Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 222-231).


CHAPITRE XVII.

LES CONSEILS.


J’entends une voix que vous pouvez entendre, qui dit que je ne dois pas m’arrêter ; je vois une main que vous ne pouvez voir, qui m’ordonne de partir.
Tickell.


Je vous ai déjà dit, Tresham, si vous voulez bien vous le rappeler, que mes visites du soir à la bibliothèque avaient rarement eu lieu sans que nous en fussions convenus d’avance, et toujours en présence de la bonne Marlha : c’était toutefois un arrangement tacite que j’avais moi-même fait adopter. Dans les derniers temps, l’embarras de notre position respective s’étant accru, nous avions entièrement cessé de nous voir le soir. Aussi miss Vernon n’avait-elle aucune raison de supposer que je voulusse renouveler ces entrevues, surtout sans l’en prévenir d’avance, afin que Martha y pût assister comme d’ordinaire ; mais, d’un autre côté, cette précaution n’était pas indispensable. La bibliothèque m’était ouverte, comme à tous les habitants du château, à toutes les heures du jour et de la nuit, et je ne pouvais être accusé d’indiscrétion, quelque inopinément que j’y entrasse. Je croyais fortement que miss Vernon recevait quelquefois dans cette pièce le P. Vaughan, ou quelque autre personne sur les avis de laquelle elle était habituée à régler sa conduite, et qu’elle choisissait, pour ces entrevues, les instants où elle craignait le moins d’être interrompue. Les lumières que j’avais vues briller dans la bibliothèque, le passage de ces deux ombres que j’avais remarquées, les traces de pas d’homme que j’avais vues, un matin, de la porte de la tour à la poterne du jardin ; le bruit que quelques domestiques et André Fairservice, en particulier, avaient entendu : tout m’annonçait que cette pièce était visitée par quelque personne étrangère au château. Persuadé que cette personne avait de l’influence sur miss Vernon, je n’hésitai point à chercher les moyens de découvrir qui elle était, quels résultats bons ou mauvais son influence pouvait produire sur cette jeune fille ; surtout, bien que je cherchasse à me persuader que ce n’était là qu’une considération très-secondaire, je désirais savoir comment cette influence s’était établie et maintenue, si c’était celle de la crainte ou celle de l’affection. La preuve que cette curiosité jalouse était au comble, c’est que je m’étais toujours figuré que la conduite de Diana était dirigée par un seul homme, bien que, d’après ce que j’en savais, ses conseillers pussent être très-nombreux. Je m’étais souvent fait cette objection ; mais mon esprit n’avait jamais abandonné l’idée que la conduite de miss Vernon était dirigée par un seul être, par un homme, et probablement un homme jeune et bien fait ; et ce fut dans ce désir ardent de découvrir, ou plutôt de démasquer ce rival, que je me plaçai dans le jardin pour épier le moment où les lumières paraîtraient par les fenêtres de la bibliothèque.

Mon impatience était si dévorante, que, pour attendre un événement qui ne pouvait arriver avant la nuit close, je fus à mon poste une grande heure avant le coucher du soleil, par une soirée de juillet. C’était le jour du sabbat, et toutes les allées étaient tranquilles et désertes. Je me promenai quelque temps, jouissant de la fraîcheur d’une soirée d’été, et réfléchissant aux conséquences probables de mon entreprise. L’air frais et embaumé du jardin calma peu à peu mon sang agité ; le trouble de mon esprit s’apaisa insensiblement, et je vins à me demander quel droit j’avais de pénétrer les secrets de miss Vernon et ceux de la famille de mon oncle. Reçu chez lui comme aurait pu l’être tout étranger, m’était-il permis de rechercher qui il pourrait cacher dans sa maison ? Et à quel titre m’allais-je mêler des affaires de miss Vernon, enveloppées, comme elle me l’avait avoué, d’un mystère qu’elle m’avait prié de ne point approfondir ?

La passion et la curiosité eurent bientôt répondu à ces questions. En dévoilant ce secret, j’allais, selon toute probabilité, rendre service à sir Hildebrand, qui sans doute ignorait les intrigues qui se tramaient dans sa famille ; et bien plus encore à miss Vernon, que sa naïve simplicité exposait à tant de périls en entretenant des liaisons secrètes peut-être avec une personne d’un caractère équivoque et dangereux. Si je paraissais forcer sa confiance, c’était dans l’intention généreuse et désintéressée (oui, j’osai même l’appeler désintéressée) de la guider, de la défendre et de la protéger contre la fourberie, la méchanceté, et surtout contre le conseiller secret qu’elle avait choisi pour son confident. Tels étaient les arguments que ma folle imagination opposait à ma conscience, monnaie courante que celle-ci prenait comme s’ils eussent été très-solides, imitant en cela le marchand qui accepte en murmurant une pièce qu’il ne croit pas de bon aloi, plutôt que de rompre avec une pratique.

Tandis que je parcourais les allées de gazon, examinant le pour et le contre, j’aperçus tout à coup André Fairservice, planté comme une statue devant une rangée de ruches, et dans l’attitude d’une dévote contemplation ; épiant d’un œil les mouvements de la population bourdonnante qui rentrait dans ses maisons de chaume, et l’autre fixé sur un livre de prières dont un long usage avait fait disparaître les angles, ce qui, joint à une couche épaisse de saleté, donnait à ce livre un air respectable d’antiquité.

« Je lisais à part moi la Fleur de douce saveur semée dans la vallée de ce monde[1], du digne maître John Quacklebeen, » dit André en fermant son livre, et plaçant ses lunettes de corne, en forme de marque, à l’endroit où il lisait.

« Et les abeilles, à ce que je vois, André, partageaient votre attention avec le savant auteur ?

— C’est une race impie, reprit le jardinier ; elles ont six jours de la semaine pour essaimer ; mais, voyez-vous, elles attendent toujours pour cela le jour du sabbat, comme pour empêcher les gens d’aller au sermon. On ne peut pourtant se plaindre aujourd’hui, car on n’a pas prêché à la chapelle de Graneagain.

— Vous auriez pu aller à l’église de la paroisse, André ; vous auriez entendu un excellent sermon.

— Des os de perdrix froide ! des os de perdrix froide ! reprit André avec un sourire dédaigneux, assez bons pour des chiens, sauf votre respect. Oui ! j’aurais pu certainement entendre le ministre chanter avec sa chemise blanche, et les musiciens jouer de leurs sifflets ; cela ressemble plutôt à une noce à deux pences qu’à un sermon. Et de plus j’aurais pu entendre Daddie Docharty murmurer sa messe ; j’en aurais tiré grand profit !

— Docharty ! lui dis-je (c’était le nom d’un vieux prêtre irlandais, je pense, qui officiait quelquefois à Osbaldistone-Hall), je croyais que le P. Vaughan était au château ; il y était hier.

— Oui, répondit André, mais il est parti hier soir pour aller à Greystock, ou quelque part de ce côté dans l’ouest. Il y a du mouvement par là. Ils sont dans l’agitation comme mes abeilles. Dieu les sauve ! je comparerais tout de même les pauvres bêtes aux papistes ! Vous voyez, voilà le second essaim d’aujourd’hui ; le premier est parti ce matin. Mais les voilà rentrées pour la nuit. Ainsi je souhaite à Votre Honneur le bonsoir et les bénédictions du ciel. »

À ces mots André se retira en jetant un coup d’œil sur ses ruches.

J’avais tiré de lui indirectement une information importante, c’était que le P. Vaughan n’était plus au château. Si donc j’apercevais de la lumière dans la bibliothèque, ou ce n’était pas lui, ou il observait une règle de conduite bien secrète et bien mystérieuse. J’attendis avec impatience l’arrivée de la nuit. À peine le soleil fut-il couché, que je vis par les fenêtres de la bibliothèque une lueur qu’on distinguait difficilement dans le demi-jour du crépuscule. Je la remarquai toutefois aussi promptement que le matelot anuité découvre dans le lointain la première lueur du fanal qui dirige sa course. L’hésitation, le sentiment des convenances, qui avaient déjà lutté si fortement contre ma curiosité et ma jalousie, s’évanouirent quand l’occasion s’offrit de satisfaire ces deux passions. Je rentrai dans la maison, et évitant les appartements les plus fréquentés, comme un homme qui veut cacher son projet, j’arrivai à la porte de la bibliothèque. Là j’hésitai un instant, la main sur la clef ; j’entends marcher, j’ouvre, et je trouve miss Vernon seule.

Diana parut surprise ; était-ce de ma brusque apparition ou de toute autre cause, je ne pouvais le deviner ; mais il y avait en elle une expression de trouble que je ne lui avais jamais vue, et qui ne pouvait provenir que d’une émotion extraordinaire. Cependant elle redevint calme en un instant ; et telle est la force de la conscience, que moi, qui voulais la surprendre, je restai interdit et confus.

« Est-il arrivé quelque chose ? dit miss Vernon ; quelqu’un est-il venu au château ?

— Personne que je sache, lui répondis-je ; je venais chercher l’Orlando.

— Le voilà, » dit miss Vernon en me le montrant sur la table.

En remuant quelques livres pour prendre celui que je prétendais chercher, je méditais quelque moyen de faire une retraite honorable devant un adversaire aussi pénétrant que miss Vernon, et, dans le trouble que me causait ma fausse position, je n’en pouvais trouver, quand je vis un gant d’homme placé sur la table. Mes yeux rencontrèrent ceux de Diana, qui rougit aussitôt.

« C’est une de mes reliques, dit-elle avec hésitation, répondant à mes regards ; c’est un gant de mon grand-père, l’original du superbe portrait de Van Dyck que vous admirez. »

Comme si elle pensait qu’il fallait quelque chose de plus que cette simple assertion pour me convaincre, elle ouvrit un tiroir de la large table de chêne, et prenant un autre gant elle me le jeta. Quand un caractère naturellement ouvert et franc cherche à dissimuler ou à mentir, la difficulté qu’il y éprouve éveille souvent le doute. Je regardai les deux gants, et répondis d’un ton grave : « Ils se ressemblent sans doute pour la forme et la broderie ; mais ils ne sont pas de la même paire, puisqu’ils sont tous deux de la main droite. »

Elle se mordit la lèvre de colère, et rougit de nouveau.

« Vous avez raison de me confondre, reprit-elle avec amertume ; un ami aurait compris, d’après ce que j’ai dit, que je ne voulais pas expliquer plus clairement une circonstance qui ne regarde personne, surtout un étranger. Vous avez jugé mieux, et vous m’avez fait sentir la bassesse de la duplicité, et l’impossibilité que j’éprouve à mentir. Je vous le dis donc maintenant sans détour. ce gant n’est point le pareil du second que je vous ai montré, comme vous l’avez deviné avec tant de sagacité. Il appartient à un ami qui m’est plus cher encore que l’original du tableau de Van Dick, un ami dont les conseils m’ont guidée jusqu’ici et me guideront toujours, que je respecte, que… » elle s’arrêta.

J’étais dépité du ton dont elle me parlait : « Que j’aime, veut dire sans doute miss Vernon ?

— Et quand je le dirais, répondit-elle, avec fierté, qui aurait le droit de contrôler mes affections ?

— Ce ne sera pas moi certainement, miss Vernon. Je vous supplie de ne point me supposer une pareille présomption. Mais, » continuai-je avec emphase ; car j’étais piqué à mon tour, « j’espère que miss Vernon pardonnera à un ami à qui elle semble vouloir à présent refuser ce titre, s’il lui fait observer…

— « Ne me faites rien observer, monsieur, dit-elle avec véhémence en m’interrompant, si ce n’est que je ne souffre ni les soupçons ni les questions. Il n’est personne à qui je permette de m’interroger et de me juger ; et si vous êtes venu ici à cette heure pour m’espionner, l’amitié ou l’intérêt que vous prétendez me porter est une misérable excuse pour votre indiscrète curiosité.

— Je vous délivre de ma présence, » lui dis-je avec non moins de fierté, car jamais mon caractère n’a su céder ; « je vous délivre de ma présence. Je sors d’un rêve agréable, mais trompeur ; et… mais nous nous comprenons assez. »

J’étais déjà à la porte, quand miss Vernon, dont les mouvements étaient quelquefois si rapides qu’ils semblaient presque instinctifs, se précipita au-devant de moi, me saisit le bras, et m’arrêta de cet air d’autorité qu’elle savait prendre si soudainement, et que la naïveté et la simplicité de ses manières rendaient encore plus frappant.

« Arrêtez, monsieur Franck, dit-elle, vous ne me quitterez pas de cette manière ; je n’ai pas assez d’amis pour me priver même de ceux qui sont égoïstes ou ingrats. Écoutez-moi, monsieur Francis Osbaldistone : vous ne saurez rien sur ce gant mystérieux, » et elle le prit en disant ces mots, « non, rien ; pas un mot de plus que vous n’en savez déjà ; et cependant je ne veux pas que ce soit un gage de bataille entre nous. Je n’ai plus que très-peu de temps, ajouta-t-elle en baissant la voix, à rester ici ; vous y resterez moins de temps encore ; nous allons nous séparer pour ne plus nous revoir. Ne nous querellons pas ; ne faisons pas d’infortunes mystérieuses un prétexte pour remplir d’amertume le peu d’heures que nous avons à passer ensemble sur cette rive de l’éternité. »

Je ne sais, Tresham, par quel charme cette divine créature obtenait un empire si absolu sur mon caractère, que souvent je ne pouvais maîtriser moi-même. J’étais résolu, en entrant dans la bibliothèque, à avoir une explication avec miss Vernon. Elle me l’avait refusée avec une fierté dédaigneuse, et m’avait avoué en face qu’elle me préférait un rival ; car comment interpréter autrement la préférence qu’elle accordait à son mystérieux conseiller ? Et cependant, quand j’allais sortir de l’appartement et rompre avec elle pour toujours, il lui suffit de changer de ton, de quitter celui du dépit et du dédain pour prendre une expression d’autorité bienveillante tempérée par un sentiment de tristesse, pour me ramener à ma place, comme un sujet soumis aux dures conditions qu’elle m’imposait.

« À quoi cela sert-il ? dis-je en m’asseyant… À quoi cela peut-il servir, miss Vernon ? Pourquoi vouloir me rendre témoin de peines que je ne puis soulager et de mystères qu’on ne peut chercher à découvrir sans vous offenser ? Bien que sans expérience, vous devez savoir qu’une femme jeune et belle ne peut avoir deux amis. Je serais jaloux si un ami confiait à un autre un secret qu’il me cacherait ; mais avec vous, miss Vernon…

— Vous êtes jaloux, je le vois, dans tous les temps et tous les modes de cette charmante passion ? Mais, mon bon ami, vous n’avez fait que me débiter tous ces sots bavardages qu’on trouve dans les romans et les chansons, et qu’on répète jusqu’à ce qu’ils acquièrent sur l’esprit une influence réelle. Les jeunes gens et les jeunes filles babillent jusqu’à ce qu’ils soient amoureux ; puis quand leur amour va s’endormir, ils babillent pour devenir jaloux. Mais vous et moi, Franck, nous sommes des êtres raisonnables, qui ne devons avoir que des relations d’une amitié franche et désintéressée. Toute autre union entre nous est aussi impossible que si j’étais homme, ou que vous fussiez femme. Pour parler franchement, ajouta-t-elle après un moment d’hésitation, quoique je veuille bien déférer encore assez aux convenances pour rougir un peu d’une explication aussi claire, nous ne pourrions nous marier, quand nous le voudrions, et nous ne le devrions pas quand nous le pourrions.

En effet, Tresham, elle rougit d’une manière angélique en me faisant cette cruelle déclaration. J’allais combattre ses assertions, oubliant tout-à-fait mes soupçons, qui venaient de se fortifier dans cette soirée ; mais elle continua avec une fermeté froide qui approchait de la sévérité.

« Ce que je dis est une vérité incontestable, sur laquelle je ne souffrirai pas de questions. Ainsi nous sommes amis, monsieur Osbaldistone… n’est-ce pas ? » elle me tendit la main, prit la mienne et ajouta : « et désormais n’ayons plus d’autres relations que celles de l’amitié. »

Elle laissa tomber ma main, et je fus accablé, comme l’eût dit Spenser[2], par ses manières à la fois affectueuses et fermes ; elle se hâta de changer de conversation.

« Voici, me dit-elle, une lettre qui vous est adressée, monsieur Osbaldistone, mais qui, malgré les précautions de la personne qui vous l’a écrite, ne vous serait peut-être jamais arrivée, si elle n’était tombée dans les mains d’un certain Pacolet ou nain magique, que, comme toutes les demoiselles infortunées, je conserve en secret à mon service. »

J’ouvris la lettre et j’en parcourus le contenu. Le papier ouvert s’échappa de mes mains, et je m’écriai involontairement : « Grand Dieu ! ma désobéissance et ma folie ont ruiné mon père ! »

Miss Vernon se leva vivement alarmée : « Vous pâlissez ; vous êtes malade… vous donnerai-je un verre d’eau ? Soyez homme, monsieur Osbaldistone, et montrez de la fermeté… Votre père n’est-il plus ?

— Il vit, grâce au ciel ! répondis-je ; mais dans quelle détresse, dans quel embarras…

— Est-ce là tout ? ne vous désespérez pas. Puis-je lire cette lettre ? » dit-elle en la ramassant.

J’y consentis, sachant à peine ce que je disais. Elle lut avec beaucoup d’attention.

« Quel est ce monsieur Tresham qui a signé cette lettre ?

— L’associé de mon père (votre bon père, mon cher William) ; mais il n’est guère dans l’habitude de prendre part aux affaires de la maison.

— Il parle ici, dit miss Vernon, de différentes lettres qu’on vous a écrites.

— Je n’en ai reçu aucune, répondis-je.

— Et il paraît, continua-t-elle, que Rashleigh, qui a pris la direction des affaires pendant le voyage de votre père en Hollande, a quitté Londres déjà depuis quelque temps pour passer en Écosse avec des effets destinés à payer des billets souscrits par votre père à des personnes de ce pays, et qu’on n’a plus entendu parler de lui.

— Cela n’est que trop vrai.

— Un premier commis, ajouta-t-elle en regardant la lettre, nommé Owenson-Owen, a été envoyé à Glascow pour découvrir Rashleigh, si cela est possible, et on vous prie de vous y rendre aussi pour l’aider dans ses recherches.

— Oui, et il faut que je parte à l’instant.

— Attendez, dit miss Vernon ; il me semble que le pire qui peut résulter de tout cela, est la perte d’une certaine somme d’argent ; et cela vous fait venir les larmes aux yeux ! Fi ! monsieur Osbaldistone !

— Vous ne me rendez pas justice, miss Vernon, répondis-je. Je m’afflige peu de cette perte, mais de l’effet qu’elle produira sur l’esprit de mon père, qui voit tout son honneur dans son crédit. S’il ne peut faire face à ses engagements, il en mourra accablé de remords et de désespoir, comme un soldat convaincu de lâcheté ou un homme d’honneur qui a perdu sa réputation. J’aurais pu prévenir tout cela par le léger sacrifice d’un sot orgueil et d’une indolence qui m’ont empêché de partager les travaux de son honorable et utile profession. Grand Dieu ! comment réparer les funestes conséquences de mon erreur ?

— En allant sur-le-champ à Glascow, comme vous y engage l’ami qui vous écrit.

— Mais si Rashleigh, répondis-je, a réellement formé l’infâme projet de ruiner son bienfaiteur, quel espoir ai-je de déjouer un plan si bien combiné ?

— L’espoir est sans doute très-peu certain, dit-elle ; mais, d’un autre côté, en restant ici, vous ne pouvez en rien servir votre père… Rappelez-vous que si vous étiez resté au poste qu’on vous destinait, ce malheur ne serait point arrivé ; rendez-vous en toute hâte à celui qu’on vous assigne, et peut-être tout se réparera. Attendez, ne quittez pas cette chambre avant mon retour.

Elle me laissa dans un état de trouble et de confusion au milieu duquel je trouvai toutefois un instant de calme qui me permit d’admirer la fermeté et la présence d’esprit que possédait miss Vernon dans les crises les plus imprévues.

Après quelques minutes, elle revint avec un papier plié et cacheté comme une lettre, mais sans adresse : « Je vous remets, dit-elle, cette preuve de mon amitié, parce que j’ai une entière confiance dans votre honneur. Si je comprends bien votre position, les fonds qui sont en la possession de Rashleigh doivent être recouvrés à un jour fixe, au 12 septembre, je crois, pour être appliqués au paiement des billets en question ; et alors si, avant cette époque, vous avez les fonds suffisants pour ce remboursement, le crédit de votre père est à couvert.

— Assurément ; la lettre de monsieur Tresham est claire. » Je regardai de nouveau la lettre de votre père, et j’ajoutai : « Cela ne fait aucun doute.

— Bien, répondit Diana ; alors mon petit Pacolet nous sera utile. Vous avez entendu parler d’un charme contenu dans une lettre. Prenez ce billet, ne l’ouvrez que lorsque tous les autres moyens vous auront manqué. Si vous réussissez par vos propres efforts, je compte sur votre honneur pour le brûler sans l’ouvrir ou le laisser ouvrir ; dans le cas contraire, rompez le cachet dix jours avant celui de l’échéance, et vous y trouverez des indications qui pourront vous être utiles. Adieu, Frank ; nous ne nous reverrons plus… pensez quelquefois à votre amie Diana Vernon. »

Elle me tendit la main, mais je la pressai elle-même contre mon cœur. Elle soupira en se dégageant de mes bras, s’échappa par la porte qui conduisait à son appartement, et je ne la vis plus.



  1. Un des livres mystiques du temps. a. m.
  2. Poète anglais, lequel emploie ici le mot anglisé overcrowed, dont le sens est dompté, gagné. a. m.