratta pourtant l’oreille à plusieurs reprises en voyant la balance de compte, porté au débit de la maison Osbaldistone et Tresham, à son profit.

« C’est peut-être une grande perte, observa-t-il, et sur ma conscience, quoi qu’en puissent penser vos marchands d’or de Lombard-Street, c’en serait une très-importante pour un négociant de Salt-Market de Glasgow. Ce serait un beau fleuron enlevé à ma couronne. Mais enfin cela ne ferait pas encore manquer ma maison, j’espère ; et quand cela serait, je n’imiterai jamais la bassesse de ces corbeaux de Gallowgate. Si vous devez me faire perdre, je n’oublierai jamais que vous m’avez fait gagner plus d’une bonne livre sterling. Ainsi, dussent les choses en venir au pis, je n’attacherai pas la tête de la truie à la queue du pourceau. »

Je ne comprenais pas très-bien la force de ce dernier proverbe, qui semblait servir de consolation à M. Jarvie ; mais il m’était facile de voir qu’il prenait un intérêt bienveillant et amical aux affaires de mon père : en effet, il suggéra plusieurs expédients, approuva quelques uns des plans proposés par Owen, et, par son appui autant que par ses conseils, parvint à éclaircir le sombre nuage de tristesse qui était répandu sur le front de ce fidèle délégué de la maison de mon père.

Comme, dans tout ceci, j’étais spectateur oisif, et que je montrai plus d’une fois du penchant à revenir sur Campbell, sujet peu agréable à M. Jarvie, et qui paraissait l’embarrasser beaucoup, le magistrat me congédia sans beaucoup de cérémonie, en me conseillant d’aller me promener du côté du collège, où je trouverais des gens qui me parleraient grec et latin. « Au moins ils coûtent assez d’argent pour cela, ajouta-t-il, et s’ils n’en profitent pas, il faut que ce soit le diable qui le fasse à leur place. Et puis vous pourrez lire aussi la Traduction des saintes Écritures du digne M. Zacharie Boyd. En fait de poésie, il ne peut y avoir rien de mieux que cela, à ce que m’ont dit des gens qui s’y connaissent ou qui doivent s’y connaître. Mais surtout, reprit-il avec cordialité, revenez dîner avec moi à une heure précise. Nous aurons un gigot de mouton, et peut-être une tête de bélier, car c’est la saison. Ne manquez pas d’être exact : une heure ; c’est celle à laquelle mon père le diacre et moi nous avons toujours dîné, et jamais nous ne l’avons retardée pour personne.