Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 259-269).


CHAPITRE XXI.

LE RENDEZ-VOUS.


Sur le Rialto, tous les jours à minuit, je promène mes rêveries nocturnes : là nous nous trouverons tous deux.
Venise sauvée.


Troublé par de sinistres pressentiments, auxquels je n’aurais pu cependant assigner aucun motif raisonnable, je me renfermai dans mon appartement, et ayant renvoyé André après avoir résisté à l’importunité de ses instances pour l’accompagner à l’église de Saint-Enoch[1], où il me dit que j’entendrais un prédicateur dont la parole pénétrait jusqu’au fond des âmes, je me mis sérieusement à réfléchir sur le parti que je devais prendre. Je n’avais jamais été ce qu’on appelle superstitieux, mais je crois que tous les hommes, lorsqu’ils se trouvent dans une situation difficile et embarrassante, après avoir mis en usage leur raison, et pour ainsi dire sans fruit, sont enclins, par une espèce de désespoir, à lâcher les rênes à leur imagination, et à se laisser guider par le hasard, ou par ces impressions capricieuses qui s’emparent de leur esprit et auxquelles ils se livrent comme à des impulsions involontaires. Il y avait quelque chose de si étrangement repoussant dans les traits durs du négociant écossais, que je ne pouvais me décider à me fier à lui sans manquer à toutes les règles de la prudence, à en juger

du moins d’après les principes des physionomistes. En même temps, cette voix mystérieuse, cette figure qui s’était évanouie à mes yeux, comme un fantôme, sous ces voûtes qu’on pouvait appeler la vallée de l’ombre de la mort ; tout cela avait quelque chose d’attrayant pour l’imagination d’un jeune homme qui, vous voudrez bien vous le rappeler, était aussi un peu poète.

Si, comme j’en avais été mystérieusement averti, j’étais entouré de dangers, comment pouvais-je en connaître la nature et apprendre les moyens d’y échapper, si je ne me trouvais au rendez-vous que m’avait donné un inconnu auquel je ne pouvais supposer que des intentions bienveillantes ? Je pensai plus d’une fois à Rashleigh et à ses intrigues, mais mon voyage avait été si rapide que je ne pouvais supposer qu’il sût déjà mon arrivée à Glasgow, encore moins qu’il eût eu le temps d’y organiser quelque complot contre moi. J’étais par caractère hardi et confiant, actif et vigoureux de corps, et mon séjour en France m’avait donné quelque habitude de l’usage des armes, dans lequel on élevait alors la jeunesse de ce pays. Je ne craignais pas de me mesurer avec un seul antagoniste, quoiqu’il fût. L’assassinat n’était pas un crime qui appartînt au temps ou au pays où je vivais, et le lieu choisi pour le rendez-vous était trop public pour me faire soupçonner qu’on méditât aucune violence. En un mot, je résolus d’aller trouver mon mystérieux inconnu sur le pont, et de me laisser ensuite guider par les circonstances. Je ne vous cacherai pas aujourd’hui, Tresham, ce que j’essayais alors de me cacher à moi-même ; c’est l’espérance secrète, et vainement repoussée par ma raison, que Diana Vernon, par un hasard et des moyens qu’il m’était impossible de deviner, pouvait avoir quelque rapport avec l’avis étrange qui m’avait été donné à une heure, dans un lieu, et d’une manière si surprenante. Elle seule, pensais-je en me laissant aller involontairement à cet espoir insidieux et flatteur, elle seule connaissait mon voyage ; d’après son propre aveu, elle possédait en Écosse des amis et de l’influence ; c’était elle qui m’avait donné un talisman auquel je devais avoir recours lorsque toute autre ressource viendrait à me manquer : qui, excepté Diana Vernon, pouvait donc avoir, avec la connaissance des dangers qui entouraient mes pas, les moyens et le désir de m’en préserver ? Cette manière flatteuse d’envisager une position très-difficile ne cessait de se présenter à moi. Elle ne s’était d’abord insinuée que très timidement dans ma pensée avant l’heure du dîner, mais, pendant mon frugal repas, elle revint avec plus de force exercer sur moi son attrait, et finit par s’emparer tellement de mon esprit (ce à quoi contribua peut-être la chaleur de quelques verres d’excellent claret), que, faisant une espèce d’effort désespéré pour m’arracher à l’erreur séduisante à laquelle j’étais en danger de céder tout à fait, je repoussai mon verre, quittai la table, saisis mon chapeau, et m’élançai en plein air comme un homme qui veut échapper à ses propres pensées. Et cependant, en ce moment même, je cédais peut-être à ces sensations que je semblais fuir, puisque mes pas me conduisirent insensiblement sur le pont de la Clyde, qui était le lieu indiqué par mon invisible moniteur.

Quoique je n’eusse dîné qu’après le service du soir, en quoi, par parenthèse, j’avais eu égard aux scrupules religieux de mon hôtesse, qui hésitait à préparer un repas entre les deux sermons, et à l’avis mystérieux de rester chez moi jusqu’à la nuit, plusieurs heures devaient encore s’écouler avant celle de mon rendez-vous vous concevrez facilement combien cet intervalle dut me paraître ennuyeux ; je saurais à peine vous dire comment il se passa. Différents groupes de personnes jeunes ou vieilles, qui toutes semblaient plus ou moins porter sur leur figure l’empreinte de la sainteté du jour, traversaient la vaste prairie qui est sur le bord septentrional de la Clyde, et qui sert à la fois de champ pour y faire blanchir la toile, et de promenade aux habitants de Glasgow ; d’autres passaient lentement sur le pont, se rendant vers la partie méridionale du comté. Un caractère général de dévotion, dont l’austérité n’avait rien de repoussant, était empreint sur toutes ces physionomies ; sur quelques-unes peut-être ce n’était qu’une affectation de gravité, mais dans la plupart c’était un sentiment sincère qui tempérait la pétulante gaieté de la jeunesse, répandait sur ses manières un intérêt plus calme et plus touchant, tandis qu’il réprimait dans les personnes d’un âge mûr la vivacité de la discussion, et en abrégeait les longueurs. Malgré le grand nombre de personnes qui passaient auprès de moi, on n’entendait aucun bourdonnement de voix humaines ; peu de gens revenaient sur leurs pas pour prendre un exercice de quelques minutes, quoique le loisir de la soirée et la beauté du lieu et des environs semblassent les y engager : chacun retournait chez soi sans s’arrêter. Pour quelqu’un accoutumé à la manière dont on passe les soirées du dimanche dans l’étranger, même parmi les calvinistes français, il y avait quelque chose de judaïque, et néanmoins d’imposant et de touchant, dans cette manière de sanctifier le jour du sabbat. Je finis par comprendre que mes allées et venues continuelles sur le bord de la rivière me feraient remarquer des passants, si elles ne m’exposaient pas à leur critique. Je m’éloignai donc du chemin fréquenté, et je trouvai pour mon esprit une espèce d’occupation en dirigeant mes allées et venues de tous les côtés de la prairie où j’étais le moins exposé à être vu ; les différentes allées qui en occupent l’étendue, et qui, comme celles du parc de Saint-James à Londres, sont plantées d’arbres, me donnaient la facilité d’exécuter ces manœuvres puériles.

En descendant une de ces avenues, j’entendis, à ma grande surprise, la voix aigre et prétentieuse de M. André Fairservice : plein du sentiment de son importance, il l’élevait d’une manière un peu plus bruyante que les autres ne jugeaient convenable à la solennité du jour. Me glisser derrière la rangée d’arbres près de laquelle je marchais n’était peut-être pas un procédé très-noble, mais c’était la manière la plus facile d’échapper à sa vue, à son impertinente assiduité, et à sa curiosité plus importune encore. Il se promenait en causant avec un homme d’une figure grave, en habit noir, chapeau rabattu, et manteau genevois, et je lui entendis faire l’ébauche suivante d’un caractère dont mon amour-propre révolté, tout en n’y voyant qu’une caricature, ne put néanmoins se dissimuler la ressemblance.

« Oui, oui, monsieur Hammorgaw, disait-il, c’est bien comme je vous le dis. Ce n’est pas qu’il manque absolument de sens, il a bien une idée de ce qui est raisonnable ; mais ça n’a pas de suite… c’est une lueur, et voilà tout… Il a la tête fêlée, et farcie d’un tas de sornettes ridicules de poésie… Il s’entichera d’un vieux tronc de chêne dépouillé et pourri, plus que d’un beau poirier en plein rapport ; et un rocher tout nu et stérile vaut mieux à ses yeux qu’un jardin garni de fleurs et d’arbustes. Ensuite il passera son temps à bavarder avec une rusée commère qu’on appelle Diana Vernon (ma foi on pourrait bien l’appeler aussi la Diane des Éphésiens, car elle ne vaut guère mieux qu’une païenne : que dis-je, une païenne ? elle est bien pire, c’est une papiste, une véritable papiste) ; en bien ! il aimera mieux perdre son temps avec elle ou toute autre de son genre, que d’écouter parler des gens tels que vous et moi, monsieur Hammorgaw ; enfin, des gens sensés et religieux comme nous, dont les discours lui seraient utiles pour tous les jours de sa vie. Mais non, monsieur, la raison est une chose qu’il ne peut pas souffrir… il est tout entier aux vanités et aux frivolités de ce monde… Ne m’a-t-il pas dit un jour (pauvre créature aveugle !) que les psaumes de David étaient d’excellente poésie, comme si le saint psalmiste avait songé à arranger des rimes ensemble, comme cet amas de mots absurdes qu’il appelle des vers ! Dieu lui fasse grâce ! Deux lignes de David Lindsay valent mieux que tout ce qu’il a jamais griffonné. »

Vous ne serez pas très-surpris qu’en écoutant ce tableau un peu chargé de mon caractère et de mes goûts, je méditasse de causer une surprise désagréable à M. Fairservice, en lui rompant les os à la première occasion honnête qui s’en présenterait ; son ami n’indiquait l’attention qu’il lui prêtait que par quelques exclamations telles que : « Ah, ah !… Vraiment ! » et d’autres de ce genre, chaque fois que M. Fairservice faisait une pause dans son discours ; cependant il lui fit à la fin une observation un peu plus longue, dont je ne pus recueillir le sens que d’après cette réplique de mon fidèle guide :

« Que je lui révèle ma façon de penser, dites-vous ? qui en serait le dindon, si ce n’est André ?… Vous ne savez donc pas que c’est un démon ? Il est comme le vieux sanglier de Giles Heathertap ; montrez-lui un chiffon, et vous allez le mettre en fureur… Vous me demandez pourquoi je reste avec lui, ma foi ! je ne le sais pas trop moi-même… Le fait est qu’avec tout cela ce garçon n’est pas méchant au fond, et il a besoin auprès de lui de quelqu’un d’honnête et de soigneux ; car il ne tient pas la main serrée, l’or coule à travers ses doigts comme de l’eau, voyez-vous, et il ne fait pas mauvais d’être à côté de lui quand il a la bourse à la main, et il l’a presque toujours ; ensuite il est d’une bonne famille ; et bien apparenté… et vraiment, monsieur Hammorgaw, j’ai de l’attachement pour ce pauvre garçon, tout écervelé qu’il est… D’ailleurs, il y a de bons gages. »

En achevant cette instructive communication, M. Fairservice baissa la voix, et prit un ton plus convenable à une conversation tenue dans un lieu public le dimanche soir ; bientôt son compagnon et lui s’éloignèrent de manière à ce que je ne pusse plus les entendre. Le premier ressentiment que j’avais éprouvé ne tarda pas à se dissiper par la conviction que celui qui écoute entend presque toujours des choses désagréables sur son compte (comme André lui-même aurait bien pu l’observer), et que celui à qui il arrivera d’entendre ses domestiques parler de lui dans sa propre antichambre, doit se préparer à passer par le scalpel de quelque anatomiste du genre de M. Fairservice. Cet incident eut peut-être son utilité en excitant en moi des sensations qui m’aidèrent à passer le temps, qui me paraissait si long.

La soirée s’avançait, et les ténèbres en s’épaississant donnèrent d’abord une teinte brune et uniforme, puis un aspect trouble et plus sombre encore aux eaux paisibles du fleuve, que n’éclairaient que partiellement les rayons de la lune sur son déclin. Le pont antique et massif qui s’étend sur la Clyde était à peine visible, et ressemblait à celui de la vallée de Bagdad que Mirza décrit, dans son incomparable vision. Ses arches peu élevées, que je distinguais à peine, semblaient plutôt des cavernes qui engloutissaient les eaux ténébreuses de la rivière que des ouvertures faites pour leur donner passage. À mesure que la nuit avançait, le calme augmentait aussi. On voyait encore briller de temps en temps le long de la Clyde la lumière de quelques lanternes que portaient en retournant chez eux le petit nombre de ceux qui, après l’abstinence et les pieux devoirs du jour, avaient soupé avec quelques-uns de leurs amis, le souper étant le seul repas que l’austérité presbytérienne permette de prendre en société le dimanche. Parfois on entendait le bruit des pas d’un cheval : celui qui le montait, après avoir passé le dimanche à Glascow, s’en retournait à la campagne. Mais bientôt ces lumières et ces bruits devinrent de plus en plus rares. À la fin, ils cessèrent entièrement, et je fus livré seul au plaisir d’une promenade solitaire sur les bords de la Clyde, au milieu d’un silence solennel qui n’était interrompu que par le son des heures que frappaient les horloges des différentes églises.

Mais à mesure que la nuit s’écoulait, je supportais l’incertitude de ma position avec une impatience toujours croissante et dont bientôt je ne fus plus le maître. Je commençai à me demander si j’étais la dupe de quelqu’un qui aurait voulu s’amuser à mes dépens, ou si ce que j’avais entendu n’était que l’effet du délire de la folie, enfin si j’étais victime des machinations d’un scélérat. Agité par ces pensées, je parcourais le petit quai voisin de l’entrée du pont dans un état d’irritation et d’anxiété qui devenait insupportable. Enfin, le premier coup de minuit sonna au beffroi de l’Église métropolitaine de Saint-Mungo, et toutes les autres paroisses, en diocésains fidèles, répétèrent ce signal. L’écho avait à peine murmuré le dernier son, qu’une figure, la première que j’eusse vue depuis deux heures, m’apparut le long du pont, du côté méridional de la rivière. Je m’avançai à sa rencontre avec autant d’agitation que si mon sort eût dépendu du résultat de cette entrevue, tant la durée de l’attente avait exalté mon imagination. Tout ce que je pus remarquer de l’étranger pendant que nous nous rapprochions l’un de l’autre, c’est qu’il était d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais qu’il paraissait robuste et nerveux : il était couvert d’un manteau tel qu’on en porte pour monter à cheval. Je ralentis mon pas, dans l’espoir qu’il allait m’aborder ; mais, à mon inexprimable contrariété, il passa près de moi sans me parler, et je n’avais aucun prétexte pour m’adresser le premier à quelqu’un qui, malgré sa présence dans ce lieu à l’heure même de mon rendez-vous, pouvait y être cependant complètement étranger. Je m’arrêtai après qu’il m’eut dépassé, et me retournai pour le regarder, incertain si je ne le suivrais pas. L’inconnu continua de marcher jusqu’à l’extrémité septentrionale du pont, puis s’arrêta, jeta un coup d’œil derrière lui, et, se retournant, recommença à s’avancer vers moi. Je résolus cette fois de ne lui donner aucun prétexte de garder le silence que, suivant les idées communes, les apparitions ne rompent que lorsqu’on leur adresse la parole.

« Vous vous promenez bien tard, monsieur, » lui dis-je la seconde fois que nous nous rencontrâmes.

— Je viens ici comme je l’ai promis, me répondit-il, et je crois que vous faites de même, monsieur Osbaldistone.

— Vous êtes donc la personne qui m’a donné avis de me rendre ici à cette heure étrange ?

— C’est moi-même. Suivez-moi, et vous allez en connaître les motifs.

— Avant de vous suivre, il faut que je sache qui vous êtes et quelles sont vos intentions.

— Je suis un homme, et mes intentions à votre égard sont bienveillantes.

— Un homme ! c’est une réponse bien laconique !

— C’est celle de quelqu’un qui n’en peut faire d’autre. Celui qui est sans nom, sans amis, sans argent, sans patrie, est encore un homme pourtant, et celui qui possède tout cela n’est pas davantage.

— Cependant c’est parler de vous en termes trop vagues pour inspirer de la confiance à un étranger.

— Je n’en puis pourtant pas dire davantage, et c’est à vous de décider si vous voulez me suivre ou renoncer aux renseignements que je voudrais vous donner.

— Et ne pouvez-vous me donner ces renseignements ici ?

— Vous devez tout apprendre par vos yeux et non par ma bouche ; il faut me suivre, ou rester dans l’ignorance des choses que je puis vous faire connaître. »

Il y avait quelque chose de bref, de déterminé, et même de sévère, dans l’accent de l’inconnu, qui n’était certainement pas très-propre à inspirer une confiance absolue,

« Que craignez-vous ? me dit-il avec impatience ; croyez-vous que votre vie soit d’une importance assez grande pour qu’on cherche à vous la ravir !

— Je ne crains rien, » répondis-je avec fermeté quoiqu’un peu à la hâte ; « marchez, je vous suis. «

Contre mon attente, mon guide me fit rentrer dans la ville, et nous nous glissâmes le long de ses rues désertes et silencieuses, comme de muets fantômes. Les hautes et sombres façades des maisons, avec leurs croisées sculptées et chargées d’ornements divers, semblaient encore plus élevées et plus obscures à la clarté imparfaite de la lune. Notre marche se continua pendant quelques minutes dans le plus profond silence, à la fin mon conducteur le rompit.

« Avez-vous peur ? dit-il.

— Je vous répondrai par vos propres termes, répliquai-je : Pourquoi craindrais-je ?

— Parce que vous êtes avec un étranger, peut-être avec un ennemi, dans un lieu où vous n’avez pas un ami, et où vous avez beaucoup d’ennemis.

— Je ne crains ni eux, ni vous. Je suis jeune, vigoureux et bien armé.

— Je ne suis pas armé, mais peu importe, un bras bien dispos n’a jamais manqué d’armes. Vous dites que vous ne craignez rien ; mais si vous saviez à côté de qui vous marchez, peut-être éprouveriez-vous quelque effroi.

— Et pourquoi en éprouverais-je ? je vous le répète, je ne crains rien de ce que vous pouvez faire.

— Rien de ce que je puis faire ? soit. Mais ne craignez-vous pas les conséquences d’être trouvé avec quelqu’un dont le nom, prononcé à voix basse dans cette rue solitaire, ferait soulever les pierres elles-mêmes pour le saisir ; sur la tête duquel la moitié des habitants de Glasgow fonderaient l’espoir de leur fortune, et croiraient avoir trouvé un trésor s’ils avaient le bonheur de le tenir au collet ; avec un homme, enfin, dont on apprendrait l’arrestation à Édimbourg avec autant de satisfaction que la nouvelle d’une bataille gagnée en Flandre ?

— Et qui êtes-vous donc, vous dont le nom peut inspirer un si profond sentiment de terreur ?

— Je ne suis pas votre ennemi, puisque je vous mène dans un endroit où, si j’étais moi-même reconnu, je ne tarderais pas à me voir mettre les fers aux pieds et la corde autour du cou. »

Je m’arrêtai, et reculai d’un pas pour être plus à même de regarder mon compagnon et de l’examiner autant que me permettait le peu de clarté que nous avions, mais qui était pourtant suffisante pour me mettre sur mes gardes s’il avait fait un mouvement soudain pour m’assaillir.

« Vous m’en avez dit trop ou trop peu, lui répondis-je : trop pour me disposer à vous accorder ma confiance, à vous qui m’êtes parfaitement étranger et qui convenez être sous le coup des lois du pays où nous vivons ; trop peu, si vous ne prouvez pas que c’est injustement que vous vous trouvez exposé à leur rigueur. »

Comme je cessais de parler, il fit un pas vers moi. Je me reculai machinalement en portant la main sur la poignée de mon épée.

« Quoi, dit-il, contre un homme sans armes ? contre un ami ?

— J’ignore encore si vous êtes l’un ou l’autre ; et, pour vous dire la vérité, vos manières et votre langage pourraient m’autoriser à douter de tous les deux.

— C’est parler en brave, et je respecte celui dont le bras sait protéger la tête. Je vais être franc et sans réserve avec vous : je vous mène à la prison !

— À la prison ! Par quel ordre ? pour quel crime ? Vous aurez ma vie, plutôt que ma liberté… Je vous défie, et n’irai pas plus loin avec vous.

— Je ne vous y conduis pas comme prisonnier. Je ne suis, ajouta-t-il en se redressant avec hauteur, ni un huissier, ni un officier du shérif ; je vous y mène pour y voir un prisonnier de la bouche duquel vous apprendrez le danger que vous courez maintenant. Votre liberté ne court aucun risque dans cette visite, la mienne peut y être en danger, mais je m’y exposerai volontiers pour vous, car les périls ne m’effraient guère, et j’aime cette ardeur de jeune homme qui ne connaît d’autre sauvegarde que la pointe de son épée. »

Tout en discourant ainsi nous étions arrivés dans la rue principale. Mon compagnon s’arrêta devant un grand bâtiment en pierres de taille, dont les fenêtres me parurent garnies de grilles de fer.

« Que ne donneraient pas le prévôt et les baillis de Glasgow, » dit l’étranger dont l’accent national devenait plus prononcé à mesure qu’il se livrait à une conversation plus familière, « que ne donneraient-ils pas pour tenir renfermé dans leur prison, les fers aux pieds et aux mains, celui dont les jambes sont aussi libres en ce moment que celles du daim dans les bois ! Et à quoi cela leur servirait-il ? lors même qu’ils me tiendraient là avec un poids de fer de cent livres à chaque pied, ils n’en trouveraient pas moins le lendemain la chambre vide et leur locataire délogé. Mais venez, qu’attendons-nous ? »

— En parlant ainsi il frappa un petit coup à une espèce de guichet ; une voix rauque, et semblable à celle de quelqu’un qui s’éveille ou qui sort d’un rêve, lui répondit : « Qu’est-ce que c’est ? qu’y a-t-il ? Que diable voulez-vous à cette heure de la nuit ?… c’est contre les règles… tout à fait contre les règles. »

Le ton traînant dont ces derniers mots furent prononcés annonçait que celui qui venait de parler se préparait à se rendormir ; mais mon guide, élevant un peu la voix, dit : « Dougal, mon brave, avez-vous oublié Ha-nun-Gregarach[2] ?

— Non, de par le diable ! » répondit-on vivement, et j’entendis le gardien intérieur se lever avec beaucoup de promptitude. Mon conducteur et le porte-clefs échangèrent quelques mots dans une langue qui m’était absolument inconnue. Les verrous furent tirés, mais avec une précaution qui indiquait la crainte que le bruit n’en fût entendu ; et nous nous trouvâmes dans le vestibule de la prison de Glasgow, une espèce de salle de garde, petite mais bien fortifiée. Un étroit escalier conduisait à l’étage supérieur, et une ou deux portes basses, qui menaient à des chambres de plain-pied, étaient garnies de guichets, de verrous et de barres de fer. Les murailles étaient nues, à cela près d’une quantité raisonnable de ferrures et d’instruments qui pouvaient être réservés à un usage plus inhumain encore. On y voyait aussi suspendus des pertuisanes, des fusils, des pistolets d’une ancienne forme, et d’autres armes offensives et défensives.

En me trouvant introduit d’une manière aussi inattendue, aussi fortuite, et comme par fraude, dans une des forteresses légales de l’Écosse, je ne pus m’empêcher de me rappeler mon aventure du Northumberland, et de murmurer des incidents étranges qui menaçaient encore, sans qu’il y eût de ma faute, de me placer dans une opposition dangereuse et désagréable contre les lois d’un pays que je venais visiter en qualité d’étranger.



  1. L’auteur fait ici observer qu’il croit commettre un anachronisme, l’église de Saint-Enoch n’étant pas encore bâtie à la date de cette histoire. a. m.
  2. Ces mots en gaélique répondent au nom de Mac-Gregor. a. m.