Rob-Roy/Texte entier

Traduction par Albert Montémont.
Œuvres de Walter Scott, volume 9
Ménard.








ŒUVRES


DE


WALTER SCOTT.




ROB-ROY.



ROB-ROY,


Par Walter Scott.


TRADUCTION DE M. ALBERT MONTÉMONT.


NOUVELLE ÉDITION,


REVUE ET CORRIGÉE D’APRÈS LA DERNIÈRE PUBLIÉE À ÉDIMBOURG.


Elle fit à mon enfance la description des scènes de sa jeunesse. Il me semble encore voir la vieille Mabel, la tête légèrement agitée par le tremblement de l’âge, et parée d’une coiffure aussi blanche que la neige.



PARIS


MÉNARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,


PLACE SORBONNE, 3




1837.


AVERTISSEMENT
DE LA PREMIÈRE ÉDITION.


Quand l’éditeur des volumes suivants publia, il y a quelques années, l’ouvrage intitulé l’antiquaire, il annonça que c’était la dernière fois qu’il donnait au public des productions de cette espèce. Il pourrait donner pour excuse que tout auteur anonyme n’est, comme le célèbre Junius, qu’un fantôme ; et que dès lors, bien qu’il soit une apparition moins redoutable et d’un ordre moins élevé, il ne saurait être tenu de se justifier du reproche d’inconséquence. Peut-être se justifierait-il mieux encore en imitant l’honnête Benedict[1] qui, lorsqu’il disait qu’il mourrait garçon, ne pensait pas vivre jusqu’au jour de son mariage ? Mais le mieux serait que, comme il est arrivé à quelques-uns de mes illustres contemporains, le mérite du livre, au jugement des lecteurs, pût absoudre l’auteur d’avoir manqué à sa promesse. Sans m’abandonner à cette espérance présomptueuse, il est nécessaire de dire que ma résolution, comme celle de Benedict, a succombé à une tentation, si ce n’est pas à un stratagème.

Il y a environ six mois que l’auteur reçut, par l’intermédiaire de ses respectables éditeurs, un manuscrit contenant l’esquisse de cette histoire, avec la permission, ou plutôt la prière, conçue dans les termes les plus flatteurs, d’y faire tous les changements convenables pour pouvoir l’offrir au public[2]. Ces changements se trouvèrent si nombreux que, sans parler de la suppression des noms et de certains événements qui se rapprochaient trop de la réalité, on peut dire que l’ouvrage a été refait en grande partie. Plus d’un anachronisme s’est probablement glissé dans cette refonte, et les épigraphes des chapitres ont été choisies sans tenir compte de la date des événements. Il est naturel que l’éditeur en prenne sur lui la responsabilité. Quelques autres inexactitudes appartiennent au manuscrit original, mais aucune n’est de grande importance. Si l’on tient à une précision minutieuse, on pourra objecter que le pont sur le Fort, ou plutôt sur l’Avondhu (la rivière Noire), près le hameau d’Aberfoil, n’existait pas il y a trente ans : mais ce n’est pas l’éditeur qui doit relever le premier ces erreurs. Il saisit cette occasion d’adresser publiquement des actions de grâces au correspondant inconnu et anonyme à qui le lecteur sera redevable de la plus grande partie du plaisir que pourront lui procurer les pages suivantes.

1er décembre 1817.


INTRODUCTION
MISE EN TÊTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.


Quand l’auteur conçut le projet de mettre à une nouvelle épreuve la patience d’un public indulgent, il se trouva embarrassé pour le choix d’un titre, un nom connu n’étant guère moins important dans le monde littéraire que dans le monde réel. Le titre de Rob-Roy lui fut suggéré par M. Constable, dont la pénétration et l’expérience prévirent le succès populaire qu’il ferait naître.

Aucune introduction ne saurait mieux convenir à cet ouvrage que quelques détails sur le singulier personnage dont le nom est inscrit sur la première page, et qui, soit en bien, soit en mal, occupe dans les souvenirs du peuple une place importante. Cette importance, on ne peut l’attribuer à la distinction de sa naissance, qui, quoiqu’elle fût celle d’un gentilhomme, ne lui donnait ni un rang éminent, ni un droit bien étendu de commander dans sa tribu ; et les entreprises, les coups de main, les aventures de tout genre, dont a été semée sa vie, n’ont pas égalé ceux de déprédateurs moins connus que lui. Sa célébrité vient en grande partie de ce qu’il résidait sur les frontières des Higlhands[3], où il menait, au commencement du dix-huitième siècle, une existence semblable à celle de Robin Hood[4] au moyen âge ; et cela à quarante milles de Glascow, cité riche et commerçante, siège d’une université renommée pour son savoir. Un tel personnage, réunissant les vertus farouches, l’astuce, la licence effrénée d’un Indien de l’Amérique, vivait en Écosse dans le siècle qu’on a comparé à celui d’Auguste, le siècle de la reine Anne et de George Ier. Addison ou Pope n’auraient probablement pas été peu étonnés en apprenant que dans la même île qu’eux habitait un homme tel que Rob-Roy. Du contraste frappant entre la civilisation qui régnait de ce côté-ci des Highlands, et les entreprises hardies, contraires aux lois, exécutées par un homme qui vivait de l’autre côté de cette ligne de démarcation imaginaire ; de ce contraste, dis-je, naît l’intérêt qui s’attache au nom de Rob-Roy : de là vient qu’aujourd’hui,


De loin comme de près, aux vallons, aux montagnes,
Chacun atteste encor ses prodiges fameux.
Comme un feu remue, dans le sein des campagnes,
Le grand nom de Rob-Roy fait pétiller les yeux.


Diverses circonstances favorisèrent singulièrement Rob-Roy dans le rôle qu’il s’était donné.

La plus importante de toutes, c’est la qualité de descendant et d’allié du clan de Mac-Grégor, si fameux par les infortunes et par l’opiniâtreté indomptable avec laquelle il conserva son organisation, en dépit des lois qui poursuivaient avec une rigueur inouïe tous ceux qui portaient ce nom proscrit. Leur histoire est celle de beaucoup de tribus primitives qui furent détruites par des voisins plus puissants, ou extirpées entièrement, ou réduites à acheter leur conservation en renonçant à leur nom de famille pour prendre celui des conquérants. Ce qui distingue l’histoire des Mac-Grégor, c’est l’obstination avec laquelle ils maintinrent leur existence séparée, et leur union comme clan, au milieu des périls les plus pressants. Nous raconterons, dans les pages suivantes, en peu de mots, l’histoire de la tribu ; mais nous devons prévenir le lecteur que ce récit est emprunté, en grande partie, à la tradition : ainsi, quand à l’appui nous ne citons pas de documents écrits, on peut le considérer, jusqu’à un certain point, comme douteux.

La tribu de Mac-Gregor prétend tirer son origine de Gregor ou Gregorius, troisième fils, à ce qu’on dit, d’Alpin, roi d’Ecosse, qui florissait vers l’année 787. Leur nom patronymique primitif est donc Mac-Alpin, et on les appelle ordinairement le clan Mac-Alpine. Il y a parmi eux une famille qui porte encore ce nom. On les regarde comme un des plus anciens clans dans les Highlands. Cette race, sans aucun doute, d’origine celtique, occupait à une époque fort éloignée, des terres considérables dans les comtés de Perth et d’Argyle, qu’elle continua imprudemment à garder par le coir a glaive, c’est-à-dire par le droit de l’épée. Pendant ce temps, leurs voisins, les comtes d’Argyle et de Breadalbane, se faisaient accorder la concession des terres occupées par les Mac-Gregor, en vertu de chartes qu’ils obtenaient facilement de la couronne ; de cette façon ils créaient un droit légal en leur faveur sans tenir grand compte de l’iniquité de ce procédé. À mesure qu’une occasion se présentait d’affaiblir ou de détruire leurs voisins, ils augmentaient leurs domaines en usurpant, sous le prétexte de ces concessions royales, ceux de leurs voisins moins civilisés. Un sir Duncan Campbell de Lochlow, connu dans les Highlands sous le nom de Donacha Dhu nan Churraichd, c’est-à-dire Duncan le Noir au capuchon, parce qu’il prenait plaisir à se couvrir ainsi la tête, est cité comme s’étant particulièrement agrandi par ses spoliations aux dépens des Mac-Gregor.

Cette tribu malheureuse, se voyant injustement dépouillée de ses possessions, les défendit par la force, et obtint quelquefois des avantages dont elle usa assez inhumainement. Cette conduite, bien naturelle, eu égard au pays et à l’époque, était soigneusement représentée dans la capitale comme le résultat férocité innée et indomptable, qu’on ne pourrait détruire, disait-on, qu’en abattant la tribu de Mac-Gregor, branches et racines.

Par un acte du conseil privé à Stirling, en date du 22 septembre 1503, sous le règne de la reine Marie, commission est donnée aux seigneurs les plus puissants et aux chefs de clans de poursuivre le clan de Gregor avec le feu et l’épée. Un acte semblable, aussi en 1563, non seulement confère les mêmes pouvoirs à sir John Campbell de Glenorchy, le descendant de Duncan au capuchon, mais défend aux vassaux de donner asile ou assistance à aucuns du clan de Gregor, ou de leur fournir, sous quelque prétexte que ce soit, à manger, à boire, ou de quoi se vêtir.

Une atrocité commise par le clan de Gregor en 1589, (je veux parler du meurtre de John Drummond de Drummond-Ernnoch, forestier de la forêt royale de Glenartney), est racontée autre part avec ses horribles circonstances. Les hommes du clan jurèrent sur la tête de la victime, séparée du tronc, que tous se reconnaîtraient coupables du meurtre. Ceci provoqua un acte du conseil privé ordonnant une nouvelle croisade contre l’infâme clan de Gregor, qui continuait de vivre dans le sang, le meurtre, le brigandage et le vol : par cet acte, des lettres de feu et de sang sont lancées contre eux pour l’espace de trois ans. Le lecteur trouvera tous les détails de ce fait dans l’introduction à la Légende de Montrose.

En beaucoup d’autres occasions, les Mac-Gregor firent éclater leur mépris pour les lois dont ils avaient si souvent éprouvé la rigueur, et jamais la protection. Successivement privés de toutes leurs possessions et de tous les moyens ordinaires de pourvoir à leur subsistance, on ne pouvait raisonnablement penser qu’ils se laisseraient mourir de faim, quand ils étaient assez forts pour enlever à des étrangers ce qu’ils regardaient comme leur bien légitime. Ils devinrent donc, à partir de cette époque, des déprédateurs audacieux, et se familiarisèrent avec les meurtres et les assassinats. Leurs ressentiments s’étaient aigris, et il ne fallait pas une grande habileté aux plus puissants d’entre leurs voisins pour les pousser comme avec des chiens (afin d’emprunter une énergique expression écossaise) à des actes de violence dont ces vils instigateurs prenaient avantage pour faire retomber tout le blâme et le châtiment sur les ignorants Mac-Gregor.

Cette politique, qui excita les clans sauvages des Highlands et du Border à troubler la paix du pays, est signalée par un historien de l’époque comme une manœuvre des plus désastreuses destinée à considérer les Mac-Gregor comme toujours prêts à porter atteinte à la tranquillité publique.

Malgré ces dénonciations malveillantes, dont les auteurs tiraient les avantages qu’ils avaient en vue, quelques membres du clan possédaient encore des propriétés, et le chef de la tribu en 1592 est désigné sous le nom d’Allaster Mac-Gregor de Glenstree. La tradition le représente comme un homme actif et brave ; mais, à en juger par sa confession avant de mourir, il paraît avoir pris part à beaucoup de combats désespérés, dont un enfin lui fut fatal et à beaucoup de ses partisans. C’est la fameuse bataille de Glenfruin, à l’extrémité sud-ouest du Loch-Lomond, dans le voisinage duquel les Mac-Gregor continuaient à exercer beaucoup d’autorité par le coir a glaive, ou le droit du plus fort, dont nous avons déjà parlé.

Une longue et sanglante rivalité exista entre les Mac-Gregor et le laird de Luss, chef de la famille de Colquhoun, race puissante de la partie basse du Loch-Lomond. La tradition des Mac-Gregor affirme que la querelle eut lieu pour un sujet bien frivole. Deux Mac-Gregor, surpris par la nuit, demandèrent l’hospitalité dans une maison appartenant à un vassal de Colquhoun ; ils furent refusés. Ils se réfugièrent sous un hangar, prirent un mouton dans la bergerie, le tuèrent, soupèrent avec, puis offrirent de le payer au propriétaire.

Le laird de Luss les fit saisir ; et d’après les moyens de procédure expéditive que les seigneurs féodaux avaient à leur disposition, il les condamna et les fit exécuter. Les Mac-Gregor citent à l’appui de ce récit un proverbe répandu parmi eux, qui maudit l’heure où « le mouton noir à la queue blanche fut mangé, mult dhu an carbail ghil. » Pour venger cet affront, le laird de Mac-Gregor assembla son clan, au nombre de trois ou quatre cents hommes, et marcha vers Luss, des bords du Lac, par un défilé appelé Raidna-gael, ou le Passage du montagnard.

Sir Humphrey de Colquhoun, bientôt instruit de cette incursion, rassembla une troupe deux fois plus nombreuse que celle des envahisseurs. Il avait avec lui des gentilshommes du nom de Buchanan, des Graham, d’autres petits nobles du comté de Lenpox, et un certain nombre de bourgeois de Dumbarton sous le commandement de Smolett, magistrat ou bailli de cette ville, un des ancêtres du célèbre auteur de ce nom.

Les deux petites armées se rencontrèrent dans la vallée de Glenfruin (la vallée des larmes), nom qui semblait pronostiquer l’issue de cette journée, qui, funeste aux vaincus, le fut tellement aussi aux vainqueurs, « que l’enfant à naître du clan d’Alpine eut lieu de s’en repentir. » Les Mac-Gregor, que la vue de forces supérieures aux leurs avait un peu découragés, se précipitèrent à l’attaque, rassurés par un seer ou devin doué de la seconde vue, qui affirma voir leurs principaux adversaires enveloppés de linceuls mortuaires. Le clan chargea avec furie le front de l’armée ennemie, pendant que John Mac-Gregor, avec un détachement nombreux, l’attaquait inopinément en flanc. La majeure partie des forces de Colquhoun consistait en cavalerie qui ne pouvait manœuvrer sur un terrain marécageux. On dit qu’elle disputa vaillamment le terrain, mais qu’elle fut enfin mise complètement en déroute. Les fugitifs furent égorgés sans miséricorde : deux ou trois cents restèrent sur le champ de bataille. Si les Mac-Gregor, comme cela est avéré, ne perdirent que deux hommes tués dans l’action, ils étaient bien peu provoqués à un si affreux carnage. On dit que leur fureur s’étendit sur une troupe de jeunes étudiants en théologie qui étaient venus imprudemment pour être spectateurs de la bataille. Quelque doute existe sur ce fait, l’acte d’accusation contre le chef du clan n’en faisant pas mention, non plus que l’historien Johnston et un professeur Ross qui écrivit une relation de la bataille vingt-neuf ans après qu’elle eut été livrée : mais il est attesté unanimement par les traditions du pays, et par une pierre qui, placée sur le lieu du combat, est appelée leck a mhinisteir, la pierre du ministre ou du clerc.

Les Mac-Gregor l’imputèrent à la férocité d’un seul homme de leur tribu, célèbre par sa taille et sa vigueur, appelé Dugald Ciar-Mhor, ou le grand homme couleur de souris. Il était frère de lait de Mac-Gregor, et le chef l’avait chargé de la garde de ces jeunes gens, lui recommandant d’empêcher qu’on ne leur fît aucun mal, jusqu’à ce que la bataille fût achevée. Soit qu’il craignît qu’ils ne s’échapassent, soit que des sarcasmes lancés par eux contre sa tribu l’eussent irrité, peut-être aussi entraîné par la soif du sang, ce sauvage, pendant que les autres Mac-Gregor étaient occupés à la poursuite, poignarda ses prisonniers sans défense. Quand le chef, à son retour, demanda où étaient les jeunes gens, le Ciar-Mohr (on prononce kiar) tira sa dague sanglante, et lui dit en gaélique : « Demande à ceci que Dieu sauve mon âme ! » Ces dernières paroles faisaient allusion à l’exclamation que répétaient ses victimes pendant qu’il les égorgeait.

Il paraît donc que cette horrible portion de l’histoire est conforme à la vérité, quoique le nombre des jeunes gens ainsi massacrés soit probablement fort exagéré dans les récits des basses terres. Le peuple dit que le sang des victimes de Ciar-Mohr n’a jamais pu être effacé de dessus la pierre. Mac-Gregor, en apprenant leur mort, exprima la plus profonde horreur de cet acte d’inhumanité, et reprocha à son frère de lait d’avoir commis un crime qui amènerait sa ruine et celle de son clan.

Cet assassin était l’aïeul de Rob-Roy, et de la tribu de laquelle celui-ci descendait. Il est enterré dans l’église de Fortingal, où l’on voit encore son sépulcre, recouvert d’une large pierre[5] ; sa force prodigieuse et sa bravoure sont les sujets de mille traditions[6].

Parmi le petit nombre des Mac-Gregor tués, était le frère du chef. Il fut enseveli près du champ de bataille, et le lieu de sa sépulture est marqué par une pierre grossièrement taillée, qu’on appelle la Pierre grise de Mac-Gregor.

Sir Humphrey Colquhoun, étant bien monté, se réfugia dans le château de Banochar ou Benechra. Mais ce n’était pas un asile sûr, car il fut massacré peu après dans une cave du château ; les annales de la famille disent que ce fut par les Mac-Grego ; mais d’autres traditions rejettent le crime sur les Mac-Farlane.

Cette bataille de Glenfruin, et la cruauté dont les vainqueurs avaient usé envers leurs ennemis vaincus, furent rapportées au roi Jacques VI, de la manière la plus défavorable au clan Gregor, à qui sa réputation d’hommes braves mais indisciplinés ne pouvait que nuire en cette circonstance. Afin que Jacques comprît toute l’étendue du massacre, les veuves des morts, au nombre de cent vingt, en habit de deuil, montées sur des palefrois blancs, portant chacune, au bout d’une pique, la chemise ensanglantée de son mari, se présentèrent à Stirling devant le prince, sur qui ce spectacle terrible et lugubre devait faire une profonde impression, demandant vengeance de la mort de leurs maris.

Les mesures auxquelles on eut recours étaient pour le moins aussi cruelles que les barbaries qu’elles étaient destinées à punir. Par un acte du conseil privé, daté du 3 avril 1603, le nom de Mac-Gregor fut aboli ; il fut enjoint à tous ceux qui l’avaient porté jusque là, de prendre un autre surnom : la peine de mort était prononcée contre ceux qui se feraient encore appeler Gregor ou Mac-Gregor ; sous la même peine, tous ceux qui avaient assisté au combat de Glenfruin, ou pris part à d’autres actes de brigandage mentionnés dans l’acte, reçurent défense de porter les armes, excepté un couteau sans pointe, destiné à couper leurs aliments. Par un acte subséquent, du 24 juin 1613, la peine de mort fut prononcée contre toutes les personnes appartenant autrefois à la tribu Mac-Gregor, qui se rassembleraient au nombre de plus de quatre. Enfin un acte du parlement, (1617, chapitre 26) confirma ces lois, qui frappèrent même sur la génération suivante. On s’appuyait sur cette considération, que beaucoup d’enfants de ceux contre qui les actes du conseil privé avaient été dirigés, étaient sur le point d’atteindre l’âge viril, et que s’il leur était permis de reprendre les noms de leurs pères, le clan se retrouverait aussi redoutable qu’auparavant.

L’exécution de ces lois rigoureuses fut confiée dans l’est, principalement au comte d’Argyle, et à la puissante tribu des Campbell ; plus à l’ouest, dans les Highlands du Perthshire, au comte d’Athol et à ses vassaux. Les Mac-Gregor, comme on le pense bien, résistèrent, et avec un courage désespéré ; plus d’une vallée dans le nord et l’ouest des Highlands conserve le souvenir de combats sanglants dans lesquels les proscrits obtinrent quelquefois des avantages passagers, et vendirent toujours chèrement leur vie. À la fin, la fierté d’Allaster Mac-Gregor, le chef du clan, fut tellement abattue par les souffrances de son peuple, qu’il se détermina à se rendre au comte d’Argyle, avec les principaux de sa suite, sous la condition qu’ils seraient envoyés hors d’Écosse. S’il faut s’en rapporter à l’infortuné chef, il avait quelques droits à la protection du comte qui, par des avis et des encouragements secrets, l’avait souvent poussé à des actions pour lesquelles on le punissait alors si cruellement. Mais Argyle, selon l’expression du vieux Birrell, avait fait une promesse de montagnard, douce pour l’oreille, mais nulle pour l’esprit. Mac-Gregor fut envoyé sous bonne escorte jusqu’à la frontière d’Angleterre : étant ainsi, littéralement parlant, hors d’Écosse, Argyle fut censé avoir accompli sa promesse, et la même escorte le ramena à Édimbourg, où il fut jeté en prison.

Mac-Gregor de Glenstrae fut traduit devant la cour de justice, le 20 janvier 1604, et déclaré coupable. Il paraît qu’il fut conduit immédiatement du tribunal au gibet, car Birrell, sous la même date, rapporte qu’il fut pendu à la Croix, et, par distinction, plus haut, de toute la hauteur de son corps, que deux de ses parents et amis. Le 18 février suivant, un plus grand nombre de Mac-Gregor furent exécutés après une longue captivité ; quelques autres eurent le même sort au commencement de mars.

Le comte d’Argyle, en forçant à se rendre la race infâme et insolente des Mac-Gregor, race de brigands et de malfaiteurs, en livrant à la justice le chef et bon nombre des principaux de son clan, tous justement mis à mort pour leurs crimes, avait rendu un service qu’un acte du parlement, (1607, chap. 16), reconnaît dans les termes les plus flatteurs, et récompense par un don de vingt fois trente-six boisseaux de froment, à prendre sur les terres de Kintire.

En dépit des lettres de feu et d’épée, malgré les exécutions militaires décrétées contre eux par le parlement d’Écosse, qui semble perdre toute conscience de sa dignité chaque fois qu’il s’agit d’eux, ne nommant jamais sans une sorte de colère ce clan proscrit, les Mac-Gregor se montraient peu disposés à se laisser rayer de la liste des clans. Pour se conformer à la loi, ils adoptèrent le nom des familles voisines parmi lesquelles ils vivaient, se nommant, suivant le hasard ou les convenances particulières, Drummond, Campbell, Graham, Buchanan, Stewart, et autres ; mais, toujours prêts à confondre leurs intérêts, à se prouver leur mutuel attachement, ils étaient encore le clan Gregor, unis ensemble pour la défense comme pour l’attaque, et menaçant d’une vengeance générale quiconque commettrait un acte de violence contre l’un d’entre eux.

Ils continuèrent leurs déprédations avec autant d’audace qu’avant l’époque où la force des lois les avait dispersés et proscrits. C’est ce que prouve le préambule du statut de 1633, (chapitre 30), où il est dit : Que le clan de Mac-Gregor, qui a été dispersé et réduit à la tranquillité par les soins et la prudence du feu roi Jacques, d’éternelle mémoire, a cependant fait une nouvelle irruption dans les comtés de Perth, Stirling, Clakmannam, Monteith, Lennox, Angus et Mearns ; en considération de quoi le statut rétablit les incapacités ci-devant prononcées contre le clan, et donne une nouvelle commission pour faire exécuter les lois contre cette race de brigands et de rebelles.

Malgré les rigueurs inexcusables de Jacques Ier et de Charles Ier contre cette race infortunée, qu’on pendait furieuse en la proscrivant et qu’on punissait d’avoir cédé à des passions excitées avec adresse, les Mac-Gregor, pendant la guerre civile, s’attachèrent au parti de ce dernier monarque. Leurs bardes ont attribué ce dévouement au respect des Mac-Gregor pour la couronne d’Écosse, que leurs ancêtres avaient portée, assertion à l’appui de laquelle ils appellent les armoiries de la tribu, qui sont un pin en sautoir avec un glaive nu dont la pointe supporte une couronne royale. Mais, sans nier l’influence qu’ont pu avoir ces motifs, nous sommes disposés à croire qu’une guerre qui ouvrait les basses terres aux incursions des Mac-Gregor avait plus d’attrait pour eux que la cause des covenantaires, qui leur eût donné pour adversaires des Highlandais, aussi braves et non moins pauvres qu’eux. Patrick Mac-Gregor, leur chef, était fils d’un chef distingué, nommé Duncan Abbarach, auquel Montrose écrivit comme à son fidèle et très-intime ami, lui exprimant sa confiance en son dévouement et sa loyauté, et l’assurant qu’une fois les affaires de Sa Majesté remises sur un pied permanent et durable, les Mac-Gregor obtiendraient le redressement de leurs griefs.

À une époque plus éloignée de ces temps malheureux, nous voyons le clan de Gregor réclamer les privilèges des autres tribus, lorsqu’il reçoit du parlement d’Écosse l’ordre de repousser l’invasion de l’armée républicaine, en 1651. Le dernier jour de mars, même année, une pétition adressée au roi et au parlement par Calum Mac-Condachie Vich Euen, et Euen Mac-Condachie Euen, en leur nom et en celui de tous les Mac-Gregor, représente que, tandis qu’en exécution des ordres du parlement qui enjoignaient à tous les clans de prendre les armes sous leurs chefs respectifs, pour la défense de la religion, du roi et des royaumes, les pétitionnaires conduisaient leurs gens pour garder les passages sur la rivière de Forth, ils avaient rencontré le comte d’Athol et le laird de Buchanan qui avaient requis beaucoup d’hommes du clan de Mac-Gregor de se joindre à leurs troupes. La prétention élevée par ces deux seigneurs venait sans doute du changement de nom des Mac-Gregor qui semblait les autoriser à enrôler les Mac-Gregor sous leurs bannières, comme des Murrays ou des Buchanan. Il ne paraît pas que cette pétition des Mac-Gregor, par laquelle ils demandaient la permission de marcher en corps comme les autres clans, ait reçu aucune réponse. Mais à la restauration, le roi Charles, lors de la première session du parlement écossais sous son règne (statut 164, chap. 195), abrogea les différents actes contre le clan de Gregor, leur rendit le droit de porter leur nom de famille, ainsi que tous les privilèges de sujets fidèles, alléguant comme raison de cet acte de clémence que ceux qui s’appelaient autrefois Mac-Gregor avaient, pendant les derniers troubles, montré tant de loyauté et d’affection envers sa personne, que leurs fautes passées, aussi bien que le souvenir des peines prononcées contre eux, étaient complètement effacés.

Il est digne de remarque que le mécontentement des presbytériens non conformistes s’irrita envoyant abolir à l’égard des Mac-Gregor les mesures tyranniques sous le poids desquelles ils gémissaient ; tant les hommes les plus vertueux, de même que les plus pervers, sont incapables d’apprécier avec impartialité les mêmes mesures, selon qu’elles frappent sur eux ou sur autrui ! Pendant la restauration, une influence ennemie de ce malheureux clan, la même, dit-on, qui fit ordonner dans la suite le massacre, de Glencoe, provoqua le rétablissement des édits de procription contre les Mae-Gregor. On ne donne aucun motif pour renouveler ces lois si rigoureuses ; on n’allègue contre le clan aucun grief récent. Cette clause si fatale aux droits de tant de sujets écossais, et qui n’est mentionnée ni dans le titre ni sous la rubrique de l’acte du parlement où elle est placée, a été glissée comme furtivement à la fin du statut de 1694, chapitre 61, intitulé : Acte pour l’administration de la justice dans les Highlands. Il y a donc lieu de croire qu’elle fut à dessein présentée sous une forme qui la faisait échapper à l’attention publique.

Cependant il ne paraît pas qu’après la révolution les lois contre le clan aient été exécutées sévèrement ; et dans la dernière moitié du dix-huitième siècle, elles parurent comme oubliées. Des commissaires aux subsides furent choisis parmi la race proscrite de Mac-Gregor ; des jugements de cours judiciaires, des actes légaux furent enregistrés sous le même nom. Cependant les Mac-Gregor, tant que les lois subsistaient au livre des statuts, ne pouvaient reprendre un nom qui leur appartenait par droit de naissance, et ils firent diverses tentatives pour en adopter un autre : ceux de Mac-Alpine ou de Grant furent proposés pour désigner à l’avenir toute la tribu. N’ayant pu s’entendre sur ce point, l’on se soumit au mal comme à une nécessité, jusqu’au moment où le parlement d’Angleterre réhabilita complètement cette race antique par un acte qui abolissait pour toujours les édits de proscriptions qui avaient si long-temps pesé sur elle. Ce statut, si bien mérité par les services qu’avaient rendus à leur roi et à leur pays un grand nombre de gentilshommes de ce clan, ayant été publié, le clan se reconstitua avec toute la ferveur de l’esprit des anciens temps, qui avait rendu si douloureuse pour eux une punition que la plupart des autres sujets de sa Majesté Britannique auraient regardée comme peu importante.

Ils reconnurent John Murray de Laurick, esquire[7] (dans la suite, sir John Murray Mac-Gregor, baronnet), pour représentant de la famille de Glencarnock, comme légitimement issu de l’antique race et du sang des lairds et lords de Mac-Gregor ; en conséquence, ils le proclamèrent leur chef, pour agir en cette qualité en justice et dans toutes autres occasions quelconques. Cet acte fut signé par huit cent vingt-six personnes du nom de Mac-Gregor en état de porter les armes. Pendant la dernière guerre, une grande partie de ce clan forma le régiment du Clan-Alpine, levé en 1799, sous le commandement de leur chef et de son frère le colonel Mac-Gregor.

Après avoir brièvement raconté l’histoire de ce clan, histoire qui offre un rare et frappant exemple du caractère indélébile du gouvernement patriarcal, l’auteur doit présenter quelques détails sur le personnage qui a donné son nom à cet ouvrage.

Quand on veut faire connaître un Highlandais, il faut parler d’abord de sa généalogie. Celle de Rob-Roy remontait à Ciar-Mohr, le grand homme couleur de souris, celui que la tradition accuse du meurtre des jeunes étudiants à la bataille de Glenfruin.

Sans nous jeter, non plus que nos lecteurs, dans les ténèbres d’une généalogie highlandaise, il nous suffira de dire qu’après la mort de Mac-Gregor Glenstrae, le clan, découragé par la persécution constante de ses ennemis, paraît n’avoir pu se placer tout entier sous le commandement d’un seul chef. Suivant le lieu de sa résidence et son origine immédiate, chaque famille se mit sous la conduite d’un cheftain, mot qui, dans le langage des Highlandais, signifie l’auteur ou la tête d’une branche de la famille, par opposition à chef, qui commande à toute la tribu.

Les descendants de Dugald Ciar-Mohr habitaient principalement les montagnes entre le Loch-Lomond et le Loch-Katrine ; ils y occupaient une grande étendue de territoire, soit par tolérance, soit par le droit de l’épée, droit qu’il n’était jamais sûr de leur contester, ou par d’autres titres dont il serait inutile de nous occuper. Quoi qu’il en puisse être, ces Mac-Gregor résidaient dans ce lieu, et leurs puissants voisins recherchaient leur amitié, aussi utile à la tranquillité du voisinage pendant la paix, que leur alliance était précieuse pendant la guerre.

Rob-Roy Mac-Gregor Campbell (il portait ce dernier nom par suite des actes du parlement qui avaient aboli le sien) était le fils cadet de Donald Mac-Gregor de Glengyle, qui, s’il faut en croire sa femme, fille de Campbell de Glenfalloch, fut lieutenant-colonel (au service de Jacques II probablement). On désignait Rob lui-même par le nom d’Inversnaid ; mais il paraît avoir eu quelque droit à la propriété de Craig-Royston, domaine couvert de rochers et de forêts, situé à l’est du Loch-Lomond, du côté où ce beau lac s’enfonce dans les sombres montagnes de Glenfalloch.

L’époque de sa naissance et celle de sa mort sont inconnues. Mais il prit, dit-on, une part active aux scènes de guerre et de pillage qui suivirent la révolution ; et la tradition assure qu’en 1691 il commanda en personne une incursion de pillards dans la paroisse de Kippen, comté de Lennox. Cette incursion ne coûta la vie qu’à une seule personne ; mais elle fut accompagnée de si grandes rapines, que long-temps encore on la distingua sous le nom de her’ship (dévastation) de Kippen[8]. Rob-Roy, dit-on encore, survécut à l’année 1733, et mourut fort vieux. Il est donc probable qu’il pouvait avoir vingt-cinq ans à l’époque de la dévastation de Kippen ; ce qui placerait sa naissance au milieu du XVIIe siècle.

Dans les temps plus tranquilles qui suivirent la révolution, Rob-Roy, ou Red-Robert (Robert-le-Rouge), semble avoir exercé son industrie, qui était des plus remarquables, comme conducteur ou marchand de bestiaux. Il est aisé de croire qu’à cette époque aucun habitant des basses terres, et moins encore un marchand anglais, n’eût osé s’engager dans les montagnes. Les bestiaux, qui faisaient toute la richesse des hautes terres, étaient escortés jusqu’aux foires, le long de la frontière, par des montagnards armés, qui néanmoins trafiquaient avec honneur et bonne foi envers leurs pratiques du sud. Une querelle s’engageait bien quelquefois, et alors les Lowlanders[9], ceux de la frontière surtout, qui approvisionnaient les marchés anglais, trempaient leur bonnet dans le plus prochain ruisseau, et, l’entortillant autour de leur main, opposaient leurs gourdins aux sabres nus, qui n’avaient pas toujours l’avantage. J’ai entendu des personnes âgées qui s’étaient trouvées à de pareilles affaires, dire que les Highlandais jouaient toujours beau jeu, n’employant jamais la pointe de leurs épées, moins encore leurs pistolets ou leurs poignards ; si bien que

Des coups vigoureux se donnaient,
Le gourdin et le fer servaient.

Une balafre ou deux, une contusion à la tête, n’empêchaient pas un prompt raccommodement ; et, comme ce commerce était avantageux aux deux parties, ces légères escarmouches ne pouvaient rompre l’harmonie. Il est vrai que la vente des bestiaux était d’un intérêt majeur pour les Highlandais, dont les revenus territoriaux consistaient absolument dans la vente des bœufs et des moutons ; par conséquent un marchand habile et expérimenté enrichissait lui, ses amis et ses voisins, par ses spéculations. Celles de Rob-Roy furent pendant plusieurs années si heureuses, qu’il inspira une confiance générale et gagna l’estime des gens du pays où il demeurait.

Sa fortune fut encore augmentée par la mort de son père, qui fit tomber en ses mains la gestion des biens et la tutelle de son neveu Mac-Gregor de Glengyle ; et dès-lors, il eut sur ce clan toute l’influence due au représentant de Dugald Ciar. Cette influence fut d’autant moins limitée, que cette branche des Mac-Gregor semble avoir refusé de reconnaître Mac-Gregor de Glencarnock, aïeul du présent sir Ewan Mac-Gregor, et conservé une espèce d’indépendance.

À la même époque, Rob-Roy acquit des droits par achat, héritage ou autrement, aux biens de Craig-Royston, dont nous avons déjà parlé. Durant cette période de sa vie, il fut en grande faveur auprès de son proche et très-puissant voisin James, premier duc de Montrose, dont il reçut plusieurs marques particulières d’estime. Sa Grâce consentit à lui donner, ainsi qu’à son neveu, un droit de propriété sur les domaines de Glengyle et d’Inversnaid, qu’ils n’avaient jusque là occupés que comme francs tenancière amiables. Le duc, dans l’intérêt du pays et de ses propres domaines, avança aussi à notre aventurier des sommes d’argent considérables pour le mettre en état d’étendre ses spéculations dans le commerce des bestiaux.

Malheureusement cette espèce de commerce était, comme il l’est encore, sujet à de soudaines fluctuations ; et, par une baisse imprévue dans les marchés (une tradition qui lui est favorable, ajoute : par la mauvaise foi d’un associé nommé Mac-Donald, qu’il avait imprudemment admis à sa confiance, et auquel il avait prêté une somme considérable), Rob-Roy devint insolvable. Il s’enfuit donc… non pas les mains vides, si, comme le portait un mandat d’arrestation lancé contre lui, il est vrai qu’il était possesseur d’une somme de 1,000 livres sterling environ, que lui avaient confiée des nobles et des seigneurs afin d’acheter pour eux des vaches dans les montagnes. Cet avertissement parut en juin 1712, et fut renouvelé plusieurs fois ; il fixe l’époque où Rob-Roy quitta les affaires commerciales pour des spéculations d’un genre bien différent[10].

Il paraît que vers ce temps il abandonna son habitation ordinaire d’Inversnaid pour s’éloigner de dix à douze milles écossais (qui valent le double des milles anglais) plus avant dans les montagnes, et commença la vie de brigand qu’il mena dans la suite.

Le duc de Montrose, se voyant abusé et trompé par Mac-Gregor, employa les moyens légaux pour recouvrer l’argent qu’il lui avait confié. Les propriétés en terres de Rob-Roy furent attaquées suivant toutes les règles de la procédure légale ; ses meubles et ses équipages furent saisis et vendus.

On dit que cette expédition de la loi, comme on l’appelle en Écosse ; cette saisie, comme la nomment plus brièvement les Anglais, fut exécutée avec une sévérité inouïe, et que les suppôts de la justice, qui ne sont pas d’ordinaire les plus aimables personnes du monde, insultèrent la femme de Mac-Gregor d’une manière qui eût déterminé un homme, même plus doux que lui, à en tirer pleine vengeance. Mistress Mac-Gregor était une femme d’un caractère fier et hautain, et il n’est pas improbable qu’elle ait été troubler les officiers publics dans l’exercice de leur charge, et exciter ainsi leurs mauvais traitements, quoique, pour l’honneur de l’humanité, il faille espérer que le récit qu’on en a fait est une exagération populaire. Il est certain qu’elle fut vivement affligée quand on la chassa loin des bords du Loch-Lomond, et qu’elle exhala sa douleur dans un beau morceau de musique pour la cornemuse, encore bien connu des amateurs sous le nom de la Plainte de Rob-Roy.

On croit que le fugitif se réfugia d’abord dans la vallée de Dochart, sous la protection du comte de Breadalbane ; car, bien que cette famille se fût acharnée autrefois à détruire celle des Mac-Gregor, elle avait depuis peu donné asile sur ses antiques domaines à plusieurs de leurs descendants. Le duc d’Argyle fut aussi un des protecteurs de Rob-Roy, et accorda, selon l’expression des montagnards, le bois et l’eau ; c’est-à-dire l’abri qu’on trouve au milieu des forêts, et l’eau des lacs d’un pays inaccessible.

Les gentilshommes des hautes terres, jaloux de conserver ce qu’ils appelaient une suite, c’est-à-dire leurs vassaux militaires, ne désiraient pas moins vivement d’avoir à leur disposition des hommes déterminés, en hostilité avec le monde et avec les lois, et qui pouvaient souvent ravager les terres et assassiner les vassaux d’un mortel ennemi, sans compromettre la responsabilité de leurs patrons.

La querelle entre les Campbell et les Graham, durant les guerres civiles du XVIIe siècle, avait été marquée par de grands désastres et par une haine invétérée. La mort du grand marquis de Montrose d’un côté, la défaite d’Inverlochy et le plus cruel pillage de Lorn de l’autre, étaient des griefs réciproques difficiles à oublier. Rob-Roy était donc sûr de trouver asile sur les terres des Campbell ; d’abord parce qu’il avait pris leur nom comme, allié par sa mère, à la famille des Campbell ; ensuite parce qu’il détestait la maison rivale de Montrose. L’étendue des domaines d’Argyle et la faculté de s’y réfugier en cas de péril l’encouragèrent à exécuter l’audacieux projet de vengeance qu’il avait conçu.

Ce n’était rien moins qu’une guerre de pillage contre le duc de Montrose, qu’il regardait comme l’auteur de son exclusion de la société civile, de la proscription à laquelle on l’avait condamné par lettres de feu et d’épée, de la saisie de ses biens et de la vente de ses domaines. Il se disposa donc à employer contre Sa Grâce, ses tenanciers, amis, alliés et parents, tous les moyens de nuire qui étaient en son pouvoir ; et quoique ce fût un cercle assez large pour exercer un pillage actif, Rob, qui se déclarait jacobite, prit la liberté d’étendre sa sphère d’opérations contre ceux qu’il lui plaisait de considérer comme partisans du gouvernement révolutionnaire et de la plus funeste des mesures… l’union des trois royaumes. Sous l’un ou l’autre de ces prétextes, tous ses voisins des basses terres qui, ayant quelque chose à perdre, refusèrent d’acheter la paix au moyen d’une somme annuelle, furent exposés à ses ravages.

Le pays qu’il fit servir de théâtre à cette guerre privée, à ce système de déprédation, et où l’on n’avait pas encore ouvert de routes, fut extrêmement favorable à son projet. Il était coupé par d’étroites vallées dont la partie habitable n’était nullement en proportion avec les vastes et désertes forêts entourées de rochers, de précipices, remplies de passages impénétrables, de marais, de fortifications naturelles, connus des seuls habitants au milieu desquels un petit nombre d’hommes, joignant à la connaissance des lieux l’adresse la plus ordinaire, étaient capables d’échapper aux poursuites d’un ennemi nombreux.

Les opinions et les habitudes des habitants de la frontière étaient aussi très-favorables aux projets de Rob-Roy. La plupart étaient du clan de Mac-Gregor, et réclamaient les domaines de Balquhidder et autres districts situés dans les montagnes, comme faisant partie des anciennes propriétés de leur tribu, quoique les lois, dont la rigueur leur avait causé de si rudes souffrances, en eussent assigné la possession à d’autres familles. Les guerres civiles du dix-septième siècle avaient habitué ces hommes au maniement des armes ; surtout ils étaient braves et exaspérés par le souvenir de leurs souffrances. Le voisinage d’un district des basses terres, riche en comparaison du leur, augmentait la tentation d’y faire une descente. Grand nombre de montagnards appartenant à d’autres clans, habitués à mépriser l’industrie et à manier les armes, se précipitèrent vers une frontière sans défense, qui promettait un pillage facile. L’état du pays, aujourd’hui si paisible, vérifia à cette époque une opinion que le docteur Johnson n’admettait qu’avec réserve, que les districts les plus indisciplinés des montagnes étaient ceux qui avoisinaient le plus les basses terres. Il n’était donc pas difficile à Rob-Roy, descendant d’une tribu qui était dispersée dans le pays que nous avons décrit, de rassembler et d’entretenir une troupe capable d’accomplir les opérations qu’il se proposait.

Il semble lui-même avoir été singulièrement propre à la profession qu’il voulait exercer. Sa taille n’était pas des plus grandes, mais sa force était peu commune. La largeur de ses épaules, et la longueur de ses bras, tellement disproportionnée, qu’il pouvait, dit-on, dénouer sans se baisser les jarretières de sa culotte de montagnard, qui se placent à deux pouces au-dessous du genou, étaient chez lui deux particularités remarquables. Son visage ouvert, mâle, sombre dans les moments de péril, exprimait la franchise et la gaieté dans ses instants de bonheur. Ses cheveux, d’un rouge foncé, épais, frisés, tombaient en petites boucles autour de son visage. Son habillement laissait voir, suivant l’usage, son genou et le haut de ses jambes, que l’on m’a décrites comme ressemblant à celles d’un taureau des montagnes, couvertes de poils roux, et montrant une force musculaire presque égale à celle de cet animal. À ces caractères particuliers, il faut ajouter son adresse admirable dans le maniement de l’épée des Highlandais, avec laquelle la longueur de son bras lui donnait un grand avantage, outre une connaissance parfaite de toutes les retraites du pays sauvage où il demeurait, ainsi que du caractère des différents individus, amis ou ennemis, avec lesquels il pouvait se trouver en contact.

Quant à ses qualités morales, elles ne semblent pas moins favorables aux circonstances dans lesquelles il était placé. Quoique descendant du sanguinaire Ciar-Mohr, il n’hérita point de la férocité de ses ancêtres. Au contraire, Rob-Roy évitait tout acte de cruauté, et il n’est pas avéré qu’il ait jamais, sans nécessité, répandu le sang, ou tenté sciemment une entreprise qui pût le forcer à en répandre. Ses plans de pillage, mûris dans le secret, conduits avec adresse, exécutés avec autant de rapidité que d’audace, lui réussirent presque toujours. De même que Robin Hood d’Angleterre, il était un voleur humain et sensible, qui, tout en dépouillant les riches, secourait libéralement les pauvres. Peut-être cette conduite n’était-elle pas exempte de quelque politique ; mais la tradition universelle du pays lui assigne un motif plus généreux. Tous les gens à qui j’ai parlé de Rob-Roy, et j’en ai vu plusieurs, dans ma jeunesse, qui l’avaient connu personnellement, lui donnent le caractère d’un homme bienveillant et humain « à sa manière. »

Ses idées, en morale, étaient celles d’un chef arabe ; telles enfin qu’ils les devaient à sa grossière éducation. Si Rob-Roy eût raisonné sur le genre de vie que, par son choix ou par nécessité, il avait adopté, à coup sûr il se serait représenté comme un homme courageux, qui, dépouillé de ses droits naturels par la partialité des lois, s’efforcerait de les reprendre par sa force personnelle. Il est montré raisonnant ainsi, dans les vers de mon excellent ami Wordsworth ;


Disons qu’il était aussi prudent que brave, conséquent dans ses idées autant que hardi dans ses actions ; la loi naturelle était sa loi suprême.

Rob disait : « Qu’est-il besoin de livres ? brûlez les rayons qui les portent. Ils nous irritent contre nos semblables, et souvent contre nous-mêmes.

« Les lois, impuissantes pour nous conduire au bien, sont l’ouvrage des passions humaines ; et cependant, insensés que nous sommes ! nous nous égorgeons pour les défendre.

« Dans leur honteux aveuglement, les hommes oublient les notions du plus simple bon sens ; moi, je trouve dans mon cœur une règle à laquelle je suis fidèle.

« Voyez, les êtres qui courent dans les forêts, ceux qui nagent dans les eaux, ceux qui fendent l’air de leur aile : chez eux point de querelle durable ; leurs jours s’écoulent dans la paix, dans la paix du cœur.

« Pourquoi ? parce que les lois de la nature leur suffisent. À celui qui peut prendre, elles disent : Prends ; à celui qui a la force. Garde.

« Cette leçon est facile à apprendre ; c’est un phare visible à tous les yeux : aussi, parmi eux, le fort n’est-il jamais provoqué à une cruauté inutile ;

« Il réprime les caprices ambitieux ; il abaisse ceux qui tentent de s’élever contre lui ; chacun règle ses désirs sur sa force.

« Toute créature humaine se soutient ou est renversée par la force du courage ou par celle de l’intelligence : c’est une loi de Dieu à laquelle il faut nous soumettre.

« D’après cela, ajoutait Rob, on ne saurait contester mon droit ; et puisque la vie la plus longue s’écoule comme une journée, pour atteindre mon but et maintenir mes droits, je prendrai le plus court chemin. »

Et Rob vécut au milieu des rochers ; il vécut exposé au soleil des étés, à la neige des hivers. L’aigle seul était roi dans les cieux, et Rob était roi dans la plaine.


Nous n’irons pourtant pas jusqu’à supposer que le caractère de ce fameux proscrit fût celui d’un véritable héros, agissant toujours, et en conscience, d’après les principes de morale que l’illustre barde, qui s’est assis près de sa tombe, lui prête pour défendre sa mémoire. Au contraire, et l’on peut en dire autant de tous les chefs barbares, Rob-Roy mêlait à ses beaux principes une bonne dose de fourberie et de dissimulation. Sa conduite durant la guerre civile suffit pour le prouver. On dit encore, et avec raison, que, bien que la politesse fût un de ses traits les plus caractéristiques, il avait parfois une arrogance qu’enduraient difficilement les hommes fiers auxquels il s’adressait, et qui attirait à l’audacieux proscrit de fréquentes querelles d’où il ne sortait pas toujours avec honneur. Delà on a conclu que Rob-Roy était plutôt un fanfaron qu’un héros, ou du moins que, suivant une expression devenue vulgaire, « il était brave un tel jour. » Quelques vieillards, qui l’avaient bien connu, l’ont aussi représenté comme plus brave dans un taichtulzie (combat en pleins champs) que dans un combat corps à corps. Sa vie entière suffit pour repousser cette accusation ; il faut avouer cependant que, dans sa situation, la prudence lui commandait d’éviter des querelles où il n’y avait que des coups à gagner, et qui, fût-il vainqueur, lui auraient suscité de nouveaux et puissants ennemis, dans une contrée où la vengeance passait plutôt pour un devoir que pour un crime. Le pouvoir de commander à ses passions en pareilles circonstances, loin d’être incompatible avec le rôle que Mac-Gregor avait à jouer, était essentiellement nécessaire à l’époque où il vivait ; sinon il n’eût pu suivre sa carrière.

Je dois rapporter ici un ou deux faits qui semblent venir à l’appui de l’accusation dirigée contre Rob-Roy. Mon vénérable ami, feu John Ramsay d’Ochtertyre, non moins célèbre pour ses études classiques que pour la collection des pièces authentiques qu’il a réunies sur l’ancienne histoire et sur les coutumes d’Écosse, m’a raconté qu’à une assemblée publique à l’occasion d’un feu de joie dans la ville de Donne, Rob-Roy offensa James Edmonstone de Newton, le même gentilhomme qui fut malheureusement impliqué dans l’assassinat de lord Rollo (Voyez les Causes criminelles de Mac-Laurin, n° ix), et qu’Edmonstone força Mac-Gregor à sortir sur-le-champ de la ville, sous peine d’être jeté par lui dans le feu de joie. « Je vous ai déjà brisé une côte dans une autre occasion, dit-il, et maintenant, Rob, si vous me défiez davantage, ce sera la tête que je vous casserai. » Mais il faut se rappeler qu’Edmonstone jouait un rôle important dans le parti jacobite, puisqu’il tenait l’étendard de Jacques VII, à la bataille de Sherrif-Muir, et qu’aussi il était presque à la portée de sa maison, et sans doute au milieu de ses amis et vassaux. Pourtant Rob-Roy fit tort à sa réputation en se retirant à une telle menace.

Un autre exemple bien connu est celui de Cunningham de Boquhan.

Henri Cunningham, esquire de Boquhan, était un gentilhomme du Stirlingshire, qui, comme la plupart des merveilleux de notre temps, unissait beaucoup d’énergie naturelle, et un caractère audacieux, à une affectation de recherche dans ses discours et dans ses manières, qui allait jusqu’au ridicule[11]. Il se trouvait par hasard de compagnie avec Rob-Roy, qui, soit mépris pour la mollesse supposée de Boquhan, soit qu’il crût pouvoir, sans aucun danger, lui chercher querelle (considération que ses ennemis l’accusent d’avoir souvent pesée), l’insulta si grossièrement, qu’il s’ensuivît une provocation à un combat singulier. La maîtresse du logis avait caché l’épée de Cunningham, et tandis qu’il fouillait par toute la maison pour trouver la sienne ou une autre, Rob-Roy se rendit à Shieling-Hill, lieu marqué pour le combat, et s’y pavana avec arrogance, attendant son antagoniste. Cependant Cunningham avait déterré une vieille épée, et, descendant au plus vite dans l’arène, se précipita sur le proscrit avec une telle fureur, et le poussa si vivement, qu’il le jeta hors du terrain limité. Pendant quelque temps Rob-Roy ne reparut pas dans le village, M. Mac-Oregor Stirling, dans sa nouvelle édition du Stirlingshire de Nimmo, adoucit un peu cette anecdote, tout en mentionnant la mésaventure de Rob-Roy.

Il éprouva quelquefois des échecs et courut de grands dangers personnels. Dans une circonstance remarquable, il ne fut sauvé que par le sang-froid de son lieutenant Macanaleister ou Fletcher, le Little John[12] de sa troupe, beau et intrépide garçon, renommé comme tireur. Mac-Gregor et sa bande ayant été surpris par un corps nombreux de cavaliers et de fantassins, le chef avait crié : « Dispersez-vous[13]. ». Chacun alors ne songea plus qu’à soi ; mais un hardi dragon s’attacha à la poursuite de Rob, l’atteignit et lui porta un coup de sabre. Une plaque de fer cachée dans son bonnet empêcha Mac-Gregor d’avoir la tête fendue jusqu’aux mâchoires ; mais le coup était si violent qu’il fut terrassé. En tombant il s’écria : « Oh ! Macanaleister, n’a-t-elle plus rien dans le ventre ? » (c’est-à-dire, sa carabine). Le soldat lui disait au même instant : « Le diable vous emporte ! ce n’est pas votre mère qui a tricoté votre bonnet de nuit ! » et levait le bras pour lui porter un second coup quand Macanaleister fit feu et lui logea sa balle dans le cœur.

Quoi qu’il en soit, les succès de Rob-Roy dans sa profession sont ainsi racontés par une personne de bon sens et de talent qui, placée dans le cercle de ses déprédations guerrières, en avait sans doute ressenti les effets. Il est donc naturel qu’elle n’en parle pas avec cet enthousiasme qu’inspire aujourd’hui leur caractère romanesque.

« Cet homme (Rob-Roy Mac-Gregor) avait une rare sagacité, et était aussi rusé qu’adroit. S’étant abandonné à toute espèce de licence, il se mit à la tête des brigands, des vagabonds et des gens sans aveu de ce clan, dans l’extrémité occidentale des comtés de Perth et de Stirling, et désola toutes ces contrées par ses rapines et ses brigandages. De tous ceux qui demeuraient à sa portée, c’est-à-dire à la distance d’une expédition nocturne, peu d’habitants pouvaient se dire en sûreté, ni leurs personnes, ni leurs biens, s’ils ne lui payaient le honteux et pesant tribut du blackmail. Enfin, il en vint à un tel degré d’audace, qu’à la tête d’une troupe d’hommes armés très-considérable, en plein jour, et à la face du gouvernement, il commettait des vols, levait des contributions et engageait des rixes sanglantes[14]. »

L’étendue et le succès de ces déprédations ne doivent pas surprendre, quand nous considérons qu’elles avaient pour théâtre un pays où la loi commune n’obtenait ni force ni respect.

Après avoir rappelé que l’habitude générale de voler des bestiaux aveuglait les gens des meilleures classes elles-mêmes sur l’infamie d’une pareille conduite, et que, comme leur fortune consistait entièrement en troupeaux, ils la voyaient diminuer de jour en jour, M. Grahame ajoute :

« De là résulte qu’il y a peu de terres cultivées, point de pâturages entretenus, et par conséquent ni manufactures ni commerce, bref, point d’industrie. Les habitants ont tous beaucoup d’enfants, de sorte que, d’après l’état actuel du pays, il n’y a pas d’ouvrage pour la moitié de cette nombreuse population. Partout l’on ne trouve que des gens oisifs, habiles à manier les armes, mais paresseux en tout, si ce n’est pour les rapines et les déprédations. Comme le pays est couvert de bouchons ou cabarets, ils y vont tuer le temps, et y dépensent les profits de leur illégale profession. Là les lois n’ont jamais été exécutées, ni l’autorité du magistrat jamais établie. Là l’officier de la loi n’ose ni ne peut remplir son devoir, et, en plusieurs endroits, il n’y a pas même un juge à trente milles à la ronde. En un mot, il n’y a ni ordre, ni autorité, ni gouvernement. »

Lorsque la rébellion de 1715 éclata, la célébrité de Rob-Roy était récente encore. Ses opinions jacobites remportèrent alors sur la reconnaissance qu’il devait au duc d’Argyle pour la protection qu’il avait indirectement obtenue de lui ; mais le désir de mêler le bruit de ses pas au tumulte d’une guerre générale » le poussa à se joindre aux forces du comte de Mar, quoique son patron le duc d’Argyle, fût à la tête de l’armée qui combattait les montagnards insurgés.

Les Mac-Gregor, un grand nombre d’entre eux du moins, les hommes de Ciar-Mohr, ne furent pas en cette occasion commandés par Rob-Roy, mais par son neveu, déjà mentionné dans cette introduction, Mac-Gregor, autrement nommé James Grahame de Glengyle, et encore mieux connu par l’épithète gallique de Ghlune Dhu, c’est-à-dire genou noir à cause d’une tache noire qu’il avait au genou et que son costume d’Highlandais permettait d’apercevoir. On ne peut cependant douter que Glengyle, étant fort jeune alors, n’agît presque toujours d’après les avis et la direction d’un chef aussi expérimenté que son oncle.

Les Mac-Gregor, assemblés en grand nombre, commencèrent à menacer les Lowlanders vers l’extrémité inférieure du Loch-Lomond. Ils s’emparèrent tout à coup des barques qui étaient sur le lac, et, probablement pour s’en servir dans une entreprise par eux conçue, les traînèrent à travers champs jusqu’à Inversnaid, afin d’intercepter le passage à un corps nombreux de royalistes de l’ouest qui, armés pour le gouvernement, s’avançaient dans cette direction.

Les royalistes firent une excursion pour reprendre leurs bateaux. C’étaient des volontaires de Paisley, de Kilpatrick et d’autres comtés qui, avec le secours d’une troupe de marins, remontèrent la rivière Leven dans des chaloupes appartenant à des vaisseaux de guerre qui étaient à l’ancre dans la Clyde. À Luss, ils furent rejoints par sir Humphrey Colquhoun et James Grant, son gendre, accompagnés de leurs vassaux portant tous le costume de l’époque, qui a été décrit d’une manière pittoresque[15].

Les deux partis se rencontrèrent à Craig-Royston, mais les Mac-Gregor refusèrent le combat. S’il faut en croire le récit de l’expédition donné par l’histoirien Rae, les royalistes débarquèrent sur la côte de Craig-Royston avec la plus grande intrépidité ; l’ennemi ne se présenta pas pour les repousser ; et par le bruit de leurs tambours qui battaient sans discontinuer, par la décharge de leur artillerie et de leurs armes à feu, ils épouvantèrent tellement les Mac-Gregor qu’ils n’osèrent sortir de leurs retraites que pour fuir vers le camp général des Highlandais, à Strath-Fillan[16]. Les hommes des basses terres réussirent à s’emparer de leurs barques, après une grande dépense de bruit et de courage, mais sans grand péril.

Après cette expulsion momentanée de son ancienne retraite, Rob-Roy fut envoyé par le comte de Mar à Aberdeen, pour soulever, à ce que l’on croit, le clan de Gregor établi dans ce pays. Ces hommes étaient de sa famille (la race du Ciar-Mohr) : c’étaient les descendants d’environ trois cents Mac-Gregor que le comte de Murray, vers l’année 1624, y fit passer de ses domaines du Monteith, pour les opposer à ses ennemis les Mac-Intosh, tribu aussi hardie, aussi turbulente que les Mac-Gregor.

Mais, dans la ville d’Aberdeen, Rob-Roy rencontra un parent d’un genre et d’un caractère bien différents de ceux qu’il venait exciter à prendre les armes : c’était le docteur James Gregory (Mac-Gregor d’origine), le patriarche d’une dynastie de professeurs célèbres pour leurs talents littéraires et scientifiques et qui est le grand’père de feu Grégory d’Édimbourg, fameux médecin et littérateur accompli. Ce savant était alors professeur de médecine au collège du roi à Aberdeen. Son père, le docteur James Gregory, s’est distingué dans les sciences comme inventeur du télescope à réflexion. On peut croire que notre ami Rob-Roy avait peu de rapports avec une telle famille ; mais la guerre civile est un genre de misère qui opère quelquefois d’étranges rapprochements. À une époque tellement critique, le docteur Gregory crut que la prudence lui ordonnait de réclamer la parenté d’un homme si terrible et d’une si grande influence. Il invita Rob-Roy à venir le voir, et le traita avec tant de bonté, qu’il excita dans son cœur généreux un sentiment de reconnaissance qui faillit avoir des effets fort peu agréables.

Le professeur avait un fils de huit à neuf ans, bel enfant, et vigoureux pour son âge. Sa bonne mine frappa notre Robin Hood des montagnes. La veille du jour fixé pour son départ, Rob-Roy, qui avait long-temps réfléchi à la manière dont il devait reconnaître les bontés de son cousin, prit à part le docteur Gregory, et lui parla de cette façon : « Mon cher parent, j’ai cherché comment je pourrais me montrer reconnaissant de votre hospitalité. Eh bien, vous avez un beau et brave garçon de fils, dont vous ruinez les heureuses dispositions en le bourrant de la science inutile que vous prenez dans vos livres, et je me suis décidé, pour vous témoigner ma vive affection ainsi qu’à tous les vôtres, de l’emmener avec moi et d’en faire un homme. » À cette agréable proposition de son belliqueux parent, faite d’un ton qui ne permettait pas de douter qu’elle ne fût et ne dût être acceptée avec la plus vive reconnaissance, le savant docteur resta comme anéanti. S’excuser, remercier, était une tâche des plus délicates, et il pouvait être extrêmement dangereux de laisser voir à Rob-Roy que la faveur dont il menaçait le fils était aux yeux du père le plus court chemin pour la potence. En effet, toutes les excuses qu’il put imaginer… telles que la crainte d’embarrasser son ami avec un jeune homme élevé dans les basses terres, et d’autres semblables… ne firent qu’augmenter le désir du capitaine d’emmener avec lui son jeune parent ; car elles ne lui paraissaient qu’une simple formule de politesse. Pendant quelque temps il se refusa à rien entendre, parlant même d’user d’une douce violence et d’emmener l’enfant, que son père y consentît ou non. Enfin le professeur, de plus en plus embarrassé, allégua que son fils était bien jeune, d’une santé bien chancelante, et trop peu capable encore de supporter les fatigues d’une vie de montagnard ; mais que dans une année ou deux il espérait que, sa santé étant raffermie, il pourrait sans danger accompagner son brave parent, et marcher dans la brillante carrière dont il lui montrait le chemin. Cet argument réussit, et les cousins se séparèrent, Rob-Roy promettant sur l’honneur d’emmener son jeune parent avec lui dans les montagnes, à son plus prochain voyage à Aberdeen, et le docteur Gregory demandant à Dieu, du fond de son cœur de ne jamais revoir la face de Rob le montagnard.

James Gregory, qui échappa ainsi au péril d’être une recrue de son parent et probablement à celui de finir ses jours à la potence, fut dans la suite professeur de médecine au collège, et, comme presque toute sa famille, se distingua dans les sciences. Il était d’un caractère irritable et obstiné, et ses amis disaient ordinairement lorsqu’il s’abandonnait à ce défaut : « Ah ! cela vient de ce qu’il n’a pas été élevé par Rob-Roy. »

La liaison de Rob-Roy et de son classique parent ne finit pas avec sa puissance. Long-temps après l’année 1715, il se promenait bras dessus bras dessous avec son hôte, le docteur James Gregory, sur la place du château d’Aberdeen, quand tout à coup les tambours battirent aux armes, et l’on vit les soldats sortir armés de la caserne. « Si ces drôles mettent le nez à l’air, dit Rob à son cousin avec le plus grand sang-froid, il est temps que je songe à ma sûreté. » À ces mots il enfila une rue étroite, et, comme dit John Bunyan, il suivit son chemin, et ne reparut pas[17].

Nous avons déjà dit que la conduite de Rob-Roy fut très-équivoque durant l’insurrection de 1715. Il était en personne avec ses gens dans l’armée des Highlandais, mais il était de cœur avec le duc d’Argyle. Pourtant les insurgés étaient obligés de se confier à lui, et il leur servit de guide quand ils marchèrent de Perth vers Dumblane dans l’intention de passer le Forth à l’endroit que nous appelons les gués de Frew, quoiqu’ils avouassent eux-mêmes qu’on ne pouvait compter sur lui.

Ce mouvement des insurgés vers l’ouest amena la bataille de Sherriff-Muir, qui fut, à la vérité, sans résultats immédiats, mais dont le duc d’Argyle tira de grands avantages. On se rappelle qu’à cette bataille l’aile droite des Highlandais rompit et tailla en pièces l’aile gauche de l’armée d’Argyle, tandis que les clans qui occupaient la gauche dans l’armée de Mar, quoique composés de Hewart, de Mac-Kenzil et de Cameron, furent mis en déroute complète. Au milieu de cette confusion, fuite d’une part, poursuite à outrance de l’autre, Rob-Roy resta immobile sur une éminence au centre de la position qu’avaient occupée les Highlandais ; et quoiqu’en chargeant il eût, dit-on, décidé de la journée, on ne put lui persuader de le faire. Ce fut un malheur pour les insurgés ; car le commandement d’une partie des Mac-Pherson avait été confié à Mac-Gregor. Incapable par son âge, par ses infirmités, de conduire son clan en personne, ce chef avait chargé son héritier présomptif, Mac-Pherson de North, de le remplacer dans cette occasion ; de sorte que sa tribu, ou du moins une partie, fut réunie à leurs alliés les Mac-Gregor. Tandis que Rob-Roy laissait passer sans en profiter le moment d’attaquer avec avantage, Mar lui envoya l’ordre positif de se porter en avant. Mais il répondit froidement : « Non, non, s’ils ne peuvent le faire sans moi, ils ne peuvent le faire avec moi. » Un des Mac-Pherson, nommé Alexandre, qui exerçait la profession primitive de Rob, c’est-à-dire celle de marchand de bestiaux, plein de vigueur et de courage, fut si irrité de l’inaction de son commandant temporaire, qu’il se débarrassa de son plaid, tira son épée, et cria à ses compagnons : « Ne le souffrons pas plus long-temps ! s’il ne veut pas vous conduire, je vous conduirai, moi. » Rob-Roy répondit avec un grand sang-froid : « S’il s’agissait de mener des bœufs ou des moutons de montagne, Sandie, je reconnaîtrais votre habileté supérieure ; mais comme ce sont des hommes qu’il faut conduire, on avouera que je m’y entends mieux que vous. — S’il s’agissait de mener des bœufs de Glein-Eigas, répondit le Mac-Pherson, Rob-Roy marcherait à la tête et non à la queue. » Irrité de ce sarcasme, Mac-Gregor tira son épée, et ils se fussent battus sur le lieu même si leurs amis ne les eussent séparés. Mais le moment d’attaquer fut complètement perdu. Rob ne négligea point son intérêt dans cette occasion. Profitant de la confusion d’une bataille indécise, il enrichit ses hommes des dépouilles des morts des deux partis.

La jolie et vieille ballade satirique sur la bataille de Sherriff-Muir ne manqua pas de noter d’infamie la conduite de notre héros en cette mémorable occasion.


Rob-Roy sur la colline était en sentinelle
Pour piller le butin ;
Car à tenir ce poste ayant borné son zèle,
Il ne le quitta point que tout ne fût à fin.


Malgré l’espèce de neutralité que Rob-Roy avait gardée pendant l’insurrection, il n’échappa point aux punitions qui la suivirent. Il fut compris dans l’acte d’attainder (mandat d’amener), et la maison de Breadalbane, qui lui servait d’asile, fut brûlée par le général lord Cadogan, lorsque, la rébellion terminée, ce général parcourut les montagnes pour désarmer et punir les clans rebelles. Mais s’étant rendu à Inverary avec quarante ou cinquante de ses hommes, Rob obtint sa grâce en feignant de livrer toutes ses aimes au colonel Patrick Camphell de Finnah, qui accoida sa protection au chef et à sa bande. Se trouvant ainsi à peu près à l’abri des vengeances du gouvernement, Rob-Roy établit sa résidence à Creig-Royston, près du Loch-Lomond, au milieu de ses parents, et s’occupa bientôt de recommencer sa querelle privée avec le duc de Montrose. Dans cette intention il mit sur pied autant d’hommes, et aussi bien armés, que ceux qu’il avait commandés autrefois. Il était toujours accompagné d’une escorte de dix à douze hommes choisis, et pouvait aisément en porter le nombre à cinquante ou soixante.

Le duc employa tous les moyens possibles pour se débarrasser d’un adversaire si incommode. Sa Grâce s’adressa au général Carpenter, commandant de l’armée d’Écosse, et par son ordre, trois forts détachements furent dirigés de trois points différents, Glascow, Stirling, et Finlarig près Killin. M. Graham de Kiilearn, parent et régisseur du duc de Montrose, de plus shérif-député du Dumbarton-shire, accompagna les troupes, afin qu’elles pussent agir au nom de l’autorité civile et être dirigées par un guide sûr et connaissant parfaitement les montagnes. On avait l’intention de faire arriver ces trois colonnes en même-temps dans le voisinage de la résidence de Rob-Roy, afin de l’y surprendre, lui et les siens. Mais une pluie abondante, la difficulté des chemins, et les renseignements certains qui parvenaient toujours d’avance au proscrit, firent manquer un plan si bien combiné. Les troupes, voyant les oiseaux envolés, s’en vengèrent en détruisant le nid. Elles brûlèrent la maison de Rob-Roy, mais non impunément ; car les Mac-Gregor, cachés parmi les buissons et les précipices, tirèrent sur elles et tuèrent un grenadier.

Rob-Roy se vengea de la perte qu’il avait éprouvée en cette occasion par un acte d’une audace singulière. Vers le milieu de novembre 1716, John Graham de Killearn, régisseur, comme nous l’avons dit, des domaines de Montrose, se rendait dans un endroit appelé Chapel-Errock, où les vassaux du duc avaient reçu l’ordre de se rendre aussi pour payer leurs redevances. Le régisseur avait déjà reçu en argent une somme de 300 livres quand Rob-Roy entra dans l’appartement à la tête d’une troupe armée. John Graham voulut sauver l’argent du duc en jetant le livre de compte et les espèces dans un grenier, croyant qu’on ne s’en apercevrait pas. Mais le pillard avait trop d’expérience pour laisser échapper une telle aubaine. Il découvrit le livre et la caisse, se mit tranquillement à la place du receveur, examina les comptes, empocha l’argent, et en donna reçu au nom du duc, disant qu’il compterait avec le duc de Montrose en déduisant la valeur des pertes qu’il avait éprouvées par la faute de Sa Grâce, et dans lesquelles il comprenait l’incendie de sa maison par le général Cadogan, ainsi que la dernière expédition contre Craig-Royston. Il dit ensuite à M. Graham de le suivre. Il ne paraît pas qu’il ait usé de rudesse ou de violence envers lui, quoiqu’il l’eût informé qu’il le regardait comme un otage, le menaçant même d’un traitement plus dur s’il était poursuivi ou en danger d’être atteint. Jamais projet plus audacieux ne fut exécuté. Après avoir conduit rapidement son prisonnier dans différents endroits (et la fatigue semble avoir été le seul mal dont M. Graham ait eu à se plaindre), il le mena enfin dans une île du Loch-Katrine, d’où il le força d’écrire au duc que sa rançon était fixée à 3400 marcs, somme que Mac-Gregor prétendait lui être encore due, déduction faite de ce qu’il avait pris.

Cependant, après avoir retenu M. Graham cinq ou six jours prisonnier dans l’île, qui est encore appelée de nos jours la Prison de Rob-Roy, et qui ne devait pas être une habitation fort agréable pendant les nuits de novembre, le proscrit, désespérant sans doute de recueillir de plus grands avantages de son audacieuse entreprise, laissa partir le régisseur avec les livres de compte et les billets souscrits par les vassaux, mais retenant avec soin l’argent comptant[18].

On raconte de Rob d’autres expéditions qui attestent autant d’audace et de sagacité que celle de Chapel-Errock. Le duc de Montrose, lassé de son insolence, se procura une grande quantité d’armes, et les distribua à ses tenanciers, afin qu’ils pussent se défendre contre de nouvelles violences. Mais elles ne restèrent pas dans les mains auxquelles on les destinait. Les Mac-Gregor attaquèrent successivement toutes les maisons des vassaux, les désarmèrent les uns après les autres ; il faut supposer que ce ne fut pas sans le consentement de la plupart d’entre eux.

Comme une grande partie des revenus du duc étaient payables en nature, il y avait des greniers construits pour garder les grains, tant au moulin que partout ailleurs, sur les domaines de Buchanan. Rob-Roy avait coutume de se rendre à ces magasins avec une force suffisante, lorsqu’on s’y attendait le moins, et se faisait livrer d’énormes quantités de grains, tantôt pour son propre usage, tantôt pour secourir les gens du pays, donnant toujours un reçu en son propre nom, et prétendant qu’il tiendrait compte au duc des sommes qu’il recevait.

Cependant un fort fut construit par ordre du gouvernement, et on peut encore en voir la ruine à mi-chemin entre le Loch-Lomond et le Loch-Katrine, sur les domaines d’Inversnaid, ancienne propriété de Rob-Roy ; mais ce poste militaire ne pouvait pas davantage arrêter l’indomptable Mac-Gregor. Il parvint à surprendre le petit fort, désarma les soldats, et le détruisit. Ce fort fut ensuite relevé et repris par les Mac-Gregor sous le neveu de Rob-Roy, Ghlune Dhu, avant l’insurrection de 1745-6 ; enfin il fut reconstruit pour la troisième fois après l’extinction des discordes civiles. Et quand nous voyons le célèbre général Wolf y commander, l’imagination est vivement affectée par la diversité des époques et des événements que cette circonstance ramène simultanément à la mémoire. Il est aujourd’hui tout à fait ruiné[19].

Ce n’était plus, à proprement parler, comme déprédateur de profession que Rob-Roy, dirigeait alors ses opérations, mais comme percepteur au nom du gouvernement, ou, selon l’expression écossaise, comme receveur de la rente noire. La nature de cette contribution a été expliquée dans le roman de Waverley et dans les notes de cet ouvrage. On peut citer ici l’explication qu’en donne M. Graham de Gartmore :

« La confusion et le désordre du pays étaient si grands, le gouvernement s’en occupait si peu, que les gens modérés étaient contraints d’acheter la tranquille possession de leurs biens par les infâmes et ignominieuses contributions de la rente noire. Une personne qui entretenait une correspondance suivie avec les brigands préservait du pillage, d’après une convention et pour une somme annuellement payée, les terres ainsi taxées. Ce revenu servait à payer une moitié des brigands pour ramener les bestiaux volés, et l’autre moitié pour les dérober, afin de rendre nécessaire le maintien de la rente noire. Les domaines de ceux qui refusent de payer ou de favoriser ce hideux commerce sont rançonnés par la partie pillarde des gens de ce guet, qui veulent ainsi les forcer à acheter leur protection. Leur chef s’intitule capitaine du guet, et ses bandits prennent ce nom qui leur donne une espèce d’autorité pour traverser le pays, ce qui les met à même de commettre tous les brigandages. Ces bandes, dispersées dans les montagnes, forment un corps considérable d’hommes endurcis dès leur enfance aux plus grandes fatigues, et capables dans l’occasion de faire l’office de soldats.

« Des gens ignorants et enthousiastes qui vivent dans une dépendance absolue de leur chef ou seigneur, dont les consciences sont dirigées par des prêtres catholiques ou des ecclésiastiques insermentés, qui enfin ne possèdent rien, sont propres à prendre le rôle qu’on veut leur donner. Ils ne craignent pas le danger, parce qu’ils n’ont rien à perdre ; on peut donc sans peine les décider à tout entreprendre. Rien ne peut rendre leur condition pire. Les temps de confusion et de trouble leur permettent de s’abandonner à des licences qui améliorent quelque peu leur sort[20]. »

Comme l’usage d’exiger la rente noire encourageait ouvertement le brigandage et entravait beaucoup la marche de la justice, un arrêt, 1567, chap. xxi, déclara coupable de crime capital et celui qui levait et celui qui payait cette taxe. Mais la nécessité de la payer empêcha que cette loi sévère ne fût exécutée, même une seule fois, je crois ; et les propriétaires aimèrent mieux encourir une amende illégale que de s’exposer à tout perdre ; de même qu’il est difficile ou impossible aujourd’hui d’empêcher ceux à qui on a dérobé une somme considérable d’argent, de composer avec les voleurs, pour obtenir d’eux la restitution d’une partie de leur prise.

Quel était le taux du black-mail que levait Rob-Roy ? je ne l’ai jamais su. Mais il existe encore un contrat par lequel son neveu, en 1741, convient avec différents propriétaires des comtés de Perth, de Stirling et de Dumbarton, de leur ramener les bestiaux qu’on leur volera, ou de leur en payer la valeur sous six mois, à dater du jour du vol, si on lui en donnait avis avec promptitude, à raison de 5 livres sterling pour 100 livres du revenu, ce qui n’était pas, à coup sûr, un très-lourd droit d’assurance. Le contrat n’était pas exécutoire pour les petits vols ; mais le vol d’un cheval, d’une bête à cornes, ou de plus de six moutons, rentrait dans le marché.

Ces exactions produisaient à Rob-Roy un revenu considérable en argent et en bestiaux, et il en faisait un usage populaire ; car il était aussi libéral en public que bienfaisant en particulier. Le ministre de la paroisse de Balquhidder, qui s’appelait Robinson, menaça un jour la paroisse de demander une augmentation de salaire. Rob-Roy profita d’une occasion pour l’assurer qu’il ferait bien de s’abstenir de cette nouvelle exaction, avis que le ministre ne manqua point de comprendre. Mais pour l’indemniser un peu, Mac-Gregor lui fit présent chaque année d’une vache et d’un mouton gras ; et l’on ne dit pas que des scrupules sur la manière dont le donateur se les procurait aient affecté jamais la conscience du révérend ministre.

Le fait suivant, que l’on raconte de Rob-Roy, à l’égard d’un de ceux qui avaient traité avec lui, m’a causé le plus vif intérêt. Il m’a été conté par un vieil habitant du comté de Lennox, témoin oculaire de l’expédition. Mais comme il n’y a rien d’étonnant ni de merveilleux dans cette anecdote, et que je ne puis la donner aux lecteurs avec les regards demi-épouvantes, demi-stupéfaits, dont le narrateur accompagnait ses souvenirs, elle perdra probablement beaucoup de son effet par sa transcription sur le papier.

Le narrateur, à l’âge de quinze ans, vivait avec son père sur les domaines d’un gentilhomme de Lennox dont j’ai oublié le nom, tous deux en qualité de bergers. Un beau matin, vers la fin d’octobre, époque où l’on avait à redouter le plus de tels brigandages, ils trouvèrent que les bandits des hautes terres s’étaient précipités sur leurs troupeaux, et avaient emmené dix à douze têtes de bétail. On envoya aussitôt chercher Rob-Roy, qui vint avec sept ou huit hommes armés. Il écouta gravement le récit de toutes les circonstances du vol, et annonça qu’il espérait que les bergers fous[21] n’étaient pas encore loin avec leur butin, et qu’il pourrait les rattraper. Il demanda que deux hommes des basses terres vinssent avec lui ; car il ne fallait pas s’attendre à ce qu’aucun des hommes de sa suite voulût se donner la peine de ramener ces bestiaux, quand ils seraient retrouvés. Mon narrateur et son père furent désignés. Cette commission ne leur plaisait guère ; pourtant ils prirent quelques vivres, et, suivis d’un chien pour conduire plus aisément le bétail, ils partirent avec Mac-Gregor. Ils marchèrent toute la journée dans la direction de la montagne Benvoirlich, et passèrent la nuit dans une hutte en ruine. Le lendemain, dès le jour, ils continuèrent leur route à travers les montagnes, Rob-Roy se dirigeant d’après des signes et des marques empreintes sur la bruyère auxquelles mon narrateur ne comprenait rien.

Vers midi, Rob ordonna à ses gens de faire halte et de se coucher dans la partie la plus épaisse de la bruyère. « Vous et votre fils, dit-il au plus vieux Lowlander, gravissez sans crainte la montagne ; vous apercevrez au dessous de vous, dans le vallon opposé, les bestiaux de votre maître, paissant avec d’autres peut-être. Rassemblez les vôtres, gardez-vous de toucher aux autres, et amenez-les ici.

— Mais s’ils nous maltraitent, s’ils nous tuent ? « dit le paysan lowlander, qui n’était nullement charmé de jouer, lui et son fils, le rôle d’ambassadeurs.

« S’ils vous font le moindre mal, dit Rob, je ne leur pardonnerai de ma vie. »

L’homme des basses terres ne fut nullement tranquillisé par cette assurance ; mais il se souvint qu’il pouvait être dangereux de résister aux ordres de Rob.

Son fils et lui gravirent donc la montagne, et trouvèrent une vallée profonde où ils virent, comme Rob l’avait prédit, un troupeau considérable ; ils trièrent avec précaution les bestiaux que leur maître avait perdus, et se mirent en mesure de leur faire gravir la montagne. Mais, au même instant ils entendirent des cris de fureur ; surpris et épouvantés, ils regardèrent autour d’eux et aperçurent une femme qui semblait être sortie de terre et qui criait après eux en gaélique. Ayant réussi pourtant à lui faire comprendre de leur mieux dans la même langue les ordres de Rob-Roy, elle se tut, et se retira sans leur chercher plus longtemps querelle. À leur retour, le chef écouta leur rapport, et parla avec beaucoup de complaisance de son talent pour rétablir chacun dans ses droits sans plus de bruit. La troupe se mit alors en route pour s’en retourner ; les dangers, sinon les fatigues de l’expédition, finirent là.

Ils marchèrent jusqu’à la nuit, sans presque se reposer ; alors Rob proposa de s’arrêter dans une lande sauvage, à travers laquelle un vent froid du nord-est, poussant avec force un givre épais, sifflait sur l’air de Strath-Dearn[22] Les montagnards, enveloppés dans leurs plaids, ne furent pas encore trop mal couchés dans la bruyère ; mais les hommes des basses terres n’avaient rien pour se couvrir : ce dont Rob s’apercevant, il ordonna à un des gens de sa troupe de partager son manteau avec le vieillard : « Quant à ce jeune gaillard, dit-il, il peut se tenir chaud en marchant et en surveillant les bestiaux. » Mon narrateur n’entendit cet arrêt qu’avec le plus vif désespoir ; et, comme le vent devenait de plus en plus piquant, il crut que son sang allait se glacer dans ses veines. Il avait été toute sa vie exposé aux intempéries du ciel, disait-il, mais il ne put jamais oublier le froid de cette nuit-là ; dans l’amertume de son cœur, il maudissait la lune qui donnait tant de lumière et point de chaleur. À la fin, il se trouva tellement engourdi, tellement fatigué, qu’il se détermina à déserter son poste pour chercher un abri. Dans cette intention, il se coucha derrière un des plus corpulents montagnards, le lieutenant de la troupe ; mais, non content de l’abri que lui donnaient ses larges épaules, il convoita une partie de son plaid, et, le tirant peu à peu, il finit par s’entortiller dans un des coins. Comparativement, il était alors dans le paradis, et dormit d’un sommeil profond jusqu’à la pointe du jour. Lorsqu’il s’éveilla, il fut terriblement épouvanté de voir qu’il avait entièrement découvert le cou et les épaules du sans-culotte, lesquels, dépouillés du manteau qui devait les protéger, s’étaient couverts de givre. Le jeune berger se leva avec la crainte d’être battu, au moins, quand on découvrirait avec quel luxe il s’était accommodé aux dépens du principal personnage de la troupe. Toutefois le bon lieutenant ouvrit les yeux, se secoua, ôtant le givre avec son plaid, et se plaignant à voix basse de la fraîcheur de la nuit. Ils se remirent en marche, et les bestiaux furent rendus au propriétaire, sans autre aventure.

Ce qu’on vient de lire ne peut guère s’appeler une anecdote ; mais cependant il y a là de quoi inspirer le poète et le peintre.

Ce fut peut-être vers le même temps que, par une marche rapide dans les montagnes de Balquhidder, à la tête d’un corps de ses propres tenanciers, le duc de Montrose surprit Rob-Roy, et le fit prisonnier ; on le mit en croupe derrière un des vassaux du duc, nommé James Stewart, et on l’attacha au cavalier par une longe. Ce James Stewart était le grand-père de l’homme intelligent qui tenait une auberge dans le voisinage du Loch-Katrine et servait de guide aux curieux qui venaient visiter ce magnifique paysage. Cet homme a cessé de vivre. C’est lui qui m’a conté cette histoire bien des années avant d’être aubergiste ; alors il ne servait encore de guide qu’aux chasseurs de bécassines. C’était le soir, pour en revenir à mon histoire, et le duc faisait doubler le pas, afin de loger dans un endroit sûr un prisonnier qu’il avait si long-temps poursuivi en vain, lorsqu’en traversant le Teith, ou le Forth, j’ai oublié lequel, Mac-Gregor se mit à conjurer Stewart, par tous les liens d’une vieille connaissance et d’un bon voisinage, de lui donner quelque chance d’échapper à une mort certaine. Stewart, touché de compassion, peut-être aussi par un sentiment moins généreux, desserra la courroie, et Rob, se laissant glisser de la croupe du cheval, plongea, nagea, et s’échappa avec la même adresse qu’il est dit dans ce roman. Quand James Stewart fut arrivé sur le bord, le duc s’empressa de lui demander où était son prisonnier ; ne recevant pas de réponse claire, il le soupçonna aussitôt d’avoir favorisé l’évasion du proscrit ; et, tirant un pistolet de sa ceinture, il lui en déchargea sur la tête un coup si violent, que jamais, dit son petit-fils, il n’en fut complètement remis.

Le bonheur de s’être soustrait si souvent aux poursuites de son puissant ennemi rendit Rob-Roy fanfaron et facétieux ; il adressa au duc une provocation en style burlesque : cette pièce circula parmi ses amis, qui s’en amusèrent en vidant bouteille. Le lecteur trouvera cette pièce à l’Appendice ; l’écriture en est belle, et l’on n’y remarque que peu de fautes contre la grammaire et l’orthographe. Nos lecteurs du sud doivent se rappeler que c’était une boutade, une farce enfin, de la part du proscrit, qui était trop raisonnable pour proposer réellement une pareille rencontre : cette lettre fut écrite dans l’année 1719.

L’année suivante, Rob-Roy écrivit une autre épître, mais fort peu à son honneur, puisqu’il y assure qu’il a toujours trahi ses alliés dans la guerre civile de 1715. Elle est adressée au général Wade, alors occupé à désarmer les clans d’Highlandais et à percer des routes militaires dans le pays. Cette lettre est une composition remarquable ; on y voit que ce brigand avait un désir véritable et sincère d’offrir ses services au roi George ; mais il fut retenu par la crainte d’être jeté en prison pour dettes par le duc de Montrose. Ainsi empêché de prendre la bonne voie, il se précipita dans la mauvaise, d’après ce principe de Falstaff, que — « puisque le roi avait besoin d’hommes et les rebelles de soldats, il était encore plus honteux de rester inactif dans un monde si agité que d’épouser la cause de la rébellion. — « Rob-Roy s’efforce dans cette lettre d’établir, comme une proposition inattaquable, l’impossibilité de rester neutre au milieu de ces sanglants débats ; et, tout en reconnaissant qu’il a pris part à la rébellion contre le roi George, il affirme que non seulement il a évité de causer du dommage aux troupes de Sa Majesté, mais qu’au contraire il leur faisait parvenir tous les renseignements qu’il était en son pouvoir de leur donner. Il invoque en ceci le témoignage de Sa Grâce le duc d’Argyle. Nous n’avons pu savoir quelle influence ces allégations produisirent sur le général Wade.

Rob-Roy paraît avoir continué son genre de vie habituel. Cependant sa renommée dépassait les limites du pays où il demeurait : une prétendue histoire de lui parut à Londres de son vivant même, sous le titre du Brigand montagnard. C’est une de ces publications à tirer l’argent du public, ayant pour frontispice une espèce d’ogre avec une barbe longue d’un pied. Les actions du héros y sont aussi exagérées que sa taille. On y raconte quelques unes de ses aventures les plus connues, mais sans aucun respect pour la vérité, et la plus grande partie de cette publication est une pure fiction. On doit regretter qu’un si beau sujet ne soit pas tombé dans les mains d’un De Foë, qui traitait à cette époque des sujets presque semblables, quoique inférieurs en dignité et en intérêt.

À mesure qu’il avança en âge, Rob-Roy prit des habitudes de plus en plus pacifiques, et son neveu Ghlune Dhu, avec beaucoup de ses alliés, renonça à ces querelles avec le duc de Montrose dans lesquelles son oncle s’était tant distingué. La politique de cette grande famille consistait alors à s’attacher cette tribu redoutable par des bienfaits plutôt que par des violences inutiles, sinon nuisibles. Moyennant de modiques redevances, on accorda des terres à la plupart des Mac-Gregor qui avaient eu jadis des possessions sur les domaines du duc dans les montagnes, mais comme simples tenanciers ; et Glengyle (Genou-Noir), qui continuait de lever la rente noire, fut conservé par le gouvernement dans son titre de capitaine du guet des montagnes. On dit qu’il s’abstint rigoureusement des déprédations illégales que son oncle avait exercées.

Ce fut probablement après avoir obtenu cet état de repos momentané que Rob-Roy commença à songer à son avenir. Élevé dans le culte protestant, il était resté long-temps attaché à cette secte ; mais, dans ses dernières années, il embrassa la foi catholique romaine, peut-être d’après le principe de Cole, parce que c’est une religion commode pour les gens de sa profession. On dit qu’il allégua, comme motif de conversion, le désir de satisfaire la noble famille de Perth, dont tous les membres étaient alors de sévères catholiques. Après avoir, observait-il, pris le nom du duc d’Argyle, son premier protecteur, il ne pouvait rendre au comte de Perth un hommage digne de lui qu’en adoptant sa religion. Rob ne prétendait pas, lorsqu’on le serrait vivement sur ce sujet, justifier tous les préceptes du catholicisme, et reconnaissait que l’extrême-onction lui avait toujours paru une inutile consommation d’huile[23].

Dans les dernières années de la vie de Rob-Roy, son clan s’engagea dans une dispute avec un autre clan plus puissant que lui. Stewart d’Appin, chef de la tribu de ce nom, était propriétaire d’une petite ferme située au milieu des landes de Balquhidder, et appelée Invernenty. Les Mac-Gregor de la tribu de Rob-Roy la réclamèrent comme l’ayant jadis possédée, et déclarèrent que personne ne s’établirait dans la ferme, sinon un Mac-Gregor ; les Stewart s’y rendirent au nombre de deux cents hommes bien armés, afin de se faire justice de vive force ; les Mac-Gregor s’apprêtèrent à soutenir la lutte, mais ne purent mettre sur pied des forces aussi nombreuses, ce qui engagea Rob-Roy à demander une entrevue, dans laquelle il représenta que les deux clans étaient amis du roi, et que, ne voulant pas les voir s’affaiblir par d’inutiles querelles, il cédait à Appin le territoire tant disputé d’Invernenty. Il faisait de nécessité vertu. Appin y établit donc comme tenanciers, moyennant une somme modique, les Mac-Larens, famille dépendante des Stewart, et dont la force et la bravoure donnaient à espérer qu’ils sauraient maintenir leurs droits contre les Mac-Gregor.

Quand tout fut arrangé à l’amiable, en présence des deux clans armés, près de l’église de Balquhidder, Rob-Roy, craignant sans doute que sa tribu ne crût avoir cédé trop aisément en cette occasion, s’avança, et dit que, puisque tant de galants hommes étaient réunis sous les armes, il serait honteux de se quitter sans lutter d’adresse, et qu’ainsi il prenait la liberté d’inviter un brave quelconque des Stewart présents à échanger quelques coups avec lui, pour l’honneur de leurs clans respectifs. Le beau-frère d’Appin et second chef du clan, Alaster Stewart d’Invernahyle, accepta le défi, et les combattants, armés de l’épée et de la targe, s’avancèrent entre les deux clans[24]. Le combat finit dès que Rob eut reçu une légère blessure au bras : c’était l’usage lorsque l’on se battait sans haine et pour l’honneur seulement. Rob-Roy félicita son adversaire d’avoir été le premier homme qui lui eût jamais tiré une goutte de sang ; le vainqueur généreux reconnut que, sans l’avantage de la jeunesse et l’agilité qui l’accompagne, il n’aurait probablement pas eu cet honneur.

Cet exploit fut sans doute un des derniers de Rob-Roy. L’époque de sa mort est incertaine ; mais on dit généralement qu’il vécut au-delà de l’année 1738 et mourut très-âgé. Quand il vit approcher l’heure fatale, il montra quelque contrition pour certaines particularités de sa vie : sa femme sourit de ces scrupules de conscience, et l’exhorta à mourir en homme comme il avait vécu. En réponse, Rob lui reprocha ses passions violentes et les conseils qu’elle lui avait donnés. « Vous m’avez mis en guerre, dit-il, avec les meilleures gens du pays, et maintenant vous voulez me mettre en guerre avec Dieu. »

Une tradition rapporte, et, d’après ce qui précède, ce fait n’est pas incroyable, qu’à son lit de mort il apprit qu’un de ses plus violents ennemis se proposait de le venir voir : « Levez-moi sur mon lit, dit-il ; jetez-moi mon plaid sur les épaules, apportez-moi ma claymore, ma dague, mes pistolets… Il ne sera point dit qu’un ennemi ait jamais vu Rob-Roy Mac-Gregor sans défense et sans armes. » Cet homme, qui était probablement un des Mac-Larens dont il a été fait mention, et que nous verrons encore, entra, et lui fit ses compliments, s’informant de la santé de son formidable voisin. Rob-Roy, durant cette courte entrevue, observa une politesse froide et fière, et dès que l’étranger fut sorti : « À présent, dit-il, tout est fini… Dites au joueur de flûte de jouer Ha til mi tulidh (nous ne reviendrons plus) ; » et il expira, dit-on, avant que l’air fût achevé.

Cet homme singulier mourut dans son lit et sa propre maison, dans la paroisse de Balquhidder. Il fut enterré dans le cimetière de cette paroisse, où son tombeau n’est remarquable que par une épée qu’y a gravée une main peu habile.

Le caractère de Rob-Roy serait difficile à tracer. Sa sagacité, son audace, sa prudence, qualités si nécessaires pour réussir à la guerre, devinrent chez lui presque des vices par la manière dont il les employa. Toutefois son éducation grossière peut excuser en partie ses transgressions contre les lois. Quant à ses tergiversations politiques, il peut invoquer l’exemple d’hommes bien plus puissants, qui furent moins excusables en devenant le jouet des circonstances, que le pauvre et désespéré proscrit. D’un autre côté, il déploya toujours des vertus d’autant plus méritoires, qu’elles semblent incompatibles avec sa position. Chef d’une bande de pillards, ou, pour employer l’expression moderne, capitaine de bandits, Rob-Roy était modéré dans ses vengeances et humain dans le succès. Sa mémoire n’est entachée d’aucun acte de cruauté ; il ne répandit jamais le sang ailleurs que dans les combats. Ce formidable proscrit était l’ami du pauvre et, autant qu’il le pouvait, le soutien de la veuve et de l’orphelin, sa parole était sacrée : il mourut pleuré dans son sauvage pays, où les cœurs étaient reconnaissants de ses bienfaits, quoique les esprits ne fussent pas suffisamment éclairés pour bien apprécier ses erreurs.

L’auteur devrait peut-être s’arrêter ici ; mais le sort d’une partie de la famille de Rob-Boy est assez extraordinaire pour l’engager à continuer cette Introduction déjà bien longue. C’est offrir au lecteur plusieurs pages intéressantes non seulement quant aux mœurs des Highlandais, mais encore le contraste d’une tribu ancienne et presque sauvage encore, mise en contact avec les différentes classes d’un peuple dont la civilisation et les mœurs ont atteint le plus haut degré de perfection.

Rob eut cinq fils, Coll, Donald, James, Duncan et Robert. On ne sait rien de remarquable sur trois d’entre eux. Mais James, qui était un fort bel homme, semble avoir hérité en grande partie des penchants de son père, et le manteau de Dugald Ciar était descendu sur les épaules de Robin-Oig, c’est-à-dire du jeune Robin. Peu après la mort de Rob-Roy, la mésintelligence qui régnait toujours entre les Mac-Gregor et les Mac-Larens éclata de nouveau, à l’instigation, dit-on, de la veuve de Rob, qui semble mériter ainsi le caractère que lui avait prêté son mari, celui d’une femme altérée de sang et de carnage. Robin-Oig, cédant à ses conseils, jura que dès qu’il serait capable de porter un certain fusil qui avait appartenu à son père, et qu’il envoya à Doune pour le faire raccommoder, il tirerait sur Mac-Larens pour le punir d’avoir osé s’établir sur les terres de sa mère[25]. Il tint parole, et tira sur Mac-Larens, tandis qu’il labourait, un coup de fusil qui le blessa mortellement.

On alla quérir un médecin highlandais, qui sonda la blessure avec un fragment de tige de chou. Le savant Esculape déclara qu’il n’osait rien ordonner, attendu qu’il ne pouvait savoir avec quelle balle le patient avait été blessé. Mac-Larens mourut ; vers la même époque, on ravagea ses terres de la manière la plus barbare.

Après ce meurtre, qu’un de ses biographes appelle un malheureux coup de fusil, Robin-Oig revint à la maison de sa mère se vanter d’avoir le premier versé le sang dans cette querelle. À l’approche d’un corps des Stewart qui venaient prendre la défense de leur allié, Robin-Oig disparut, et échappa à toutes les poursuites.

Le médecin dont nous avons parlé, et qui se nommait Callam Mac-Inleister, fut, avec James et Donald, frères du meurtrier, soumis à un interrogatoire. Mais ils parvinrent à démontrer que ce crime avait été commis par cet audacieux drôle de Robin, tout seul, et qu’ils n’en étaient nullement complices. Le jury déclara que leur complicité n’était pas prouvée. On les accusait aussi d’avoir pillé et tué les bestiaux des Mac-Larens ; mais il n’y eut pas non plus de preuves convaincantes. Néanmoins comme les deux frères Donald et James étaient regardés comme voleurs de profession, on les condamna à fournir un cautionnement de 200 livres, qui garantît leur bonne conduite pendant sept ans[26].

L’esprit de clan était si fort alors (et l’on doit y ajouter le désir de s’assurer pour partisans des hommes vigoureux et robustes, enfin, selon l’expression écossaise, de jolis hommes), que le représentant de la noble famille de Perth consentit à se déclarer le patron des Mac-Gregor, et les protégea en effet dans leur procès. On l’a du moins assuré à l’auteur, et c’est feu Robert Mac-Intosh, écuyer-avocat. Cette circonstance peut toutefois n’avoir eu lieu qu’après l’année 1736, époque où le premier procès fut intenté.

Robin-Oig servit quelque temps dans le 42e régiment, et assista à la bataille de Fontenoy, où il fut fait prisonnier et blessé. Ayant été échangé, il revint en Écosse et obtint son congé. Il reparut ensuite ouvertement sur les domaines des Mac-Gregor, et, malgré sa proscription, épousa une fille de Graham de Drunkie, propriétaire assez riche. Sa femme mourut peu d’années après.

L’insurrection de 1745 appela bientôt après les Mac-Gregor aux armes. Robert Mac-Gregor de Glencarnoch, généralement regardé comme le chef de la tribu, et grand-père de sir John, leva un régiment de Mac-Gregor, à la tête duquel il se rangea sous les drapeaux du Chevalier. Les guerriers de Ciar-Mohr toutefois, affectant l’indépendance, ne rejoignirent pas leurs parents, mais s’unirent aux levées du duc titulaire de Perth, jusqu’à ce que William Mac-Gregor Drummond de Bohaldie, qu’ils regardaient comme chef de leur branche du clan Alpine, fût revenu de France pour cimenter l’union. Suivant la coutume des Highlands, James quitta le nom de Campbell et prit celui de Drummond pour flatter le lord Perth. Il fut aussi appelé James-Roy, à cause de son père, et James-Mohr ou le gros James, à cause de sa corpulence. Son régiment, reste de la bande de son père, se conduisit avec la plus grande intrépidité ; avec douze hommes seulement, il réussit à surprendre et à brûler pour la seconde fois le fort d’Inversnaid, construit tout exprès pour tenir en respect les Mac-Gregor.

Quel fut le rang ou le grade de James Mac-Gregor ? on l’ignore. Il se donne lui-même le titre de major ; et le chevalier Johnstone l’appelle capitaine. Il devait tenir rang au-dessous de Ghlune Dhu ; mais son caractère actif et audacieux l’éleva au-dessus de tous ses frères. Beaucoup de ses gens étaient sans armes ; il suppléa aux fusils et aux épées par des faux plantées droit au bout de leurs manches.

À la bataille de Preston-Pans, James-Roy se distingua. « Sa compagnie, dit le chevalier Jonhstone, fit un grand ravage avec les faux. » Ils coupaient les jambes des chevaux, et les cavaliers par le milieu du corps. Mac-Gregor était brave et intrépide, mais en même temps quelque peu fantasque et bizarre. En chargeant l’ennemi à la tête de sa compagnie, il reçut cinq blessures, dont deux par des balles qui lui traversèrent le corps de part en part. Couché à terre, la tête appuyée sur une main, il criait de toutes ses forces à ses gens : « Mes amis, je ne suis pas mort ; par Dieu ! je verrai bien si quelqu’un ne fait pas son devoir. » La victoire, comme on sait, fut remportée en peu d’instants.

Dans plusieurs lettres curieuses de James-Roy, on apprend qu’il eut en cette occasion l’os de la cuisse fracassé, et que néanmoins il rejoignit l’armée avec six compagnies, et fut présent à la bataille de Culloden. Après cette défaite, le clan Mac-Gregor se réunit, et ne se dispersa que lorsqu’il fut rentré dans son pays. Ils emmenèrent James-Roy avec eux dans une litière, et on lui permit, sans trop de peine, de résider dans le pays de Mac-Gregor avec ses autres frères.

James Mac-Gregor Drummond fut accusé de haute trahison tramée avec des personnages plus importants. Mais il paraît qu’il avait entretenu des intelligences avec le gouvernement, puisque, dans les lettres déjà mentionnées, il parle d’un passe-port du lord-secrétaire de la justice en 1747, qui était pour lui une protection suffisante. Cette circonstance n’est qu’obscurément énoncée dans une de ces lettres, mais, jointe à d’autres particularités, elle autorise le soupçon que James, comme son père, regardait les cartes des deux côtés. Le calme ne se rétablissant pas dans le pays, les Mac-Gregor, comme des renards qui ont dérouté les chiens, retournèrent dans leurs anciennes demeures, et y vécurent en repos. Mais un outrage atroce, auquel prirent part les fils de Rob-Roy, attira enfin sur toute la tribu la vengeance des lois.

James-Roy était marié et avait quatorze enfants. Mais son frère Robin-Oig, qui était veuf, résolut d’arrondir sa fortune en épousant quelque femme riche des basses terres, dût-il l’enlever de force.

L’imagination des Highlandais à demi civilisés fut moins choquée à l’idée de ce genre nouveau de violence qu’on n’aurait pu s’y attendre d’après la douceur avec laquelle ils traitaient toujours les personnes du sexe le plus faible qui étaient de leur famille. Mais la pensée qu’ils vivaient dans un état de guerre était le mobile habituel de leurs actions, et dans de telles conjonctures, depuis le siège de Troie jusqu’au moment où Prévisa fut prise[27] les femmes furent toujours pour des vainqueurs non civilisés la plus précieuse partie du butin.

Les riches sont tués, les beautés épargnées.

Il n’est pas besoin de se reporter à l’enlèvement des Sabines ou au livre des Juges, pour prouver que de tels actes de violence ont été commis sur une plus vaste échelle. De fait, cette sorte d’entreprise était si commune sur la frontière des hautes terres, qu’elle fait le sujet d’une foule de chansons et de ballades[28]. Les annales de l’Irlande aussi bien que celles d’Écosse montrent que ce crime n’était pas rare dans les pays les plus sauvages de ces deux contrées ; et toute femme qui avait le bonheur de plaire à un homme de courage et de bonne maison, quand il avait quelques amis sûrs et une retraite dans les montagnes, n’avait pas la permission de lui dire Non. Bien plus, il paraîtrait que les femmes elles-mêmes, très-intéressées aux privilèges de leur sexe, avaient coutume, dans les rangs inférieurs, de regarder de tels mariages comme ceux que l’on nomme aujourd’hui « mariages à la mode de la jolie Fanny, ou plutôt à la mode de Donald avec la jolie Fanny. » Il n’y a pas encore bien long-temps qu’une femme respectable, occupant dans la société un certain rang, a reproché chaudement à l’auteur d’avoir pris la liberté de censurer la conduite des Mac-Gregor en semblable occasion. Elle disait « qu’il n’était pas convenable de laisser, en pareil cas, les jeunes filles choisir : que les mariages les plus heureux étaient toujours ceux qui s’étaient ainsi conclus de force. » Enfin elle avoua « que sa propre mère n’avait jamais vu son père avant la nuit où il l’avait enlevée dans le Lennox avec dix têtes de bétail, et qu’il n’y avait jamais eu dans le pays de plus heureux ménage. »

James Drummond et son frère partageaient tout à fait les opinions de la vieille connaissance de l’auteur ; et avisant au moyen de redonner à leur clan les richesses qu’il avait perdues, ils résolurent de faire la fortune de leur frère Robin-Oig en concluant un mariage avantageux entre lui et une Jeanne Key, ou Wright, jeune femme à peine âgée de vingt ans, et que la mort de son mari laissait veuve depuis deux mois. Ses biens pouvaient être évalués à 16 ou 18,000 marcs, et il paraît que ce fut une tentation assez forte pour leur faire entreprendre un si grand crime.

La malheureuse et jeune victime demeurait avec sa mère dans sa maison à Édinbilly, paroisse de Balfron, comté de Stirling. Ce fut dans la nuit du 3 décembre 1750 que les fils de Rob-Roy, et particulièrement James Mohr et Robin-Oig, se précipitèrent contre la maison qui renfermait l’objet de leur attaque, présentèrent fusils, épées et pistolets aux hommes de la famille, et épouvantèrent les femmes en les menaçant de briser les portes si on ne leur livrait pas sur-le-champ Jeanne Key, son frère, disait James Roy, étant un jeune gaillard déterminé à faire fortune. Ayant poursuivi la malheureuse victime de leur infâme entreprise jusqu’au lieu où elle s’était réfugiée, ils l’arrachèrent des bras de sa mère, la placèrent sur un cheval devant un homme de leur bande, et l’entraînèrent malgré ses cris et ses gémissements, qui furent encore entendus long-temps après que les spectateurs, épouvantés de cette violence, eurent perdu de vue la troupe qui se retirait dans l’obscurité. En cherchant à s’échapper, la pauvre jeune femme tomba du cheval sur lequel on l’avait placée, et se blessa au côté. Ils la mirent alors sur le pommeau de la selle, et l’emmenèrent ainsi par les landes et les marais, jusqu’à ce que la douleur qu’elle ressentait de sa chute et l’incommodité de sa position la forçassent à se redresser. Dans le cours de leur cruelle entreprise, ils s’arrêtèrent dans plus d’une maison, mais nul habitant n’osa s’opposer à leur attentat. Au grand nombre des personnes qui les virent, fut le fameux littérateur, le docte professeur feu William Richardson de Glasgow, qui avait coutume de raconter comme un songe terrible leur violente et bruyante entrée dans la maison où il se trouvait alors. Les Highlandais remplirent la petite cuisine, brandissant leurs armes, demandant ce qu’il leur plaisait, et recevant tout ce qu’ils demandaient. James Mohr, disait-il, était grand, et d’un aspect dur et farouche. Robin-Oig avait un air plus agréable, le teint frais, mais un peu rembruni ; c’était un jeune sauvage d’une taille avantageuse. Leur victime, les cheveux épars et les vêtements en désordre, était si pâle, qu’il était difficile de dire si elle était morte ou vivante.

La troupe emmena la malheureuse femme à Rowerdennan, où un prêtre fut assez peu scrupuleux pour célébrer le mariage, tandis que Robin-Oig retenait de force sa fiancée devant lui ; et le prêtre proclama l’union de ce couple, bien que la victime protestât contre l’infamie de sa conduite. Avec la même violence dont ils avaient usé jusqu’alors, la pauvre victime fut contrainte à habiter avec l’époux qu’on lui avait ainsi imposé malgré elle. Ils osèrent même la mènera l’église de Balquhidder, où l’ecclésiastique qui officiait (le même qui avait été pensionnaire de Rob-Roy) leur demanda seulement s’ils étaient mariés. Robert Mac-Gregor répondit affirmativement ; la femme épouvantée ne répondit pas.

Mais le pays était alors trop sévèrement soumis à l’exercice de la loi pour que ce crime produisît tout l’avantage que ses auteurs en espéraient. Des détachements furent envoyés dans toutes les directions pour saisir les Mac-Gregor, qui furent forcés, pendant deux ou trois semaines, de se sauver d’un lieu dans un autre, au milieu des montagnes, emmenant toujours avec eux l’infortunée Jeanne Key. Cependant la cour suprême de justice civile rendit un arrêt qui, séquestrant les biens de Jeanne Key ou Wright, enleva aux auteurs du crime le prix qu’ils en attendaient. Ils espéraient pourtant que la pauvre femme, perdant courage, préférerait se résigner à sa condition, plutôt que d’encourir la honte de comparaître pour un pareil motif devant un tribunal. C’était en effet une affaire délicate ; mais leur parent Glengyle, chef immédiat de la tribu, avait en horreur ces infâmes violences[29] ; et comme les amis de la captive avaient imploré son assistance, les Mac-Gregor craignirent de perdre sa protection, s’ils refusaient de mettre leur prisonnière en liberté.

Les frères se résolurent donc à relâcher la malheureuse femme, mais auparavant ils essayèrent de tous les moyens imaginables pour l’amener, soit par crainte, soit autrement, à s’avouer l’épouse de Robin-Oig. De vieilles sorcières de la montagne lui administrèrent des drogues qui devaient agir sur elle comme des philtres, mais elles eurent sans doute un effet contraire. James Mohr la menaça un jour, si elle ne reconnaissait pas la validité de son mariage, de lui faire voir qu’il y avait assez de braves gens dans les montagnes pour lui apporter les têtes de deux de ses oncles qui poursuivaient l’affaire comme parties civiles. Un autre jour il tomba à ses genoux, confessant qu’il avait été complice dans la violence qu’on lui avait faite, mais la suppliant de ne pas causer la ruine de sa femme innocente et de sa nombreuse famille. On la contraignit à jurer qu’elle ne poursuivrait point ses ravisseurs, et à signer une déclaration que c’était à sa demande qu’on l’avait enlevée.

James Mohr Drummond conduisit donc sa prétendue belle-sœur à Édimbourg, où, pendant quelque temps, elle fut transférée d’une maison dans une autre, surveillée par ceux chez qui elle logeait, ne pouvant ni sortir seule, ni même s’approcher de la fenêtre. Le tribunal considérant la particularité du cas, et regardant Jeanne Key comme encore exposée à de mauvais traitements, se chargea de pourvoir à sa sûreté, et ordonna qu’elle demeurerait dans la famille de M. Wightman de Mauldsey, homme fort respectable, qui avait épousé une de ses proches parentes. Deux sentinelles veillèrent nuit et jour à la porte de la maison, précaution qui ne parut pas inutile, puisqu’il s’agissait des Mac-Gregor. On lui permettait d’aller partout où elle voulait, de voir tous ceux qu’il lui plaisait de voir, aussi bien que les gens de loi qui plaidaient pour ou contre dans le procès. Lorsqu’elle vint chez M. Wightman pour la première fois, elle avait l’air si accablé d’effroi et de souffrances, ses traits étaient si changés, que sa mère eut peine à la reconnaître ; Jeanne elle-même avait l’esprit si troublé, qu’elle ne la reconnut que difficilement. Il se passa bien du temps avant qu’elle pût se persuader qu’elle était tout à fait en sûreté ; mais, lorsqu’elle fut enfin certaine de sa délivrance, elle fit par-devant les juges une déclaration où elle raconta l’histoire de ses malheurs, imputant à la crainte le silence qu’elle avait d’abord gardé, et annonçant que son intention était de ne pas poursuivre ceux qui l’avaient outragée, par respect pour le serment qu’elle avait été contrainte de prêter. Elle fut relevée de ce serment, prêté de force, par les formules de la jurisprudence écossaise, plus équitable, sous ce rapport, que celle d’Angleterre, les poursuites pour crime se faisant toujours aux frais et dépens du roi, sans qu’il en coûte rien aux particuliers lésés. Mais la malheureuse victime ne vécut pas assez pour accuser ceux qui l’avaient si indignement outragée, ni pour témoigner contre eux.

James Mohr Drummond avait quitté Édimbourg dès qu’on eut arraché de ses griffes sa proie à demi morte. Mistress Key ou Wright fut délivrée de l’espèce d’emprisonnement où elle y était retenue, et conduite à Glasgow, sous escorte de M. Winghtman. En traversant la montagne de Shott, son protecteur eut l’imprudence de dire : « Voilà un lieu bien sauvage ; si les Mac-Gregor allaient se précipiter sur nous ? — Dieu nous en garde ! répondit-elle aussitôt, leur vue seule me ferait mourir. » Elle continua de demeurer à Glasgow, sans oser revenir chez elle à Édinbilly. Son prétendu mari essaya différentes fois d’obtenir une entrevue d’elle, mais elle refusa toujours fermement. Elle mourut le 4 octobre 1751. L’information dressée par l’autorité civile porterait à croire que sa mort fut la suite des mauvais traitements qu’elle avait reçus ; mais on dit généralement qu’elle mourut de la petite vérole.

Cependant James Mohr ou Drummond tomba dans les mains de la justice. Il était regardé comme l’instigateur de toute l’affaire : la jeune femme avait même raconté à ses amis que la nuit de son enlèvement, Robin-Oig, touché de ses cris et de ses larmes, avait presque consenti à la relâcher, lorsque James arriva, un pistolet à la main, et, demandant à son frère s’il était assez lâche pour abandonner ainsi une entreprise où il avait tout risqué pour faire sa fortune, le força à persister dans son crime. Le procès de James eut lieu le 13 juillet 1752, et fut conduit avec autant de modération et d’impartialité que possible. Plusieurs témoins, tous de la tribu des Mac-Gregor, jurèrent que le mariage avait été conclu avec toute apparence de consentement de la part de la femme, et trois ou quatre autres témoins, entre autres le shérif-substitut du comté, jurèrent qu’elle eût pu s’échapper si elle l’eut voulu ; le magistrat même ajouta qu’il lui avait offert son assistance. Mais quand on lui demanda pourquoi il n’avait pas, usant de son autorité, arrêté les Mac-Gregor, il ne put que répondre qu’il n’avait pas des forces suffisantes pour l’essayer.

Les déclarations de Jeanne Key ou Wright attestaient la violence dont on avait usé envers elle, et ses amis les confirmèrent en rapportant ce qu’elle leur avait dit dans des conversations particulières ; sa mort ne les rendait d’ailleurs que trop évidentes. Il est vrai que le fait de son abduction[30] (pour employer un terme de loi écossais) était complètement prouvé par un témoignage irrécusable : la malheureuse femme avait avoué qu’en plusieurs occasions elle avait feint de se résigner à son sort, n’osant profiter des offres qui lui étaient faites de favoriser son évasion, même de celles du substitut du shérif.

Le Jury déclara, dans son verdict, que Jeanne Key ou Wright avait été enlevée de chez elle, et que l’accusé ne prouvait pas qu’elle eût été consentante à cet acte outrageant, mais que le mariage forcé et les autres violences n’étaient pas prouvés. Sur le premier chef d’accusation, il reconnaissait comme circonstance atténuante, que Jeanne Key s’était dans la suite résignée à sa condition. Quatorze jurés, au nombre desquels quatre étaient absents, adressèrent à la cour suprême une lettre dans laquelle ils disaient que leur intention et leur désir, en rendant un verdict si particularisé, avait été que le cas présent ne fût pas rangé au nombre des crimes capitaux.

Des considérations savantes sur l’énoncé de ce verdict, qui était, il faut l’avouer, des plus doux pour la circonstance, furent exposées devant la cour suprême de justice. Ce point fut savamment débattu dans les plaidoiries par M. Grant, avocat de la couronne, et le célèbre M. Lockhar pour le prisonnier ; mais James Mohr n’attendit pas la décision de la cour.

Il avait été renfermé au château d’Édimbourg, sur le bruit d’une tentative d’évasion. Il parvint toutefois à s’échapper de cette forteresse même. Sa fille eut l’adresse d’entrer dans la prison, déguisée en savetier, et comme pour rapporter de l’ouvrage, à ce qu’elle prétendait. Son père s’affubla de ce déguisement des pieds à la tête. Les gardiens entendirent la femme et la fille du prisonnier gronder le prétendu savetier d’avoir mal fait son ouvrage, et l’homme s’en alla, son chapeau sur les yeux, murmurant comme irrité des reproches qu’il venait de recevoir. De cette manière le prisonnier passa devant toutes les sentinelles sans éveiller de soupçons, et partit pour la France. Il fut peu après mis hors la loi par arrêt de la cour qui procéda au jugement de Duncan Mac-Gregor ou Drummond, son frère, le 15 janvier 1753. L’accusé faisait incontestablement partie de la troupe qui avait enlevé Jeanne Key ; mais comme nul témoignage ne se rapportait à lui personnellement et directement, le jury le déclara non coupable, et l’on ne sait rien de plus sur sa vie.

Quant au sort de James Mac-Gregor, qui, par ses talents et par son activité, sinon par son âge, peut être regardé comme le chef de la famille, il est resté longtemps peu connu, puisque l’on voit dans la relation des causes criminelles, et encore ailleurs, que sa sentence de mise hors la loi fut révoquée, et qu’il revint mourir en Écosse. Mais des lettres curieuses, publiées dans le Blashwood’s Magazine, numéro de décembre 1817, montrent que c’est une erreur. La première de ces pièces est une pétition à Charles-Édouard. Elle est datée du 20 septembre 1753, et fait valoir ses services pour la cause des Stuarts, imputant son exil aux persécutions du gouvernement hanovrien, sans parler le moins du monde de l’affaire de Jeanne Key, ni de la cour de justice. Il paraît qu’elle fut présentée par Mac-Gregor Drummond de Bohaldie, que James, à ce que nous avons vu, reconnaissait pour chef.

Il ne semble pas que cette pétition ait produit tout l’effet qu’il en attendait ; peut-être James obtint-il quelques secours momentanés. Mais bientôt après, cet audacieux aventurier s’engagea dans une sombre intrigue contre un exilé de son pays, qui se trouvait presque dans la même situation que lui. Il convient de citer ici en peu de mots un événement remarquable arrivé dans les hautes terres. M. Campbell de Glenure, nommé régisseur pour le gouvernement des domaines confisqués de Stewart d’Ardshiel, fut assassiné au milieu du bois de Lettermore : il sortait du bac de Ballichulish. Un gentilhomme nommé James Stewart, frère naturel du propriétaire dépouillé, fui condamné et exécuté comme complice de cet assassinat, sans aucunes preuves certaines. La plus forte était que l’accusé, après le meurtre commis, avait donné de l’argent à un de ses neveux, nommé Allan Breck Stewart, pour qu’il put s’échapper. Mécontents de cette réparation, qui fut obtenue d’une manière peu honorable pour les tribunaux de cette époque, les amis du défunt désiraient ardemment s’emparer de la personne d’Allan Breck Stewart, que l’on regardait comme le véritable meurtrier. James Mohr Drummond fut secrètement chargé d’attirer Stewart sur la côte de la mer, puis de l’amener en Angleterre à une mort certaine. Drunmond avait des liaisons de parenté avec le défunt Glenure ; et de plus, les Mac-Gregor et les Campbell étaient amis depuis longtemps, tandis que le premier de ces clans et les Stewart avaient été récemment en guerre, comme nous l’avons vu. Enfin, Robert-Oig était alors en prison à Édimbourg, et James était bien aise de rendre quelque service qui pût sauver son frère. D’après la manière dont James envisageait le bien et le mal, ces différents motifs suffirent pour justifier à ses yeux sa conduite dans une entreprise qu’il ne pouvait mener à fin sans la plus infâme trahison. Mac-Gregor demanda la permission de revenir en Anglelerre, promettant d’y ramener Allan-Breck avec lui ; mais celui qu’il voulait perdre, prévenu par deux compatriotes qui soupçonnèrent les intentions de James, était sur ses gardes. Allan échappa à ce traître après lui avoir volé dans son porte-manteau, dit Mac-Gregor, quelques habillements et quelques tabatières. Mais un tel vol, il faut l’observer, ne pouvait avoir eu lieu si les deux parties n’eussent vécu sur le pied d’une intimité qui leur permettait de fouiller dans les bagages l’un de l’autre.

Quoique James Drumnond eût manqué son coup dans l’affaire d’Allan Breck Stewart, il usa de la permission qui lui était donnée d’aller faire un voyage à Londres, et eut une entrevue avec lord Holdernesse. Sa Seigneurie et le sous-secrétaire lui firent mille questions embarrassantes, et lui offrirent, à ce qu’il assure, une place qui l’aurait mis au service du gouvernement. Cette place était avantageuse pour les appointements ; mais, dans les opinions de James, l’accepter eût été déshonorer sa naissance, et devenir un fléau pour son pays. Si cette offre engageante et ce ferme refus ne sont point de son invention, il s’agissait sans doute de quelque plan d’espionnage contre les jacobites, que le gouvernement espérait exécuter au moyen d’un homme qui, dans l’affaire d’Allan Breck Stewart, n’avait pas montré une conscience bien scrupuleuse. James Drummond Mac-Gregor pouvait, dit-il, accepter un emploi digne d’un homme d’honneur, mais rien autre. Cette réponse, comparée à certaines actions de sa vie passée, rappellera au lecteur le vieux Pistol[31] s’excusant sur sa réputation.

S’étant ainsi montré rebelle aux propositions de lord Holdernesse, dit notre autorité, James Drummond reçut l’ordre de quitter sur-le-champ l’Angleterre.

À son retour en France, sa position fut, à ce qu’il paraît, des plus misérables. Saisi par la fièvre, attaqué de la gravelle, il tomba dans un profond accablement de corps et d’esprit. Cet état n’empêcha pas Allan Breck Stewart de le menacer de lui donner la mort pour se venger du complot qu’il avait formé contre lui[32]. Le clan Sterwart avait pour lui la haine la plus vive, et sa dernière expédition à Londres avait été accompagnée de plusieurs circonstances propres à éveiller des soupçons ; entre autres, celle d’avoir caché son dessein à son chef Bohaldie. On soupçonnait encore ses relations avec lord Holdernesse. Les Jacobites, comme don Bernard de Castel Blazo dans Gil Blas, n’étaient pas fort bien disposés envers ceux qui faisaient société avec les alguazils. Macdonnell de Lochgarry, homme toujours fidèle à l’honneur, fit une déposition contre James Drummond par-devant le grand-bailli de Dunkerque, l’accusant d’espionnage : il lui fallut quitter la ville et s’enfuir à Paris, n’ayant que treize livres pour toute fortune, et pour perspective la plus affreuse misère.

Nous ne présenterons pas ce hardi pillard, complice de l’assassinat de Mac-Larens, et instigateur de la violence faite à Jeanne Key, comme un objet de compassion ; mais si les dernières convulsions d’un loup ou d’un tigre, formidables ennemis de notre espèce, inspirent quelque pitié, la détresse absolue de cet homme, dont les fautes doivent être attribuées à l’influence d’une éducation sauvage sur un caractère hardi, excitera quelque pitié chez le lecteur. Dans sa dernière lettre à Bohaldie, datée de Paris, 25 septembre 1754, il peint son état de dénûment absolu, et dit qu’il consentirait volontiers, en attendant mieux, à tirer parti de son habileté à dompter et à élever les chevaux, ou de son talent comme chasseur et oiseleur. Un Anglais peut sourire, mais un Écossais soupirera en lisant le post-scriptum où le pauvre exilé mourant de faim demande à son patron de lui prêter une cornemuse, afin qu’il puisse jouer quelques airs mélancoliques des Highlands. Mais la musique tire ses effets de nos sympathies, et des sons qui feraient crisper les nerfs d’un habitant de Londres ou de Paris, rappellent au montagnard ses sombres montagnes, ses airs sauvages, et les exploits de ses pères de la vallée. Pour prouver combien Mac-Gregor a droit à la compassion du lecteur, nous citerons la fin de la lettre dont nous parlons :

« Il semble véritablement que je sois né pour le malheur, mes infortunes ne paraissent pas devoir jamais finir. Tel est le misérable état où je me trouve réduit, que je ne sais plus où aller ni que faire en ce monde ; mon corps et mon âme sont également privés de nourriture ; tout l’argent que j’ai apporté ici se monte à treize livres, et j’ai repris une chambre dans mon ancien quartier, à l’hôtel Saint-Pierre, rue des Cordiers. Je vous prie de me faire savoir par le porteur de cette lettre si vous serez bientôt en ville, pour que j’aie le plaisir de vous y voir ; car je ne puis m’adresser à personne autre qu’à vous : telle est ma détresse, que, s’il vous était possible de me trouver une occupation qui me mît à l’abri de la mendicité, je m’estimerais fort heureux. C’est probablement un cas qui présente de grandes difficultés ; mais, s’il en était autrement, peut-être ne vous en occuperiez-vous point, car votre forte tête aime à conduire des affaires beaucoup moins aisées et bien plus importantes que celle-ci. Si vous faisiez part de ma demande à M. Butler, peut-être pourrait-il me trouver une place, puisque je sais élever et monter les chevaux aussi bien que personne en France, sans compter que je suis habile chasseur soit à cheval, soit à pied. Jugez de ma détresse, puisqu’aucun emploi ne me paraît trop bas s’il vient seulement diminuer mes maux. Je suis fâché d’être obligé de vous donner tant de peine, mais j’espère que vous croirez à la sincérité de ma reconnaissance pour tout ce que vous avez fait pour moi, et je vous établis juge de ma pitoyable situation.

« Je suis et je serai toujours, mon cher chef,

« Votre soumis serviteur,
« J. Mac-Gregor. »

« P. S. Si vous m’envoyiez votre cornemuse et toutes les autres petites pièces qui en dépendent, je les arrangerais moi-même et jouerais quelques airs bien tristes, bien adaptés, puis-je dire, à ma pénible situation. Excusez-moi si je ne me présente pas moi-même chez vous ; mais, quoique je ne craigne pas de paraître devant vous, j’éprouve quelque répugnance à me montrer à mes amis et connaissances dans le misérable état où je suis réduit. »

Tandis que Mac-Gregor écrivait cette épître mélancolique, la mort, triste, mais sûr remède des maux de ce monde, la mort qui tranche tous les doutes et toutes les incertitudes, planait au-dessus de sa tête. Une note écrite au dos de la lettre fait savoir qu’il mourut huit jours après l’avoir écrite, en octobre 1754.

Il ne me reste plus maintenant qu’à parler du sort de Robin-Oig, car les autres fils de Rob-Roy n’ont eu aucune célébrité. Robin fut saisi par une troupe de soldats du fort d’Inversnaid, au pied du Gartmore, et conduit à Édimbourg, le 26 mars 1753. Après un délai qui fut prolongé peut-être par suite des négociations de James pour livrer Allan Breck Stewart à condition qu’on relâcherait son frère, Robin-Oig fut, le 24 décembre 1753, amené à la barre de la cour suprême de justice, et appelé sous le nom de Robert Mac-Gregor, alias Campbell, alias Drummond, alias Robert Oig ; l’accusation portée contre lui ressemblait beaucoup à celle qu’avait développée l’avocat de la couronne dans le dernier procès. Robert était en quelque sorte dans une position plus favorable que celle de son frère ; car bien qu’il eût joué le principal rôle dans ce mariage forcé, il pouvait alléguer qu’il s’était montré disposé à laisser partir Jeanne Key, s’il n’eût été influencé par les reproches et les menaces de son frère James. De plus, quatre années s’étaient écoulées depuis la mort de la victime, circonstance toujours favorable à l’accusé ; car en fait de crime il y a une espèce de perspective, et ceux qui remontent à une époque quelque peu éloignée, semblent moins odieux que ceux qui ont été récemment commis. Mais malgré ces considérations, le jury ne témoigna nullement le désir de sauver la vie à Robert, comme il avait fait pour James : il fut déclaré coupable du rapt de Jeanne Key[33].

Robin-Oig fut condamné à mort, et exécuté le 14 février 1756. Il se conduisit, sur la place de l’exécution, en homme de cœur, déclara qu’il mourait catholique, imputa tous ses malheurs à ce qu’il avait abandonné la véritable église, deux ou trois années auparavant : il avoua toutes les violences qu’il avait employées à regard de Mistress Key ou Wright, ajoutant qu’il espérait que sa mort arrêterait toute poursuite contre son frère James.

Les feuilles publiques rapportent que son corps, après être resté au gibet le temps prescrit, fut remis à ses proches qui l’emportèrent dans les montagnes. L’auteur rapporte une particularité qu’il tient d’un vénérable ami qui vient de nous être enlevé dans une extrême vieillesse, et qui était alors écolier à Linlithgow : une troupe de Mac-Gregor, beaucoup trop nombreuse pour être admise dans Édimbourg, reçut dans ce lieu la dépouille de Robin avec des gémissements et tous les autres signes de deuil en usage chez les Highlandais, puis le conduisit à Balquhidder. Ainsi, nous pouvons terminer les longs détails sur Rob-Roy et sa famille, par la phrase classique : Ite, conclamatum est.

J’ai seulement à ajouter que tout ce que j’ai cité a été recueilli dans un grand nombre d’anecdotes sur Rob-Roy, anecdotes qui étaient et qui sont peut-être encore très-répandues dans les montagnes qu’il habitait, mais dont je suis loin de garantir l’authenticité. L’esprit de clan a bien pu animer les plumes et les langues aussi bien que diriger les claymores et les pistolets, et les détails d’une narration sont étonnamment adoucis ou exagérée, selon que le conteur est un Campbell ou un Mac-Gregor.


APPENDICE.


NOTE I.


AVIS POUR FAIRE ARRÊTER ROB-ROY.


Tiré de Edinburgh Evening Courant[34] du 18 au 21 juin A. D. 1712, n° 1058.

« Attendu que Robert Campbell, communément désigné par le nom de Rob-Roy Mac-Gregor, à qui plusieurs nobles et seigneurs ont récemment confié des sommes considérables pour acheter des bestiaux dans les hautes terres, s’est, par une infâme fourberie, enfui en emportant cet argent montant à une valeur de mille livres sterling ; tous les magistrats et officiers des forces de Sa Majesté sont invités à saisir le susdit Rob-Roy et l’argent qu’il porte, jusqu’à ce que les personnes volées soient entendues contre lui. Avis en sera donné, en cas qu’on le saisisse, au maître du café de l’Exchange[35], à Édimbourg, ou à celui du café de Glasgow, où les parties intéressées se rendront. Récompense honnête à ceux qui le saisiront. »

Il est à regretter que ce haro d’arrestation, qui est encore répété dans ce journal, ne renferme pas le signalement de Rob-Roy. Ce fait donne à penser qu’il était généralement bien connu. Comme le mandat est lancé contre Rob-Roy personnellement, il semblerait que son associé Mac-Donald n’était pour rien dans le vol des bestiaux ; car à coup sûr il eût été mentionné dans le mandat, si les personnes volées l’eussent supposé en possession de l’argent.




NOTE II.



Lettres écrites par le duc de Montrose, et celles qui lui furent adressées, au sujet de l’arrestation de M. Grahame de Killearn par Rob-Roy,


LE DUC DE MONTROSE À —.


» Milord[36], j’ai ouï raconter hier soir avec étonnement un trait remarquable de l’insolence de ce fameux brigand Rob-Roy, que Votre Seigneurie a si souvent entendu nommer. Comme l’honneur du gouvernement de Sa Majesté y est intéressé, j’ai cru qu’il était de mon devoir d’en communiquer les détails à Votre Seigneurie par un exprès.

« M. Grahame de Killearn (dont j’ai souvent eu l’occasion de vous parler pour les services qu’il nous a rendus l’hiver dernier pendant l’insurrection), régisseur de mes domaines dans les hautes terres, se rendit lundi dernier à Monteith, bourg situé sur mes propriétés, pour recevoir mes rentes. Il coutume d’y passer deux ou trois jours à cette époque de l’année, dans la chaumière d’un paysan, afin de communiquer plus facilement avec les fermiers. Un soir à neuf heures, Rob-Roy, avec une bande de ces brigands qu’il commande toujours, même depuis la dernière insurrection, entoura la maison où M. Grahame réglait ses comptes avec quelques vassaux, ordonna à ses gens de présenter leurs fusils aux fenêtres de l’appartement dans lequel était M. Grahame, tandis que lui-même, suivi de quelques autres, entrait par la porte, le pistolet à la main. Il fit prisonnier M. Grahame, l’emmena dans les montagnes, avec tout l’argent qu’il avait reçu, les livres, les papiers et pour plus de 100 livres sterling en billets souscrits par mes tenanciers, dont la moitié avait été payée l’année dernière, et dont ils allaient payer le reste. Enfin, il a eu l’insolence de forcer mon homme d’affaires à m’écrire une lettre (je vous en fais passer la copie) : il m’offre de traiter avec moi.

« Pour que Votre Seigneurie comprenne bien cette affaire, il faut que je lui apprenne que ce coquin s’est depuis long-temps mis à la tête du clan Mac-Gregor, espèce de gens qui se sont distingués plus que tous les autres par leurs rapines, leurs brigandages et leurs meurtres, qui hébergent et défendent les vagabonds et les mauvais sujets. Depuis la révolution, il n’a jamais manqué une occasion d’agir contre le gouvernement, se livrant plutôt au vol qu’il ne rendait de véritables services au parti qu’il avait embrassé : en un mot, il a fait au pays plus de mal que tous les Highlandais ensemble.

« Trois ou quatre années avant que la dernière insurrection éclatât, se trouvant accablé de dettes, il quitta sa résidence habituelle pour se retirer à douze ou quinze milles plus avant dans les montagnes, où il se mit sous la protection du comte de Bredalbane. Lorsque milord Cadogan vint dans les montagnes, il fit brûler la maison de Rob-Roy, et c’est moi que le voleur en accuse, comme le verra Votre Seigneurie.

« Il fut alors forcé de retourner dans le pays qu’il avait quitté : c’est un lieu sauvage et inaccessible. Il s’y était établi au milieu de ses amis et de ses parents ; mais sachant bien qu’il était encore possible de l’y surprendre, il se rendit à Inverary avec quarante-cinq de ses hommes, remit leurs armes au colonel Campbell de Finab, commandant une des compagnies indépendantes, puis, après cette feinte soumission, s’en revint chez lui avec sa bande, sûr d’être protégé par le colonel. Ceci arriva au commencement de l’été dernier ; mais bientôt à deux reprises, il parut à la tête de sa bande, bien armée, et s’opposa aux troupes du roi, les attaqua, leur reprit un prisonnier, et parcourut tout le pays, pilla les paysans, entre autres mes fermiers.

« Informé de ces désordres à mon retour d’Écosse, je m’adressai au lieutenant-général Carpenter, qui fit partir trois détachements de Glasgow, Stirling et Finlarig, de nuit et par des routes différentes, afin de surprendre Rob-Roy et ses hommes dans leurs maisons. Cette expédition aurait certainement réussi, sans les pluies abondantes qui tombèrent cette nuit-là même, et retardèrent la marche des troupes, de sorte que tout le monde ne se trouva pas au rendez-vous indiqué. Tout ce qu’on put faire en cette occasion fut de brûler une maison de campagne où Rob-Roy demeurait alors, après que des hommes de son clan eurent du haut des rochers tiré sur les troupes du roi, et même tué un grenadier.

« Grahame de Killearn, shérif par moi envoyé dans le pays, était avec le détachement parti de Stirling, et sans doute pour cela même cette barbare tribu va l’accabler de mauvais traitements. De plus, ils savent qu’il est mon parent, et quelle activité il a déployée au service du gouvernement… Toutes ces raisons, Votre Seigneurie le croira aisément, me rendent extrêmement inquiet sur le sort de ce malheureux, car il ne m’est pas permis de penser à le délivrer : il faut que je l’abandonne au hasard et à ses propres efforts.

« Après de mûres réflexions, j’ai proposé au gouvernement de faire construire un fort, comme le seul expédient propre à contenir ces rebelles et à conserver la tranquillité du pays. Ce projet est entre les mains du général Carpenter, qui s’en occupe sérieusement ; et j’ai la conviction que c’est le seul moyen de les arrêter véritablement. Mais, en attendant, il faudrait cantonner quelques troupes dans ces endroits, et j’en écrirai au général.

« Je m’aperçois que j’ai importuné Votre Seigneurie par cette longue lettre dont le contenu, j’en suis honteux, n’a rapport qu’à moi ; mais, puisque l’honneur du gouvernement y est intéressé, je n’ai pas besoin d’excuse, et je vous demanderai seulement la permission d’ajouter que je suis avec beaucoup de respect et du fond du cœur.


« Milord,
« De Votre Seigneurie le très-humble et très-obéissant serviteur.
« Montrose. »



COPIE
DE LA LETTRE DE GRAHAME KILLEARN,
renfermée dans la précédente.


« Chapellarroch, 19 novembre 1716.

« Avec la permission de Votre Grâce, je suis contraint par ordre de Robert Roy, dont j’ai le malheur d’être en ce moment prisonnier, à vous importuner de la présente. Je laisse au porteur le soin de vous dire comment on s’est emparé de moi, et me borne simplement à vous exposer en peu de mots les conditions de Rob-Roy, qui veut que Votre Grâce lui donne reçu des sommes qu’il lui doit, qu’elle lui paie une somme de 3,400 marcs pour les pertes et dommages qu’il a éprouvés tant à Craigrostown qu’à sa maison d’Auchinchisallen ; que Votre Grâce lui donne sa parole de ne pas le vexer ni le poursuivre à l’avenir ; en attendant quoi il m’a emmené, moi et tout l’argent que j’ai reçu aujourd’hui, et mes livres, et tous les billets non encore soldés. La somme que j’ai reçue aujourd’hui, d’après le compte exact que j’en ai su faire en présence de vos fermiers, monte à 3,227 livres 2 sh. 8 d. écossais, dont j’ai donné des reçus. J’attends la réponse de Votre Grâce et suis toujours

De Votre Grâce le très-obéissant, tres-fidèle
et très-humble serviteur,
« Signé John Grahame. »




LE DUC DE MONTROSE À —,
sur la mise en liberté de Killearn.


28 novembre 1716

« Monsieur, vous ayant informé par ma dernière, du 21 courant, de ce qui était arrivé à mon ami M. Grahame de Killearn, j’ai la joie de vous annoncer maintenant qu’hier au soir je fus agréablement surpris en le voyant arriver ici, et me donner les premières nouvelles que j’ai eues de lui depuis son enlèvement. Il paraît que Rob-Roy, en examinant la chose de plus près, trouva qu’il n’accommoderait pas ses affaires en retenant Killearn prisonnier, qu’au contraire cela l’exposerait davantage aux rigueurs du gouvernement. En conséquence, il trouva à propos de le mettre en liberté dimanche soir, après l’avoir retenu depuis le lundi soir précédent dans une captivité fort pénible pour le prisonnier, qui était obligé de changer à chaque instant de lieu de résidence. Rob-Roy lui rendit ses livres, ses papiers, ses billets, mais il garda l’argent.

« Je suis de tout mon cœur, monsieur,

« Votre très-humble serviteur,
« Montrose. »




NOTE III.


DÉFI PAR ROB-ROY
Rob-Roy à haut et puissant prince James, duc de Montrose.

« Par considération pour le courage et la bonne renommée de Votre Grâce, sachez que le seul moyen de garder l’une et de prouver l’autre, c’est de traiter Rob-Roy comme il le mérite, en désignant la place et les armes qui vous conviennent, afin que vous puissiez détruire votre ennemi invétéré, ou mettre un terme à votre vie languissante en périssant glorieusement de sa main. Pour que des censeurs ou des flatteurs impertinents ne me décrient pas comme ayant provoqué un homme qui est réputé un si grand poltron, sachez que je consens à ce que les deux plus intrépides soutiens de l’honneur du duc et le capitaine de sa bande se joignent à lui dans le combat. Votre Grâce alors pourra se dispenser de porter plainte contre moi, et de demander des troupes pour me poursuivre comme un renard, sous prétexte que l’on ne peut me trouver sur terre. Ceci épargnera à Votre Grâce et aux troupes la peine de me chercher, si toutefois votre amour de la gloire vous porte à saisir cette précieuse occasion que vous offre Rob-Roy de lui ôter la vie ou de perdre la vôtre. Mais si la piété, la prudence ou la lâcheté de votre Grâce la font reculer devant cette entreprise digne d’un gentilhomme, que votre amour de la paix vous engage du moins à me rendre ce que vous m’avez volé en abusant tyranniquement de l’avantage de votre position. Autrement, attendez-vous à périr de la main d’un homme déterminé, et avertissez vos amis de ne plus compter sur la politesse avec laquelle nous les avons souvent renvoyés, sans autre dommage que la perle de leurs armes. Toutes leurs supplications ne leur obtiendront pas cette faveur. Ainsi Votre Grâce peut accepter la paix, si le bruit de la guerre l’épouvante. Qu’elle choisisse entre un ami dévoué ou un mortel ennemi. »

Cette singulière rodomontade était enfermée dans une lettre à un ami de Rob-Roy, probablement de la suite du duc d’Argyle dans Isla[37]. Cette lettre est ainsi conçue :

« Monsieur, recevez le papier ci-inclus ; il vous divertira, ainsi que vos convives, en vidant bouteille. Je n’ai pas de nouvelles depuis que je vous ai vu ; mais celles que nous avions déjà sur les Espagnols se confirmeront probablement. Si j’apprends quelque chose de nouveau à leur sujet, soyez sûr que je vous en informerai ; je ne vous écrirai plus que je n’aie des renseignements plus particuliers. Je suis, monsieur,

« Votre affectionné cousin et très-humble
serviteur,
« Rob-Roy. »


Argyle, 1719.
Adressée à M. Patrick Andersen, à Haig-Thèse.


Le cachet porte un cerf, emblème assez convenable à un hardi maraudeur.

Il paraît, par cette lettre, que Rob-Roy n’avait pas cessé d’être en correspondance avec le duc d’Argyle et ses agents. La guerre à laquelle il fait allusion est probablement une invasion projetée par l’Espagne. Le débarquement des troupes qui furent prises à Glenshead l’année précédente, 1718, pouvait donner quelque consistance à de telles rumeurs.




NOTE IV.


De ROBERT CAMPBELL, autrement MAC-GREGOR, communément appelé ROB-ROY, au maréchal de camp WADE, recevant alors la soumission des chefs désaffectionnés et des clans[38].


Monsieur,

« L’humanité que vous avez constamment montrée dans l’accomplissement de la commission qui vous a été confiée, la générosité avec laquelle vous usez de votre autorité suprême, rendant de charitables services à ceux que vous avez trouvés dignes de compassion, vous porteront, j’ose l’espérer, à écouter favorablement un homme qui n’est point tout à fait indigne de la pitié et de la faveur que Votre Excellence a si généreusement obtenues de Sa Majesté pour des personnes qui étaient dans une position semblable à la mienne. Je sais que rien ne peut excuser un aussi grand crime que celui dont je me suis rendu coupable, le crime de rébellion ; mais je demande humblement à Votre Excellence la permission d’exposer quelques circonstances particulières, qui, je l’espère, atténueront ma faute jusqu’à un certain point. Mon malheur voulut qu’au moment où éclata la rébellion je fusse en butte à des poursuites judiciaires, et exposé à être arrêté sur la demande du duc de Montrose, par suite d’une dette qu’il réclamait contre moi. Pour éviter d’être jeté en prison, comme je l’eusse été certainement si j’avais suivi mon véritable penchant en me joignant aux troupes du roi à Stirling, je fus forcé de prendre parti pour les adhérents du Prétendant ; car tout le pays étant en armes, il n’était ni sûr pour moi, ni même possible de rester neutre. Néanmoins, je n’alléguerais point pour ma justification la contrainte où j’ai été de prendre part à cette odieuse rébellion contre Sa Majesté le roi George, si je ne pouvais en même temps assurer Votre Excellence que non seulement j’évitais en toute occasion d’agir hostilement contre les forces de Sa Majesté, mais qu’au contraire j’envoyais à Sa Grâce le duc d’Argyle tous les avis que je pouvais, de temps en temps, avoir sur les forces et la situation des rebelles. J’espère que Sa Grâce me fera la justice de le reconnaître. Quant à la dette du duc de Montrose, je l’ai payée jusqu’au dernier shilling. Je supplie Votre Excellence d’être persuadée que si j’avais eu le pouvoir de suivre mon penchant, j’aurais toujours agi pour le service de Sa Majesté le roi George, et que ce qui me porte à implorer votre intercession auprès de Sa Majesté pour obtenir d’elle mon pardon, c’est l’ardent désir que j’ai de me consacrer au service d’un prince dont la bonté, la justice et l’humanité sont si bien connues.

« Je suis avec soumission et respect, de Votre Excellence, le très, etc.

« Robert Campbell. »




NOTE V.


Il existe beaucoup de ballades écossaises relatives à cette habitude des Highlandais de faire l’amour à la manière du lion, quand ils avaient un caprice pour la personne ou le domaine d’une demoiselle des basses terres. On en trouve un exemple dans les chants populaires d’Écosse de M. Robert Jamieson, dont voici le sens :


La jolie Babby Livingstone sortit pour voir ses vaches ; elle rencontra Glenlyon qui l’enleva. Il lui prit sa jupe de satin et sa robe de soie, ensuite il l’enveloppa dans son plaid de tartan, et la couvrit bien.


Dans une autre ballade, on nous apprend comment


Vingt-quatre Highlandais descendirent par le côté de Fiddoch, et ils avaient fait un serment à mort que Jeanne Muir serait une fiancée.

Ils avaient fait un serment à mort, chacun ayant jure sur son dirk qu’elle épouserait Duncan Ger, ou qu’il y aurait du sang de répandu.


Nous connaissons cette ballade par tradition, mais on en rencontre d’autres sur le même sujet dans les recueils de ballades écossaises.

La prouesse de Robert-Oig ou le jeune Rob-Roy, comme les Lowlanders l’appelaient, est célébrée dans une ballade dont il existe vingt éditions différentes. L’air en est vif et animé ; nous choisissons les strophes suivantes, que nous citons de mémoire :


Rob-Roy est venu des Highlands ; il est descendu sur la frontière des Lowlands, et il a enlevé cette femme pour qu’elle tînt sa maison.

Il la plaça sur un coursier blanc comme du lait, et il ne craignait personne, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans les Highlands, au-dessus de Balmaha,

Disant : « Soyez contente, contente, contente avec moi, madame : où auriez-vous trouvé dans la terre de Lennox un homme aussi brave que moi, madame ?

« Rob-Roy était le nom de mon père ; on l’appelait aussi Mac-Gregor, madame ; tout le pays, loin ou près, a entendu la renommée de Mac-Gregor, madame.

« C’était une haie pour ses amis, une faux pour ses ennemis, madame ; si un homme le contredisait, il tombait sous ses coups mortels, madame.

« Je suis aussi brave, aussi brave, et plus peut-être, madame. Qu’un homme doute de ma parole, il fera connaissance avec ma claymore, madame.

« Soyez donc contente, contente avec moi, madame ; car maintenant vous êtes mon épouse jusqu’au jour de votre mort, madame. »




NOTE VI.
GHLUNE DHU.


Les notes suivantes sur ce chef tombèrent sous les yeux de l’auteur, tandis qu’on imprimait son ouvrage. Elles se trouvent dans des mémoires manuscrits tracés par une personne parfaitement instruite des événements de 1745.

Ce chef avait la charge importante de défendre le château de Doune, où le Chevalier mit garnison pour protéger ses communications avec les Highlandais et repousser les sorties qu’on pouvait faire du château de Stirling.

Ghlune Dhu est ainsi décrit : « Glengyle, pour le corps, est un grand et bel homme ; il a plus la mine des anciens héros que tous nos beaux gentilshommes. Il est honnête et d’un désintéressement qui a fait citer son nom en proverbe ; extrêmement modeste, brave et intrépide, et l’allié le plus fidèle d’Europe. Bref, tous les habitants de ce pays déclarent que jamais on ne vécut sous un gouvernement plus doux que sous celui de Glengyle, qui ne fit jamais de tort à personne, pas même d’un poulet. »

D’après ce curieux passage, il paraîtrait que ce fut Glengyle et non Stewart de Balloch, comme on le dit dans une note de Waverley, qui commanda la garnison de Doune. Balloch pouvait cependant avoir succédé à Mac-Gregor dans cette place.


ROB-ROY



CHAPITRE PREMIER.

L’ENTRETIEN.


En quoi ai-je péché, pour que cette affliction pèse si lourdement sur moi ? Je n’ai plus d’autres fils, et celui-ci même ne m’appartient plus. La malédiction qui m’accable pèse sur ma tête, et t’a changé ainsi… Voyager ? j’enverrai bientôt mon cheval en voyage.
Monsieur Thomas.


Vous m’avez prié, mon cher ami, d’employer quelques-unes de ces heures de loisir que la Providence m’accorde, au déclin de ma vie, à écrire les événements et les peines qui en ont rempli le commencement. Le souvenir de ces aventures, comme vous vous plaisez à les appeler, fait en effet sur moi une impression de plaisir et de peine, accompagnée d’un vif sentiment de reconnaissance et de vénération pour le souverain Régulateur des choses, qui a guidé mes premiers pas au milieu de dangers et de fatigues dont le souvenir et le contraste me rendent encore plus doux le bonheur qui s’attache à la fin de ma vie. Je dois croire aussi, comme vous me l’avez souvent affirmé, que les événements qui m’arrivèrent au milieu d’un peuple si remarquable par ses mœurs primitives auront quelque charme et quelque intérêt pour ceux qui aiment à écouter les récits d’un vieillard sur les temps passés.

Cependant vous devez songer que les récits faits par un ami à un ami perdent la moitié de leurs charmes quand ils sont confiés au papier, et que les histoires où vous trouviez de l’intérêt, quand elles vous étaient racontées par celui-là même qui y avait assisté, vous sembleront bien moins dignes d’attention quand vous les lirez seul dans votre cabinet. Mais votre santé robuste, votre âge moins avancé, annoncent selon les probabilités humaines, que vous survivrez à votre ami. Jetez donc ces souvenirs dans quelque tiroir secret de votre bureau, jusqu’à ce que nous soyons séparés l’un de l’autre par un événement qui peut arriver à chaque instant, et qui doit arriver avant peu, avant très-peu d’années. Quand nous nous serons quittés dans ce monde pour nous retrouver, je l’espère, dans un monde meilleur, vous chérirez, j’en suis sûr, plus qu’elle ne le mérite, la mémoire de l’ami que vous aurez perdu, et vous trouverez dans les détails que je confie maintenant au papier, un sujet de réflexions mélancoliques qui ne seront pas sans charmes. D’autres lèguent à leur ami la représentation de leur visage, moi je remets entre vos mains l’exposition fidèle de mes sentiments, de mes vertus et de mes défauts, dans la ferme espérance que les folies et la fougue de ma jeunesse trouveront en vous la même indulgence, la même disposition à les excuser, que vous avez souvent montrée pour les fautes de mon âge mûr.

Un des avantages, entre autres, d’adresser les mémoires (si je puis donner à ces feuilles un nom aussi imposant) à un ami chéri, c’est que je puis éviter quelques détails inutiles pour lui, et qui, indispensables pour un étranger, l’eussent distrait de ce qui offre le plus d’intérêt. Faudrait-il vous accabler d’ennui parce que vous êtes disposé à me lire et que j’ai devant moi de l’encre, du papier et du temps ? Et cependant je n’ose vous promettre de ne pas abuser de l’occasion si favorable qui m’est offerte de parler de moi et de ce qui me touche, même dans les choses que vous connaissez aussi bien que moi. Le charme, de raconter, quand nous sommes nous-mêmes les héros du récit, nous fait souvent oublier ce que nous devons à la patience de ceux qui nous écoutent, et les plus sages ont cédé à cette séduction. Je vous en citerai pour tout exemple cette édition originale, si rare, des Mémoires de Sully, qu’avec l’orgueil d’un bibliomane, vous mettez au-dessus de celle où les mémoires ont été rendus à la forme ordinaire, mais que moi je regarde comme fort curieuse, par cela seul qu’elle nous montre jusqu’à quel point de faiblesse un aussi grand homme fut accessible au sentiment de son importance personnelle. Si ma mémoire ne me trompe, ce grand homme d’état n’avait pas désigné moins de quatre gentilshommes de sa maison pour enregistrer tous les événements de sa vie, sous le titre de Mémorial des sages et royales affaires d’État, domestiques, politiques et militaires, faites par Henry IV, etc. Ces graves historiographes, ayant achevé leur compilation, réduisirent tous les événements remarquables de la vie de leur maître, en un récit adressé à lui-même, in propria persona. Ainsi, au lieu de raconter sa propre histoire à la troisième personne, comme Jules César, ou à la première, comme presque tous ceux qui se font les héros de leurs récits, Sully jouit du plaisir raffiné, mais bizarre, de se faire raconter son histoire par ses secrétaires, étant ainsi l’auditeur aussi bien que le héros, et probablement l’auteur de l’ouvrage. Ce doit avoir été un fort beau spectacle que l’ex-ministre, roide dans sa fraise empesée et son justaucorps galonné, assis pompeusement sous un dais, écoutant le récit de ses historiographes, qui, debout et découverts devant lui, lui disaient gravement : « Ainsi parla le duc… Ainsi conclut le duc… Tel était le sentiment de Votre Seigneurie sur ce point… Tels étaient les secrets conseils qu’elle donnait au roi en cette autre occasion : » toutes choses bien mieux connues sans doute de leur auditeur que d’eux-mêmes, et dont la plupart n’avaient pu leur être transmises que par lui.

Ma position n’est pas aussi plaisante que celle du grand Sully, et cependant il y aurait quelque chose de bizarre à voir Frank Osbaldistone donner à William Tresham des détails minutieux sur sa naissance, sa famille et son éducation. Je lutterai donc, du mieux que je pourrai, avec l’esprit tentateur du clerc de notre paroisse, et je tâcherai de ne rien vous dire de ce qui vous est déjà connu. Cependant je dois vous rappeler certaines choses, parce que, bien que vous les ayez sues, le temps peut les avoir effacées de votre mémoire, et qu’elles sont le fond de ma destinée.

Vous devez vous rappeler mon père, car le vôtre étant son associé, vous l’avez connu dès votre enfance. Cependant vous l’avez à peine vu dans son bon temps, avant que l’âge et les infirmités eussent éteint cet esprit ardent qu’il portait dans ses spéculations et ses entreprises. Il eût été plus pauvre sans doute, mais non moins heureux, s’il eût consacré aux progrès des sciences ces facultés si énergiques, cette puissance d’observation, qui se développèrent dans le commerce. Dans les fluctuations des spéculations commerciales, il y a quelque chose qui captive les esprits hasardeux, indépendamment de l’espoir du gain. Celui qui s’embarque sur cette mer incertaine doit avoir l’adresse du pilote et le courage du navigateur ; et avec ces qualités même il pourra échouer ou se perdre si le souffle de la fortune ne lui est favorable. Cette alliance de prévoyances nécessaires et de hasards inévitables, la terrible incertitude si la prudence triomphera de la fortune, ou si la fortune renversera les projets de la prudence, donnent une occupation suffisante à l’énergie comme aux sentiments de l’homme, et le commerce a tout l’attrait du jeu sans en avoir l’immoralité.

Au commencement du dix-huitième siècle, quand (Dieu m’est en aide !) j’étais un jeune homme de vingt ans, je fus tout à coup rappelé de Bordeaux pour servir mon père dans une affaire importante. Je n’oublierai jamais notre première entrevue. Vous savez la manière brève, brusque et sévère dont il faisait connaître ses volontés à ceux qui l’entouraient. Il me semble le voir encore, la tête droite et ferme, la démarche vive et résolue, l’œil pénétrant, la figure déjà ridée par les inquiétudes, et entendre ses paroles, dont aucune n’était jamais inutile, prononcées d’une voix souvent rude, mais dont la rudesse était loin d’être passée dans son âme.

À peine descendu de cheval, je courus à l’appartement de mon père. Il s’y promenait alors de l’air calme d’un homme qui délibère avec lui-même, et que ne put troubler la présence d’un fils unique, quoique nous ne nous fussions pas vus depuis quatre ans. Il était bon père, mais sans excès, et une larme ne brilla qu’un instant dans ses yeux.

« Dubourg m’écrit qu’il est content de vous, Frank.

— J’en suis charmé, monsieur…

— Mais, moi, j’ai moins sujet de l’être, » ajouta-t-il en s’asseyant à son bureau.

— J’en suis désolé, monsieur…

Charmé, désolé, Frank, sont des mots qui le plus souvent ne signifient rien. Voici votre dernière lettre. »

Il la prit au milieu de plusieurs autres réunies par un morceau de ficelle rouge, et soigneusement mises en liasse et étiquetées. Là gisait ma pauvre épître sur le sujet le plus intéressant pour moi alors, et dans un style que je croyais capable de toucher, sinon de convaincre ; là, dis-je, elle gisait enfouie au milieu de lettres concernant les différentes affaires dans lesquelles mon père se trouvait chaque jour engagé par son commerce. Je ne puis m’empêcher de sourire en songeant au sentiment de vanité blessée et de dépit avec lequel je regardais ma remontrance qui m’avait, je vous l’assure, coûté quelque peine à composer, quand je la vis tirer d’une liasse de lettres d’avis, de crédit, de tout ce fatras enfin, comme je l’appelais alors, d’une correspondance commerciale. Sans doute, pensais-je, une lettre de cette importance (je n’osais pas me dire aussi bien écrite) méritait une place à part, et une plus sérieuse attention que celles qui ne traitent que des affaires courantes d’une maison de banque.

Mon père ne remarqua point ma mauvaise humeur ; l’eût-il remarquée, il n’en eût rien dit. Il continua, ma lettre à la main : « Voici la vôtre, Frank, du 21 du mois dernier, dans laquelle vous me donnez avis (ici il lisait ma lettre) que, dans l’importante affaire de tracer un plan et de choisir une profession pour votre vie, vous espérez que ma bonté paternelle vous laissera au moins le droit de refus ; que vous avez des objections insurmontables ; oui, insurmontables, c’est bien le mot : je vous engagerai en passant à écrire d’une manière plus lisible, à barrer vos t et à ouvrir davantage les crochets de vos s, ;… des objections insurmontables à l’arrangement que je vous ai proposé !… Puis vous développez cela en quatre pages, et avec un peu plus de précision vous l’eussiez renfermé en quelques lignes ; car tout revient à ceci, que vous ne voulez pas faire ce que je veux.

— C’est-à-dire que je ne le puis faire pour le moment, mais non que je ne veux pas.

— Ces mots ont peu de poids auprès de moi, jeune homme, dit mon père, à qui son inflexibilité donnait toujours l’air du plus grand calme. Ne pas pouvoir est plus poli que ne pas vouloir ; mais ces expressions sont synonymes quand il n’y a pas d’impossibilité morale. Du reste, je n’aime point à traiter les affaires avec précipitation ; nous reprendrons ce sujet après dîner ?… Owen ! »

Owen parut, non pas avec ces cheveux d’un blanc d’argent que vous vénériez, car il n’avait guère alors que cinquante ans ; mais il portait les mêmes culottes brun clair, ou d’autres exactement semblables ; les mêmes bas de soie gris de perle, le même col avec sa boucle d’argent, les mêmes manchettes en batiste plissées qui s’avançaient sur ses mains quand il était dans le salon, mais que dans son bureau il repliait soigneusement sous ses manches pour éviter les taches d’encre ; enfin la même physionomie grave, ponctuelle, et cependant bienveillante, qui distingua jusqu’à sa mort le premier commis de la célèbre maison Osbaldistone et Tresham.

« Owen, » dit mon père quand le vieux commis m’eut serré amicalement la main, « vous dînerez aujourd’hui avec nous, pour apprendre les nouvelles que Frank nous apporte de nos amis de Bordeaux. »

Owen fit un de ces saluts empesés de respectueuse gratitude ; car, dans ce temps où la distance qui sépare les inférieurs de leurs supérieurs, était observée avec une rigidité qui n’est plus de notre époque, une pareille invitation était une faveur remarquable.

Je me rappellerai longtemps ce dîner. Profondément affecté par un sentiment d’inquiétude et de dépit, j’étais incapable de prendre à la conversation une part aussi active que mon père semblait l’espérer, et je répondis souvent d’une manière peu satisfaisante aux questions multipliées qu’il m’adressait. Owen, partagé entre son respect pour son patron et son amitié pour le jeune homme qu’il avait si souvent fait danser sur ses genoux ; Owen, avec le zèle timide de l’allié d’un pays envahi, s’efforçait, à chaque bévue où je tombais, d’expliquer mon erreur et de couvrir ma retraite ; ce qui, au lieu de me servir, ajouta encore au dépit de mon père, et en fit retomber une partie sur mon officieux défenseur. Dans la maison de Dubourg, je ne m’étais pas absolument conduit comme ce commis,


Qui, de l’œil paternel, trompant la vigilance,
Rédigeait un couplet au lieu d’une quittance ;


mais, à parler franchement, je n’avais été assidu au bureau que tout juste autant qu’il était nécessaire pour qu’il fût fait de bons rapports sur moi par ce Français, ancien correspondant de notre maison, à qui mon père m’avait confié pour m’initier aux mystères du commerce. Dans le fait, je m’étais adonné presque exclusivement à la littérature et aux exercices du corps. Mon père ne pouvait désapprouver complètement les talents qu’on peut acquérir sous ces deux rapports. Il avait trop de bon sens pour ne pas savoir qu’ils conviennent à tout le monde, et il était bien aise qu’ils vinssent ajouter du relief et de la dignité à la profession qu’il désirait me voir embrasser. Mais son ambition était avant tout que je lui succédasse, non seulement dans sa fortune, mais dans les plans et les idées par lesquels il imaginait que pouvait s’accroître et se perpétuer le riche héritage qu’il me destinait.

L’amour de sa profession était le motif sur lequel il s’appuyait le plus pour me presser d’embrasser la même carrière ; mais il en avait d’autres que je ne connus que plus tard. Aussi ardent qu’habile et hardi dans ses projets, chaque succès l’excitait à tenter une nouvelle spéculation, et lui donnait les moyens de le faire. On eût dit qu’il lui était nécessaire, comme à un ambitieux conquérant, de s’avancer d’entreprise en entreprise, sans s’arrêter à assurer ce qu’il avait acquis, encore moins à en jouir. Habitué à voir toute sa fortune dans la balance du hasard, habile à saisir les occasions de la faire pencher en sa faveur, sa santé, son activité, son ardeur paraissaient s’accroître encore par les chances même qui lui paraissaient défavorables ; il ressemblait au matelot, accoutumé à braver la mer et l’ennemi, dont le courage augmente la veille d’une tempête ou d’une bataille.

Il songeait toutefois aux dérangements que la vieillesse et les maladies pouvaient apporter à sa santé ; et il souhaitait vivement de s’assurer en moi un aide à qui ses mains fatiguées pussent remettre le gouvernail, et capable de conduire le vaisseau d’après ses conseils et ses instructions. L’amour paternel et la poursuite de ses plans lui dictaient la même détermination. Votre père, quoique toute sa fortune fût placée dans la maison, n’était qu’un associé commanditaire, comme disent les négociants ; la probité d’Owen et son habileté dans les détails du calcul, rendaient ses services inestimables comme premier commis ; mais il n’avait ni les connaissances ni les talents nécessaires pour se tirer des embarras de la direction générale. Si mon père venait à mourir tout à coup, que deviendrait cette foule de projets qu’il avait conçus, à moins que son fils, taillé en Hercule commercial, ne fût capable de porter le fardeau, quand l’Atlas défaillant le laisserait tomber ? Que deviendrait son fils lui-même, si, étranger aux affaires de ce genre, il se trouvait subitement engagé dans ce labyrinthe sans en connaître les détours, et privé du fil précieux qui pourrait l’aider à en sortir ? Par ces motifs, et par d’autres dont il ne me parla pas, mon père avait donc décidé de me lancer dans cette carrière. J’aurais dû pourtant, ce me semble, être consulté ; car, presque aussi opiniâtre que lui, j’avais pris une détermination tout à fait contraire.

On admettra, j’espère, comme excuse de la résistance qu’en cette occasion j’opposai aux desseins de mon père, que je ne comprenais pas nettement sur quoi ils étaient fondés, ni comment, tout son bonheur dépendait de leur accomplissement. Me croyant sûr de posséder un jour une immense fortune, et assez riche pour le moment, je n’avais de ma vie songé qu’il fallût, pour la recueillir, m’astreindre à un travail, à des gênes qui n’étaient ni dans mon goût, ni dans mon caractère. Je m’imaginais, lorsque mon père me proposa d’entrer dans le commerce, qu’il désirait que j’augmentasse encore les trésors par lui amassés ; et pensant être meilleur juge que lui des moyens qui me conduiraient au bonheur, je ne concevais pas comment j’accroîtrais ce bonheur en ajoutant à une fortune qui me semblait déjà suffisante, plus que suffisante même pour les besoins, les plaisirs et les jouissances de la vie.

Je dois donc répéter que je n’avais pas employé mon temps à Bordeaux comme l’eût souhaité mon père. Le but principal, selon lui, de mon séjour dans cette ville n’avait été que secondaire pour moi, et je l’aurais négligé tout-à-fait, si j’eusse osé. Dubourg, correspondant privilégié de notre maison, ce qui lui valait de bons profits, était trop habile politique pour faire au chef de la maison, sur son unique enfant, des rapports qui auraient mécontenté le fils et le père ; il se pouvait même, comme vous l’allez voir, qu’il voulût servir ses propres intérêts en me laissant négliger les occupations que mon père, en m’envoyant auprès de lui, avait principalement en vue. Ma conduite était sage et régulière ; il ne pouvait donc, en admettant qu’il y fût disposé, rendre mauvais compte de moi ; mais peut-être le rusé Français n’eût-il pas été moins complaisant, si j’eusse été sujet à des vices pires que la paresse et que l’aversion pour les affaires de commerce ; aussi, pourvu que je consacrasse une partie raisonnable de mon temps aux spéculations commerciales, il me laissait volontiers consacrer l’autre à des études plus classiques, et ne se fâchait jamais en me voyant occupé de la lecture de Corneille et de Boileau, au lieu d’étudier quelque écrivain commercial tel que Savary ou Postlethwayte, supposé que le pesant in-folio de ce dernier existât de ce temps et que M. Dubourg fût capable de prononcer ce nom. Il terminait toutes ses lettres à son correspondant par une formule aussi adroite que courte : « J’étais, disait-il, tout ce qu’un père peut désirer. »

Jamais mon père ne se fâchait pour une phrase, fût-elle mille fois répétée, pourvu qu’elle fût claire et précise ; Addison lui-même n’eût pas trouvé d’expressions capables de les satisfaire plus que celles-ci : « Au reçu de votre honorée lettre… Ayant fait honneur aux billets inclus, etc. »

Sachant donc fort bien ce qu’il désirait faire de moi, M. Osbaldistone ne doutait plus, d’après la phrase favorite de Dubourg, que je ne fusse tel qu’il souhaitait de me voir, quand, jour de douleur ! il reçut la lettre dans laquelle, après de longues et éloquentes excuses, je refusais l’emploi, le pupitre et le tabouret qui m’étaient destinés dans un coin du cabinet obscur de Crane-Alley, pupitre et tabouret qui, plus élevés que ceux d’Owen et des autres commis, ne le cédaient qu’au trépied de mon père lui-même. Dès ce moment tout alla mal, les lettres de Dubourg devinrent aussi suspectes que s’il eût laissé protester ses lettres de change ; je fus rappelé à Londres : quant à l’accueil qu’on m’y fit, je vous l’ai déjà raconté.


CHAPITRE II.

LE DÉPART.


Je commence diablement à soupçonner le jeune homme d’un vice terrible… il fait des vers ! S’il est atteint de ce mal de paresse, plus de carrière politique pour lui ; actum est[39] de lui, en tant qu’homme d’État, s’il s’avise encore de rimer.
Ben Johnson.


Mon père, généralement parlant, savait mieux que personne se maîtriser, et rarement manifestait-il son mécontentement par des paroles ; seulement il prenait alors un ton sec et dur. Jamais il n’employait les menaces ni les expressions d’un vif ressentiment ; il portait en tout son esprit de système, et avait coutume d’aller au but sans perdre le temps en vaines discussions. C’était donc avec un sourire sardonique qu’il écoutait mes réponses inexactes sur l’état du commerce en France, et me laissait sans pitié m’enfoncer de plus en plus profondément dans les ténèbres de l’agiotage, des tarifs, de la tare et du poids net. Jusque-là je n’eus pas trop à me plaindre de ma mémoire, car il n’avait pas l’air trop contrarié ; mais quand il me fut impossible d’expliquer au juste l’effet que le discrédit des louis d’or avait produit sur la négociation des lettres de change : « C’est l’événement national le plus remarquable de mon temps, s’écria mon père (il avait pourtant vu la révolution), et il n’en sait pas plus qu’un poteau du quai ! »

« M. Francis, observa Owen d’un ton timide et conciliant, ne peut avoir oublié que, par un arrêt du roi de France, en date du ler mai 1700, il fut ordonné que le porteur, dans les dix jours qui suivraient l’échéance, réclamerait…

— M. Francis, dit mon père en l’interrompant, se rappellera, j’ose dire, sur-le-champ, tout ce que vous aurez la complaisance de lui souffler… Mais, que diable ! comment Dubourg l’a-t-il souffert ?… Dites-moi, Owen, est-on content de Clément Dubourg, son neveu, que nous avons ici, ce jeune homme aux cheveux noirs ?

— C’est un des meilleurs commis de la maison, monsieur, un prodigieux jeune homme pour son âge, répondit Owen, car la gaieté et la politesse du jeune Français avaient gagné son cœur.

— Oui, oui, j’imagine qu’il s’entend, lui, à la banque. Dubourg a voulu que j’eusse du moins sous ma main un jeune commis qui comprît les affaires ; mais je vois sa ruse, et il s’apercevra que je l’ai découverte, quand il jettera les yeux sur son livre de caisse. Owen, payez à Clément ce quartier, et dites-lui de s’embarquer pour Bordeaux sur le vaisseau appartenant à son père qui va partir.

— Vous renvoyez Clément Dubourg, monsieur ? dit Owen d’une voix embarrassée.

— Oui, monsieur, et sur-le-champ ; c’est assez d’avoir un stupide Anglais dans nos bureaux pour y faire des sottises, sans y garder un rusé Français pour en profiter. »

J’ai vécu assez long-temps sur le territoire du grand monarque, pour apprendre à détester du fond de mon cœur tout acte arbitraire d’autorité, quand bien même cette aversion ne m’eut pas été inspirée dès ma plus tendre enfance • et je ne pus m’empêcher de prendre parti pour un digne et innocent jeune homme qu’on voulait punir d’avoir acquis les connaissances que mon père regrettait de ne pas trouver chez moi.

« Je vous demande pardon, monsieur, dis-je quand M. Osbaldistone eut cessé de parler ; mais je pense qu’il serait juste, si j’ai négligé mes études, que je payasse moi-même ma faute ; je ne puis accuser M. Dubourg de ne pas m’avoir fourni les occasions de m’instruire, quoique j’en aie peu profité ; et quant à M. Clément…

— Quant à lui et à vous, je prendrai les mesures qui me paraîtront convenables, répliqua mon père. Mais il est bien à vous, Frank, de prendre pour vous tout le blâme… fort bien, il faut l’avouer… Je ne puis pardonner au vieux Dubourg, ajouta-t-il en regardant Owen, de s’être borné à mettre Frank à même de s’instruire, sans s’assurer qu’il en profitât, et surtout sans m’avertir qu’il n’en profitait point. Vous le voyez, Owen, mon fils a les notions naturelles d’équité qui caractérisent tout négociant anglais.

— M. Francis, » dit le premier commis en inclinant un peu la tête et en élevant légèrement la main droite, tic qu’il avait contracté par l’habitude de mettre sa plume derrière son oreille avant de parler ; » M. Francis paraît comprendre le principe fondamental de tout calcul moral, la grande règle de trois. Que A fasse à B ce qu’il voudrait que B lui fît, le produit sera la règle de conduite demandée. »

Mon père sourit, en voyant réduire à une formule arithmétique le divin précepte ; mais il reprit aussitôt : « Tout cela ne signifie rien, Frank ; vous avez gaspillé votre temps comme un enfant, et il faut apprendre à vivre désormais en homme. Je chargerai Owen de vous donner ses soins pendant quelques mois, pour regagner le terrain perdu… »

J’allais répondre ; mais Owen me regarda d’un air si suppliant et si expressif, que je gardai involontairement le silence.

« Nous allons maintenant, continua mon père, reprendre le sujet de ma lettre du 1er courant, à laquelle vous m’avez fait une réponse aussi irréfléchie que peu satisfaisante. Voyons, versez-vous à boire, et passez la bouteille à Owen. »

Le manque de courage… d’audace, si vous voulez, ne fut jamais mon défaut. Je répondis fermement « que si ma lettre avait été peu satisfaisante, j’en étais fâché ; mais qu’elle n’était pas irréfléchie, car j’avais donné à la proposition qu’il avait eu la bonté de me faire la plus sérieuse attention ; et ce n’était pas sans peine que je m’étais vu forcé de n’y pas souscrire. «

Mon père fixa un instant sur moi son œil vif, et le détourna aussitôt. Comme il ne répondait rien, je crus que c’était à moi de continuer, quoique avec un peu d’hésitation, et il ne m’interrompit que par des monosyllabes.

« Il est impossible, monsieur, d’avoir pour aucune carrière plus de respect que je n’en ai pour le commerce, ne fussiez-vous pas négociant.

— Vraiment !

— Il unit les nations avec les nations, remédie aux besoins et contribue au bonheur de tous ; il est à la république générale du monde civilisé ce que, dans la vie ordinaire, un commerce journalier est à une société particulière, ou plutôt ce que l’air et la nourriture sont à nos corps.

— Eh bien, monsieur ?

— Et pourtant, monsieur, je me trouve forcé de persister dans mon refus d’embrasser une profession que je suis si peu propre à remplir.

— J’aurai soin que vous puissiez acquérir la capacité nécessaire : vous n’êtes plus l’hôte ni l’élève de Dubourg.

— Mais, mon cher monsieur, ce n’est pas du défaut d’instruction que je me plains, mais de mon habileté à profiter des leçons.

— Sottise ! Avez-vous tenu un journal, comme je le désirais ?

— Oui, monsieur.

— Veuillez l’aller chercher. »

Le livre qu’on me demandait était une espèce de memorandum que j’avais tenu par son ordre, et sur lequel il m’avait recommandé de consigner en notes les connaissances diverses que j’aurais acquises dans le cours de mes études. Prévoyant qu’il voudrait les voir un jour, j’avais eu soin d’y placer toutes sortes de détails qui devaient lui plaire particulièrement ; mais trop souvent la plume avait fait son devoir sans consulter la tête, et comme ce livre était toujours sous ma main, il était aussi arrivé que parfois j’y avais insère des notes tout à fait étrangères au commerce. Je le remis entre les mains de mon père, priant le ciel avec ferveur qu’il ne tombât point sur tel article qui pût accroître encore son mécontentement contre moi. La figure d Owan, qui avait pâli à la demande du journal, s’était recolorée à ma réponse facile, et brilla d’un sourire d’espérance quand il vit un registre qui avait toutes les formes extérieures d’un livre de commerce, plus large que long, agrafes de cuivre, reliure en veau commun, et qui paraissait avoir beaucoup servi. Cette vue rendit courage au bon commis, dont la joie fut au comble quand il entendit mon père en lire quelques pages, et faire sss remarques critiques à mesure qu’il lisait.

« Eaux-de-vie, barils, barillets et tonneaux ; à Nantes 29 la barrique ; à Cognac et à La Rochelle 27 ; à Bordeaux 32. — C’est bien, Frank. — Droits de tonnage et de douane, voyez les tables de Saxby. — Ce n’est pas cela ; vous auriez dû copier le passage : cela le fixe dans la mémoire. — Cours des fonds étrangers ; grains, denrées coloniales, toile, colle de poisson, harengs, maquereaux, morue sèche, morue fraîche. — Vous auriez dû mettre simplement morue. Quelle longueur a une morue ? »

Owen me voyant en défaut se hasarda à me souffler, et heureusement pour moi j’entendis.

« Vingt-quatre pouces, monsieur ; et un hareng sept à huit.

— C’est cela. Il est bon de se le rappeler si l’on fait commerce avec le Portugal. Mais qu’avez-vous mis là ? — Bordeaux, fondé l’an… ; Château-Trompette, palais de Galien. — Bien, bien, c’est aussi à merveille ! Vous comprenez, Owen, c’est une espèce de brouillard où toutes les transactions du jour, achats, ordres, paiements, reçus, acquits, offres, commissions et avis, sont consignés pêle-mêle…

— Pour être transcrits ensuite avec plus d’ordre sur le journal et le grand livre, répondit Owen ; je suis ravi que monsieur Francis soit si méthodique. »

Je m’aperçus que j’avançais bon train en faveur, et je commençais à craindre que la conséquence ne fût que mon père n’en persistât que plus à faire de moi un négociant ; j’étais bien déterminé, moi, à ne pas entrer dans le commerce, et je souhaitais déjà, pour me servir des expressions de mon ami M. Owen, de n’avoir pas été si méthodique. Mais je n’avais rien à redouter sur ce point, car une feuille raturée tomba du livre ; mon père s’en empara ; et, sans écouter l’observation d’Owen sur la nécessité d’attacher les feuilles volantes avec un pain à cacheter, il s’écria : « À la mémoire d’Édouard, le prince Noir ! Qu’est-ce que cela ? Des vers, par le ciel ! Frank, vous êtes encore plus fou que je ne l’imaginais ! »

Mon père, vous devez le savoir, tout entier à ses affaires de commerce, regardait avec mépris les travaux des poètes ; religieux et élevé dans l’église dissidente, il regardait leurs ouvrages comme aussi inutiles que profanes. Avant de le condamner, il faut vous rappeler comment un trop grand nombre de poètes, à la fin du XVIIe siècle, ont vécu et employé leurs talents. De plus, la secte à laquelle appartenait mon père éprouvait, ou peut-être affectait une aversion de puritain contre les productions légères de la littérature : ainsi plusieurs motifs contribuaient à augmenter la surprise désagréable qu’occasionna la funeste découverte de cette malheureuse pièce de vers. Quant au pauvre Owen, si les cheveux de sa perruque avaient pu se défriser tout seuls et se dresser d’horreur sur sa tête, je suis persuadé que les peines du coiffeur qui l’avait arrangée le matin même eussent été perdues, seulement par l’effet de sa stupeur. Un déficit dans la caisse, une rature sur le grand livre, une erreur dans un règlement de compte, ne l’auraient pas surpris plus désagréablement. Mon père lut la pièce, tantôt affectant de ne pas comprendre le sens, tantôt avec une emphase héroïque ; toujours avec le ton de cette mordante ironie qui irrite tant les nerfs d’un auteur :


Oh ! que n’ai-je la voix de ce cor merveilleux
Qui du héros mourant soupirait les adieux
Aux échos de Fontarabie,
Disant à Charlemagne au milieu de ses pairs
Comment à Roncevaux les Sarrasins pervers
De Roland avaient pris la vie !


« Les échos de Fontarabie ! dit mon père en s’interrompant ; la foire de Fontarabie, était ce qu’il fallait mettre… Sarrasins ! Qu’entendez-vous par Sarrasins ? ne pouviez-vous pas dire aussi bien païens, et parler votre langue, s’il faut que vous écriviez des sottises ?


Sur l’océan et sur la terre,
Et sur les rochers d’Angleterre
Quels accents rediront comment ce fier guerrier,
L’espoir de sa patrie et l’effroi de la France,
Le héros de Crécy, le vainqueur de Poitier,
À Bordeaux dans la tombe éteignit sa vaillance ?


Poitiers prend toujours un s, et je ne vois pas pourquoi vous violeriez l’orthographe pour la rime.


Écuyers, soutenez ma tôle languissante,
Dit-il, soulagez-la de mon casque d’airain,
Et que du soleil au déclin
Je puisse voir encor la splendeur bienfaisante,
Ô Garonne, éclairer ta rive florissante
Et ton onde au brillant destin !


Garonne et soleil n’ont jamais rimé ensemble. Comment, Frank, vous n’avez pas même étudié les règles du misérable métier que vous avez pris[40] ?


Avec moi le soleil au sommeil de la gloire
Succombe, et la rosée humecte sa mémoire,
Comme des pleurs versés par le chagrin.
Ainsi les tendres pleurs des vierges d’Angleterre
Couleront abondants, offrande tributaire,
Quand d’Édouard s’éteindra le destin.
Pourtant, de mon soleil bien que la gloire tombe,
La France et l’Angleterre, en regardant ma tombe,

N’oublieront point la terreur de mon nom,
Et les héros anglais à travers les nuages,
Nouveaux astres levés sur de nouveaux rivages,
Feront briller leur éclatant renom.


À travers les nuages ! est un peu hardi… Dieu vous garde, mes chers seigneurs, et vous donne de bonnes étrennes !… Mais le crieur public a un meilleur style. » Il jeta alors le papier loin de lui avec dédain, et termina en disant : » Par mon crédit, Frank ! vous êtes bien plus fou que je ne l’avais cru. »

Que pouvais-je répondre, mon cher Tresham ?… Je restai immobile, dévorant ma honte, tandis que mon père me lançait un regard calme, mais sévère, qui exprimait le mépris et la pitié ; le pauvre Owen, les mains et les yeux baissés, paraissait aussi frappé d’horreur que s’il venait de lire dans la gazette le nom de son patron parmi ceux des banqueroutiers. À la fin, faisant un violent effort, je parlai, tâchant de trahir le moins possible mon émotion par le ton de ma voix.

« Je sais fort bien, monsieur, que je ne suis nullement capable de jouer dans le monde le rôle important que vous m’y destinez ; et heureusement je n’ambitionne pas les richesses que j’y pourrais amasser. M. Owen serait beaucoup plus propre que moi à vous seconder. » Je dis cette dernière phrase avec un peu de malice, car je trouvais qu’Owen avait peut-être abandonné trop tôt ma cause.

« Owen, dit mon père, le pauvre enfant est fou, vraiment fou !… Bien certainement Owen me serait plus utile que vous, » ajouta-t-il en se tournant froidement de mon côté ; « mais vous, monsieur, j’ose vous le demander, que ferez-vous ? quels sont vos sages projets ?

— Je désirerais, monsieur, » répondis-je en appelant à moi tout mon courage, « voyager deux ou trois ans, s’il vous plaisait d’y consentir ; autrement, malgré mon âge, je m’estimerais heureux de passer le même temps au collège d’Oxford ou de Cambridge.

— Au nom du sens commun ! a-t-on jamais parlé ainsi ?… Vous mettre à l’école avec des pédants et des jacobites, quand vous pouvez travailler à votre fortune dans le monde ! Aussi bien, que n’allez-vous à Westminster ou à Éton apprendre la grammaire et le rudiment de Lilly, grand garçon, et recevoir les étrivières, si tels sont vos goûts ?

— Alors, monsieur, si je suis trop âgé, à votre avis, pour aller au collège, permettez-moi de retourner sur le continent.

— Vous y êtes déjà resté trop long-temps, monsieur Francis.

— Alors, monsieur, je prendrai l’état militaire de préférence à toute autre carrière active.

— Prenez le diable ! » s’écria mon père brusquement. Puis s’adoucissant : « En vérité, vous me rendez plus fou que vous-même… Que faut-il de plus pour faire perdre la tête, Owen ?… » Le pauvre Owen s’inclina sans mot dire. « Écoutez, Frank, continua mon père, je m’en vais tout arranger en deux mots : J’avais votre âge quand mon père me mit à la porte, et légua ma part d’héritage à mon jeune frère. Je sortis de la maison d’Osbaldistone sur un mauvais cheval de chasse, avec dix guinées dans ma bourse. Je n’en ai pas repassé le seuil depuis, et ne le repasserai jamais. Je ne sais pas et m’inquiète peu de savoir si mon frère le chasseur au renard vit encore, ou s’il s’est cassé le cou ; mais il a des enfants, Frank, et j’en adopterai un, si vous me poussez à bout.

— Vous ferez comme il vous plaira, » répondis-je avec le dédain de l’indifférence plutôt qu’avec le ton du respect ; « votre bien est à vous.

— Oui, Frank, mon bien est à moi, si la peine que je me suis donnée pour l’acquérir et pour l’augmenter constitue le droit de propriété ; mais le frelon ne mangera pas le miel amassé par l’abeille. Pensez-y bien ; ce que j’ai dit, ce que j’ai résolu, je l’exécuterai.

— Mon respectable patron, mon cher patron, s’écria Owen les yeux baignés de larmes, vous n’avez pas coutume de mettre tant de précipitation dans les affaires importantes. Avant d’arrêter le compte, laissez à M. Francis le temps de vérifier les produits. Il vous aime, j’en suis sûr, et lorsqu’il aura mis son obéissance filiale en balance avec sa volonté, je suis sûr qu’il ne fera plus aucune objection.

— Pensez-vous, dit mon père sévèrement, que je lui propose deux fois d’être mon ami, mon aide, mon confident, de s’associer à mes travaux et à ma fortune ?… Owen, je croyais que vous me connaissiez mieux. »

Il me regarda, comme s’il se disposait à ajouter quelque chose, mais il se tut, me tourna le dos, et sortit brusquement. J’étais, je l’avoue, vivement ému ; la question ne s’était pas encore présentée sous cet aspect à mon esprit, et mon père n’eût pas eu sans doute grande raison de se plaindre de moi, s’il eût commencé la discussion par cet argument.

Mais il était trop tard. J’avais beaucoup de son obstination, et le ciel avait résolu que je trouverais dans ma propre faute la peine, trop douce peut-être, de ma désobéissance. Owen, quand nous fûmes seuls, me regarda, les yeux baignés de larmes, comme pour découvrir, avant d’entreprendre le rôle d’intercesseur, sur quel point il devait m’attaquer. Enfin il commença d’une voix tremblante et entrecoupée de sanglots : « Seigneur ! monsieur Francis !… bon Dieu, monsieur !… quel destin, monsieur Osbaldistone !… était-il possible de prévoir pareille chose ! Vous, un si bon jeune homme !!! Pour l’amour du ciel ! regardez les deux côtés du compte, songez à ce que vous allez perdre ; une brillante fortune, monsieur ! une des meilleures maisons de la Cité, anciennement connue sous la raison Tresham et Trent, aujourd’hui sous celle de Tresham et Osbaldistone ! Vous rouleriez sur l’or, monsieur Francis, ha ! mon cher monsieur Francis, s’il y avait quelque chose dans le travail de la maison qui vous déplût trop, eh bien ! ajouta-t-il en parlant beaucoup plus bas, je le ferais pour vous tous les mois, toutes les semaines, tous les jours, si vous le voulez. Allons, mon cher monsieur Francis, songez au respect dû à votre père, pour que vos jours soient longs en ce monde.

— Je vous suis bien obligé, monsieur Owen, répondis-je, fort obligé, vraiment ; mais mon père sait comment employer son argent ; il parle d’un de mes cousins ; qu’il dispose à son gré de ses biens ; je ne vendrai jamais ma liberté pour de l’or.

— De l’or, monsieur ? je voudrais que vous eussiez vu le calcul des profits pendant le dernier trimestre. Il y avait cinq chiffres, cinq chiffres au dividende de chaque associé, monsieur Francis ; et toutes ces richesses passeraient à un papiste, à un benêt du nord, à un méchant homme encore ! Cela me fend le cœur, monsieur Francis, à moi qui ai travaillé plutôt comme un nègre que comme un homme, pour faire prospérer la maison. Voyez comme cela sonnera bien, Osbaldistone, Tresham et Osbaldistone, ou peut-être, qui sait ? (baissant encore la voix) Osbaldistone et Tresham, car le nom d’Osbaldistone peut encore se placer avant tous les autres.

— Mais, monsieur Owen, mon cousin se nomme aussi Osbaldistone ; le nom de la compagnie sonnera donc absolument aussi bien à vos oreilles.

— Oh ! fi… monsieur Francis, quand vous savez combien je vous aime ! Votre cousin, ah ! bien, oui, un papiste sans doute comme son père, un ennemi de la succession protestante : c’est la même chose, n’est-ce-pas ?

— Il y a beaucoup d’honnêtes gens parmi les catholiques, monsieur Owen. »

Au moment où Owen allait répondre avec une chaleur extraordinaire, mon père rentra dans l’appartement.

« Vous avez raison, Owen, dit-il, et j’avais tort ; nous prendrons plus de temps pour réfléchir à cette affaire. Jeune homme, je vous donne un mois pour réfléchir sur ma proposition. »

Je m’inclinai en silence, charmé de ce répit qui me donnait l’espoir que mon père se relâcherait quelque peu de sa détermination.

Ce mois de réflexion s’écoula lentement sans qu’il arrivât rien de remarquable. J’allais et venais, j’employais mon temps comme bon me semblait, sans que mon père me fît la moindre question, le plus léger reproche. Il est vrai que je ne le voyais guère qu’aux heures de repas, et il évitait soigneusement une discussion que, vous le croirez aisément, je n’étais pas empressé d’ouvrir. Notre conversation roulait sur les événements du jour ou sur des sujets généraux, comme cela arrive entre deux personnes qui se connaissent peu. Personne, en nous entendant, n’eut deviné que nous avions à terminer une dispute de si haute importance ; pourtant cette idée m’assaillait souvent comme un cauchemar. Était-il possible qu’il tînt sa parole et déshéritât son fils unique en faveur d’un neveu, de l’existence duquel il n’était pas même certain ? À bien considérer les choses, la conduite que tint mon grand-père dans une circonstance pareille ne présageait rien de bon ; mais j’avais pris une fausse idée du caractère de mon père. Je me souvenais encore qu’avant mon voyage en France je le menais à mon gré, lui et toute sa maison ; mais j’ignorais qu’il y a des hommes qui se prêtent avec complaisance aux caprices de leurs enfants en bas âge, et qui se montrent sévères lorsque ces mêmes enfants, parvenus à l’âge mûr, osent résister à leurs volontés. Au contraire, je me persuadais que tout ce que j’avais à craindre était de perdre pour un instant sa tendresse,… peut-être d’aller à la campagne passer quelques mois ; et cette punition me plaisait d’autant mieux qu’elle me mettrait à même de terminer et de polir ma traduction de Roland furieux, poème que je voulais à toute force publier en vers anglais. Je laissais cette supposition s’emparer si bien de mon esprit, que j’avais déjà ressaisi mon brouillon et je méditais sur les stances que je devais retoucher, quand j’entendis frapper doucement à la porte de ma chambre. « Entrez, « dis-je, et M. Owen parut. Il y avait tant de régularité dans les mouvements et les habitudes de ce digne homme, que, selon toute apparence, c’était la première fois qu’il montait au second étage de la maison, je me demande encore comment il fit pour découvrir mon appartement.

« Monsieur Francis, » dit-il en m’empêchant de lui témoigner la surprise et le plaisir que me causait sa visite, « je ne sais si c’est bien à moi de venir vous répéter ce qu’on m’a dit ;… c’est peut-être mal de parler hors des bureaux de ce qui se passe au dedans ;… on ne doit pas, suivant le proverbe, dire aux piliers du magasin combien il y a de lignes dans le livre-journal ; mais le jeune Twineall, absent de la maison depuis une quinzaine et plus, est de retour depuis deux jours.

— Fort bien, monsieur ; mais en quoi cette nouvelle me touche-t-elle ?

— Attendez, monsieur Francis ; votre père l’a chargé d’une commission particulière, et je suis sûr qu’il n’allait point à Falmouth pour l’affaire des sardines ; les comptes à Exeter avec Blackwel et compagnie sont arrêtés ; les entrepreneurs des mines de Cornwal, Trevanion et Treguilliam ont payé tout ce qu’ils pouvaient payer ; pour toute autre créance il eût fallu consulter mes livres ; enfin, je crois fermement que Twineall est allé dans le nord.

— Le pensez-vous réellement ? dis-je un peu effrayé.

— Il n’a parlé, monsieur, depuis son retour, que de ses bottes neuves, de ses éperons à la Rippon, et d’un combat de coqs à York ;… c’est aussi vrai que la table de multiplication… Fasse le ciel, mon cher enfant, que vous consentiez à ce que demande votre père, à devenir, en un mot, un bon et brave négociant ! »

J’éprouvais en cet instant une violente tentation de me soumettre et de rendre Owen heureux en le chargeant de dire à mon père que je me rendais à discrétion. Mais l’orgueil… l’orgueil, qui est la source de tant de bien, la source de tant de mal dans le cours de notre vie, m’en empêcha. Mon consentement était au bout de ma langue, et pendant que je m’efforçais de l’en arracher, la voix de mon père appela Owen ; il se hâta de sortir, et l’occasion fut perdue.

Mon père était méthodique en tout. Au même jour, à la même heure, dans le même appartement, du même ton et de la même manière qu’un mois auparavant, il renouvela la proposition qu’il m’avait faite de me prendre pour associé et de m’assigner des attributions dans ses bureaux, et finit en m’invitant à lui faire connaître ma résolution définitive. Je pensai dans le temps qu’il y eut maladresse de sa part, et je pense encore que la conduite de mon père n’était pas prudente. Avec un traitement plus doux, il aurait eu sans doute gain de cause. Aussi je restai ferme, et refusai le plus respectueusement possible les offres qu’il me faisait. Peut-être, car qui peut juger son propre cœur ? peut-être croyais-je indigne d’un homme de se rendre à la première sommation, peut-être désirais-je qu’il me pressât de manière à motiver à mes yeux un changement de résolution. S’il en était ainsi, je fus désappointé ; car mon père se tourna vivement vers Owen, et dit seulement : « Vous voyez ce que je vous ai dit. » Puis s’adressant à moi : « Eh bien, Francis, vous êtes en âge et en état de juger aussi bien que jamais quel chemin doit vous conduire au bonheur ; je n’ajoute donc pas un mot. Mais bien que je ne sois pas forcé de suivre vos plans plus que vous n’êtes obligé de vous soumettre aux miens, puis-je vous demander si vous avez formé des projets où mon assistance vous soit utile ? »

Déconcerté par cette question, je répondis cependant, « que n’ayant appris aucun état, et me trouvant sans fortune, il m’était évidemment impossible de subsister si mon père ne venait à mon secours ; que mes désirs étaient fort modérés, et que j’espérais que, malgré mon aversion pour la carrière qu’il me proposait, il ne me retirerait pas entièrement sa tendresse et sa protection paternelle.

— C’est-à-dire que vous voulez vous appuyer sur mon bras, et cependant aller où bon vous semble : cela se concilie difficilement, Frank… Pourtant, j’imagine que vous suivrez mes conseils, en tant qu’ils ne contrarieront pas vos idées. »

Je voulus parler… « Silence, s’il vous plaît, continua-t-il : en supposant que la chose vous convienne, vous partirez immédiatement pour le nord de l’Angleterre, vous irez chez votre oncle, et vous ferez connaissance avec sa famille. J’ai choisi un de ses fils (il est actif, je crois) ; j’en ai choisi un qui, m’assure-t-on, est bien digne de remplir la place que je vous destinais dans la maison. Mais il reste quelques arrangements à terminer, et votre présence peut être utile. Vous recevrez d’autres instructions à Osbaldistone, où vous aurez la complaisance de rester jusqu’à nouvel ordre. Tout sera prêt pour votre départ demain au matin. »

À ces mots mon père sortit de l’appartement.

« Que signifie tout cela, monsieur Owen ? » dis-je à mon compatissant ami, dont la figure indiquait le plus profond abattement.

« Vous vous êtes perdu, monsieur Frank, voilà tout ; lorsque votre père prend ce ton calme et déterminé, il ne change pas plus qu’un arrêté de compte. »

Et c’était vrai ; car le lendemain, dès cinq heures, j’étais sur la route d’York, monté sur un assez bon cheval, avec cinquante guinées dans mon gousset, voyageant, selon toute probabilité, pour trouver à mon père un successeur qui devait prendre ma place dans son cœur aussi bien que dans sa maison, et peut-être même m’enlever sa fortune.


CHAPITRE III.

LE COMPAGNON DE VOYAGE.


La voile non tendue se balance de côté et d’autre ; le navire, mal dirigé, reçoit l’eau, et le courant le pousse au hasard ; la rame se brise, et le gouvernail est perdu.
Fables de Gay.


J’ai séparé par des rimes et des vers blancs les divisions de mon important récit, afin de séduire votre courageuse attention par les attraits d’un style plus enchanteur que le mien. Les vers cités ici vous parlent d’un malheureux navigateur qui démarre témérairement une barque, et qui, incapable de la conduire, est entraîné en pleine eau par le courant d’un grand fleuve. Jamais écolier qui, par défi et fanfaronnade, se lança dans cette périlleuse entreprise, emporté qu’il était par les flots rapides, ne sentit mieux que moi l’horreur de sa position, quand je me trouvai flottant, sans boussole, sur l’océan de la vie. Il y avait un calme si singulier dans la manière dont mon père brisait le nœud regardé d’ordinaire comme le plus solide des liens qui unissent les membres de la société, et me laissait partir en proscrit de sa maison, que je commençai à mettre fortement en doute la réalité de mon mérite personnel, idée qui jusque là m’avait dirigé. Le prince Ragman[41], tantôt prince, tantôt fils d’un pêcheur, ne pouvait pas se croire plus dégradé que moi. Nous sommes si portés par notre égoïsme, qui grossit tout, à considérer toutes les jouissances qui nous entourent dans la prospérité, comme attachées et inhérentes à nos personnes, que la conviction de notre nullité, quand nous sommes abandonnés à nos propres ressources, nous accable d’une mortification inexprimable. Tandis que je m’éloignais de Londres, le bruit lointain de ses cloches sonna plus d’une fois à mes oreilles le fameux Reviens donc ! entendu jadis par son lord-maire ; et quand, des hauteurs de Highgate, je contemplai son obscure magnificence, il me sembla que je laissais derrière moi le bonheur, l’opulence, les charmes de la société, et tous les plaisirs de la vie.

Mais le sort en était jeté. Il n’était nullement probable qu’une obéissance tardive et de mauvaise grâce aux volontés de mon père pût me replacer dans la situation que j’avais perdue. Au contraire, ferme et invariable comme il l’était, je lui eusse plutôt inspiré du mépris que de l’indulgence en me rendant si tard et par force au désir qu’il avait témoigné de m’engager dans le commerce. Mon obstination naturelle me soutenait aussi, et l’orgueil me disait tout bas quelle pauvre figure je ferais si une promenade à quatre milles de Londres détruisait une résolution prise après un mois de sérieuses réflexions. L’espoir même, qui jamais n’abandonne le jeune imprudent, jetait sur mon avenir un jour séduisant. Mon père ne pouvait pas avoir sérieusement pensé à me bannir de sa famille, malgré la tranquillité apparente avec laquelle il avait prononcé cet arrêt. C’était sans doute une épreuve qu’il voulait faire sur mon caractère, et, en me montrant patient et ferme, je ne pouvais manquer de gagner son estime, ce qui faciliterait une réconciliation. J’arrêtai même à part moi les concessions que je pourrais faire, et les articles de notre traité supposé qu’il me fallait emporter de force. Le résultat de mes calculs fut que je devais d’abord être réintégré dans tous les droits que me donnait ma naissance, et que la seule punition de ma rébellion passée serait de me montrer plus obéissant à l’avenir.

Cependant j’étais maître de ma personne, et je savourai ce sentiment d’indépendance qu’un jeune cœur perçoit avec un singulier mélange de plaisir et de crainte. Sans être abondamment garnie, ma bourse pouvait suffire aux besoins et aux désirs d’un voyageur. J’avais pris l’habitude, pendant mon séjour à Bordeaux, de me servir moi-même ; mon cheval était frais, jeune et vif. La légèreté de mon caractère eut bientôt dissipé les réflexions mélancoliques qui m’avaient assailli en partant.

Je regrettais pourtant de voyager sur une route qui offrait à l’étranger des curiosités peu nombreuses et un pays peu intéressant, car la route du nord était alors, et est encore aujourd’hui peut-être, absolument dépourvue de ce genre de beautés, et je ne crois pas qu’aucune autre partie de l’Angleterre offre un plus petit nombre d’objets dignes d’attirer l’attention. Malgré toute ma prétendue confiance, les idées qui se présentèrent à mon esprit n’étaient pas toujours des plus agréables. Ma muse aussi… cette coquette qui m’avait entraîné dans l’abîme… comme toutes les personnes de son sexe, m’abandonna dans mon extrême misère ; et je serais tombé bientôt dans un triste état d’ennui si je n’avais pas rencontré parfois des voyageurs dont la conversation, peu amusante en elle-même, me procurait du moins quelque distraction : des ministres de campagne revenant de faire une visite ; des fermiers, des marchands de bestiaux revenant d’une foire éloignée ; des commis-voyageurs parcourant les villes pour faire solder les créances du patron ; quelquefois un officier qui battait le pays pour trouver des recrues : tels étaient les gens qui mettaient en mouvement les préposés aux barrières et les garçons d’auberge. Notre conversation roulait sur les dîmes et les articles de foi, sur les bœufs et les grains, sur les denrées tant solides que liquides, sur la solvabilité des marchands en détail… variée de temps à autre par les récits d’un siège ou d’une bataille en Flandre, que peut-être le narrateur me donnait de seconde main. Les brigands, sujet vaste et terrible, remplissaient tous les vides ; et les noms du Fermier d’Or, de l’agile Voleur de grands chemins, de Jack Needham, et autres héros de l’opéra des Mendiants[42], étaient dans notre bouche comme des noms familiers. À ces récits, semblables aux enfants qui rétrécissent leur cercle quand l’histoire du revenant touche à sa fin, les voyageurs se rapprochaient, regardaient devant et derrière eux, examinaient l’amorce de leurs pistolets, et juraient de se défendre mutuellement en cas d’attaque : promesse qui, comme bien d’autres alliances offensives et défensives, est parfois oubliée à la moindre apparence d’un danger réel.

De tous ceux que je vis le plus tourmentés par des terreurs de cette nature, un pauvre homme avec qui je voyageai un jour et demi, fut celui qui me divertit le plus. Il avait sur sa selle un porte-manteau fort petit, mais probablement fort pesant, dont il paraissait prendre un soin extrême, ne le perdant jamais de vue, et le soustrayant toujours au zèle officieux des domestiques et des hôtes qui lui offraient leurs services pour le porter dans la maison. Il prenait les mêmes précautions pour cacher non seulement le but de son voyage et l’endroit où il devait s’arrêter, mais encore la direction qu’il devait suivre le jour suivant. Rien ne l’embarrassait plus que les questions : « Allez-vous vers le nord ? en venez-vous ? à quel relais comptez-vous débrider ? » Il s’occupait avec une vive inquiétude des auberges où il passerait la nuit, évitant les lieux écartés et tout ce qu’il considérait comme un mauvais voisinage. À Grantham, je crois, il passa toute la nuit à table, pour ne pas coucher dans une chambre voisine de celle qu’occupait un gros homme louche, à perruque noire, et portant une veste à broderies d’or presque passées. Malgré toutes ces inquiétudes qui lui rongeaient l’esprit, mon compagnon de voyage, à en juger par son extérieur, était autant que personne capable de se défendre. Il était robuste et bien membru ; son chapeau galonné et sa cocarde semblaient indiquer qu’il avait servi, ou du moins qu’il appartenait de manière ou d’autre à l’armée. Sa conversation, quoique toujours assez vulgaire, était celle d’un homme de sens, quand les terribles frayeurs qui troublaient son imagination laissaient un instant de repos à son esprit. Mais la moindre circonstance le mettait au supplice : une vaste bruyère, un bois touffu, suffisaient pour le faire trembler ; le sifflet d’un berger était pour lui le signal d’un brigand ; la vue même d’un gibet, en lui montrant qu’un voleur avait passé par les mains de la justice, ne manquait pas de lui rappeler combien il en restait encore à pendre…

Pareille compagnie m’eût semblé insupportable si j’eusse été moins las de mes solitaires réflexions. D’ailleurs, quelques-unes des merveilleuses histoires qu’il comptait avaient par elles-mêmes quelque intérêt, et la bizarrerie des détails dont il les ornait me fournit quelquefois l’occasion de m’amuser à ses dépens. Dans ses récits, presque tous les voyageurs dépouillés par des brigands devaient ce malheur à la rencontre qu’ils avaient faite d’un étranger bien vêtu et agréable causeur, dont la compagnie promettait amusement et protection ; qui charmait la route par des récits et des chansons, empêchait que l’aubergiste ne vendît trop cher ou se trompât à son avantage, jusqu’à ce qu’enfin, sous prétexte de leur montrer un chemin plus court à travers un champ désert, il attirât ses confiantes victimes loin de la grande route, dans un affreux vallon, où, reprenant son rôle véritable, celui de capitaine de voleurs, d’un coup de sifflet il faisait sortir subitement de leurs repaires ses camarades, qui arrachaient à ses imprudents compagnons de voyage la bourse et peut-être la vie. Vers la conclusion d’une pareille histoire, dont le récit, à mesure qu’il approchait de sa fin, paraissait augmenter les ridicules frayeurs de ce pauvre homme, j’observais que toujours il me regardait d’un œil inquiet et soupçonneux, comme s’il se croyait tout à coup dans la compagnie d’un de ces terribles personnages qu’il venait de peindre. Aussitôt que ces idées assaillaient l’esprit du voyageur ingénieux à se tourmenter, il s’éloignait de moi, prenait l’autre côté de la route, regardait devant, derrière, autour de lui, examinait ses armes, et semblait prêt à fuir ou à se défendre, selon que la circonstance l’exigerait.

Les soupçons qu’il manifestait alors ne me semblaient que momentanés, et trop plaisants pour m’en offenser en aucune manière. D’ailleurs, quoiqu’il me prît pour un brigand, il ne se permettait aucune réflexion sur mon costume et mes manières. Un homme, dans ce temps-là, pouvait avoir l’extérieur d’un gentleman, et n’être au fond qu’un voleur de grand chemin ; car la division du travail dans toute entreprise n’était pas alors aussi marquée qu’aujourd’hui, et la profession de l’aventurier civil et poli qui vous arrachait votre bourse à White’s ou vous l’escroquait à Marybone, s’unissait souvent à celle du brigand avoué qui, dans les bruyères de Bagshos ou les prés de Finchley, demandait la bourse ou la vie à son confrère le dameret. Il y avait aussi dans les mœurs une grossièreté, une insolence, qui depuis ont diminué ou entièrement disparu. Il me semble aussi que les gens auxquels il ne restait aucun espoir, avaient moins de répugnance alors qu’à présent à employer ces moyens criminels de réparer leur fortune. Le temps était loin sans doute où Anthony-a-Wood[43] pleurait en voyant exécuter deux hommes pleins de bons sentiments, d’honneur et de courage, qu’on pendait sans pitié à Oxford, seulement parce que la misère les avait contraints de lever des contributions sur la grande route. Nous étions plus loin encore des jours du Prince fou et de Poins[44]. Mais pourtant, telles étaient l’étendue et la solitude des bruyères nombreuses qui environnaient la capitale, et la chétive population des districts éloignés, qu’on y pouvait rencontrer souvent des brigands à cheval (qui peut-être un jour seront inconnus), et qui travaillaient avec assez de politesse. Semblables à Gibbet dans le Stratagème des Beaux[45], ils se piquaient d’être les plus polis des gens qui parcouraient la route, et de se conduire avec toute la courtoisie convenable dans l’exercice de leur état. Un jeune homme de mon espèce n’était donc pas en droit de beaucoup s’indigner d’une méprise qui le plaçait parmi les voleurs de cette honorable catégorie. Au contraire, je m’amusais tantôt à réveiller, tantôt à calmer les soupçons de mon trembleur ; enfin je me plaisais à brouiller encore davantage une cervelle que la nature et la frayeur s’étaient réunies pour ne pas rendre des plus saines. Quand ma franchise l’avait jeté dans une sécurité parfaite, il suffisait d’une question de ma part sur le but de son voyage, et le genre d’affaire qui l’occasionnait, pour remettre tous ses soupçons sous les armes. Par exemple, une conversation sur la force et la vitesse comparatives de nos chevaux prit la tournure suivante :

« Oh ! monsieur, dit mon compagnon, pour le galop, je vous l’accorde ; mais, permettez-moi de le dire, votre cheval est sans doute un fort bel hongre, il faut l’avouer ; mais il a les os trop petits pour être bon marcheur. Le trot, monsieur, ajouta-t-il en éperonnant son bucéphale, le trot est le véritable pas d’un cheval de louage : et si nous étions près d’une ville, je parierais, pour une pinte de claret[46] à la première auberge, de passer votre coupe-marguerite[47] sur une route bien unie.

— Contentez-vous, monsieur, répondis-je, voilà une pièce de terre très favorable.

— Hem, hem ! répondit mon ami avec quelque hésitation, je me suis fait une règle en voyage, c’est de ne jamais essouffler mon cheval entre les relais : qui sait si l’on n’aura pas besoin de toute sa vitesse ? D’ailleurs, monsieur, quand j’ai dit que je voulais bien parler, j’entendais à poids égal : mon cheval a quarante livres de plus que le vôtre à porter.

— Eh bien ! je consens à prendre le surplus : combien peut peser votre porte-manteau ?

— Mon po-po-porte-manteau ? répondit-il en hésitant ; oh ! peu de chose… un rien… quelque chemises et des bas.

— À en juger par les apparences, je l’aurais cru plus pesant, et je parie la chopine de Bordeaux qu’il fait toute la différence de la charge de mon cheval à celle du vôtre.

— Vous êtes dans l’erreur, monsieur, je vous assure, dans une grande erreur, » répliqua mon ami en prenant l’autre côté de la route, comme il faisait toujours dans les occasions alarmantes.

« Allons, je suis prêt à hasarder la chopine ; je parie même dix contre un que votre porte-manteau en croupe, je vous dépasse encore. »

Cette proposition réveilla toutes les craintes de mon ami ; son nez, ordinairement rouge de vin, couleur qu’il devait à plus d’un bon verre de claret, devint pâle et jaune comme cuivre, ses dents claquèrent de frayeur, car une proposition si franche et si audacieuse semblait lui mettre devant les yeux un terrible brigand capable de tout crime. Pendant qu’il cherchait une réponse, je le rassurai un peu en lui demandant s’il connaissait un clocher qu’on commençait à distinguer, et en observant que nous étions alors assez près d’un village pour ne pas courir le risque d’être attaqués sur la route. À ces mots, sa figure s’épanouit ; mais je m’aperçus bien qu’il ne put oublier de sitôt une proposition comme la mienne, qui devait lui paraître si suspecte. Je ne vous ennuierais pas de tous ces détails sur le caractère de cet homme et sur la manière dont je m’en faisais un jouet, si, quoique légères en elles-mêmes, ces circonstances n’avaient eu une grande influence sur les aventures que vous trouverez dans la suite de ce récit. La conduite de cet homme ne m’inspirait alors que du mépris, et me confirmait dans l’opinion où j’étais depuis long-temps, que de tous les penchants qui portent les hommes à se tourmenter eux-mêmes, le plus actif, le plus violent, le plus pénible, et le plus méprisable, est la poltronnerie.


CHAPITRE IV.

M. CAMPBELL.


Les Écossais sont pauvres, crie bien haut l’orgueil anglais. Le reproche est mérité ; ils l’acceptent eux-mêmes. N’ont-ils pas alors grandement raison de venir chercher fortune ici ?
Churchill.


À cette époque, un ancien usage qui, je crois, est aujourd’hui passé de mode, ou seulement observé par le vulgaire, existait encore. Les longs voyages se faisant à cheval, et par conséquent à petites journées, les voyageurs s’arrêtaient d’ordinaire le dimanche dans une ville où ils pouvaient assister au service divin, et leurs chevaux s’y reposaient tout le jour, institution aussi profitable à ces utiles animaux qu’à l’homme lui-même. À cette coutume s’en rattachait une autre, qui rappelait la vieille hospitalité anglaise, c’est-à-dire que le maître d’une bonne hôtellerie, se dépouillant, tous les sept jours, de son caractère d’aubergiste ; invitait les hôtes à partager son dîner de famille, son bœuf et son pouding. Cette invitation était toujours acceptée, excepté par les personnes de distinction qui auraient cru déroger en s’y rendant, et la bouteille de vin que l’on faisait apporter après dîner, pour boire à sa santé, était la seule récompense qu’on lui offrît ou qu’il voulût accepter.

J’étais né citoyen du monde, et par inclination j’assistais à toutes les scènes où ma connaissance de l’espèce humaine pouvait s’agrandir ; d’ailleurs, je n’avais aucun titre à faire autrement que les autres, sous prétexte d’un rang plus distingué : je ne manquais donc pas d’accepter, chaque dimanche, l’hospitalité de mon hôte, soit à la Jarretière, soit au Lion, soit à l’Ours. L’honnête aubergiste, plus plein que jamais de son importance, en voyant assis à sa table les hôtes qu’il servait les autres jours, était déjà lui-même un spectacle plaisant ; et d’autres planètes moins brillantes accomplissaient leurs révolutions autour de l’astre principal ; car les beaux esprits, les notables de la ville ou du village, l’apothicaire, le procureur et le ministre lui-même, ne dédaignaient pas de prendre part au festin hebdomadaire. Les convives, gens de pays divers, exerçant divers états, formaient par leur langage, leurs manières et leurs opinions, de singuliers contrastes qui devaient intéresser l’homme curieux de connaître l’espèce humaine dans toutes ses variétés.

C’était un de ces jours-là, et dans une semblable occasion, que mon craintif compagnon et moi nous allions nous asseoir à la table de l’aubergiste de l’Ours noir, dans la ville de Darlington, évêché de Durham, quand notre hôte à face rubiconde nous informa d’un ton qui sentait l’excuse, qu’un gentleman écossais devait dîner avec nous.

« Un gentleman !… quelle espèce de gentleman ? » dit mon compagnon un peu brusquement, sa pensée, je le suppose, se reportant sur les gentlemen de la grand’route, ainsi qu’on appelait alors les voleurs.

« Ma foi, une espèce écossaise de gentleman, je vous l’ai déjà dit, répliqua mon hôte ; ils sont tous nobles, comme vous savez, quoique n’ayant pas de chemise sur le dos ; mais enfin l’étranger est présentable… c’est bien le meilleur Breton du nord qui passa jamais le pont de Berwick… un marchand de bestiaux, je crois.

— Procurez-nous sa société à tout prix, » répliqua mon compagnon ; puis, se tournant vers moi, il m’adressa quelques réflexions.

« Je respecte les Écossais, monsieur ; j’aime et j’honore cette nation, à cause de ses excellentes mœurs. On les dit pauvres et malpropres ; mais ils sont honnêtes, quoique couverts de haillons, comme dit le poète. Et des gens dignes de foi m’ont assuré qu’on ne connaissait pas en Écosse les voleurs de grand chemin.

— « C’est qu’il n’y a rien à voler, » dit mon hôte avec un gros rire, applaudissant lui-même à ce trait d’esprit.

« Non, non, mon hôte, répondit derrière lui une voix claire et forte ; c’est parce que vos douaniers et vos inspecteurs anglais[48] que vous avez envoyés au delà de la Twed, exercent le métier de brigands, sans laisser de besogne aux gens de profession du pays.

— Bien dit, monsieur Camphell ! répliqua l’aubergiste ; je ne vous croyais pas si près de nous. Mais vous savez qu’il y a une exception en faveur de l’Yorkshire… Comment vont les marchés dans le midi ?

— Comme à l’ordinaire, répondit M. Campbell ; les sages achètent et vendent, les fous sont achetés et vendus.

— Mais les sages et les fous dînent les uns comme les autres, reprit notre joyeux hôtelier ; et voilà… voilà une pièce de bœuf, telle que moine affamé n’en attaqua jamais. »

À ces mots, il aiguisa lestement son couteau, se mit à la première place, selon sa coutume, et chargea les assiettes de ses hôtes de viandes succulentes.

C’était la première fois que j’entendais l’accent écossais, et même que je me trouvais en compagnie avec un individu de cette ancienne nation, qui, dès long-temps, avait occupé et intéressé mon imagination. Mon père, comme vous le savez, était d’une ancienne famille du Northumberland, et le manoir de nos ancêtres ne se trouvait qu’à quelques milles du lieu où je dînais. La haine qui séparait mon père et ses parents était si vive, qu’il parlait rarement de ses aïeux, et, à ses yeux, la plus absurde de toutes les vanités, était celle de tenir à la noblesse. Toute son ambition était qu’on citât William Osbaldistone comme le premier, ou du moins un des premiers négociants de Londres ; et quand on lui eût prouvé qu’il descendait en ligne directe de Guillaume-le-Conquérant, sa vanité en eût été moins flattée que d’entendre le bruit et l’agitation que son arrivée causait ordinairement parmi les taureaux, les ours[49] et les courtiers de Stock-Alley. Il souhaitait à coup sûr que je restasse dans l’ignorance de mon origine et de mes parents, pour qu’il n’y eût jamais entre nous divergence d’opinion à ce sujet. Mais ses desseins, comme il arrive souvent aux mieux combinés, furent contrariés jusqu’à un certain point par un être que son orgueil n’eût pu croire assez important pour influer sur ses projets. Sa nourrice, vieille femme du Northumberland, qui lui était attachée dès l’enfance, était la seule personne de son pays natal à laquelle il s’intéressât ; et quand la fortune l’eut favorisé, le premier usage qu’il fit de ses dons, fut de recueillir chez lui Mabel Bickets. Après la mort de ma mère, le soin d’élever mon enfance maladive, et de lui donner ces tendres attentions que l’on ne trouve que dans l’affection d’une femme, fut dévolu à la vieille Mabel. Comme son maître lui avait défendu de parler jamais des bruyères, des taillis et des vallons de son cher Northumberland, elle s’en dédommageait en me faisant mille descriptions des lieux où elle avait passé sa jeunesse, et de longs récits des événements dont ce pays a été le théâtre. J’y prêtais l’oreille plus attentivement qu’à des leçons plus graves, mais moins intéressantes. Il me semble encore voir la vieille Mabel, la tête légèrement agitée par le tremblement de l’âge, et couverte d’un grand bonnet aussi blanc que la neige,… sa figure ridée, mais conservant cet air de santé qu’elle avait pris dans les travaux rustiques… : il me semble la voir promener ses regards sur les murs en briques et la rue étroite qu’on apercevait de nos fenêtres, lorsqu’elle finissait avec un soupir sa vieille ballade favorite que je préférais alors, et… pourquoi ne pas dire la vérité ?… que je préfère encore à tous les airs d’opéra jamais inventés par le génie capricieux d’un Italien docteur-musicien…


Le chêne, le frêne et le lierre
Fleurissent mieux au nord de l’Angleterre.


Mabel, dans ses légendes, ne parlait jamais de la nation écossaise qu’avec toute la chaleur et toute l’animosité dont elle était capable. Les habitants de la frontière opposée remplissaient dans ses récits les rôles que les ogres et les géants aux bottes de sept lieues jouent d’ordinaire dans les contes de nourrices. Et comment s’en étonner ? n’était-ce pas Douglas-le-Noir qui avait tué de sa main l’héritier de la famille d’Osbaldistone, le lendemain de sa prise de possession des domaines de ses pères… le surprenant lui et ses vassaux au milieu d’une fête qu’il donnait à cette occasion ? N’est-ce pas Wat-le-Diable qui enleva tous les agneaux[50] d’un an dans les bruyères de Lanthorn-Side, aux jours si peu éloignés du père de mon grand-père ? Et n’avions-nous pas mille trophées qui, suivant la version de la vieille Mabel, étaient des preuves glorieuses de la vengeance que nous en avions tirée ? Sir Henri Osbaldistone, cinquième baron du nom, n’enleva-t-il pas la jolie fille de Farnington, comme Achille ravit autrefois Chryséis et Briséis ? ne la retint-il pas dans son château fort malgré tous les efforts de ses amants, secondés par les chefs écossais les plus braves et du plus haut renom ? Et nos épées n’avaient-elles pas brillé plus d’une fois dans ces batailles où l’Angleterre triompha de ses rivaux ? C’est dans les guerres du nord que notre famille acquit toute sa gloire, éprouva tous ses malheurs.

Enflammé par ces récits, je regardai dès mon enfance la nation écossaise comme une race naturellement ennemie des habitants méridionaux de ce royaume, et mes préventions ne purent qu’augmenter par les discours que mon père tenait parfois sur ce sujet. Il s’était engagé dans une vaste spéculation relative à des bois de chêne avec des montagnards qui en étaient propriétaires, et prétendait les trouver toujours mieux disposés à conclure un marché et à exiger des arrhes considérables qu’exacts à remplir leurs engagements. Les négociants écossais qu’il était obligé d’employer comme intermédiaires dans ces occasions étaient aussi soupçonnés par lui de s’adjuger par mille moyens dans les bénéfices une part plus considérable que celle qui leur devait revenir. Bref, si Mabel se plaignait des guerriers écossais d’autrefois, M. Osbaldistone ne s’emportait pas moins contre les ruses de ces modernes Sinons ; de telle sorte que tous deux m’inspiraient sans le savoir une aversion sincère pour les habitants du sud de la Grande-Bretagne, sanguinaires en temps de guerre, perfides durant la paix, intéressés, égoïstes, avares, fourbes jusque dans les moindres affaires, dénués de toute bonne qualité, à moins qu’on ne donne ce nom à une férocité qui ressemblait à du courage dans les combats, et à une infâme adresse qui leur tenait lieu de prudence dans les relations ordinaires. Pour justifier, ou pour excuser du moins ceux qui m’élevaient dans ces préjugés, je dois dire qu’à cette époque les Écossais n’étaient pas moins injustes que les Anglais, qu’ils regardaient comme un peuple efféminé, fier de sa richesse. Tels étaient les germes de la haine nationale qui divisait naturellement les deux nations, germes d’où nous avons vu naguère le souffle d’un démagogue faire jaillir une flamme momentanée qui, je l’espère sincèrement, est aujourd’hui éteinte sous SOS propres cendres[51].

Ce fut donc avec une impression défavorable que je regardai le premier Écossais que je rencontrai. Presque toute sa personne justifiait mes préventions. Il avait, comme la plupart de ses compatriotes, des traits durs, une taille athlétique, l’accent national, et ce ton lent et pédantesque qu’ils cherchent à prendre pour déguiser la différence de leur idiome ou de leur dialecte. Je remarquai aussi dans beaucoup de ses observations et de ses réponses, la défiance et la finesse écossaises ; mais je ne m’attendais pas à l’air d’aisance naturel et de supériorité qui semblait l’élever au-dessus de la compagnie dans laquelle il se trouvait comme par hasard. Son habit était aussi grossier que possible, quoique décent ; et dans un temps où l’on faisait si grande dépense pour la toilette, même parmi les moindres gens qui prétendaient au titre de gentleman, son accoutrement annonçait sinon la pauvreté, du moins la gêne. Sa conversation me fit connaître qu’il faisait le commerce de bestiaux, état peu distingué. Néanmoins, malgré tous ces désavantages, il semblait traiter le reste de la compagnie avec cette politesse froide et facile qui annonce toujours une supériorité réelle ou imaginaire sur ceux à qui elle s’adresse. Quand on lui demandait son avis sur un point, il répondait avec ce ton d’assurance que prend un homme supérieur par son rang ou ses connaissances à ceux qui l’écoutent, comme si ses paroles ne devaient être ni révoquées en doute, ni réfutées. Mon hôte et ses convives du dimanche, après une ou deux tentatives pour soutenir leur opinion à force de cris, plus que par leur logique, se laissaient peu à peu dominer par M. Campbell, qui devint ainsi maître de diriger à son gré la conversation. Je fus tenté, par curiosité, d’entrer moi-même en lice avec lui, me fiant à ma connaissance du monde, agrandie par mon séjour à l’étranger, et à l’éducation passable que j’avais reçue. Sous ce dernier rapport, il n’essaya pas de soutenir la lutte, et il me fut facile de voir que ses talents naturels n’avaient jamais été cultivés. Mais je le trouvai bien mieux au fait que moi sur la situation actuelle de la France, sur le caractère du duc d’Orléans qui venait d’être appelé à la régence de ce royaume, et sur celui des ministres qui l’entouraient ; ses remarques fines, piquantes et parfois satiriques, dénotaient un homme qui avait observé de près les affaires de ce pays.

Quand la conversation tombait sur la politique, Campbell gardait un silence et affectait une modération qui semblaient dictés par la prudence. Les divisions des whigs et des torys ébranlaient alors l’Angleterre jusque dans ses fondements. Un puissant parti, secrètement dévoué au roi Jacques, menaçait la dynastie de Hanovre tout récemment établie sur le trône. Chaque taverne retentissait des disputes politiques, et comme les opinions de mon hôte étaient fort libérales, qu’il ne se querellait jamais avec les bonnes pratiques, ses convives hebdomadaires entamaient souvent à sa table des discussions aussi violentes que s’il eût traité le conseil de ville. Le curé et l’apothicaire, avec un petit homme qui ne disait mot de son état, mais qui, à en juger par l’agilité de ses doigts et ses différents gestes, devait être le barbier, épousait vivement la cause des grands dignitaires de l’Église et celle des Stuarts. Le percepteur des contributions, comme il était de son devoir, et le procureur, qui visait à une petite place dépendant de la couronne, ainsi que mon compagnon de voyage, prenaient une grande part à la dispute, et défendaient chaudement la cause du roi George et de la succession protestante. C’étaient des cris affreux, d’horribles jurements ! Les deux partis en appelèrent à M. Campbell, jaloux au même degré d’obtenir son approbation.

« Vous êtes Écossais, monsieur ; un gentilhomme de votre nation doit appuyer les droits héréditaires, » criait un parti.

« Vous êtes presbytérien, ajoutait le parti contraire, vous ne pouvez être partisan du pouvoir absolu.

— Messieurs, » dit notre oracle écossais, après avoir obtenu non sans peine un instant de silence, « je ne doute pas que le roi George ne mérite la prédilection de ses amis ; et ma foi, s’il parvient à conserver sa prise, à coup sûr il peut nommer ce digne percepteur commissaire du revenu, et donnera notre ami M. Quitam une place de procureur-général ; il peut aussi accorder faveurs et récompenses à cet honnête monsieur assis sur son porte-manteau qu’il préfère à une chaise : mais, sans aucun doute, le roi Jacques connaît aussi la reconnaissance, et puisqu’il met la main au jeu, il peut, s’il est bien disposé, faire ce révérend ministre archevêque de Cantorbéry, et le docteur Mixit premier chirurgien de sa maison, enfin confier sa royale barbe aux soins de mon ami Latherum. Mais comme je doute fort qu’aucun des deux souverains prétendants donnât à Rob Campbell un verre d’eau-de-vie s’il en avait besoin, je donne ma voix à Jonatham Brown, notre hôte, et le proclame, en dépit de tous, roi et prince des échansons, à condition qu’il nous donnera une autre bouteille, aussi bonne que la dernière. »

Cette saillie fut reçue avec d’unanimes applaudissements auxquels l’aubergiste se joignit de tout son cœur. Et quand il eut donné ses ordres pour remplir la condition d’où dépendait sa royauté, il ne manqua pas de dire « que tout pacifique que semblât être M. Campbell, il était aussi intrépide qu’un lion… Il avait terrassé à lui seul sept voleurs de grand chemin qui s’étaient jetés sur lui en revenant de Whitson-Tryste… »

« Vous êtes dans l’erreur, ami Jonatham, dit Campbell en l’interrompant ; ils n’étaient que deux, et deux poltrons comme il faudrait toujours en rencontrer.

— Est-il vrai, monsieur, » dit mon compagnon de voyage en avançant sa chaise, je devrais dire son porte-manteau, plus près de M. Campbell, « est-il bien vrai, bien réel qu’à vous seul vous avez battu deux brigands ?

— C’est la pure vérité, monsieur, répondit Campbell, et je ne pense pas que ce soit un exploit digne de faire le sujet d’une ballade.

— Sur ma parole, monsieur, répliqua le trembleur, je m’estimerais heureux d’avoir le plaisir de voyager en compagnie avec vous. Je vais dans le nord, monsieur. »

Cette information gratuite sur la route qu’il comptait suivre, la première qui échappait à mon compagnon, manqua son but : elle ne provoqua point la même confiance de la part de l’Écossais.

« Il nous serait difficile de faire route ensemble, répondit-il sèchement ; vous êtes sans doute bien monté, monsieur, et moi je voyage à pied ou sur un bidet des montagnes assez mauvais marcheur. »

À ces mots il appela l’aubergiste, et, jetant sur la table le prix de la bouteille d’extra qu’il avait demandée, se leva comme pour prendre congé de nous. Mon compagnon le suivit, et le prenant par le bouton de sa veste, l’emmena dans l’embrasure d’une fenêtre. Je compris qu’il lui demandait instamment quelque chose, et je crois que c’était la permission de l’accompagner ; mais M. Campbell refusait toujours.

« Je paierai votre dépense, monsieur, » disait le voyageur d’un ton fier, comme s’il eût trouvé un argument qui dût lever tous les obstacles.

« C’est tout à fait impossible, répliqua Campbell avec un air dédaigneux ; j’ai affaire à Roxburg.

— Mais je ne suis pas fort pressé ; je peux faire un petit détour, et je ne tiens pas à un jour ou deux pour m’assurer si bonne compagnie.

— Sur mon honneur, monsieur, dit Campbell, je ne puis vous rendre le service que vous semblez désirer, Je voyage pour mes affaires privées, ajouta-t-il en se redressant avec orgueil ; et si j’ai un conseil à vous donner, monsieur, c’est de ne jamais faire route avec le premier étranger venu, et moins encore de dire à personne le chemin que vous devez prendre. » Alors, sans autre cérémonie, il dégagea son bouton de la main de son interlocuteur, et m’abordant au moment où les convives sortaient de table : « Votre ami, me dit-il, est trop communicatif, attendu la nature du dépôt dont il est chargé.

— Ce monsieur, répondis-je en regardant le voyageur, n’est pas de mes amis ; c’est une connaissance que j’ai faite en route. Je ne connais ni son nom, ni ses affaires, et vous semblez plus avant que moi dans sa confiance.

— Je veux seulement dire, répliqua-t-il brusquement, qu’il paraît un peu trop disposé à honorer de sa compagnie des gens qui ne la désirent pas.

— Ce monsieur, répondis-je, connaît ses propres affaires, et je serais fâché de porter un jugement sur ce qui le concerne. »

M. Campbell, sans autre observation, me souhaita un bon voyage, et la société se retira pour aller prendre du repos.

Le lendemain je me séparai de mon timide compagnon, car je quittai la grande route du nord pour me diriger plus à l’ouest, vers le manoir d’Osbaldistone, demeure de mon oncle. Comme il semblait toujours me regarder d’un air soupçonneux, je ne puis dire s’il fut content ou fâché de mon départ. Pour ma part, les frayeurs de ce poltron commençaient à ne plus m’amuser, et, à vrai dire, ce fut avec une joie sincère que je le quittai.


CHAPITRE V.

LE MANOIR D’OSBALDISTONE.


Oh ! comme mon cœur palpite quand je vois de jolies nymphes, l’orgueil de notre île. Faites avancer ce noble coursier qui galope avec la même assurance sur un terrain égal ou sur un terrain inégal, sans s’inquiéter des côtes ni des plaines.
Sombreville. La Chasse.


C’était avec cet enthousiasme que les sites romantiques et sauvages inspirent aux amants de la nature que je m’enfonçais dans le nord, vers mon pays natal. Enfin, délivré du babil de mon compagnon, je pouvais alors observer combien le pays était différent de celui que j’avais jusque-là parcouru. Les ruisseaux dignes de ce nom, au lieu de dormir bourbeux à travers des roseaux et des saules, couraient en bourdonnant sous des charmilles naturelles, tantôt descendant avec fracas d’une éminence, tantôt coulant plus lentement, mais sans jamais s’arrêter, à travers de charmants vallons qui s’ouvrent sur la route de distance en distance et semblent inviter le voyageur à s’y enfoncer. Les monts Cheviot s’élevaient devant moi dans leur solennelle majesté, non pas, il est vrai, avec cette admirable variété de rocs et de vallées qui caractérise les montagnes plus élevées ; mais leur masse immense, leurs sommets arrondis que couvrait une sombre verdure, leur aspect sauvage, leur vaste étendue, faisaient de cette solitude un tableau qui agissait fortement sur mon imagination.

Le château de mes pères, dont j’approchais alors, était situé au fond d’une vallée étroite au milieu de ces montagnes. Les vastes domaines qui appartenaient jadis à la famille d’Osbaldistone avaient été depuis long-temps aliénés par les malheurs ou l’inconduite de mes ancêtres ; mais les dépendances du vieux manoir étaient encore assez considérables pour que mon oncle pût être considéré comme un riche propriétaire. Il employait sa fortune, comme je le sus par des informations que je pris en route, à exercer, l’hospitalité prodigue d’un noble du nord à cette époque, ce qu’il regardait comme essentiel au soutien de la dignité d’une famille.

Du haut d’une éminence j’avais déjà aperçu de loin le château d’Osbaldistone, vaste et vieil édifice s’élançant d’un massif de grands chênes druidiques. Je me dirigeais de ce côté aussi directement et aussi vite que le permettaient les détours d’une route peu commode, quand mon cheval, tout fatigué qu’il était, dressa les oreilles aux aboiements vifs et répétés d’une meute de chiens animés de temps à autre par les fanfares d’un cor français, instrument alors indispensable dans les chasses. Je ne doutais pas que ce ne fût la meute de mon oncle, et je fis ranger mon cheval dans le dessein de laisser passer les chasseurs sans qu’ils m’aperçussent, persuadé qu’une partie de chasse n’était pas un moment favorable pour me présenter à un aussi déterminé chasseur que mon oncle, et résolu, quand ils seraient passés, de gagner au pas le château et d’y attendre son retour. Je m’arrêtai donc sur une éminence, et, malgré les pensées qui m’agitaient alors, cédant à l’intérêt que cet amusement champêtre est si propre à inspirer, j’attendis avec quelque impatience l’approche des chasseurs.

Le renard, pressé vivement et presque aux abois, s’élança le premier du taillis qui garnissait le côté droit de la vallée. Sa queue pendante, sa robe salie, sa course ralentie, annonçaient que sa mort était prochaine ; et le corbeau carnassier, qui le suivait à tire d’aile, considérait déjà le pauvre animal comme sa proie. Il traversa le ruisseau qui coupait la vallée, et s’efforçait de gravir un ravin qui bordait la rive opposée, quand les chiens les plus acharnés, suivis du reste de la meute, sortirent du bois avec le piqueur et trois ou quatre cavaliers. Les chiens se précipitèrent sur les traces du renard, et les chasseurs les suivirent au grand galop, malgré les difficultés d’un terrain inégal. C’étaient des jeunes gens, grands, forts, bien montés, habillés de vert et de rouge, uniforme d’une association de chasse formée sous les auspices du vieux sir Hildebrand Osbaldistone. Voilà mes cousins, pensai-je quand ils passèrent devant moi ; la première réflexion qui me vint ensuite à l’esprit, fut : Comment serai-je reçu par ces dignes successeurs de Nemrod ? Il est peu probable que moi, qui n’entends rien ou presque rien à ces bruyants exercices, je trouve aise et bonheur dans la famille de mon oncle ! Une autre apparition interrompit ces réflexions.

C’était une jeune dame dont les traits pleins de douceur et d’expression étaient encore embellis et animés par l’ardeur de la chasse et la rapidité de sa course. Elle montait un beau cheval noir de jais, que les flocons d’écume qui jaillissaient du mors avaient tacheté d’un blanc de neige ; elle portait un costume alors peu commun, aujourd’hui connu sous le nom d’amazone, c’est-à-dire une longue robe, une veste et un chapeau d’homme. Cette mode, introduite pendant mon séjour en France, était entièrement nouvelle pour moi. Sa longue chevelure noire qui, dans l’ardeur de la chasse, s’était échappée des liens qui la retenaient, flottait au gré du vent. Les inégalités du terrain à travers lequel elle conduisait son cheval avec une adresse et une présence d’esprit admirables, ralentirent sa course et la firent passer plus près de moi que les autres cavaliers. Je pus donc contempler à mon aise sa jolie figure et sa taille élégante, auxquelles le riant aspect de la scène, la bizarrerie de son habillement, et le romanesque de son apparition soudaine, ajoutaient un charme inexprimable. En arrivant en face de moi, son cheval bouillant d’ardeur fit un écart au moment même où, regagnant un terrain uni, elle venait de le remettre au galop. Ce fut pour moi une occasion de me diriger vers elle comme pour la secourir : mais il n’y avait aucun sujet d’alarme, ce n’était ni une chute, ni un faux pas, et d’ailleurs la belle amazone était trop ferme sur les arçons pour s’en épouvanter. Elle me remercia pourtant par un sourire de mes bonnes intentions, et je me sentis encouragé à mettre mon cheval au pas avec le sien et à galoper à ses côtés. Les cris triomphants de mort ! mort ! et les fanfares du cor de chasse qui y répondaient, annoncèrent bientôt qu’il n’était plus besoin de se presser, puisque la chasse était finie. Un des jeunes gens que j’avais déjà aperçus vint à nous, brandissant en signe de triomphe la queue du renard, comme pour narguer ma belle compagne.

« Je vois, dit-elle, je vois ; mais ne faites pas tant de bruit : si Phœbé, » ajouta-t-elle en caressant le cou du bel animal qu’elle montait, « n’avait pas dû suivre un chemin rocailleux, vous n’auriez pas sujet de vous tant vanter. »

À ces mots ils se rejoignirent, et je les vis me regarder tous deux et causer bas quelques minutes. La jeune dame semblait adresser au chasseur une demande que celui-ci repoussait avec une espèce d’opiniâtreté ridicule. Alors elle dirigea son cheval de mon côté en disant : « Bien, bien, Thornie[52] ; si vous n’osez pas, j’irai moi-même, voilà tout. Monsieur, continua-t-elle en s’adressant à moi, je voulais engager cet aimable et galant cavalier à venir s’informer auprès de vous si, dans le cours de vos voyages dans cette contrée, vous n’auriez pas entendu parler d’un de nos amis, d’un M. Francis Osbaldistone que nous attendons depuis quelques jours au château ? »

Je fus trop heureux d’apprendre à la jeune dame que j’étais la personne pour qui elle s’intéressait, et de lui témoigner ma reconnaissance d’une demande si obligeante.

« Alors, monsieur, reprit-elle, comme la politesse de mon parent semble encore endormie, vous me permettrez, quoique cela ne soit pas convenable, de m’établir maîtresse des cérémonies, et de vous présenter votre cousin le jeune squire Thorncliff Osbaldistone, et Die[53] Vernon, qui a aussi l’honneur d’être la parente de votre galant cousin. »

Il y avait un mélange d’assurance, d’ironie et de simplicité dans la manière dont miss Vernon prononça ces mots. Ma connaissance du monde me permit aisément de prendre un ton pareil pour la remercier de sa complaisance, et lui témoigner mon extrême plaisir de les avoir rencontrés. À vrai dire, mon compliment était tourné de manière que la jeune dame pût facilement s’en adjuger la plus grande partie ; car Thorncliff avait l’air d’un grand rustaud, gauche, embarrassé, même un peu niais ; il me donna pourtant une poignée de main en annonçant qu’il allait me quitter pour aider le piqueur et ses frères à rassembler la meute, motif qu’il paraissait employer plutôt comme excuse auprès de miss Vernon qu’auprès de moi.

« Le voilà, » dit la jeune dame en le suivant avec des yeux où se peignait un profond dédain, « le voilà le prince des piqueurs, des maîtres en fait de combats de coqs, et des palefreniers. Mais ils ne valent pas mieux les uns que les autres. Avez-vous lu Markham ?

— Markham, mademoiselle ? Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu citer le nom de cet auteur.

— Malheureux ! sur quel rivage la tempête vous a jeté ! Pauvre ignorant, vous ne connaissez pas le saint Alcoran de la tribu sauvage au milieu de laquelle vous venez demeurer ! N’avoir pas lu Markham, le plus célèbre auteur qui ait jamais écrit sur l’art du maréchal ! Alors, j’en ai peur, vous ne connaissez pas davantage les noms plus modernes de Gibson et de Bartlett ?

— Vous dites vrai, miss Vernon.

— Et vous ne rougissez pas de l’avouer ? Ma foi, il nous faudra vous renier pour notre parent. Vous ne savez donc ni panser, ni guérir, ni saigner un cheval ?

— J’avoue que je laisse tous ces soins aux valets d’écurie ou au vétérinaire.

— Incroyable négligence ! Ainsi, vous ne pouvez ni ferrer un cheval, ni lui couper les crins ou la queue ! Du moins vous savez élever un chien, lui couper les oreilles, lui rogner les ongles ? dompter un faucon, le chaperonner, choisir la nourriture qui lui convient alors ? et…

— Pour avouer d’un seul mot toute mon ignorance, je suis absolument étranger à tous ces talents champêtres.

— Alors, au nom du ciel, monsieur Francis Osbaldistone, que savez-vous faire ?

— Oh ! presque rien, miss Vernon : quand mon palefrenier a sellé mon cheval, je sais le monter ; quand mon faucon est en lieu convenable, je sais le faire voler.

— Est-ce là tout ? » dit la jeune dame en mettant son cheval au petit trot.

Il y avait une espèce de palissade grossière qui nous barrait le chemin ; je m’avançais pour en ouvrir la porte faite de pièces de bois brut coupé dans la forêt, quand miss Vernon m’en évita la peine en la franchissant d’un saut ; je me fis un point d’honneur de la suivre, et en un instant je fus à ses côtés.

« Allons, il ne faut pas encore désespérer de vous, dit-elle ; j’avais peur que vous ne fussiez un Osbaldistone très-dégénéré. Mais qui peut au monde vous amener dans notre Cub-Castle[54] ? c’est le nom que nos voisins donnent à notre maison de chasseurs. Vous auriez pu vous en dispenser, je suppose ? »

Ma charmante compagne, par ce ton amical et familier, avait déjà gagné ma confiance ; je lui répondis à voix basse : « Assurément, miss Vernon, je regarderais comme une pénitence sévère mon séjour à Osbaldistone, si les habitants sont tels que vous me les avez dépeints ; mais je sais qu’il y a une exception qui seule peut faire oublier tous les désagréments.

— Ah ! vous voulez parler de Rashleigh ? dit miss Vernon.

— Mais non ; je pensais… excusez-moi, à une personne dont je suis moins éloigné en ce moment.

— Je suppose qu’il serait convenable de paraître ne pas vous comprendre ; mais ce n’est pas mon habitude ; et si je ne réponds pas à votre compliment par une révérence, c’est que je suis à cheval. Mais, sérieusement, je mérite votre exception ; car je suis la seule personne au château avec qui l’on puisse causer, excepté toutefois le vieux prêtre et Rashleigh.

— Et quel est ce Rashleigh, au nom du ciel ?

— Rashleigh est un drôle qui voudrait que tout le monde fût comme lui, afin de ressembler à tout le monde. C’est le plus jeune des fils de sir Hildebrand Osbaldistone ; il a votre âge environ ; mais, en deux mots, il n’est pas si bien que vous. Cependant la nature lui a donné une certaine dose de bon sens, et le prêtre y a ajouté une bonne mesure d’instruction. Il est ce que nous appelons un savant, dans ce pays où les savants sont rares. Il se destine à l’église, mais il ne paraît pas pressé de recevoir l’ordination.

— À l’église catholique !

— Et quelle autre église ? Mais j’oubliais… on nous a dit que vous étiez un hérétique : est-ce vrai, monsieur Osbaldistone ?

— Je ne puis le nier.

— Et pourtant vous avez habité le continent, et des pays catholiques ?

— Quatre ans environ.

— Avez-vous vu des couvents ?

— Beaucoup ; mais j’en ai peu vu qui recommandassent la religion catholique.

— Les gens qui y vivent ne sont-ils pas heureux ?

— Plusieurs le sont à coup sûr : ce sont ceux qu’un esprit sincère de dévotion, ou une dure épreuve des persécutions et des infortunes du monde, ou une apathie naturelle de caractère, a conduits dans la retraite. Mais ceux qui, dans un accès d’enthousiasme soudain et exagéré, par une haine irréfléchie de la société, née d’un malheur ou d’une injustice, se sont jetés dans le cloître, ceux-là, dis-je, sont très-misérables. Leurs sensations habituelles viennent les tourmenter, et, semblables aux animaux sauvages d’une ménagerie, ils s’agitent sans cesse dans leur prison, pendant que d’autres rêvent tranquillement ou s’engraissent dans des cellules aussi étroites que les leurs.

— Et que deviennent, continua miss Vernon, ces victimes condamnées au cloître par la volonté des autres ? À quoi ressemblent-elles, surtout si leur naissance les appelait à jouir de la vie et à savourer ses plaisirs ?

— Elles sont comme des oiseaux en cage ; condamnées à user leur vie dans une prison, elles cherchent à se faire illusion par la culture de mille talents heureux qui, si elles étaient restées libres, auraient fait les délices de la société.

— J’aime mieux être… répondit miss Vernon, c’est-à-dire, ajouta-t-elle en se reprenant, j’aimerais mieux être comme le fier faucon qui, habitué à prendre librement son essor vers les cieux, se déchire contre les barreaux de sa cage. Mais, pour en revenir à Rashleigh, continua-t-elle d’un ton plus calme, vous le trouverez l’homme le plus aimable que vous ayez jamais vu, pour une semaine du moins. S’il voulait prendre une maîtresse aveugle, il serait sûr d’en faire la conquête ; mais l’œil détruit le charme qui enchante l’oreille. Tenez, nous voici dans la cour du vieux château, qui paraît aussi sauvage, aussi passé de mode que ses habitants. On ne fait pas grande toilette à Osbaldistone-Hall, comme vous savez ; mais il faut que je me débarrasse de cet accoutrement ; il est si lourd ! si chaud ! et puis ce chapeau me blesse le front, » continua l’aimable fille en l’ôtant et en laissant échapper les boucles nombreuses de sa noire chevelure que, moitié riant, moitié rougissant, elle séparait avec ses doigts longs et effilés, pour découvrir sa charmante figure et ses yeux vifs et bruns. S’il y avait de la coquetterie dans son fait, elle était bien déguisée par l’indifférence et la simplicité de ses manières. Je ne pus m’empêcher de dire « qu’à juger de la famille par ce que je voyais, il m’était aisé de croire la toilette fort inutile.

— C’est on ne peut plus galant, quoique peut-être je dusse encore ne pas vous comprendre, répondit miss Vernon ; mais vous trouverez une meilleure excuse pour un peu de négligence, quand vous aurez vu les oursons parmi lesquels vous allez vivre : l’art chez eux ne pourrait corriger la nature. Mais la vieille cloche va sonner le dîner dans un instant. Elle est un peu fêlée, mais, chose merveilleuse, cet accident lui arriva en sonnant d’elle-même le jour du débarquement du roi Guillaume ; et mon oncle, par respect pour ses talents prophétiques, ne consentit jamais à ce qu’elle fût raccommodée. Allons, monsieur Osbaldistone, tenez mon palefroi comme un galant chevalier, jusqu’à ce que je trouve un écuyer plus humble pour vous délivrer de cette contrainte. »

Elle me donna la bride comme si nous nous connussions depuis notre enfance, sauta à terre, traversa la cour, et entra par une porte de côté, me laissant dans l’admiration de ses charmes, et surpris de l’aisance de ses manières, qui semblaient d’autant plus extraordinaires à une époque où les préceptes du bon ton, partant de la cour du grand monarque Louis XIV, ordonnaient au beau sexe une excessive sévérité de décorum. J’avais l’air assez niais, planté au milieu de la cour du vieux château, monté sur un cheval, en tenant un autre par la bride.

L’édifice n’avait rien qui pût intéresser un étranger, si j’eusse été disposé à l’examiner attentivement : les quatre façades étaient d’architecture différente, et avec leurs fenêtres grillées et percées dans d’épaisses murailles, leurs tourelles avancées, et leurs architraves massives, ressemblaient à l’intérieur d’un couvent, ou d’un des plus vieux et des moins beaux collèges d’Oxford. J’appelai un valet, mais il se passa du temps avant qu’on voulût bien m’entendre, et il me fallut d’autant plus de patience, que je me voyais l’objet de la curiosité de plusieurs domestiques, tant mâles que femelles, qui mettaient la tête à différentes fenêtres du château, et la retiraient aussitôt comme des lapins dans leur garenne, avant qu’il me fût possible de m’adresser particulièrement à l’un d’eux. Le retour des chasseurs et des chiens me tira d’embarras ; et ce ne fut point sans peine que je décidai un lourdaud de valet à me débarrasser des chevaux, et un autre rustaud à me conduire devant sir Hildebrand, service qu’il me rendit avec autant de grâce et de bonne volonté qu’un paysan forcé de servir de guide à une patrouille ennemie, et je fus obligé d’avoir l’œil sur lui pour l’empêcher de m’abandonner au milieu d’un labyrinthe de passages bas et étroits qui conduisaient à la salle du tapage[55], comme il l’appelait, où je devais être admis en la gracieuse présence de mon oncle.

Nous atteignîmes enfin une grande salle voûtée, pavée en pierres, où, sur une longue file de tables en chêne, trop pesantes et trop massives pour être jamais remuées, le dîner était servi. Ce vénérable appartement, qui, depuis plusieurs générations, servait aux joyeux banquets des Osbaldistone, offrait aussi de nombreux témoignages de leurs prouesses à la chasse : de grands bois de cerf, qui pouvaient être les trophées d’une partie de chasse célèbre dans ces contrées[56], étaient suspendus aux murs, parmi des peaux de blaireaux, de loutres, de martinets, et d’autres animaux de ce genre. Quelques restes de vieilles armures qui avaient peut-être servi jadis contre les Écossais, se mêlaient à des armes destinées à une guerre moins inhumaine, arbalètes, fusils de différentes formes et grandeurs, épieux à loutres, enfin tous les instruments propres à tuer ou à prendre le gibier. Quelques vieux tableaux, noirs de fumée et tachetés de bière de mars, étaient suspendus aux murailles ; ils représentaient des chevaliers et des dames honorés sans doute et renommés de leur temps ; les chevaliers, avec d’énormes perruques et de longues barbes, avaient l’air martial et terrible ; les dames regardaient avec complaisance, et le sourire sur les lèvres, les roses qu’elles tenaient à la main.

Je n’eus que le temps de jeter un coup d’œil autour de la salle ; douze laquais en livrée bleue s’y précipitèrent tumultueusement ; ils se donnaient des ordres les uns aux autres, car chacun était beaucoup plus occupé de diriger ses camarades que de remplir son devoir. Les uns jetaient des bûches et du menu bois dans le feu qui pétillait, flambait, et s’élevait, moitié fumée, moitié flamme, jusqu’à un immense tuyau de cheminée dont l’ouverture était d’une largeur effrayante ; ce tuyau était caché par une pièce d’architecture massive tenant lieu de chambranle, sur laquelle un ciseau northumbrien avait gravé les armes de la famille. Ce chef-d’œuvre héraldique fut d’abord peint en rouge, afin de faire mieux ressortir les figures grimaçantes, les monstres qui entraient dans sa composition ; mais les couches successives de fumée qu’y avaient déposées les siècles, en avaient changé la couleur. Plusieurs domestiques, tous habillés à l’ancienne mode, apportaient d’énormes plats chargés de ragoûts substantiels ; d’autres préparaient les verres, les flacons, les bouteilles, ou plutôt les barils de liqueurs. Ils couraient, se poussaient, se coudoyaient, se battaient, se poursuivaient, faisant aussi peu d’ouvrage et autant de bruit que possible. Enfin, au moment où tous ces préparatifs furent terminés, non sans peine, les aboiements des chiens, le claquement des fouets, les cris, les jurements des chasseurs dont chaque pas qu’ils faisaient avec leurs grosses bottes retentissait comme ceux de la statue dans le Festin de Pierre[57], annoncèrent l’arrivée des joyeux convives. Dans ce moment critique le tumulte fut à son comble parmi les domestiques : les uns criaient de se hâter ; les autres d’aller tranquillement ; celui-ci engageait ses camarades à se ranger pour faire place à sir Hildebrand et à ses jeunes fils ; celui-là à se rapprocher de la table ; l’un hurlait pour qu’on fermât une porte à deux battants qui séparait la salle à manger d’une espèce de galerie dont les murs étaient couverts d’une boiserie noire, un autre voulait qu’on la tînt ouverte. Enfin la porte d’entrée s’ouvrit, et huit chiens, le chapelain du château, le médecin du village, mes six cousins et mon oncle, se précipitèrent pêle-mêle dans la salle.


CHAPITRE VI.

LA FAMILLE D’OSBALDISTONE.


La salle rustique tremble ; ils arrivent ; le bruit des voix ébranle la voûte ; leur marche est imposante ; ils sont parés d’un casque éblouissant sur lequel se reflètent les sept couleurs ; il en est de même de leur habillement : tout s’avance avec dignité, tous les cimiers sont agités.
Penrose.


Si vous trouvez que sir Osbaldistone ne s’était pas très-pressé d’embrasser son neveu, dont il devait avoir appris l’arrivée depuis quelque temps, il faut, pour l’excuser, reconnaître qu’il avait d’importantes occupations. « Je t’aurais vu plus tôt, mon garçon, s’écria-t-il en me serrant rudement la main, mais il fallait que je visse d’abord les chiens rentrer au chenil. Sois le bien-venu au château d’Osbaldistone. Voilà ton cousin Percie, ton cousin Thornie et ton cousin John… Voici ton cousin Dick[58], ton cousin Wilfred, et… Attends, où est Rashleigh ?… Ah ! voici Rashleigh… Dérange donc ton grand corps, Thornie, et laisse voir un peu ton frère… Voilà ton cousin Rashleigh… Ainsi ton père a pensé une fois au moins au vieux manoir et au vieux sir Hildebrand… Mieux vaut tard que jamais… Tu es le bien-venu, mon garçon, et en voilà assez… Où donc est ma petite Die ? Ah ! elle entre… c’est ma nièce Die, la fille du frère de ma femme, la plus jolie fille de nos vallées, quelle que soit celle qui vient après… Et maintenant disons bonjour au dîner. »

Pour vous faire une idée du personnage qui parlait ainsi, il faut, mon cher Tresham, vous figurer un homme déjà sur la soixantaine, portant un habit de chasse autrefois richement brodé, mais considérablement terni par les pluies continuelles de l’hiver. Toutefois sir Hildebrand, malgré la rudesse de ses manières d’alors, avait, à une époque de sa vie, vécu à la cour et dans les camps ; il avait servi dans l’armée qui campa dans les bruyères d’Hounslow avant la révolution, et, grâce peut-être à sa religion, il avait été fait chevalier, vers cette époque, par l’infortuné et imprudent Jacques II. Mais ses rêves ambitieux, s’il avait jamais espéré de plus grandes faveurs, s’étaient dissipés lors de la crise qui renversa son prince du trône, et depuis cette époque il avait mené une vie retirée dans le domaine de ses pères. Malgré son air rustique, sir Hildebrand avait pourtant encore l’extérieur d’un homme bien né, et il paraissait au milieu de ses fils, comme les débris d’une colonne corinthienne souillée et couverte d’herbes et de mousse, qui contraste avec les masses de pierres brutes et informes de Stone-Henge ou de tout autre temple druidique ; car ses fils étaient bien les blocs les plus pesants et les plus grossiers que l’œil pût voir. Grands, vigoureux, bien faits, les cinq aînés paraissaient attendre une étincelle de ce feu que déroba Prométhée, de cette grâce extérieure, de ces manières qui, dans la société, tiennent souvent lieu d’esprit. Leur qualité morale la plus saillante semblait être la bonne humeur et le contentement qu’on lisait sur leurs grosses figures, et leur seule prétention était de perfectionner sans cesse leur adresse à la chasse. Le robuste Gyas et le robuste Cloanthe ne se ressemblent pas plus dans le poëme de Virgile, que les robustes Percival, Thorncliff, John, Dick et Wilfred Osbaldistone, ne se ressemblaient entre eux.

Mais, comme pour se dédommager d’une uniformité aussi extraordinaire dans ses productions, dame Nature avait voulu que Rashleigh Osbaldistone fît un contraste frappant pour la taille et les manières, ainsi que pour le caractère et les talents, comme je le remarquai plus tard, non seulement avec ses frères, mais encore avec tous les hommes que j’avais rencontrés jusqu’alors. Quand Percie, Thornie et compagnie eurent tour à tour incliné la tête, grimacé, et présenté leur épaule plutôt que leur main, à mesure que leur père me les nommait, Rashleigh s’avança, et me témoigna la joie de me voir au château d’Osbaldistone, avec l’air et le ton d’un homme du monde. Son extérieur n’était pas prévenant ; il était petit, tandis que tous ses frères paraissaient descendre du géant Anak ; ils étaient tous bien faits, et Rashleigh, quoique plein de vigueur, avait un cou de taureau, les jambes torses, et, par suite d’un accident qui lui était arrivé dans son enfance, une démarche si singulière, qu’il paraissait boiter réellement : plusieurs personnes prétendaient que c’était l’obstacle qui l’empêchait d’entrer dans les ordres, l’Église de Rome, comme on sait, ne conférant jamais le titre d’ecclésiastique à un homme dont le physique présente une telle difformité. D’autres cependant disaient que ce défaut, résultat d’une mauvaise habitude, n’était pas assez grave pour l’empêcher d’être prêtre.

Tels étaient les traits de Rashleigh, qu’après les avoir considérés un instant il était impossible de les bannir de sa mémoire, et qu’on éprouvait toujours un pénible désir de les revoir, quoiqu’on n’y arrêtât jamais les yeux qu’avec un sentiment de déplaisir et même de dégoût. Ce n’était pas sa figure en elle-même qui produisait cette forte impression. Ses traits, quoique irréguliers, n’étaient pas communs ; ses yeux vifs et noirs, ses épais sourcils, empêchaient que son visage ne fût d’une laideur ordinaire ; mais il y avait dans son regard une expression d’artifice et de dissimulation, ou, si on le provoquait, de férocité tempérée par la prudence, qui sautait aux yeux du physionomiste le moins exercé. Peut-être la nature la lui avait-elle donnée par la même raison qu’elle a donné des sonnettes au serpent le plus venimeux. Comme pour racheter ces désavantages extérieurs, Rashleigh Osbaldistone avait la voix la plus douce, la plus tendre, la plus mélodieuse, et sa manière de s’exprimer sur toutes sortes de sujets rendait plus sensible encore la beauté de son organe. À peine eut-il prononcé sa première phrase de félicitations, que je reconnus avec miss Vernon que mon nouveau cousin ferait aisément la conquête d’une maîtresse dont les oreilles seules pourraient juger de son mérite. Il allait se mettre à table à côté de moi ; mais miss Vernon, qui, étant la seule de son sexe au milieu de cette famille, avait le privilège d’arranger ces petites choses à son gré, parvint à me placer entre elle et Thorncliff, et l’on se doute bien que je consentis de bon cœur à un arrangement si agréable.

« J’ai besoin de vous parler, dit-elle : c’est dans cette intention que j’ai mis l’honnête Thornie entre Rashleigh et vous,


Comme un vieux matelas protégeant la maison
Contre le coup pesant d’un boulet de canon ;


et, en ma qualité de votre plus ancienne connaissance dans cette spirituelle famille, j’en profite pour vous demander comment vous nous trouvez tous.

— C’est une question bien étendue, miss Vernon, car il y a bien peu de temps que je suis au château d’Osbaldistone.

— Oh ! la philosophie de votre famille est toute superficielle. Il y a entre les individus de légères nuances qui exigent l’œil d’un observateur pénétrant ; mais les espèces, comme disent, je crois, les naturalistes, se distinguent et se caractérisent au premier coup d’œil.

— Alors, si je ne me trompe, mes cinq cousins les plus âgés ont à peu près le même caractère.

— Oui ; on trouve chez eux heureusement mélangés l’ivrogne, le garde-chasse, le querelleur, le palefrenier et l’imbécile ; mais de même qu’il n’y a pas sur le même arbre deux feuilles absolument semblables, ces heureux ingrédients, entrant par quantités inégales dans chaque individu, forment une agréable diversité pour ceux qui aiment à étudier les caractères.

— Je vous en prie, miss Vernon, tracez-moi une esquisse de chacun de ces portraits.

— C’est une légère faveur que je vous accorderai volontiers ; je vais donc faire un grand tableau de famille. Percie, le fils aîné, l’héritier présomptif, tient plutôt de l’ivrogne que du garde-chasse, du querelleur, du palefrenier ou de l’imbécile… Mon précieux Thernie a plus du querelleur que de l’ivrogne, du garde-chasse, du palefrenier ou de l’imbécile… John, qui dort des semaines entières dans les taillis, tient beaucoup du garde-chasse… Le palefrenier domine chez Dickon[59], qui fait deux cents milles en un jour et une nuit pour se montrer à une course de chevaux… Et l’imbécile domine tellement parmi les autres qualités de Wilfred, qu’on peut l’appeler positivement une bête.

— Voilà une collection précieuse, miss Vernon, et les différences individuelles appartiennent à des espèces fort intéressantes ; mais n’y a-t-il pas dans ce tableau une place pour sir Hildebrand ?

— J’aime mon oncle, répondit-elle ; il m’a fait quelque bien, du moins il a voulu m’en faire. Je vous laisserai donc tracer vous-même son portrait lorsque vous le connaîtrez mieux. »

« Allons, pensai-je, elle garde encore quelques ménagements ; c’est heureux. Mais pouvais-je m’attendre à une satire si amère de la part d’une jeune personne si aimable, si jolie ?

« Vous pensez à moi, » dit-elle en me regardant, comme si elle eût voulu lire au fond de mon âme.

« J’en conviens, » répondis-je un peu déconcerté par la bizarrerie d’une question si imprévue ; puis, tachant de donner à cet aveu une tournure de galanterie. « Et comment, ajoutai-je, me serait-il possible de penser à autre chose, placé comme j’ai le bonheur de l’être ? «

Elle sourit avec cet air de dédain concentré qu’elle seule savait donner à sa physionomie.

« Je dois vous informer une fois pour toutes, monsieur Osbaldistone, que m’adresser des compliments, c’est se donner une peine inutile ; ne vous mettez donc pas ainsi en dépense de jolies phrases… Elles servent aux beaux messieurs qui voyagent en province, comme ces colifichets, ces grains de verre, ces bracelets, que les navigateurs emportent pour apprivoiser les sauvages habitants de contrées nouvellement découvertes. Ne vous hâtez pas trop de débiter vos précieuses marchandises ; vous trouverez dans le Northumberland des belles qu’elles pourront séduire. Près de moi elles seraient inutiles, car j’en connais la véritable valeur. »

Je restai muet et confondu.

« Vous me rappelez en ce moment, » continua-t-elle en reprenant le ton de la gaîté et de l’indifférence, « ce conte de fée dans lequel un homme trouve soudainement changé en pièces d’ardoise, l’argent qu’il avait porté au marché. J’ai décrédité, j’ai ruiné votre boutique de compliments par une malheureuse observation. Mais, allons, n’y pensons plus. Vous avez une mine bien trompeuse, monsieur Osbaldistone, si vous ne savez pas dire des choses plus agréables que ces fadeurs que tout homme du monde se croit obligé de réciter à une malheureuse fille ; et cela uniquement parce qu’elle a une robe de soie et un fichu de gaze, tandis qu’il porte, lui, un habit de drap fin brodé d’or. Votre pas ordinaire, comme dirait un de mes cousins, convient beaucoup mieux que votre amble galant. Efforcez-vous d’oublier mon malheureux sexe, appelez-moi Tom Vernon, si vous voulez, mais parlez-moi comme vous parleriez à un ami, à un compagnon ; vous ne savez pas combien je vous aimerai.

— C’est là une promesse bien engageante, répondis-je.

— Encore ! répliqua miss Vernon en levant le doigt ; je vous ai dit que je ne supporterais pas l’ombre d’une galanterie : et maintenant, quand vous aurez fait raison à mon oncle, qui vous menace de ce qu’il appelle une rasade, je vous dirai ce que vous pensez de moi »

Lorsqu’en docile neveu j’eus vidé le verre, la conversation générale reprit son cours, et le cliquetis continuel des couteaux et des fourchettes, ainsi que l’acharnement que le cousin Thorncliff, à ma droite, et le cousin Dick, à la gauche de miss Vernon, déployaient avec une égale ardeur contre les morceaux de viande dont leurs assiettes étaient chargées, nous permirent de reprendre notre tête-à-tête. « Maintenant, dis-je, permettez-moi de vous demander franchement, miss Vernon, ce que vous supposez que je pense de vous ? Je vous dirais bien tout ce que je pense, mais vous m’avez défendu les compliments.

— Je n’ai pas besoin de votre assistance ; je suis assez sorcière pour vous dire vos plus secrètes pensées. Il n’est pas nécessaire que vous m’ouvriez la porte de votre cœur ; j’y pénètre sans cela. Vous me prenez pour une étrange fille, demi-coquette, demi-évaporée, désirant attirer l’attention par la liberté de ses manières et la naïveté de son langage, parce qu’elle ignore ce que le Spectateur appelle les grâces aimables de son sexe. Peut-être aussi croyez-vous que je veux vous ravir d’admiration. Je suis fâchée de vous apprendre que vous êtes dans l’erreur, mais dans l’erreur la plus profonde. Toute la confiance que j’ai eue en vous, je l’eusse aussi aisément accordée à votre père, si j’avais pensé qu’il pût me comprendre. Au milieu de cette heureuse famille je suis aussi seule, aussi privée d’auditeurs intelligents, que Sancho dans la Sierra Morena ; aussi quand j’en trouve l’occasion il faut que je parle ou que je meure. Mais je vous assure que je ne vous aurais pas dit un mot des curieux renseignements que je viens de vous donner, si j’avais attaché la moindre importance à ce qu’on ne sût pas ce que je pense.

— C’est bien cruel à vous, miss Vernon, de ne pas me permettre d’attribuer à l’amitié les confidences que vous m’avez faites ; mais je dois les recevoir à tel titre qu’il vous plaira… Vous n’avez pas compris M. Rashleigh Osbaldistone dans votre tableau de famille… »

Elle tressaillit, je crois, à cette remarque, et se hâta de répondre, mais d’un ton beaucoup plus bas : « Pas un mot de Rashleigh ! il a l’oreille si fine quand on parle de lui, que mes paroles lui arriveraient à travers l’épaisse corpulence de Thorncliff, tout bourré qu’il est de bœuf, de pâté de venaison et de pouding.

— Soit, répondis-je ; mais j’ai regardé derrière le mur vivant qui nous sépare, avant de vous adresser ma question, et j’ai vu que la place de monsieur Rashleigh était vide… il est sorti de table.

— Je vous en conjure, soyez toujours sur vos gardes, répliqua miss Vernon, et suivez mes conseils : avant de parler de Rashleigh, montez au sommet d’Otterscope-Hill, d’où vous pouvez voir à trente milles à la ronde… placez-vous sur la pointe, parlez bien bas ; et, après tout, il n’est pas trop sûr que l’oiseau qui sillonne l’air ne lui portera point vos paroles… Rashleigh a été mon précepteur pendant quatre ans ; nous sommes tous deux ennuyés l’un de l’autre, et nous voyons avec le plus vif plaisir notre séparation prochaine.

— M. Rashleigh quitte donc le château d’Osbaldistone ?

— Oui, sous peu de jours… ne le savez-vous pas ?… Votre père est-il donc plus discret que sir Hildebrand ? Eh bien, lorsque mon oncle eut appris que vous alliez devenir son hôte pour quelque temps, et que votre père désirait avoir un de ses fils qui donne de si grandes espérances, pour remplir dans la maison de banque la place lucrative que votre entêtement laisse vacante, monsieur Francis, le bon chevalier a tenu une cour plénière de toute sa famille, y compris le sommelier, le concierge et le garde-chasse. Cette vénérable assemblée n’était pas réunie, comme vous pouvez le croire, pour vous élire un remplaçant ; car toute l’arithmétique de ses frères se bornant à savoir calculer les chances d’un combat de coqs, personne ne pouvait disputer cette place à Rashleigh. Mais une cérémonie solennelle était nécessaire pour transformer Rashleigh, de misérable prêtre catholique qu’il devait être, en un riche et heureux banquier ; et ce ne fut pas sans quelque répugnance que l’assemblée consentit à cette dégradation.

— Je conçois leurs scrupules… mais comment ont-ils passé par dessus ?

— Par le désir général, je pense, de se débarrasser de Rashleigh. Quoique le plus jeune de la famille, il est parvenu, d’une manière où d’une autre, à dominer tout le monde ; chacun sent sa propre dépendance sans pouvoir s’en affranchir. Si on a le malheur de le contrarier, on est sûr d’avoir à s’en repentir avant la fin de l’année ; et si on lui rend un service important, on est sûr de s’en repentir davantage encore.

— À ce compte, répondis-je en souriant, gare à moi ; car je suis la cause involontaire du changement de sa situation.

— Oui, gare à vous ! soit qu’il le regarde comme un avantage ou comme un désavantage… Mais voici le fromage et les radis ; on va porter la santé du roi et de l’église, c’est pour les chapelains et les dames le signal du départ, et moi, la seule femme qui soit au château d’Osbaldistone, je me retire suivant l’usage. »

À ces mots elle disparut, me laissant ébahi de la finesse, de la causticité et de la franchise qu’elle déployait dans la conversation. Je désespère de vous donner la moindre idée de son caractère, quoique je vous rapporte ses paroles aussi fidèlement que je puis m’en souvenir ; car son caractère était un mélange de simplicité naïve, de finesse naturelle, et de hardiesse étonnante, le tout modifié et rehaussé par le jeu de la plus belle physionomie que j’aie jamais vue. Quelque étrange et singulière que me parût cette excessive et confiante familiarité, il ne faut pas croire un jeune homme de vingt-deux ans assez sévère pour trouver mauvais qu’une jeune fille de dix-huit n’eût pas avec lui toute la retenue convenable. Au contraire, je m’amusais, j’étais flatté des confidences de ma jeune cousine, et cela bien qu’elle eût déclaré ne me les avoir faites que parce qu’en moi elle trouvait pour la première fois un auditeur capable de les comprendre. Avec la présomption de mon âge, qu’à coup sûr mon séjour en France n’avait guère diminuée, je m’imaginais que des traits réguliers et un extérieur agréable, avantages dont je me croyais favorisé, n’étaient pas de trop faibles titres à la confiance d’une jeune beauté. Ma vanité prenant donc cause pour miss Vernon, j’étais loin de la juger avec sévérité pour un abandon que justifiait, jusqu’à un certain point, à mes yeux, mon mérite personnel ; et mon penchant à la partialité, que le charme de sa figure et la bizarrerie de sa situation suffisaient déjà pour faire naître, ne pouvait qu’augmenter par le tact parfait qu’elle avait montré dans le choix d’un ami.

Dès que miss Vernon eut quitté la salle, la bouteille circula ou plutôt courut sans relâche autour de la table. Mon éducation faite en pays étranger m’avait inspiré un vif dégoût pour l’intempérance, vice trop commun alors, et même aujourd’hui encore, parmi mes compatriotes. Les discours qui assaisonnaient de telles orgies ne me plaisaient pas davantage ; et si quelque chose pouvait me les faire paraître plus révoltants, c’était de les entendre dans la bouche de personnes de ma famille. Je saisis donc une occasion favorable, et m’échappai par une porte latérale, conduisant je ne sais où, plutôt que de supporter davantage la vue d’un père se livrant avec ses fils à une dégradante débauche, et tenant avec eux les propos les plus grossiers. Je fus poursuivi, comme je m’y attendais, et déclaré déserteur des drapeaux de Bacchus. Lorsque j’entendis les cris et les clameurs ainsi que le bruit des grosses bottes de mes cousins, qui me poursuivaient sur l’escalier tournant que je descendais, je compris que j’allais être arrêté si je ne mettais les chasseurs en défaut. J’ouvris donc une lucarne qui donnait sur un jardin à la vieille mode, et comme la hauteur n’excédait pas six pieds, je n’hésitai pas ; je sautai, et j’entendis derrière moi les cris de « Oh ! ohé ! il est sauvé ! il est sauvé. » J’enfilai une allée, j’en traversai une autre en courant ; et me croyant alors à l’abri de tout danger et de toute poursuite, je ralentis ma course et marchai d’un pas tranquille, pour jouir de la fraîcheur de l’air que les fumées du vin que j’avais été forcé d’avaler, aussi bien que la rapidité de ma fuite, rendaient doublement agréable.

Tout en me promenant, je rencontrai le jardinier qui arrosait, et je le saluai en m’arrêtant pour le voir travailler. « Bon soir, l’ami.

— Bonsoir… bonsoir, » répondit l’homme sans me regarder, et d’un ton qui, au premier mot, annonçait son extraction écossaise.

« Voilà un beau temps pour vous, l’ami.

— On n’a pas beaucoup à s’en plaindre, » répondit l’homme avec cette réserve que les jardiniers et les fermiers mettent toujours à louer le temps le plus beau. Alors levant la tête comme pour voir qui lui parlait, il porta la main à son bonnet avec un air de respect, et ajouta : « Eh ! Dieu me garde !… ça éblouit les yeux que de voir si tard dans le jardin un beau jistocorps brodé.

— Un beau…. quoi, l’ami ?

— Oui un jistocorps… c’est une jaquette comme la vôtre, là. Ils ont autre chose à faire, eux, là-haut… c’est de la déboutonner pour faire place au bœuf, au pouding soufflé, et au bon vin sans doute… c’est ordinairement leur lecture du soir, de ce côté de la frontière.

— On ne fait pas assez bonne chère dans votre pays, mon bon ami, répliquai-je, pour être tenté de rester si tard à table.

— Ah ! monsieur, vous connaissez bien mal l’Écosse ; ce n’est pas faute de bonnes choses… Nous avons ce qu’il y a de mieux en poisson, gibier et volaille, en poireaux, carottes, navets et autres légumes ; mais nous sommes sobres et réservée sur notre bouche. Ici, au contraire, c’est un vacarme, un tumulte dans la cuisine, dans la salle à manger, depuis un bout des vingt-quatre heures jusqu’à l’autre même leurs jours de jeûne… et ils appellent cela jeûner, quand on leur apporte au grand galop les meilleurs poissons de mer de Hartlepool et de Sunderland :… truites, aloses, saumons, que sais-je enfin ? de sorte qu’ils font de leur abstinence une espèce de luxure et d’abomination ; et puis les messes et les matines perdues de ces malheureuses âmes dupées… Mais je devrais me taire, car Votre Honneur est sans doute un romain comme les autres.

— Non, mon ami, je suis presbystérien anglais, ou non conformiste.

— La main droite de la bonne amitié à Votre Honneur, alors, » s’écria le jardinier avec autant de joie que ses traits grossiers étaient capables d’en exprimer ; et pour montrer que sa bienveillance ne se bornait pas à des paroles, il tira une énorme tabatière en corne, sa plate-bande, comme il l’appelait, et m’offrit une prise avec une grimace toute fraternelle.

Après avoir accepté, je lui demandai s’il y avait long-temps qu’il servait au château d’Osbaldistone.

« Ah ! dit-il en regardant le château, voilà bien vingt-quatre ans que je suis exposé aux bêtes sauvages d’Éphèse, aussi vrai que je me nomme André Fairservice.

— Mais, mon excellent ami André Fairservice[60], si votre religion et votre tempérance sont si fort choquées par les rites romains et la gloutonnerie des gens du nord, il me semble que vous avez sans motif fait une bien longue pénitence, car vous auriez pu vous placer chez des maîtres qui mangeassent moins et fussent plus orthodoxes dans leur culte. Ce n’est sans doute pas faute de talent si vous n’occupez pas une place mieux à votre convenance ?

— Il ne m’appartient pas de parler de mon savoir faire, » dit André ; en promenant avec complaisance ses yeux autour de lui ; « mais vraiment je sais façonner un jardin. Oh ! j’entends mon métier, car je suis de la paroisse de Dreepdaily, où l’on fait pousser les légumes sous verre et lever le plant bien avant la saison… Et, à vrai dire, voilà vingt-quatre ans que je recule de terme en terme ; mais quand le jour arrive, il y a toujours quelque chose à fleurir que je voudrais voir fleuri… ou quelque chose à mûrir que je voudrais voir mûr… ou quelque chose à semer que je voudrais voir levé si bien que, de la fin d’une année à la fin d’une autre, je suis encore là. Et si je vous disais que pour sûr je quitte à la Chandeleur, je n’en serais pas plus certain qu’il y a vingt ans ; après tout, je me retrouverais encore ici bêchant mes plates-bandes… Apprenez cependant, pour dégoiser toute l’histoire à Votre Honneur, qu’André n’a pu trouver de meilleure place ; mais si Votre Honneur voulait seulement m’en indiquer une où j’entendrais la pure doctrine, où j’aurais de l’herbe de quoi nourrir une vache, une chaumière, un arpent de terre, et plus de dix livres par an pour mes gages, et où il n’y eut pas de dames de ville pour compter les pêches, je vous serais bien redevable.

— Bravo, André ? je vois que si vous ne trouvez pas, ce n’est pas faute de demander.

— Et pourquoi non, s’il vous plaît ? Faut-il attendre des siècles pour qu’on découvre enfin nos talents ?

— Mais il me semble que vous n’aimez guère les femmes ?

— Non, par ma foi ! depuis le père Adam, elles sont la damnation des jardiniers. Tenez ! ce sont de mauvaises pratiques ; elles sont toujours après les abricots, les poires, les pêches, les pommes, été comme hiver, sans songer aux saisons. Mais, Dieu soit loué ! nous n’avons pas de ces pestes-là ici, excepté la vieille Marthe ; et encore elle est assez contente quand je laisse les bambins de sa sœur cueillir les mûres de la haie lorsqu’ils viennent prendre le thé les dimanches dans la loge du concierge, et quand je lui donne, de temps à autre, dans la semaine, des poires cuites pour son souper.

— Vous oubliez votre jeune maîtresse.

— Quelle maîtresse que j’oublie ? Qui voulez-vous dire ?

— Votre jeune maîtresse, miss Vernon.

— Ah ! la jeune miss Vernon ? Elle n’est pas ma maîtresse, monsieur. Je souhaiterais qu’elle fût sa maîtresse, et je souhaite aussi qu’elle ne soit la maîtresse de personne d’ici long-temps. C’est un fameux brin de fille, allez !

— En vérité ! m’écriai-je, intéressé plus vivement que je n’osais me l’avouer ou le lui laisser voir. Mais, André, vous connaissez tous les secrets de la famille ?

— Si je les connais, je dois les garder, répondit André ; ils ne travailleront pas dans ma bouche comme de l’orge dans un tonneau, je vous jure. Miss Die est… mais ce n’est ni bœuf ni bouillon pour moi. »

Et il se mit à bêcher avec une ardeur apparente.

« Qu’est miss Vernon, André ? Je suis un ami de la famille, et je voudrais la connaître.

— Tout, excepté une bonne fille, j’en ai peur, » dit André fermant un œil et remuant la tête d’un air grave et mystérieux ; « un peu réjouie… Votre Honneur me comprend ?

— Non, en vérité, non, André, et je voudrais que vous parlassiez plus clairement, » dis-je en glissant une couronne dans sa main calleuse. André sourit, ou plutôt grimaça de plaisir, tout en ouvrant son gilet avec lenteur pour mettre cet argent dans sa poche ; puis, comme un homme qui devine ce dont il retourne, il croisa les bras sur sa bêche, et, donnant à ses traits la plus importante gravité, il me dit d’un ton tout à fait confidentiel :

« Vous saurez donc, mon jeune monsieur, puisque vous désirez le savoir, que miss Vernon est… »

Ici, s’arrêtant soudain, il tira ses joues en dedans jusqu’à ce que sa mâchoire et son menton pointu prissent la forme d’un casse-noisette, cligna encore une fois de l’œil, fronça les sourcils, remua la tête, et sembla croire que l’expression de sa physionomie suppléait aux détails que sa langue n’avait pas donnés.

« Bon Dieu ! m’écriai-je, si jeune, si belle, et si tôt perdue !

— En vérité, vous pouvez le dire… perdue, comme on dit, corps et âme ; d’abord elle est papiste, et de plus elle… » Sa circonspection d’Écossais l’emporta, et il se tut encore une fois.

« Elle est… quoi ? l’ami, repris-je vivement ; je veux savoir ce que tout cela signifie.

— Eh bien, c’est la plus fougueuse jacobite du comté.

— Ah ! ah ! jacobite ?… Est-ce là tout ? »

André me regarda avec étonnement en m’entendant traiter avec tant de légèreté une telle confidence ; puis murmurant : « Eh bien, c’est pourtant ce que je sais de pire sur elle, » il reprit sa bêche, comme le roi des Vandales dans le dernier roman de

Marmontel.


CHAPITRE VII.

L’ACCUSATION.


Le shérif, avec une escorte nombreuse, est à la porte.
Shakspeare. Henri IV, première partie.


Ce ne fut pas sans peine que je découvris l’appartement qu’on me destinait. Après m’être acquis la bienveillance et les attentions des domestiques de mon oncle par des arguments qu’ils comprirent très-facilement, je me retirai dans ma chambre pour le reste de la soirée, conjecturant, d’après les dispositions dans lesquelles j’avais laissé mes cousins, et le bruit que j’entendais au loin dans la salle de pierre (c’était le nom de leur salle à manger), qu’ils ne devaient pas être pour un homme sobre une société fort agréable.

Quelle pouvait être l’intention de mon père en m’envoyant demeurer dans cette étrange famille ? Telle fut la première et la plus naturelle de mes réflexions. Mon oncle évidemment me recevait comme si j’allais faire un long séjour au château, et sa grossière hospitalité le rendait aussi indifférent que le roi Hal[61] sur le nombre des gens qui mangeaient à ses frais. ]Mais il était clair que ma présence ou mon absence serait aussi peu importante à ses yeux que celle d’un de ses laquais en livrée bleue. Mes cousins n’étaient que des oursons. Je devais perdre dans leur compagnie, si je la recherchais, les formes polies, les manières élégantes que j’avais acquises ; et tout ce que je pouvais y apprendre de meilleur, c’était à éverrer les chiens, à saigner les chevaux et à chasser le renard. Je ne pus imaginer qu’une raison, qui probablement était la véritable : mon père regardait la vie qu’on menait au château d’Osbaldistone comme une conséquence naturelle et forcée de la position de tout gentilhomme campagnard ; et il désirait, en me mettant à même de goûter des plaisirs dont il savait que je serais bientôt dégoûté, me déterminer, s’il était possible, à prendre une part active à ses affaires. Cependant il employait Rashleigh Osbaldistone dans sa maison de commerce. Mais il avait des moyens de lui trouver une place, et même avantageuse, dès qu’il voudrait se débarrasser de lui ; et quoique j’éprouvasse un certain remords de conscience en songeant que par ma faute Rashleigh, un drôle tel que miss Vernon me l’avait peint, allait s’introduire dans la maison de mon père… peut-être dans sa confiance… je le fis taire en me disant que mon père était maître absolu de ses affaires, qu’il n’était pas homme à se laisser duper ou influencer, et que mes préventions contre mon jeune cousin m’avaient été suggérées par une jeune fille bizarre et irréfléchie, dont la franchise et l’étourderie devaient me mettre en garde contre une opinion prise trop légèrement peut-être. Mes pensées se reportèrent alors naturellement sur miss Vernon, sur son extrême beauté, sur sa situation toute particulière, abandonnée à elle-même, à ses propres lumières, sans guide, sans défenseur ; enfin, sur son caractère en général, qui offrait cette variété de charmes qui piquent notre curiosité et attirent notre attention en dépit de nous-mêmes. J’avais assez de bon sens pour voir que la compagnie de cette singulière jeune fille et les occasions nombreuses qui se présenteraient de nous trouver seuls ensemble augmenteraient les dangers de mon séjour au château, si elles en diminuaient l’ennui ; mais je ne pus, malgré tous les efforts de ma prudence, envisager avec beaucoup d’effroi la chance nouvelle et bizarre que j’allais courir. Je levai encore ce scrupule, comme les jeunes gens lèvent toutes les difficultés de ce genre… je serai circonspect, toujours sur mes gardes ; je verrai dans miss Vernon plutôt un compagnon qu’une amie ; et tout ira bien. Je m’endormis au milieu de ces réflexions, ma dernière pensée s’arrêtant naturellement sur miss Vernon.

Si je la revis en rêve, je ne pourrais le dire, car j’étais harassé et mon sommeil fut profond ; mais ce fut la première personne à qui je pensai le lendemain, réveillé à la pointe du jour par les gaies fanfares du cor de chasse. Me lever, faire seller mon cheval, fut l’affaire de deux minutes, et bientôt je descendis dans la cour, où hommes, chiens et chevaux, étaient déjà prêts. Mon oncle, qui peut-être ne s’attendait pas à trouver un ardent chasseur dans son neveu élevé en pays étranger, sembla fort surpris de me voir, et je crus remarquer dans son bonjour moins de cordialité et de franchise que dans son premier accueil. « Te voilà mon garçon ! — Oui, la jeunesse est téméraire. — Mais gare à toi !… songe à la vieille ballade :


En galopant comme un fou
Sur le bord d’un précipice,
On peut s’y casser le cou. »


Il y a peu de jeunes gens, même parmi les plus rigides moralistes, qui n’aimeraient pas mieux, je crois, s’entendre reprocher quelque peccadille que de se voir accusés de maladresse à monter à cheval. Comme je ne manquais ni d’adresse ni de courage, je fus piqué de la remarque de mon oncle, et l’assurai qu’il me trouverait toujours des premiers à suivre les chiens. »

« Je n’en doute pas, mon garçon, répondit-il, tu es bon cavalier, je gage ; mais de la prudence. Ton père, en t’envoyant ici, m’a chargé de te dompter, et je ne sais si je dois te mener par la bride ou avoir quelqu’un pour te conduire par le licou, en cas que tu regimbes. »

Comme ce discours était tout à fait inintelligible pour moi, que d’ailleurs il était débité comme une sorte d’à parte par lequel mon très-honoré oncle exprimait des idées qui lui passaient par l’esprit, il me parut que son intention n’était pas de me donner un conseil, et que ces paroles avaient rapport à ma désertion de la veille, ou que mon oncle se ressentait encore des excès de la nuit et que sa bonne humeur en souffrait d’autant. Je me bornai à me promettre, s’il remplissait mal les devoirs de l’hospitalité, de n’être pas long-temps son hôte, et je saluai avec empressement miss Vernon, qui venait gaiement me souhaiter le bonjour. J’échangeai aussi quelques compliments avec mes cousins ; mais je vis qu’ils prenaient un malicieux plaisir à critiquer mon habit et mon accoutrement, depuis mon chapeau jusqu’à mes éperons, leur ridicule patriotisme les portant à rire aux éclats de ce qui était pour eux nouveau et d’une apparence étrangère ; feignant alors de ne pas remarquer leurs grimaces, leurs chuchotements, ne les honorant pas même d’un regard de mépris, je m’attachai à miss Vernon comme à la seule personne à laquelle il fût possible de tenir compagnie. Me plaçant donc à ses côtés, je partis avec toute la troupe pour le bois où nous devions chasser. C’était un taillis qui couvrait tout le flanc d’une immense colline. Tout en galopant je fis remarquer à Diana que je ne voyais pas mon cousin Rashleigh. « Oh ? non, répondit-elle, c’est un fier chasseur, mais à la mode de Nemrod ; son gibier est l’homme. »

Les chiens s’élancèrent alors à travers le taillis, encouragés par les cris des chasseurs ; tout était agitation, tumulte, activité. Mes cousins étaient trop occupés de la grande affaire du matin pour songer davantage à moi, sinon que j’entendis Dickon le palefrenier dire tout bas à Wilfred l’imbécile : « Regardons si notre cousin français ne va pas tomber au premier saut.

— Français ? répondit Wilfred ; oh, sans doute, car il a un drôle de cordon à son chapeau. »

Toutefois, Thorncliff qui, malgré sa rudesse, ne semblait pas tout à fait insensible à la beauté de sa cousine, paraissait résolu à nous tenir compagnie de plus près que son frère, peut-être pour épier ce qui se passait entre miss Vernon et moi, peut-être pour mieux jouir de mon inhabileté à la chasse. Sur ce dernier point il fut bien trompé. Après une battue inutile qui dura presque toute la matinée, on dépista enfin un renard qui nous fit courir pendant deux heures, et, malgré le mauvais présage du cordon français de mon chapeau, je remplis mon rôle de chasseur à l’admiration de mon oncle et de miss Vernon, au secret désappointement de ceux qui s’attendaient à rire de moi. Cependant le renard était parvenu à mettre les chiens en défaut. Je pus alors voir combien ma cousine était impatientée de la surveillance qu’exerçait sur nous Thorncliff Osbaldistone ; et comme, aussi active que hardie, elle n’hésitait jamais à prendre le plus court moyen pour satisfaire un caprice du moment, elle lui dit d’un ton de reproche : « Je m’étonne, Thornie, que vous restiez pendu toute la matinée à la croupe de mon cheval, quand vous savez que les terriers vers le moulin de Woolverton ne sont pas bouchés.

— C’est que je n’en savais rien, miss Die, car le meunier m’a juré hier, à la nuit, qu’il les avait bouchés à midi.

— Fi donc, Thornie, vous en rapportez-vous à la parole d’un meunier ?… Et ces terriers, encore, qui nous ont fait manquer trois fois le renard cet automne ? Pourtant vous montez votre jument grise, qui pourrait vous y mener et vous ramener en dix minutes ?

— Eh bien ? miss Die, je vole à Woolverton, et si les terriers ne sont pas bouchés, je vous réponds que je frotterai joliment les os au meunier Duk.

— Courez, mon cher Thornie ; houspillez le drôle comme il faut… Vite… Partez… En avant ? » Thorncliff partit au galop. « Ou soyez houspillé vous-même, j’en serai tout aussi satisfaite… Je dois leur apprendre à tous la discipline et l’obéissance au signal du commandement. Je lève un régiment, savez-vous ? Thornie sera mon sergent-major, Dickon mon maître écuyer, et Wilfred, avec sa grosse voix nasillarde qui mâche toujours trois syllabes à la fois, sera mon tambour.

— Et Rashleigh ?

— Rashleigh sera éclaireur en chef.

— Et ne trouverez-vous pas à m’employer, mon charmant colonel ?

— Vous serez, à votre choix, maître payeur ou maître pillard au régiment[62]. Mais voyez comme les chiens sont en défaut. Allons, monsieur Frank, ils ont perdu la voie et ne la retrouveront pas d’aujourd’hui. Suivez-moi, j’ai une belle chose à vous montrer.

En effet, elle gravit jusqu’au sommet d’une riante colline qui dominait au loin la campagne. Promenant ses yeux tout à l’entour pour voir s’il n’y avait personne près de nous, elle fit avancer son cheval derrière un bouquet de bouleaux qui nous séparait du reste de la chasse. « Voyez-vous, me dit-elle, cette montagne en pointe, brune et couverte de bruyères, qui a comme une tache blanche sur la pente ?

— Qui termine cette longue chaîne de collines coupée par des marais ?… Je la vois distinctement.

— Cette tache blanche est un roc appelé Hawkesmore-Crag, et Hawkesmore-Crag est en Écosse.

— En vérité ? je ne croyais pas que nous fussions si près de l’Écosse.

— Oui, c’est la vérité même, et votre cheval vous y conduira en deux heures.

— Je ne lui en donnerai pas la peine. Mais la distance est bien de dix-huit milles à vol d’oiseau.

— Vous pourrez prendre ma jument, si vous la croyez moins lasse… Je vous répète qu’en deux heures vous pourrez être en Écosse.

— Et je vous répète que j’ai si peu d’envie d’y être, que si la tête de mon cheval avait passé la frontière, je ne donnerais pas à la queue la peine de la suivre. Qu’irais-je faire en Écosse ?

— Pourvoir à votre sûreté, s’il faut que je vous parle clairement. Me comprenez-vous à présent, monsieur Frank ?

— Pas du tout ; vous êtes de plus en plus énigmatique.

— Alors, en vérité, ou vous vous défiez de moi bien injustement, et vous êtes plus hypocrite encore que Rashleigh Osbaldistone, ou vous ignorez tout ce qu’on vous impute. Mais non, je me trompe, comme me le prouve votre air sérieux, si sérieux que j’ai peine à ne pas rire en vous regardant.

— « D’honneur, miss Vernon, » répondis-je, impatienté de sa gaieté intempestive et enfantine, « je n’ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire. Je suis heureux de vous fournir un sujet d’amusement, mais j’ignore tout à fait en quoi il consiste.

— Après tout, ce n’est pas une plaisanterie, dit-elle en reprenant son sérieux ; mais certaines gens ont l’air si drôle quand une vive inquiétude les tourmente !… Mais je cesse de plaisanter : connaissez-vous un nommé Moray, ou Morris, un nom comme cela ?

— Non pas que je me rappelle.

— Réfléchissez un peu… N’avez vous pas fait route ces jours-ci avec un voyageur de ce nom ?

— Le seul que j’aie accompagné quelque temps était un homme dont l’âme semblait cachée dans son porte-manteau.

— C’était donc comme le licencié Pedro de Garcias dont l’âme était parmi ses ducats dans sa bourse de cuir. Votre compagnon a été volé, et il vous accuse de complicité dans la violence qui lui a été faite.

— Vous plaisantez, miss Vernon !

— Non, je vous jure… c’est l’exacte vérité.

— Et croyez-vous, » lui dis-je avec une violente agitation que je ne cherchais pas à contenir, « croyez-vous que cette accusation soit méritée ?

— Vous m’appelleriez, j’imagine, sur le terrain, après un tel affront, si j’avais l’avantage d’être homme… Vous pouvez encore le faire, si vous le voulez… je sais me battre aussi bien que franchir une palissade.

— Et de plus, vous êtes colonel d’un régiment de cavalerie, » répondis-je, sentant combien il était ridicule de me fâcher avec elle… « Mais expliquez-moi toute cette plaisanterie !

— Ce n’est pas une plaisanterie, vraiment, dit Diana : on vous accuse d’avoir volé cet homme, et mon oncle le croit aussi bien que je l’ai cru.

— Sur mon honneur, je suis bien obligé à mes amis de la bonne opinion qu’ils ont de moi !

— Voyons, tâchez de rester tranquille, quittez cet air hagard, et ne humez pas l’air comme un cheval qui a peur… le mal n’est pas si grand que vous pensez… On ne vous met pas sur le dos un petit larcin, une félonie vulgaire… non : cet homme est un employé du gouvernement ; il portait, tant en espèces qu’en billets, l’argent destiné à la solde des troupes qui sont dans le nord. On lui a aussi dérobé, dit-on, des dépêches fort importantes.

— Alors, ce n’est plus seulement de vol, c’est de haute trahison que je suis accusé ?

— Eh ! oui. C’est un crime qui, vous le savez, fut de tout temps le propre d’un gentilhomme. Il ne manque pas de personnes dans ce pays, et vous en avez une à un pas de vous, qui regardent comme une bonne action de nuire, par tous les moyens possibles, au gouvernement de Hanovre.

— Mes opinions en politique et en morale, miss Vernon, ne sont pas d’une nature aussi accommodante.

— Je commence réellement à croire que vous êtes presbytérien ou Hanovrien en diable. Mais qu’allez-vous faire ?

— Répondre sur-le-champ à cette atroce calomnie… Devant qui cette accusation extraordinaire est-elle portée ?

— Devant le vieux juge Inglewood, qui a montré assez de répugnance à la recevoir. Il a secrètement engagé mon oncle, je pense, à vous faire partir promptement pour l’Écosse, afin que vous échappiez au mandat d’arrêt. Mais mon oncle sent que sa religion et ses vieilles amitiés excitent encore les soupçons du gouvernement, et que si on savait qu’il eut favorisé votre évasion, il serait désarmé, et, ce qui est le pire des malheurs pour lui, démonté sans doute, comme papiste, comme jacobite et comme personne suspecte[63].

— Je conçois qu’il aimerait mieux trahir son neveu que perdre ses chevaux de chasse.

— Dites son neveu, ses nièces, ses fils… ses filles, s’il en avait, et toute sa génération ! Ne vous liez donc pas à lui, même un seul instant, mais prenez le galop, avant qu’on exécute la prise de corps.

— Je pars à l’instant, mais c’est pour me rendre à la maison de ce juge Inglewood. Où demeure-t-il ?

— À cinq milles d’ici environ, dans la plaine, derrière ces plantations… vous voyez d’ici la tourelle du château.

— J’y serai dans cinq minutes, » lui dis-je en faisant avancer mon cheval.

« Et je vais vous montrer le chemin, » dit-elle en poussant aussi le sien.

« Vous n’y pensez pas ! miss Vernon. Il n’est pas… excusez la franchise d’un ami… il n’est pas convenable, il n’est pas décent que vous m’accompagniez dans une telle circonstance.

— Je vous comprends, dit miss Vernon (une légère rougeur colorait son beau front) ;… c’est fort bien parlé… » puis, après un instant de réflexion, elle ajouta : « et je reconnais que votre intention est bonne.

— Oh ! miss Vernon, pouvez-vous penser que je sois insensible à l’intérêt que vous me témoignez, que je sois un ingrat ? » m’écriai-je, avec plus de chaleur peut-être que je n’aurais voulu. « Cette nouvelle preuve de votre amitié m’est très précieuse, mais je ne dois pas l’accepter, je ne dois pas vous laisser suivre l’impulsion de votre générosité : non, par égard pour vous, je ne le souffrirai pas. Cette démarche serait trop publique ; ce serait presque comparaître devant toute une cour de justice.

— Et quand ce serait en réalité tout à fait comparaître devant une cour de justice, croyez-vous que j’hésiterais à m’y présenter pour défendre un ami ? Vous n’avez personne pour vous protéger… vous êtes étranger ; et dans ce pays de frontières les juges font d’étranges bévues. Mon oncle ne veut pas se troubler la tête de votre affaire ;… Rashleigh est absent, et fût-il ici, je ne sais quel parti il prendrait ; vos cousins sont plus stupides, plus brutes les uns que les autres : j’irai donc avec vous, et je ne désespère pas de vous servir. Je ne suis pas de ces belles dames qu’un livre de jurisprudence, le jargon barbare et les immenses perruques des hommes de loi font mourir de frayeur.

— Mais, ma chère miss Vernon…

— Mais, mon cher monsieur Francis, restez tranquille, et laissez-moi agir à ma guise ; car lorsque je prends le mors aux dents, il n’est pas de frein capable de m’arrêter. »

Flatté de l’intérêt qu’une si aimable créature semblait prendre à mon destin, mais contrarié du ridicule qu’il y avait à amener avec moi pour avocat une jeune fille de dix-huit ans, et sérieusement inquiet de la fâcheuse interprétation qu’on pouvait donner à sa conduite, je fis tout mon possible pour la dissuader de me suivre chez le juge Inglewood. Ma volontaire cousine me déclara net que mes efforts étaient peine perdue ; qu’elle était une véritable Vernon ; qu’ainsi, aucune considération, pas même celle de ne pouvoir lui être que d’un faible secours, ne la déterminerait à abandonner un ami malheureux ; que toutes mes raisons, bonnes sans doute pour des demoiselles bien prudentes, bien élevées, sortant de leur pensionnat, n’avaient aucun poids sur elle, habituée qu’elle était à ne faire jamais d’autre volonté que la sienne. »

Cependant nous approchions toujours du château, et miss Vernon, sans doute pour mettre fin à mes remontrances, me fit un portrait grotesque du magistrat Inglewood et de son clerc. Inglewood était, à l’en croire, un jacobite blanchi, c’est-à-dire un homme qui, après avoir long-temps refusé serment au gouvernement comme la plupart des gentilshommes du comté, s’y était enfin résigné afin de pouvoir être nommé juge de paix. « Il l’a fait, me dit-elle, pour se rendre aux vives instances de tous les seigneurs ses voisins, qui voyaient avec regret que le palladium des amusements champêtres, les lois sur la chasse, tombaient en désuétude, faute d’un magistrat pour les faire exécuter, le tribunal de justice le plus voisin étant celui du maire de Newcastle, qui, préférant au gibier vivant le gibier convenablement accommodé, favorisait le braconnier au détriment du chasseur. Voyant donc qu’il était urgent que l’un d’eux sacrifiât ses scrupules de fidélité jacobite au bien de la communauté, les gentilshommes campagnards du Northumberland jetèrent les yeux sur M. Inglewood, dont les opinions et le caractère peu prononcés devaient, pensaient-ils, se plier aisément à toute croyance politique. Après s’être procuré le corps du tribunal, il fallut s’occuper de lui donner une âme qui, sous le nom de clerc, dirigeât les mouvements de la machine. Leur choix tomba sur un malin procureur de Newcastle, appelé Jobson, qui, pour varier ma métaphore, trouve que c’est un assez bon métier que de débiter la justice à l’enseigne de M. Inglewood. Et comme ses émoluments dépendent de la quantité d’affaires qui lui arrivent, il a soin que la salle d’audience soit toujours bien garnie : le juge en perd la tête. Enfin il n’est pas à dix milles à la ronde une marchande de pommes qui puisse faire son compte avec la fruitière sans une audience, que le juge voudrait bien refuser, mais que son malin clerc, M. Joseph Jobson, sait lui faire obtenir. Les scènes les plus ridicules ont lieu quand les affaires qui viennent devant eux ont, comme la vôtre, une teinte politique. M. Joseph Jobson (et il a de fort bonnes raisons pour cela) est un zélé défenseur de la religion protestante et non moins chaud partisan de la révolution opérée dans l’État que de la réforme opérée dans l’Église. De son côté, le digne magistrat tient encore, par habitude, aux opinions qu’il professa avant le jour où il se relâcha de ses principes politiques dans le but patriotique de faire observer les lois contre les destructeurs non autorisés de la bête fauve, des coqs de bruyère, des perdrix et des lièvres ; et il se trouve fort embarrassé quand le zèle de son clerc l’entraîne dans des procédures judiciaires qui ont rapport à son ancienne croyance : au lieu de seconder cette ardeur, il manque rarement d’y répondre par une double dose d’indolence et d’inactivité. Cette indolence ne vient pas toutefois d’une véritable apathie : au contraire, pour un homme qui met tout son plaisir à boire et à manger, il est vif et gai, c’est un bon vieux vivant ; mais c’est ce qui rend sa nonchalance affectée plus plaisante encore. En pareille occasion, il faut voir Joseph Jobson semblable à une haridelle poussive attelée à une charrette pesante, s’agiter, se démener, crier pour mettre le juge en mouvement, tandis que le poids énorme de la machine dont les roues gémissent, craquent et tournent à peine, résiste à tous les efforts du courageux quadrupède qui ne peut la faire avancer qu’imperceptiblement. Le malheureux bidet a encore un autre sujet de plainte : cette même machine qu’il a souvent tant de peine à mettre en mouvement, roule parfois un train d’enfer, entraînant avec elle le cheval qui cherche vainement à l’arrêter, et cela quand il s’agit de rendre service à quelque ancien ami de M. Inglewood. M. Jobson dit alors qu’il porterait plainte au secrétaire d’état pour le département de l’intérieur, s’il n’était retenu par l’intérêt et l’amitié toute particulière qu’il porte à M. Inglewood et à sa famille. »

Comme miss Vernon terminait cette description grotesque, nous arrivâmes en face du château d’Inglewood, édifice superbe quoique ancien, qui annonçait l’importance de cette famille.


CHAPITRE VIII.

LE JUGE ET L’AUDIENCE.


Monsieur, dit l’homme de loi, sans vous flatter, vous avez une aussi bonne et aussi belle batterie de cuisine que personne puisse désirer, et le plus orgueilleux ne rougirait pas de la demander.
Butler.


Après avoir donné nos chevaux à un domestique qui portait la livrée de sir Hildebrand, et que nous trouvâmes dans la cour, nous entrâmes dans la maison. Je fus très-surpris, et ma belle compagne encore davantage, de rencontrer dans le vestibule Rashleigh Osbaldistone, qui parut tout aussi étonné de nous voir.

« Rashleigh, » dit miss Vernon sans lui donner le temps de nous adresser aucune question, « vous connaissiez l’affaire de M. Francis, et vous êtes venu en causer avec le juge de paix ?

— Oui, répondit Rashleigh froidement ; c’est dans cette intention que je suis venu. J’ai tâché, dit-il en me saluant, de rendre à mon cousin tous les services qui dépendaient de moi ; mais je suis fâché de le rencontrer ici.

— Comme ami et parent, M. Osbaldistone, vous devriez plutôt être fâché de me trouver partout ailleurs, dans un moment où l’atteinte portée à ma réputation m’appelle impérieusement ici.

— J’en conviens ; mais, à en juger d’après ce que disait mon père, j’aurais cru qu’une prompte retraite en Écosse, jusqu’à ce que l’affaire fût tout doucement calmée… »

Je répondis avec chaleur que je n’avais pas de mesure à garder ; que, loin de désirer assoupir cette affaire, j’étais venu pour dévoiler une infâme calomnie, déterminé à en découvrir l’origine.

« M. Francis Osbaldistone est innocent, Rashleigh, dit miss Vernon ; il demande qu’on examine l’accusation portée contre lui, et je viens le défendre.

— Vous, ma jolie cousine ? J’aurais cru que ma présence, en pareille occasion, devait être plus utile que la vôtre à M. Francis Osbaldistone, plus convenable, du moins.

— Oh, sans doute ; mais, vous savez, deux têtes valent mieux qu’une.

— Surtout une tête comme la vôtre, ma charmante Die, » répliqua Rashleigh en s’avançant et en lui prenant la main avec une familiarité qui me le fit trouver cinquante fois plus laid encore que la nature ne l’avait fait. Miss Vernon l’amena à l’écart, et ils causèrent à voix basse : elle paraissait lui demander avec instance une chose qu’il ne voulait ou ne pouvait lui accorder. Je ne vis jamais contraste plus frappant entre l’expression de deux figures : sur celle de miss Vernon, la colère fit bientôt place à l’inquiétude ; ses yeux et ses joues s’animèrent ; son teint se colora ; elle agitait la main, et frappant du pied, elle paraissait écouter avec mépris et indignation les excuses que Rashleigh, à son air de déférence polie, à son sourire affecté et respectueux, à sa posture embarrassée, me semblait déposer aux pieds de sa cousine. À la fin, elle le quitta brusquement en lui disant. « Je le veux !

— Ce n’est pas en mon pouvoir, c’est absolument impossible ! Le croiriez-vous, monsieur Osbaldistone ? dit-il en s’adressant à moi.

— Êtes-vous fou ? s’écria-t-elle en l’interrompant.

— Le croiriez-vous ? poursuivit Rashleigh : miss Vernon veut non seulement que je sois convaincu de votre innocence, et sur ce point il n’est pas de conviction plus intime que la mienne, mais encore que je connaisse les véritables auteurs du vol… si toutefois ce vol a jamais été commis. Est-ce raisonnable, monsieur Osbaldistone ?

— Pourquoi en appeler à M. Osbaldistone, Rashleigh ? dit la jeune miss : il ne connaît pas, comme moi, l’étendue des renseignements que votre incroyable sagacité peut vous faire obtenir.

— Foi de gentilhomme, vous me faites plus d’honneur que je ne mérite.

— Justice, Rashleigh, rien que justice… c’est seulement justice que je réclame de vous…

— Vous êtes un tyran, Diana, répondit-il avec une sorte de soupir, un capricieux tyran, et vous gouvernez vos amis avec un sceptre de fer : mais je vous contenterai cette fois encore. Pourtant vous ne devez pas rester ici ; vous savez que vous ne devez pas… il faut que vous retourniez avec moi. »

Quittant alors Diana, qui semblait rester indécise, il m’aborda d’un air fort amical, et me dit : « Comptez sur mon zèle à vous servir, monsieur Osbaldistone ; si je vous quitte en ce moment, ce n’est que pour le faire plus efficacement. Mais il faut que vous employiez votre influence sur ma cousine pour la décider à venir avec moi : sa présence ici ne peut vous être utile, et nuirait sans doute à sa réputation.

— Je vous assure, monsieur, que j’en suis convaincu autant que vous. J’ai supplié miss Vernon de retourner sur ses pas, mais inutilement.

— Toute réflexion faite, » répliqua miss Vernon après un instant de silence, « je ne m’en irai pas avant de vous voir sain et sauf hors des mains des Philistins. Notre cousin Rashleigh, j’ose le dire, a ses raisons particulières ; mais lui et moi nous sommes de vieilles connaissances. Rashleigh, je ne m’en irai pas… Je sais, » ajouta-t-elle d’un ton plus doux, « que si je reste ici, ce sera un motif de plus pour vous de faire diligence.

— Restez donc, fille méchante et obstinée, dit Rashleigh ; vous ne savez que trop bien à qui vous parlez. Il se précipita hors du vestibule, et une minute après nous entendîmes le galop de son cheval.

« Dieu merci ! dit Diana, il est parti ; maintenant allons trouver le juge.

— Ne serait-il pas mieux d’appeler un domestique ?

— Oh ! nullement ; je connais le chemin qui mène à sa tanière nous tomberons sur lui à l’improviste… Suivez-moi. »

Je la suivis donc. Elle gravit un petit escalier obscur, suivit un corridor mal éclairé, et entra dans une espèce d’antichambre tapissée de vieilles cartes, de plans d’architecture et d’arbres généalogues. Une porte à deux battants conduisait de là dans la salle à manger de M. Inglewood, d’où nous entendîmes ce refrain d’une vieille chanson, répété par une voix qui, dans son temps, devait fort bien convenir aux chansons à boire :


Celui qui dira non à fille de seize ans
Mérite sans miséricorde
Pour cravate une corde.


« Oh, oh ! dit miss Vernon, le cher juge a déjà dîné ; je ne croyais pas qu’il fût si tard. »

En effet M. Inglewood, dont l’appétit avait été ce jour-là aiguisé par une longue séance, avait avancé son second repas, et dîné à midi au lieu d’une heure, car on dînait alors à une heure en Angleterre. Les divers événements du matin nous disaient arriver un peu après cette heure, la plus importante des vingt-quatre du jour pour le juge de paix, qui n’avait pas perdu son temps à nous attendre.

— Restez ici, me dit Diana ; je connais la maison et je vais appeler un domestique. Votre soudaine apparition pourrait surprendre le vieux bonhomme, au point de l’exposer à étouffer. » Puis elle disparut, me laissant incertain si je devais avancer ou reculer. Il me fut impossible de ne pas entendre une partie de la conversation qui se tenait dans la salle à manger, et surtout des excuses qu’alléguait, pour ne pas chanter, une grosse voix dont le son ne m’était pas tout à fait inconnu.

« Ne pas chanter, monsieur ! par Notre-Dame, vous chanterez… Quoi ! vous avez avalé de l’eau-de-vie plein ma noix de coco montée en argent, et vous me dites que vous ne pouvez pas chanter ? Monsieur, l’eau-de-vie ferait chanter, parler même un chat… Allons, un joyeux couplet, ou sortez de chez moi ! Croyez-vous que vous m’aurez fait perdre un temps précieux à recevoir vos chiennes de déclarations pour me dire ensuite que vous ne pouvez pas chanter ?

— Votre Seigneurie a rendu un excellent arrêt, » dit une autre voix qu’à son ton clair et braillard on devait reconnaître pour celle du clerc : « et le coupable va se conformer au jugement : il porte canet, écrit de main de clerc, sur sa figure.

— Qu’il s’y conforme donc, dit le juge, ou, par saint Christophe je lui fais avaler plein ma noix de coco d’eau salée, conformément aux statuts faits ou à faire en pareille matière. »

Cette menace produisit un effet plus prompt que les prières sur mon ancien compagnon de voyage, car je ne pouvais douter plus long-temps qu’il ne fût le coupable en question, et, d’une voix semblable à celle d’un criminel qui chante son dernier psaume, il entonna cette triste complainte :


Bonnes gens, veuillez m’écouter ;
Mon histoire est mélancolique ;
C’est un voleur né pour tout affronter,
Et qui, sur les passants qu’il allait arrêter,
Exerçait nuit et jour son pouvoir tyrannique.

Ce coquin, digne du gibet,

Ceint de l’épée avec le pistolet,
De Kensington à Brendfort, doux rivage,
Arrêtait six passants et même davantage.

Ils buvaient leur pinte de vin
Quand cet audacieux coquin :
« Chiens, leur dit-il, votre bourse ou la vie ! »
Chacun lui donnant tout, la farce était finie.


Je ne sais si les honnêtes gens dont le malheur est raconté dans cette pathétique chanson furent plus épouvantés de l’apparition du terrible voleur, que le chanteur le fut à la mienne ; car, ennuyé d’attendre un domestique pour m’annoncer, et trouvant ma situation d’auditeur un peu embarrassante, je me présentai à la compagnie au moment où M. Morris (car tel était son nom, à ce qu’il paraît) commençait le quatrième couplet de sa plaintive ballade. La note élevée par laquelle l’air commençait s’éteignit dans un sourd murmure de consternation, quand il se vit face à face avec une personne qui ne lui semblait guère moins suspecte que le héros de sa complainte ; et il resta la bouche béante, comme si je lui avais présenté la tête de Méduse.

Le juge, dont les yeux s’étaient fermés par l’influence somnifère de la chanson, fit un bond sur sa chaise, occasionné par sa cessation subite, et demeura ébahi à la vue du nouveau convive qui avait augmenté la compagnie durant son extase. Le clerc, que sa tournure me fit aisément reconnaître, n’était pas moins troublé ; car assis en face de M. Morris, la terreur de cet honnête homme l’avait gagné, quoiqu’il n’en connût pas le motif.

Je rompis le silence de stupéfaction que ma presque apparition avait occasionné. « Mon nom, monsieur Inglewood, est Francis Osbaldislone ; j’ai appris qu’un mauvais drôle avait porté plainte devant vous, m’accusant de complicité dans un vol dont il se plaint.

— Monsieur, dit le juge avec humeur, ce sont des affaires dont je ne m’occupe jamais à table ; il y a temps pour tout, et un juge de paix dîne tout comme un autre. »

Pour le dire en passant, la ronde personne de M. Inglewood ne paraissait pas avoir beaucoup souffert des jeûnes que lui imposaient ses fonctions civiles ou ses croyances religieuses.

« Je vous prie de m’excuser, monsieur, si je vous importune ; mais il y va de ma réputation, et puisque votre dîner semble fini…

— Fini !… non pas, monsieur, répliqua le magistrat ; l’homme a besoin de la digestion comme de la nourriture, et je vous déclare que mes repas ne me profitent point si l’on ne m’accorde deux heures d’un tranquille repos pour m’abandonner à une gaieté innocente et faire circuler modérément la bouteille.

— Si Votre Honneur veut bien le permettre, dit M. Jobson, qui, pendant que nous parlions avait pris papier, plume et encre, « comme c’est un cas de félonie, et que monsieur paraît un peu pressé, le crime étant contra pacem domini regis

— Au diable domini regis ! s’écria le juge impatienté ; j’espère qu’on ne m’accusera pas de haute trahison pour cette parole ; mais il y a de quoi rendre un homme fou, à le tracasser de la sorte… Ai-je un moment de repos dans ma vie ? Toujours mandats d’arrêt, contraintes, prises de corps, actes, cautions, obligations, reconnaissances !… Je vous le déclare, monsieur Jobson, je vous enverrai quelque jour au diable, vous et la justice de paix.

— Votre Honneur considérera la dignité de sa charge… un du Quorum et un Custos Roiulorum[64] charge dont sir Édouard Coke disait sagement, que toute la chrétienté n’aurait pas sa pareille si elle était dignement remplie.

— Eh bien ! » dit le juge, déjà presque apaisé par cet éloge sur la dignité de ses fonctions et achevant de faire passer son mécontentement en avalant une rasade, « mettons-nous à l’ouvrage, et expédions aussi vite que possible !… Mettez-vous là, vous, monsieur Vous, Morris, chevalier de la triste figure, est-ce M. Francis Osbaldistone, est-ce ce gentilhomme que vous accusez comme auteur et complice du vol ?

— Moi, monsieur ? » répondit Morris qui n’était pas encore bien remis de sa frayeur… « je n’accuse point, je ne dis rien contre monsieur.

— Alors vous vous désistez de la plainte, monsieur : voilà tout, l’affaire est arrangée… Passez-moi la bouteille : un coup, monsieur Osbaldistone. »

Mais Jobson ne voulait pas que Morris lâchât prise si facilement. « Que faites-vous, monsieur Morris ? lui dit-il. Voilà votre déclaration ; l’encre n’est pas encore sèche, et vous vous rétractez d’une manière si scandaleuse !

— Puis-je savoir, moi, » marmottait l’autre d’une voix tremblante, « combien de brigands sont avec lui dans la maison ?… J’ai lu tant d’aventures pareilles dans les Vies des fameux voleurs par Johnson ? Mais, parbleu ? on ouvre la porte ? »

On rouvrit en effet, et Diana Vernon entra. « Voilà une maison bien tenue, monsieur le juge… pas un domestique à qui parler ;… il n’y a personne.

— Ah ! » dit le juge en se levant avec une ardeur qui montrait que son attachement à Thémis et à Comus n’était pas encore assez vif pour lui faire oublier ce qu’on doit à la beauté ; « ah, ah ! Die Vernon, la fleur de Cheviot, la rose de la frontière, vient voir comment le vieux célibataire tient sa maison ? Soyez la bien-venue, ma fille, comme les fleurs au mois de mai.

— Oui, une maison bien tenue !… ouverte à tout le monde, il faut en convenir, mais pas une âme pour répondre aux arrivants.

— Ah ! les coquins, ils croyaient n’avoir plus de maître pour une couple d’heures… Mais pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt ? Votre cousin Rashleigh a dîné ici et s’est enfui dès la première bouteille… Mais vous n’avez pas dîné : on va vous servir quelque chose de bon, de délicat, de gentil, de mignon comme vous : c’est prêt dans un instant.

— Je prendrai volontiers quelque chose, car j’ai bien galopé ce matin… Mais je ne puis m’arrêter long-temps, monsieur Inglewood. Je suis venue avec mon cousin Frank Osbaldistone, et il faut que je m’en aille avec lui pour lui montrer le chemin, autrement il se perdrait dans les bois.

— Hum ? est-ce de là que vient le vent ? reprit le juge ;


Elle lui montre le chemin
De bien faire la cour au sexe féminin.


Quoi ! n’y a-t-il rien pour le vieux garçon, mon joli bouton du désert ?

— Non, rien, monsieur Inglewood ; mais si vous voulez être un bon et aimable juge, expédier l’affaire du jeune Frank, et nous laisser ensuite repartir, j’amènerai mon oncle dîner avec vous la semaine prochaine, et nous comptons sur force friandises.

— EL vous n’en manquerez pas, ma perle de la Tyne… Diable, ma belle enfant, si jamais j’envie à vos jeunes cousins leurs cavalcades et leur agilité, c’est quand vous me venez voir. Mais je ne dois pas vous retenir, je crois ?… Je suis satisfait des explications de M. Francis Osbaldistone ; il y a eu quelque méprise, et nous aurons le temps de l’éclaircir plus tard.

— Pardonnez-moi, monsieur, répliquai-je ; mais je ne connais pas encore la nature de l’accusation portée contre moi.

— Oui, monsieur, » dit le clerc, que l’arrivée de miss Vernon avait tout à fait consterné, mais qui reprit courage en se voyant soutenu par la personne dont il était le plus loin d’attendre du secours… « Oui, monsieur, et Dalton le dit, celui qui est arrêté comme félon ne pourra être relâché ou mis sous la surveillance d’un tiers, mais fournira un cautionnement, ou sera conduit en prison, payant au clerc du juge de paix les honoraires d’usage pour l’acte de cautionnement ou le mandat d’arrêt. »

Le juge, ainsi aiguillonné, me donna enfin quelques mots d’explication.

Les plaisanteries que j’avais faites pour m’amuser de mon compagnon de route Morris, avaient, à ce qu’il me parut, fait une forte impression sur son esprit, car il les avait brodées dans sa déposition contre moi, avec toute l’exagération que peut suggérer l’imagination agitée d’un poltron. Il paraît aussi que, le jour où il me quitta, il fut attaqué dans un endroit solitaire par deux hommes masqués, bien montés, bien armés, qui le débarrassèrent de son cher compagnon de voyage le porte-manteau.

L’un d’eux, disait-il, avait beaucoup de mon air et de ma tournure ; et dans un colloque à voix basse qu’eurent ensemble les deux brigands, il en entendit un donner à l’autre le nom d’Osbaldistone. La déposition contenait en outre qu’en ce qui concernait les principes de la famille portant ce nom, le susdit déposant savait, de science certaine, qu’ils étaient des moins honorables, car tous les membres de cette famille avaient été papistes et jacobites, comme le lui avait donné à entendre un ministre non conformiste, chez qui il s’était arrêté après son malheur… et ce depuis Guillaume-le-Conquérant.

D’après toutes ces puissantes raisons, il m’accusait de complicité dans le vol commis envers sa personne. Le susdit déposant, voyageant alors pour une mission spéciale du gouvernement, et chargé de dépêches importantes, ainsi que d’une forte somme d’argent en espèces, qu’il devait remettre, conformément à ses instructions, à certaines personnes qui occupaient des places éminentes et de confiance en Écosse.

Après avoir entendu cette singulière accusation, je répondis que les circonstances sur lesquelles elle était fondée ne pouvaient pas autoriser un juge de paix, ni aucun magistrat, à porter atteinte à ma liberté individuelle. J’avouai que je m’étais diverti des terreurs de M. Morris pendant que nous voyagions ensemble, mais pas au point d’exciter des craintes réelles chez un homme moins soupçonneux, moins poltron. J’ajoutai que je n’avais pas revu ce voyageur depuis notre séparation, et que s’il avait été véritablement volé, je n’étais pour rien dans cette action, si indigne de mon caractère et de ma position dans le monde. Qu’un des voleurs se nommât Osbaldistone, qu’un nom semblable eût été prononcé par l’un d’entre eux, c’était une circonstance qui n’avait aucun poids. Quant à la haine qu’on m’accusait d’avoir pour le gouvernement, j’étais prêt à prouver, à la satisfaction du juge, du clerc, et du déclarant même, que je professais toutes les opinions de son ami le ministre non conformiste ; que j’avais été élevé en loyal sujet dans les principes de la révolution ; et que, comme tel, je réclamais la protection des lois, protection que ce grand événement avait assurée à tous.

Le juge s’agitait sur son siège, prenait du tabac, et semblait fort embarrassé, tandis que M. le procureur Jobson, avec toute la volubilité de son état, lisait l’ordonnance rendue dans la quatrième année du règne d’Édouard III, qui autorise les juges de paix à arrêter toutes personnes suspectes, et à les mettre en prison. Le drôle tourna même mes aveux contre moi, disant que, puisque je confessais avoir pris le ton et les manières d’un voleur ou d’un malfaiteur, je m’étais volontairement exposé aux soupçons dont je me plaignais, et soumis à l’exécution de la loi, pour avoir à dessein revêtu ma conduite des couleurs et de la livrée du crime.

Je répondis à ses arguments et à son jargon avec indignation et mépris, et je finis par dire que je pourrais, si cela était nécessaire, fournir mes parents pour caution, et que le magistrat ne pouvait rejeter ma demande sans commettre un excès de pouvoir.

« Pardon, mon bon monsieur, pardon, dit l’opiniâtre clerc ; ceci est un cas où l’on ne peut recevoir de caution ; celui qui est arrêté comme soupçonné de trahison ne peut recouvrer la liberté sous caution, car l’arrêt rendu dans la troisième année du règne d’Édouard III contient une exception expresse, applicable à ceux qui sont chargés d’un commandement, et à ceux qui ont pris part à la trahison. » Et il fit entendre que Son Honneur ferait bien de se rappeler que des individus accusés de ce crime ne pouvaient être mis en liberté sans ordre, ni sur un ordre général.

En ce moment un domestique entra, et remit une lettre à M. Jobson. Il ne l’eut pas plus tôt parcourue, qu’il s’écria, avec l’air d’un homme qui est contrarié de l’interruption, et qui sent l’importance attachée au cumul des fonctions : « Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne pourrai jamais m’occuper ainsi des affaires du public et des affaires particulières ! Pas un instant de répit. Je voudrais bien que quelque confrère vînt s’établir dans le pays.

— Dieu nous en préserve ! dit le juge à demi-voix, nous en avons déjà assez d’un seul.

— C’est une affaire de la vie à la mort, si Votre Honneur veut le savoir.

— Au nom du ciel ! plus d’affaire judiciaire, j’espère, dit le magistrat alarmé.

— Non, non, répondit aussitôt M. Jobson ; le vieux Gaffer Rutledge de Grime-Hill est sur le point de quitter ce monde ; il a envoyé un exprès au docteur Killdown, et un à moi, pour aller arranger ses affaires.

— Partez donc, dit M. Inglewood, partez sur-le-champ ; c’est une affaire qui ne peut être ajournée, et le défunt ne prendrait pas le docteur pour caution.

— Si ma présence ici était nécessaire, dit Jobson, s’arrêtant comme il allait sortir, je pourrais encore dresser le mandat d’arrêt, et le constable est en bas… Vous avez entendu, ajouta-t-il à voix basse, quelle est l’opinion de M. Rashleigh… » Je ne pus saisir le reste de ses paroles.

Le juge lui répondit tout haut : « Je vous dis que non : je ne ferai rien jusqu’à votre retour. Il n’y a que quatre milles d’ici. Passez-nous la bouteille, monsieur Morris ; ne l’achèverons-nous pas, monsieur Osbaldistone ?… Et vous, ma rose du désert, un verre de bordeaux pour rafraîchir les fleurs de vos joues. »

Diana sortit tout à coup de la rêverie dans laquelle elle avait paru plongée pendant toute cette discussion : « Non, monsieur Inglewood, je craindrais de faire passer cette fleur de mes joues sur une autre partie de ma figure, où elle se montrerait avec moins d’avantage, mais je vous ferai raison avec une boisson moins capiteuse ; « et, remplissant un verre d’eau, elle l’avala rapidement, essayant de faire prendre son trouble et son agitation pour de la gaieté.

Toutefois, je n’avais guère le loisir d’observer sa conduite, tourmenté que j’étais des obstacles qui s’opposaient de nouveau à ce que je me justifiasse d’une accusation aussi désagréable qu’absurde. Mais il n’y avait aucun moyen de décider le juge à s’occuper d’affaires en l’absence de son clerc, incident qui semblait lui causer autant de plaisir qu’un jour de congé à un écolier. Il fit mille efforts pour inspirer de la gaieté à ses hôtes, qui, soit par les rapports où ils étaient entre eux, soit par leur situation respective, n’y étaient nullement disposés. « Eh bien, monsieur Morris, vous n’êtes pas le premier homme qui ait été volé… Le chagrin n’a jamais réparé une perte. Et vous, monsieur Frank Osbaldistone, vous n’êtes pas le premier jeune homme qui ait mis la main sur le collet d’un autre homme. Il y avait dans ma jeunesse Jack Winterfield, qui voyait la meilleure société du comté ; il était le premier à toutes les courses de chevaux, à tous les combats de coqs ; nous ne nous quittions pas plus que le gant et la main, Jack et moi… Passez-moi la bouteille, monsieur Morris ; cela fatigue, de parler sans boire… J’ai bu plus d’une rasade avec lui, allez ; il était d’une bonne famille ; il avait beaucoup d’esprit ; honnête compagnon, sauf une fredaine qui causa sa mort… Buvons à sa mémoire, messieurs. Et puisque nous parlons de lui et des choses de ce genre, puisque mon maudit clerc a porté ailleurs son bavardage, et que nous sommes entre nous, monsieur Osbaldistone, si vous voulez que je vous dise mon avis, à votre place j’arrangerais cette affaire. La loi est sévère, très-sévère ; le pauvre Winterfield a été pendu à York, malgré sa noblesse et ses protections, simplement pour avoir débarrassé un sot nourrisseur de l’ouest du prix de la vente de quelques bestiaux. Ce pauvre M. Morris a été assez effrayé ; rendez-lui son porte-manteau, et que tout soit fini. »

Les yeux de Morris brillèrent de joie à cette honnête invitation, et il commençait à protester, en bégayant, qu’il ne voulait pas la mort d’un homme, quand je repoussai l’insinuation du juge comme une insulte, puisqu’elle tendait à me faire considérer comme coupable d’un crime que j’étais venu dans l’intention expresse de désavouer. Dans ce moment, un domestique vint annoncer qu’un étranger désirait parler à Son Honneur ; et l’individu qu’il désignait ainsi entra dans la chambre sans plus de cérémonie.


CHAPITRE IX.

ENCORE M. CAMPBELL.


Un des voleurs arrive ! Je me tiendrai ferme ; il n’osera pas m’attaquer si près de la maison. Il est inutile d’appeler jusqu’à ce qu’il se présente.
La Veuve.


« Un étranger ! répéta le juge ; ce n’est pas pour affaire du moins, car je… »

Il fut interrompu par la réponse de l’étranger lui-même. « Mon affaire est quelque peu importante, et d’une nature particulière, dit M. Campbell (car c’était lui, l’Écossais que j’avais vu à Northallerton), et je prie Votre Honneur d’y donner un instant de sérieuse attention. Je pense, monsieur Morris, » ajouta-t-il en fixant les yeux sur cet homme avec une fermeté singulière, et presque d’un air menaçant, « je pense que vous me reconnaissez bien, et que vous n’avez pas oublié ce qui s’est passé lors de notre dernière entrevue sur la route ? » Les dents de M. Morris claquèrent ; sa figure s’allongea, devint pâle comme un linge : il donnait tous les signes de la plus grande consternation. « Prenez courage, dit Camphell, et ne faites pas claquer vos mâchoires comme des castagnettes. J’espère que vous pouvez dire sans grand’peine à M. le juge que vous m’avez déjà vu, et que vous savez que je suis un homme d’honneur, jouissant d’une honnête aisance. Vous devez passer quelque temps dans mon pays, et si j’en ai le pouvoir comme j’en ai le désir, je vous rendrai service à mon tour.

— Monsieur… monsieur, je crois que vous êtes un homme d’honneur, et, comme vous le dites, ayant quelque fortune. Oui, monsieur Inglewood, ajouta-t-il en élevant la voix, je crois réellement que ce gentleman est ce qu’il dit être.

— Et que me veut-il ? dit le juge avec quelque aigreur. Un homme en amène un autre, comme les rimes dans la chanson la Maison que Jack a bâtie, et je ne puis ni reposer ni causer paisiblement.

— Patience, monsieur, répondit Campbell ; je viens vous débarrasser d’une affaire qui vous tourmente.

— Vraiment ! alors vous êtes aussi bien-venu que jamais Écossais le fut en Angleterre. Mais voyons, dites-nous ce que vous avez à nous dire.

— Je présume que ce gentleman, continua-t-il, vous a dit qu’il y avait avec lui une personne nommée Campbell quand il eut le malheur de perdre sa valise ?

— Il n’a pas une seule fois prononcé ce nom, dit le juge.

— Ah ! je comprends, je comprends, répondit M. Campbell ; M. Morris a craint de compromettre un étranger qu’embarrasseraient les formes judiciaires de ce pays. Mais comme j’apprends que mon témoignage est nécessaire pour la justification de cet honorable gentleman, monsieur Francis Osbaldistone, qui a été soupçonné injustement, je le dispense de cette précaution. Vous voudrez donc bien (ajouta-t-il en lançant à Morris le même regard décidé) dire à M. Inglewood si nous n’avons pas fait route ensemble pendant plusieurs milles, par suite des instantes prières que vous m’adressâtes le soir à Northallerton, et que je repoussai d’abord ; auxquelles prières je cédai ensuite quand je vous rencontrai sur la route près de Globerry-Allers ; que pour vous obliger, je renonçai à mon projet d’aller jusqu’à Bothbury, et pour mon malheur, me décidai à faire route avec vous.

— C’est la triste vérité, » dit Morris, baissant la tête en répondant affirmativement à la question longue et précise que Campbell lui avait adressée, et dont il semblait approuver la teneur avec une triste docilité.

« Et je pense que vous affirmerez à Son Honneur que personne n’est plus en état que moi de porter témoignage, puisque pendant toute cette affaire j’étais avec vous et près de vous.

— Personne, sans doute, » répondit Morris avec un profond et pénible soupir.

« Et pourquoi diable ne le défendîtes-vous pas, dit le juge, puisque, selon M. Morris, il n’y avait que deux voleurs ? Vous étiez deux contre deux, et vous paraissez l’un et l’autre de vigoureux gaillards.

— J’ai été toute ma vie, sous le bon plaisir de Votre Honneur, dit Campbell, un homme paisible et tranquille, très-peu propre aux querelles et aux batailles. M. Morris sert ou a servi, à ce qu’on m’a dit, dans les armées de Sa Majesté ; et il aurait pu résister, si cela lui eût convenu, puisqu’il voyageait avec beaucoup d’argent, comme je l’ai su depuis : quant à moi, qui n’avais que très-peu de chose à défendre, et qui suis d’une humeur pacifique, j’étais peu disposé à m’exposer au danger. »

Je regardai Campbell pendant qu’il prononçait ces mots, et je ne me rappelle pas avoir vu un plus singulier contraste que celui que formait l’expression d’audace et de dureté de ses traits, avec le ton de douceur et de simplicité de ses paroles. Je vis même sur ses lèvres un léger sourire ironique qui semblait témoigner, comme malgré lui, de son dédain pour ce caractère tranquille et paisible qu’il jugeait à propos de s’attribuer, et qui me fit soupçonner que s’il avait figuré dans l’affaire de Morris, ce ne pouvait être comme victime ou même comme simple spectateur.

Peut-être quelques soupçons se présentèrent alors à l’esprit du juge ; car il s’écria : « Voilà une étrange histoire ! »

L’Écossais parut deviner ce qui se passait en lui, car il changea de ton et de manière, et, laissant en partie de côté cette affectation hypocrite d’humilité qui lui réussissait si peu, il dit d’un air plus franc et plus naturel : « À dire vrai, je suis de ces bonnes gens qui ne se soucient guère de se battre, à moins qu’ils n’aient quelque chose à défendre ; et je n’étais pas dans ce cas quand nous rencontrâmes ces voleurs. Mais, afin que Votre Honneur sache que je suis un homme bien famé, je vous prie de jeter les yeux sur ce billet. »

M. Inglewood prit le papier et lut à demi-voix : « Je certifie que le porteur de cet écrit, Robert Campbell de… (de quelque lieu que je ne puis pas prononcer, dit le juge en interrompant sa lecture) est un homme de bonne famille, de mœurs paisibles, voyageant en Angleterre pour ses affaires particulières, etc., etc. Donné sous notre sceau, à notre château d’Inver… Invere… Inverara… Argyle. »

« C’est un certificat que j’ai jugé à propos de demander à ce digne seigneur (ici Campbell porta la main à sa tête, comme pour toucher son chapeau) Mac Callum More.

— Quel est ce Mac Callum, monsieur, dit le juge ?

— Celui qu’on appelle en Angleterre le duc d’Argyle.

— Je sais très-bien que le duc d’Argyle est un seigneur de grande distinction, et un véritable ami de son pays. J’étais près de lui en 1714, lorsqu’il débusqua le duc de Marlborough de son commandement. Je voudrais qu’il y eût beaucoup de seigneurs comme lui. C’était alors un honnête tory, intime ami d’Ormond. Il s’est rattaché au gouvernement actuel, comme j’ai fait moi-même, pour la tranquillité et la paix de son pays ; car je ne puis croire que ce grand homme s’y soit décidé, comme de méchantes gens le prétendent, par la crainte de perdre ses places et son régiment. Son certificat, comme vous dites, monsieur Campbell, est très-satisfaisant ; et maintenant qu’avez-vous à nous dire sur ce vol ?

— Cela sera court ; c’est que M. Morris pourrait aussi bien en accuser l’enfant qui n’est pas né, ou moi-même, que ce jeune gentleman, M. Osbaldistone ; car non seulement je puis attester que l’individu qu’il a pris pour lui était plus petit et plus gros, mais j’ai même aperçu son visage dans un instant où son masque a glissé, et il n’avait pas la moindre ressemblance avec M. Osbaldistone ; et je pense, » ajouta-t-il en se tournant d’un air naturel mais ferme vers M. Morris, « que monsieur avouera que j’étais bien plus en état que lui de reconnaître ceux qui prirent part à cette affaire, puisque moi seul j’avais gardé mon sang-froid.

— Je l’avoue, monsieur, je l’avoue complètement, » dit Morris, se reculant lorsqu’il vit Campbell approcher sa chaise de la sienne comme pour appuyer son appel ; « et je suis disposé, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à M. Inglewood, à rétracter mon accusation en ce qui regarde M. Osbaldistone ; et je vous prie, monsieur, de permettre qu’il aille vaquer à ses affaires et moi aux miennes. Votre Honneur a peut-être quelque affaire à régler avec M. Campbell, et je suis très-pressé de partir.

— Alors, au diable les déclarations ! dit le juge en les jetant au feu ; et maintenant vous êtes parfaitement libre, M. Osbaldistone ; et vous, monsieur Morris, vous voilà tranquille.

— Oui, » dit Campbell en regardant Morris qui acquiesçait avec une triste grimace à l’observation du juge, « tranquille comme un crapaud sous une herse ; mais ne craignez rien, monsieur Morris, nous allons sortir ensemble, et je vous escorterai (j’espère que vous ne doutez pas de ma parole, quand je vous parle ainsi), je vous escorterai jusqu’à la prochaine grand’route, et là nous nous séparerons ; et quand nous nous reverrons en Écosse, ce sera comme de bons amis, où il y aura de votre faute. »

Avec l’air de terreur d’un condamné quand on vient lui annoncer que la charrette l’attend, Morris se leva ; mais lorsqu’il fut sur ses jambes, il parut hésiter : « Je vous dis de vous rassurer, répéta Campbell, je vous tiendrai parole. Que savez-vous si nous n’aurons pas quelques nouvelles de votre valise, si vous voulez suivre de bons conseils ? Nos chevaux sont prêts : dites adieu à M. Inglewood, et montrez-vous Anglais. »

Après cette exhortation, Morris nous fit ses adieux et sortit sous l’escorte de M. Campbell ; mais il paraît que de nouveaux scrupules ou de nouvelles craintes le saisirent avant qu’il eût quitté la maison, car j’entendis Campbell lui réitérer ses assurances de protection. « Par l’âme de mon corps, vous êtes aussi en sûreté que dans le jardin potager de votre père. Comment un homme, avec cette barbe noire, n’a-t-il pas plus de cœur qu’un poulet ! Allons, venez avec moi, comme un franc compagnon. »

Les voix se perdirent dans l’éloignement, et bientôt le bruit des pas des chevaux nous annonça qu’ils avaient quitté la maison du juge.

La joie qu’éprouva le digne magistrat, de voir se terminer si facilement une affaire qui le menaçait de beaucoup d’embarras, fut un peu tempérée quand il songea à ce que son clerc pourrait penser de cet arrangement. « J’aurai encore Jobson sur les épaules pour ces maudits papiers. Je n’aurais pas dû les détruire, après tout. Mais, bah ! je lui paierai ce que ce procès aurait pu lui rapporter, et cela calmera tout. Et maintenant, miss Diana Vernon, quoique j’aie rendu la liberté à tous les autres, je veux décerner un mandat pour vous remettre à la garde de la mère Blakes, ma vieille femme de charge ; j’enverrai chercher mon voisin M. Musgrave, les miss Dewkins et vos cousins ; nous aurons le vieux Cobs, le joueur de flûte, et vive la joie ! Et, en vous attendant, nous aurons, M. Frank Osbaldistone et moi, une bouteille qui nous fera bonne compagnie. »

— Grand merci, juge, reprit miss Vernon ; mais il faut que nous retournions à Osbaldistone-Hall, où l’on ignore ce que nous sommes devenus, afin de délivrer mon oncle de ses inquiétudes sur le sort de mon cousin, qu’il aime comme un de ses fils.

— Je le crois, dit le juge ; car quand son fils aîné, Archie, finit si tristement dans cette malheureuse affaire de sir John Fenwich, le vieil Hildebrand prononçait son nom aussi souvent que celui des six qui lui restaient, et se plaignait de ne pouvoir jamais se rappeler lequel de ses fils avait été pendu. Retournez donc promptement, et tranquillisez sa sollicitude paternelle. Mais écoutez-moi, fleur des bruyères, dit-il en l’attirant à lui par la main et d’un ton de bonne humeur, une autre fois laissez la justice faire ses affaires, sans mettre votre joli doigt dans son vieux pâté moisi, rempli de fragments de lois en français ou en latin de cuisine. Et, Diana, ma beauté, laissez les jeunes gens se montrer le chemin les uns aux autres à travers les marais, de peur que vous ne vous égariez en indiquant la route aux autres, mon joli feu follet. »

Après cet avertissement, il salua miss Vernon, et me fit aussi un adieu très-amical.

« Tu parais être un bon garçon, monsieur Frank, et je me rappelle aussi fort bien ton père : il était mon camarade de collège. Écoute, ne voyage pas si tard, et ne fais pas tant le rodomont avec ceux que tu rencontreras sur la grande route du roi. Tous les sujets du roi ne sont pas tenus de comprendre la plaisanterie, et il ne faut pas badiner avec ce qui touche à la félonie. Voilà aussi la pauvre Diana Vernon, seule et abandonnée sur la terre, qui court, monte à cheval, selon son bon plaisir : aie bien soin d’elle, ou je retrouverai ma jeunesse et je me battrai avec toi, ce qui cependant me causerait un petit embarras. Et maintenant pars et laisse-moi à ma pipe et à mes réflexions ; car, comme dit la chanson :


De l’Inde la feuille étrangère
Brûle et s’éteint rapidement :
De l’homme ainsi la force est passagère ;
Et de la jeunesse légère
Quand le feu n’a plus d’aliment,
Comme une cendre desséchée,
La vieillesse paraît, vers la tombe penchée,
Fumeur, songes-y constamment. »


Je pris grand plaisir aux traits de bon sens et de sentiment qui échappaient au juge au milieu des vapeurs de sa paresse et de sa complaisance pour lui-même ; je l’assurai que je profiterais de ses conseils, et je pris congé de l’honnête magistrat et de sa demeure hospitalière.

Un repas était préparé pour nous dans l’antichambre ; nous y fîmes peu honneur. En descendant, nous trouvâmes dans la cour le domestique de sir Hildebrand que nous avions rencontré en arrivant ; il dit à miss Vernon que M. Rashleigh lui avait donné l’ordre de nous attendre pour nous accompagner au château. Nous fîmes quelque temps route en silence, car, à dire vrai, mon esprit était si troublé des événements de la journée que je n’aurais su prendre le premier la parole. Enfin miss Vernon s’écria, comme pressée par ses propres réflexions : « Rashleigh est un homme incompréhensible : il excite tous les sentiments, excepté l’affection. Il fait ce qu’il veut, et les autres ne sont pour lui que des marionnettes. Il a un acteur prêt à jouer tous les rôles qu’il imagine, et un esprit souple, fertile en expédients, qui ne l’abandonne dans aucune occasion.

— Vous pensez donc, lui dis-je, répondant plutôt à sa pensée qu’à ses paroles, que ce monsieur Campbell, qui s’est présenté si à propos, et qui a enlevé mon accusateur comme un faucon enlève une perdrix, est un agent de M. Rashleigh Osbaldistone ?

— Je le soupçonne fortement, répondit Diana, et même je doute beaucoup qu’il fût venu si à point, s’il ne m’était arrivé de rencontrer Rashleigh dans la cour du juge.

— Alors c’est vous que j’en dois remercier, ma belle libératrice.

— D’accord ; mais supposez que vous m’avez fait vos remercîments et que je les ai reçus avec un gracieux sourire ; car je ne me soucie guère de les entendre tout de bon, et je suis plus disposée à les écouter en bâillant que de toute autre manière. En un mot, monsieur Frank, je désirais vous servir, et heureusement j’ai pu le faire ; je vous demande une grâce en retour, c’est de ne m’en plus parler. Mais qui vient à notre rencontre, l’éperon sanglant, la figure pourpre de fatigue ? C’est l’homme de loi subalterne, je crois, ni plus ni moins que M. Jobson. »

En effet c’était M. Jobson lui-même venant en toute hâte, et, comme nous le vîmes bientôt, de fort mauvaise humeur. Il s’approcha de nous, et arrêta son cheval comme nous allions passer près de lui en le saluant légèrement.

« Ainsi, monsieur… ainsi, miss Vernon… oui, je vois ce qu’il en est ; on a accepté la caution pendant mon absence. Je voudrais seulement savoir qui a dressé l’acte. Si Son Honneur use souvent de cette forme de procédure, je lui conseille de chercher un autre clerc, voilà tout ; car certainement je donnerai ma démission.

— Supposez qu’il eût son clerc actuel cousu à sa manche, dit Diana, cela ne ferait-il pas aussi bien, monsieur Jobson ? Mais je vous prie, comment se porte le fermier Rutledge ? l’avez-vous trouvé en état de dicter, signer et sceller son testament ? »

Cette question sembla redoubler la colère de l’homme de loi. Il regarda miss Vernon avec un tel air de dépit et de ressentiment, que je fus violemment tenté de le jeter à bas de son cheval avec le manche de mon fouet : je ne me contins qu’en songeant à son peu d’importance.

« Le fermier Rutledge, madame ? dit le clerc lorsque son indignation lui permit d’articuler une parole, le fermier Rutledge se porte aussi bien que vous. Sa prétendue maladie n’est qu’un conte, un mauvais tour ; si vous ne le saviez pas déjà, vous le savez maintenant.

— Vraiment ! reprit miss Vernon en affectant la plus grande surprise ; en êtes vous bien sûr, monsieur Jobson ?

— Oui, madame, répondit le clerc furieux ; et de plus ce rustaud m’a traité de fripon, de fripon, madame ; il m’a dit que je venais pour attraper de l’argent, madame ; et je ne mérite pas plus ce reproche qu’aucun autre de mes confrères, moi surtout qui suis clerc de la justice de paix, exerçant cet office en vertu d’une loi rendue dans la trente-troisième année du règne d’Henri VII, et d’une autre loi de la première année de celui de Guillaume… du roi Guillaume, madame, de glorieuse et impérissable mémoire, ce prince immortel qui nous a délivrés des papistes, des prétendants, des sabots et des bassinoires[65], miss Vernon.

— Triste chose que ces sabots et ces bassinoires ! dit miss Vernon qui semblait se plaire à augmenter sa rage ; il paraît qu’en ce moment vous n’avez besoin de rien qui vous échauffe, monsieur Jobson. Je crains que Rutledge n’ait pas borné son impolitesse aux paroles : êtes-vous sûr qu’il ne vous ait pas frotté les épaules ?

— Me frapper, madame ! non, non, nul homme vivant ne me frappera, je vous le promets, madame.

— C’est-à-dire qu’il en sera selon ce que vous mériterez, monsieur, lui dis-je ; car vous parlez à madame d’une manière si inconvenante que, si vous ne changez de ton, je pourrai bien vous donner une leçon.

— Une leçon, monsieur ! à moi ! savez-vous à qui vous parlez ?

— Oui, monsieur, répondis-je. Vous vous intitulez vous-même clerc de la justice de paix ; Gaffer Rutledge vous appelle fripon ; ni à l’un ni à l’autre titre vous n’avez droit d’être impertinent à l’égard d’une dame. »

Miss Vernon, posant la main sur mon bras s’écria : « Venez, monsieur Osbaldistone, je ne veux pas que vous maltraitiez M. Jobson ; je ne lui veux pas assez de bien pour lui permettre d’être touché seulement du bout de votre fouet ; il vivrait là-dessus pendant trois mois au moins. D’ailleurs vous l’avez déjà assez maltraité, vous l’avez appelé impertinent.

— Je me soucie peu de ses paroles, madame, dit le clerc d’un ton moins insolent ; d’ailleurs impertinent n’est pas une insulte qui puisse servir de base à un procès ; mais fripon est une injure au premier degré, et je ferai voir à Rutledge et à ceux qui l’imiteraient, ce qu’il en coûte pour troubler la paix publique et chercher à m’enlever ma réputation.

— Oubliez cela, monsieur Jobson, dit miss Vernon, car vous savez que, d’après vos lois, où il n’y a rien le roi perd ses droits ; et quant à vous enlever votre réputation, je plains les gens qui la prendraient, et je souhaite fort que vous ayez le bonheur de la perdre.

— Fort bien, madame ; bonsoir, madame ; je ne dis rien de plus ; il y a des lois contre les papistes, et le pays s’en trouverait mieux, si on les exécutait. Le trente-quatrième statut d’Édouard VI condamne les antiphoniers, missels, manuels, légendes, et ceux qui les ont en leur possession ; il est ordonné aux papistes de prêter serment, le premier statut du roi régnant punit ceux qui s’y refusent ; il y a des peines contre ceux qui entendent la messe. Voyez le trente-troisième statut de la reine Élisabeth, et le troisième de Jacques Ier, chap. 35. Il y a des actes à faire enregistrer, double taxe à payer…

— Voyez la nouvelle édition des statuts, publiée par les soins de Joseph Jobson, gentilhomme, clerc de justice de paix, dit miss Vernon.

— Et de plus, continua Jobson, je vous avertis, vous, Diana Vernon, fille, et papiste réfractaire, de vous rendre à votre demeure, et cela par le plus court chemin, sous peine de félonie. Vous êtes tenue de demander passage au bac public, sans vous y arrêter un instant ; et si vous ne pouvez trouver passage, de marcher tout le jour, dans l’eau jusqu’aux genoux, essayant de passer ainsi.

— C’est une sorte de pénitence protestante pour mon hérésie catholique, je suppose, dit miss Vernon en riant. Alors je vous remercie de votre avertissement. Je vais me rendre à ma demeure le plus promptement possible, et désormais j’y resterai davantage. Bonne nuit, mon cher monsieur Jobson, miroir de la courtoisie cléricale.

— Bonne nuit, madame ; songez qu’il ne faut pas plaisanter avec les lois. »

Et nous nous séparâmes.

« Il va chercher quelque autre moyen de nuire, dit miss Vernon en le regardant s’éloigner : n’est-ce pas une chose cruelle que des personnes bien nées soient exposées aux insultes officielles d’un misérable coureur de procès, et cela parce que nous croyons ce que tout le monde croyait il n’y a guère plus de cent ans ?… Car certainement notre religion a pour elle l’avantage de l’ancienneté, au moins.

— J’ai éprouvé une violente tentation de casser la tête à ce maraud, répondis-je.

— Vous auriez agi en étourdi ; et cependant, si ma main avait été un peu plus lourde, je crois que je lui en aurais fait sentir le poids ; ce n’est point pour me plaindre, mais il y a trois choses pour lesquelles je mérite la pitié, si quelqu’un juge à propos d’avoir de la compassion pour moi.

— Et puis-je vous demander quelles sont ces trois choses, miss Vernon ?

— Me promettez-vous de me plaindre bien sincèrement, si je vous les dis ?

— Assurément, en pouvez-vous douter ? » répondis-je en rapprochant mon cheval du sien, tandis que je parlais avec un intérêt que je ne cherchais point à déguiser.

« Eh bien ! car, après tout, c’est une chose charmante que d’inspirer une telle compassion, voici mes trois sujets de plainte : d’abord, je suis fille et non pas garçon, et l’on m’enfermerait dans une maison de fous si je faisais la moitié des choses qui me viennent à l’esprit ; tandis que si j’avais, comme vous, la prérogative d’agir à ma guise, je pourrais me faire imiter et applaudir avec transport.

— Je ne puis vous plaindre sur ce point, comme vous le désirez, lui répondis-je ; ce malheur est si général qu’il est le partage d’une moitié de l’espèce humaine, et l’autre moitié…

— Est si bien partagée qu’elle est fort jalouse de ses prorogatives ; j’oubliais que vous êtes partie intéressée. Non, » continua-t-elle pour m’empêcher de répondre, « je vois que ce doux sourire est la préface d’un très-joli compliment sur les avantages que méritent les parents et les amis de Diana Vernon de ce qu’elle est née une de leurs ilotes ; mais épargnez-vous la peine de le prononcer, mon cher ami, et voyons si nous nous entendrons mieux sur le second point de mon acte d’accusation contre la fortune, comme dirait cet embrouilleur d’affaires. J’appartiens à une secte opprimée, à une religion proscrite, et, loin que ma dévotion me fasse honneur, le juge Inglewood peut m’envoyer à la maison de correction, parce que j’adore Dieu à la manière de mes ancêtres, et me dire, comme le vieux Pembroke à l’abbesse de Wilton, quand il s’empara de son couvent : Allez filer, femme[66], allez filer.

— Ce n’est point là un mal sans remède, lui répondis-je d’un ton grave ; consultez quelques-uns de nos ministres les plus instruits ; ou plutôt consultez votre excellente raison, miss Vernon, et vous reconnaîtrez que les différences qui séparent notre croyance de celle où vous avez été élevée…

« Chut ! » dit Diana en plaçant son doigt sur sa bouche ; « chut ! pas un mot de plus sur ce sujet. Abandonner la foi de mes ancêtres ! Si j’étais homme, abandonnerais-je leur bannière au moment où la fortune se déclare contre elle, pour passer comme un traître du côté de l’ennemi victorieux ?

— J’honore la noblesse de vos sentiments, miss Vernon ; quant aux inconvénients auxquels elle vous expose, je vous dirai seulement que les blessures que nous recevons en obéissant à notre conscience portent leur baume avec elles.

— Oui, mais elles n’en sont pas moins cruelles et cuisantes. Je vois que vous avez le cœur très-dur, et que le sort auquel je puis être réduite, de battre du chanvre ou de filer du lin, vous touche aussi peu que l’obligation où je suis de porter une coiffe et des bonnets au lieu d’un chapeau et d’une cocarde ; ainsi je m’épargnerai l’inutile peine de vous dire mon troisième sujet de plainte.

— Je vous en prie, ma chère miss Vernon, ne me retirez pas votre confiance, et je vous promets que le triple tribut de compassion qui est dû à vos malheurs inouïs sera payé fidèlement au récit du troisième, pourvu que vous m’assuriez qu’il ne vous est pas commun avec toutes les femmes, ni même avec tous les catholiques d’Angleterre, qui sont encore plus nombreux que, dans notre zèle pour l’Église et l’État, nous ne pourrions le désirer, nous autres protestants.

— C’est en effet, » dit Diana d’une voix altérée et d’un air sérieux que je ne lui avais pas encore vu, « un malheur qui mérite bien la compassion. Je suis, comme vous avez pu le remarquer, d’un caractère franc et sans réserve ; une fille sans défiance, qui voudrait agir ouvertement et sans dissimulation avec tout le monde, et le destin m’a enveloppée dans des filets si resserrés, que j’ose à peine dire un mot, dans la crainte des conséquences qu’il pourrait avoir, non pour moi, mais pour d’autres.

— C’est vraiment un malheur auquel je prends une part bien vive, miss Vernon, mais que j’aurais difficilement soupçonné.

— Oh ! monsieur Osbaldistone, si vous saviez, si quelqu’un savait quelle peine j’éprouve souvent à cacher sous un visage riant un cœur déchiré, vous auriez pitié de moi. J’ai tort, peut-être, de vous parler aussi franchement de ma situation ; mais vous avez de l’esprit, de la pénétration, vous n’auriez pas tardé à me faire cent questions sur les événements de la journée, à me demander quelle part Rashleigh a eue à votre délivrance, et mille autres choses qui attireront certainement votre attention. Moi, je ne saurais parvenir à vous répondre avec l’adresse et la dissimulation nécessaires, je le ferais gauchement et je perdrais votre estime, si vous me l’accordez, aussi bien que la mienne propre. Il vaut donc mieux vous prier sur-le-champ, de ne pas me faire de questions, car il n’est pas en mon pouvoir d’y répondre. »

Miss Vernon prononça ces paroles d’un ton si pénétré, qu’elles produisirent sur moi la plus vive impression. Je l’assurai qu’elle n’avait point à craindre que je la pressasse d’indiscrètes questions, ni que j’interprétasse mal son refus de répondre à celles qui pourraient être raisonnables ou au moins naturelles.

« J’étais, ajoutai-je, trop sensible à l’intérêt qu’elle avait pris à mes affaires, pour abuser de l’occasion que sa bonté m’avait offerte de pénétrer les siennes. Je la suppliais seulement, si mes services pouvaient jamais lui être utiles, de ne pas hésiter à les réclamer.

— Je vous remercie, me dit-elle, je vous remercie : votre voix ne résonne pas comme le carillon appelé compliment ; vous parlez comme un homme qui sait à quoi il s’engage. Si jamais, mais cela est impossible… si cependant l’occasion s’en présente, je vous demanderai de vous rappeler votre promesse ; et, je vous le proteste, je ne me fâcherais point que vous l’eussiez oubliée : il suffit que vos intentions soient sincères aujourd’hui. Bien des choses peuvent les changer avant que je vous prie, si jamais j’ai besoin de le faire, d’assister Diana Vernon comme si vous étiez son frère.

— Et quand je serais le frère de Diana Vernon, répondis-je, je ne serais pas plus disposé à la servir ! Et maintenant je ne sais si je puis vous demander si Rashleigh a contribué de son plein gré à ma délivrance ?

— Non pas à moi, mais vous pouvez le lui demander à lui-même et comptez bien qu’il répondra oui ; car si quelque bonne action se trouvait abandonnée comme un adjectif isolé dans une phrase mal construite, il se présentera toujours pour lui servir de substantif.

— Je ne dois pas non plus vous demander si Campbell n’est pas lui-même l’individu qui a débarrassé M. Morris de sa valise, et si la lettre que notre ami Jobson a reçue n’était pas une ruse pour l’éloigner du lieu de la scène, de peur qu’il ne mît obstacle à l’heureux événement de ma délivrance ? Je ne dois pas non plus demander…

— Ne me demandez rien, dit miss Vernon, car votre curiosité n’a point de bornes. Vous devez penser de moi aussi favorablement que si j’avais répondu à toutes ces questions, et à cent autres encore, avec autant d’aisance que Rashleigh eût pu le faire. Tenez, chaque fois que je toucherai ainsi mon menton, cela voudra dire que je ne puis satisfaire votre curiosité sur le sujet qui vous occupera. Il faut que j’établisse des signaux de correspondance avec vous, parce que vous allez être mon confident et mon conseiller, à cela près que vous ne saurez rien de mes affaires.

— Rien de plus raisonnable, répondis-je en riant ; et vous pouvez croire que la sagacité de mes conseils répondra à l’étendue de votre confiance. »

En conversant ainsi, nous arrivâmes fort bien disposés l’un pour l’autre à Osbaldistone-Hall, où la famille entière était au milieu de son orgie du soir.

« Servez à dîner, pour M. Osbaldistone et moi dans la bibliothèque, » dit miss Vernon à un domestique. « Je dois avoir compassion de vous, » ajouta-t-elle en se tournant vers moi, « et pourvoir à ce que vous ne mourriez pas de faim dans cette maison de brutale abondance ; autrement il est probable que je ne vous aurais pas montré le lieu de ma retraite. Cette bibliothèque est mon antre, le seul coin du manoir où je sois à l’abri des orangs-outangs, mes cousins. Ils ne s’aventurent jamais jusqu’ici, dans la crainte, je pense, que les in-folio ne tombent et ne leur brisent le crâne, car ils ne produiront jamais d’autre effet sur leurs têtes. Suivez-moi donc. »

Je la suivis par des passages voûtés et un escalier tournant, jusqu’à la chambre où elle avait ordonné qu’on nous servît.


CHAPITRE X.

MISS VERNON.


Cet endroit désert, que personne ne fréquentait, était son asile solitaire, qui contenait sous ses voûtes obscures et sur ses tablettes fléchissantes des aliments pour l’esprit affamé, des remèdes pour les peines morales.
Anonyme.


La bibliothèque d’Osbaldistone-Hall était une chambre sombre, dont les antiques tablettes de chêne fléchissaient sous le poids des lourds in-folio si chers au XVIIe siècle, dont nous avons tiré, je me permettrai de le dire, et distillé la substance de nos in-quarto et de nos in-octavo, et que nos fils, plus frivoles encore que nous, pourront en les faisant passer de nouveau par l’alambic, réduire en in-douze et en minces brochures. La collection se composait surtout de livres classiques, d’historiens anciens et étrangers, et surtout d’ouvrages de théologie. Tout y était en désordre. Les prêtres qui avaient successivement rempli les fonctions de chapelain au château, furent pendant long-temps les seules personnes qui entrassent dans cette pièce, jusqu’à ce que Rashleigh, poussé par son amour pour la lecture, vînt troubler les vénérables araignées qui avaient recouvert les tablettes de leurs toiles. Comme il était destiné à l’Église, son père trouvait sa conduite moins absurde que si tout autre de ses fils eût montré le même penchant, et sir Hildebrand consentit à ce qu’on fît à la bibliothèque quelques réparations, afin qu’on pût s’y tenir. Cependant un air de dévastation, répandu dans cet appartement, annonçait que toute l’érudition qu’il renfermait ne l’avait pas sauvé d’un oubli complet. Les tapisseries déchirées, les tablettes vermoulues, les énormes tables et les fauteuils chancelants, la grille du foyer rongée par la rouille et rarement chauffée par le feu du charbon ou la flamme d’un fagot : tout indiquait le mépris des propriétaires du château pour la science et pour les livres qui en renfermaient les trésors.

« Cet endroit vous paraît tant soit peu triste, » dit Diana en me voyant jeter un coup-d’œil autour de cet appartement en désordre, « en bien, pour moi c’est un petit paradis, car je peux dire qu’il est à moi, et je n’y crains pas de visite importune. Rashleigh en était le propriétaire avec moi quand nous étions amis.

— Ne l’êtes-vous plus ? » fut ma question naturelle.

Son doigt se porta aussitôt à la fossette de son menton pour m’indiquer qu’elle ne pouvait répondre à cette question.

« Nous sommes encore alliés, continua-t-elle ; unis, comme tant de puissances confédérées, par notre mutuel intérêt ; mais je crains que le traité d’alliance, comme il arrive souvent, n’ait survécu aux dispositions amicales qui l’ont produit. Quoi qu’il en soit, nous vivons moins ensemble ; et quand il arrive par cette porte-ci, je m’esquive par celle-là. Aussi, voyant que nous ne pouvions rester tous les deux dans cet appartement, quelque large qu’il soit, Rashleigh, qui a souvent besoin d’être ailleurs, m’a généreusement cédé ses droits ; et maintenant je m’efforce de continuer seule les études dans lesquelles il me servait de guide.

— Et quelles sont ces études, si toutefois je puis vous le demander ?

— Sans doute vous le pouvez, sans craindre de voir mon doigt se porter à mon menton ; les sciences et l’histoire sont mes études favorites, mais je m’occupe aussi de poésie et de littérature.

— Les auteurs classiques ? les lisez-vous dans l’original ?

— Sans doute ; Rashleigh, qui a beaucoup d’instruction, m’a appris le grec et le latin ainsi que les langues modernes. Je vous assure que mon éducation a été assez soignée, quoique je ne sache ni monter une collerette, ni bâtir des manchettes, ni faire un pudding ; quoiqu’enfin je ne puisse, comme la femme du ministre se plaît à le dire avec autant de vérité que d’élégance, autant de politesse que de bienveillance, rien faire d’utile en ce bas monde.

— Et le cours de vos études est-il du choix de Rashleigh, ou du vôtre, miss Vernon ?

— Hem ! dit-elle, hésitant à répondre à ma question ; mais après tout ce n’est pas la peine de lever mon doigt pour si peu de chose. Je vous dirai donc qu’il était en partie de son choix, en partie du mien. Ainsi, tout en apprenant à monter à cheval, à le brider et à le seller au besoin, à franchir une barrière, à tirer un coup de fusil sans sourciller, talents qui font l’unique occupation de mes grossiers cousins, j’avais besoin, après ces exercices fatigants, de lire avec Rashleigh les auteurs grecs et latins, et de m’approcher de l’arbre de la science, que vous autres savants vous voudriez posséder à vous seuls, pour vous venger, je pense, de la part que prit notre mère commune dans la grande transgression originelle.

— Et Rashleigh encourageait-il vos penchants pour l’étude ?

— Oui ; il fit de moi son écolière, et il ne put m’apprendre que ce qu’il savait lui-même. Il ne pouvait m’initier à la science de blanchir des dentelles ou d’ourler des mouchoirs de batiste, je suppose.

— Je conçois très-bien le désir d’avoir une telle écolière, et je ne doute pas que ce désir ne doive être une considération pour le maître.

— Oh ! si vous commencez à vouloir pénétrer les motifs de Rashleigh, mon doigt va encore toucher mon menton. Je ne puis être franche que sur ce qui me concerne. En résumé, Rashleigh s’est désisté en ma faveur de ses droits sur la bibliothèque, et il n’y entre jamais sans m’en demander et en obtenir la permission. Aussi ai-je pris la liberté d’y déposer quelques objets qui m’appartiennent, comme vous pouvez voir en jetant un regard autour de vous.

— Je vous demande pardon, mais réellement je ne vois rien qui paraisse devoir vous appartenir.

— C’est, je suppose, parce que vous ne voyez pas un berger et une bergère en tapisserie, et encadrés dans de l’ébène ; ou un perroquet empaillé, ou une cage de serins, ou une boîte à ouvrage montée en argent, ou une toilette avec un nécessaire contenant autant de boîtes vernies en laque qu’on fait de morceaux d’un gâteau de Noël ; ou une épinette, ou un luth à trois cordes ; ou quelque ouvrage en coquillages ou à l’aiguille ; ou un épagneul avec ses petits : je ne possède aucun de ces trésors, » continua-t-elle après s’être arrêtée un instant pour reprendre haleine en achevant une si longue énumération ; « mais voici l’épée de mon aïeul sir Richard Vernon, tué à Shrewsbury, et cruellement calomnié par un maraud, nommé William Shakspeare, qui dans sa partialité pour les Lancastriens a bouleversé ou retourné l’histoire en leur faveur ; près de cette arme redoutée est suspendue la cotte de mailles d’un Vernon encore plus ancien, écuyer du prince Noir, et dont le sort fut bien différent de celui de sir Richard, puisque le barde qui l’a chanté montra plus de bonne volonté que de talent :


Vous pouvez remarquer au milieu du chemin
Un brave chevalier, le bouclier en main ;
Comme un démon il a franchi la plaine
Pour abattre des cous, quand d’autres sans dessein
Pillaient dans leur joie inhumaine.


Voilà un modèle de martingale que j’ai inventé moi-même ; c’est un perfectionnement sur celle du duc de Newcastle ; voici le chaperon et les grelots de mon faucon Cheviot, qui se jeta lui-même sur le bec d’un héron à Horselymoss : pauvre Cheviot ! il n’y a pas en bas, sur les perchoirs, un milan mal dressé qu’on puisse te comparer ! Ceci est mon fusil de chasse, avec une batterie perfectionnée ; enfin vingt autres trésors, tous plus précieux les uns que les autres… Mais voici qui parle de soi-même. »

En disant ces mots, elle me montrait un portrait en pied, peint par Van Dyck, enfermé dans un cadre en chêne sculpté, au bas duquel étaient écrits ces mots en lettres gothiques : Vernon semper viret[67]. J’attendais l’explication. « Ne comprenez-vous pas notre devise, dit-elle en me regardant avec surprise, la devise des Vernon, où


Comme l’hypocrisie aux détours séduisants
Nous savons réunir en un seul mot deux sens ?


Ne voyez-vous pas aussi nos armes, deux flûtes croisées ? » ajouta-t-elle en me montrant l’écusson en bois autour duquel la devise était écrite.

« Des flûtes ! je les aurais prises pour des sifflets d’un sou ; mais pardonnez-moi mon ignorance, ajoutai-je en voyant le rouge lui monter au visage, je n’ai point voulu insulter à vos armes, car je ne connais pas même les miennes.

— Vous ! un Osbaldistone ! et vous avouez cela ? Percy, Thorncliff, John, Dick, Wilfred lui-même, seraient vos maîtres ; l’ignorance en personne est à un cran au-dessus de vous.

— Je le confesse à ma honte, ma chère miss Vernon ; les signes hiéroglyphiques de l’art héraldique sont pour moi aussi peu intelligibles que ceux des pyramides d’Égypte.

— Est-il possible ? Mon oncle lui-même lit quelquefois Gwillym, dans les soirées d’hiver… Ne pas connaître les signes héraldiques ! À quoi songeait donc votre père ?

— Aux signes de l’arithmétique, répondis-je, dont le plus insignifiant a plus d’importance à ses yeux que tout le blason de la chevalerie. Mais quelle que soit mon ignorance sur ce point, j’ai du moins assez de goût pour admirer ce magnifique portrait, à qui je trouve un air de famille avec vous. Quelle noblesse et quelle dignité dans la pose ! quelle richesse de coloris ! quelle force et quelle largeur dans les ombres !

— Est-ce en effet un beau tableau ? dit-elle.

— J’ai vu beaucoup d’ouvrages de ce célèbre peintre, répliquai-je, mais aucun ne m’a plu davantage.

— Je suis aussi ignorante en peinture que vous en blason, dit miss Vernon ; cependant j’ai un avantage sur vous, car j’ai toujours admiré ce portrait sans en connaître la valeur.

— Si j’ai négligé les flûtes et les tambours et tous les signes bizarres du blason, je sais qu’ils brillèrent jadis sur de glorieuses bannières. Mais vous m’accorderez que leurs combinaisons offrent bien moins d’intérêt à l’homme peu instruit que l’aspect d’un beau tableau… Quel est le personnage que représente celui-ci ?

— Mon grand-père… Il partagea les malheurs de Charles Ier, et, j’ai honte de le dire, les excès de son fils. Notre patrimoine a été dissipé en partie par ses prodigalités ; mon infortuné père en a perdu les restes pour la cause de la royauté.

— Votre père, je suppose, a souffert dans les dissensions publiques de cette époque ?

— Ah ! sans doute ; il a tout perdu. Et maintenant sa fille est une malheureuse orpheline, mangeant le pain des autres, soumise à leurs caprices, et forcée d’étudier leurs goûts ; et cependant je suis plus orgueilleuse d’avoir un tel père, que si, avec plus de prudence, mais moins de loyauté, il m’eût laissé toutes les riches et belles baronnies que la famille possédait autrefois. »

L’arrivée des domestiques qui apportaient le dîner mit fin à toute conversation d’une nature quelque peu personnelle. Quand nous eûmes achevé notre court repas, et que le vin eut été servi, un domestique nous informa que M. Rashleigh avait demandé qu’on l’avertît quand notre dîner serait terminé.

« Dites-lui, répondit miss Vernon, que nous serons charmés de le voir, s’il veut bien descendre ; apportez une autre chaise et un verre, et retirez-vous… Il vous faudra vous retirer avec lui quand il s’en ira, ajouta-t-elle en s’adressant à moi ; toute ma libéralité ne peut aller à accorder à un jeune homme plus de huit heures sur vingt-quatre, et je crois que nous avons été au moins huit heures ensemble.

— Le vieillard qui porte une faux a marché si rapidement, répondis-je, que je n’ai pu compter ses enjambées.

— Chut ! dit miss Vernon ; voici Rashleigh ; » et elle recula sa chaise de manière à mettre une grande distance entre nous.

Un coup modeste frappé à la porte, une manière délicate de l’ouvrir quand on l’invita à entrer, une démarche humble et lente, me firent voir que l’éducation de Rashleigh au collège de Saint-Omer s’accordait parfaitement avec l’idée que je m’étais faite des manières d’un jésuite accompli. Je n’ai pas besoin d’ajouter, qu’en ma qualité de protestant, cette idée ne lui était pas des plus favorables.

« Pourquoi frapper ainsi avec cérémonie, dit miss Vernon, quand vous saviez que je n’étais pas seule ? »

Ces mots furent prononcés avec un air d’impatience, comme si elle eût senti que la réserve et la discrétion de Rashleigh couvraient quelque soupçon impertinent. « Vous m’avez si bien appris à frapper à cette porte, ma belle cousine, dit Rashleigh sans changer de ton ni de manières, que l’habitude est devenue une seconde nature.

— Vous savez, monsieur, reprit miss Vernon, que j’estime plus la sincérité que la courtoisie.

— Courtoisie est un aimable courtisan, de nom et de profession, répondit Rashleigh, et très-convenable dans l’appartement d’une dame.

— Mais Sincérité est le vrai chevalier, reprit miss Vernon ; aussi la reçoit-on beaucoup mieux. Mais pour terminer un débat qui ne peut amuser notre cousin, asseyez-vous, M. Rashleigh, et donnez l’exemple à M. Francis Osbaldistone, en remplissant votre verre. J’ai fait les honneurs du dîner, pour soutenir la réputation d’Osbaldistone-Hall. »

Rashleigh s’assit et remplit son verre, portant les yeux tantôt sur Diana, tantôt sur moi, avec un embarras que tous ses efforts ne pouvaient déguiser entièrement. Il me sembla qu’il voulait s’assurer jusqu’à quel point s’étaient étendues les confidences qu’elle avait pu me faire, et je m’empressai d’entrer en conversation d’une manière qui put calmer son inquiétude en lui apprenant que Diana ne m’avait pas confié ses secrets. « Monsieur Rashleigh, lui dis-je, miss Vernon m’a recommandé de vous faire mes remercîments pour ma prompte délivrance de cette ridicule affaire de Morris ; et craignant à tort que ma reconnaissance ne fut pas assez vive, elle a voulu la stimuler par la curiosité, en me renvoyant à vous pour avoir une plus ample explication des événements de la journée.

— Vraiment ? répondit Rashleigh ; j’aurais cru (jetant un coup d’œil perçant sur Diana) que madame aurait pu vous les expliquer elle-même ; » et son regard se reporta sur moi, comme pour deviner, d’après l’expression de mes traits, si les confidences de Diana avaient été aussi limitées que je le disais. Miss Vernon répondit à ce coup d’œil scrutateur par un regard de mépris, tandis que, incertain si je devais détruire ses soupçons ou m’en offenser, je repris : « S’il vous plaît, monsieur Rashleigh, comme il a plu à miss Vernon de me laisser dans l’ignorance, je dois me soumettre ; mais, je vous en prie, ne me refusez pas vos explications, dans l’idée que j’en ai déjà reçu quelqu’une ; car je vous jure, sur ma foi d’homme d’honneur, que je suis aussi ignorant que ce tableau de tout ce qui touche aux événements dont j’ai été témoin aujourd’hui, si ce n’est que j’ai appris de miss Vernon que vous avez déployé la plus active bienveillance en ma faveur.

— Miss Vernon a exagéré mes humbles efforts, dit Rashleigh, quoique le zèle ne m’ait pas manqué. La vérité est, qu’en courant à cheval après quelqu’un de notre famille qui pût, avec moi, vous servir de caution, moyen le plus efficace, je puis dire le seul moyen de vous servir, je rencontrai ce Cawmel… Colvelle… Campbell, peu importe son nom. J’avais su par Morris qu’il était présent au moment du vol, et je fus assez heureux pour obtenir de lui (non sans peine, je l’avoue) qu’il viendrait témoigner en votre faveur, ce qui était, selon moi, le moyen de vous tirer de cette désagréable position.

— Alors, je vous ai une grande obligation de m’avoir procuré un témoin aussi favorable. Mais je ne vois pas pourquoi, s’il a partagé, comme il le dit, le mauvais sort de Morris, il était si difficile de le décider à venir témoigner pour découvrir le véritable voleur ou pour délivrer un innocent.

— Vous ne connaissez pas, dit Rashleigh, le caractère des hommes de ce pays ; la discrétion, la prudence, la prévoyance, sont leurs principales qualités ; elles ne sont modifiées que par un patriotisme peu intelligent, mais ardent, qui forme comme l’exterieur des remparts dont l’Écossais s’entoure pour résister à toutes les attaques des généreux principes de la philanthropie. Triomphez de cet obstacle, vous trouverez encore une barrière plus difficile à franchir, l’amour de sa province, de son village, ou plutôt de son clan ; après cette barrière, vous en rencontrerez souvent une troisième, son attachement pour sa propre famille, pour son père, sa mère, ses fils, ses filles, ses oncles, ses tantes, ses cousins jusqu’au neuvième degré. C’est dans ces limites que se concentre toute l’affection sociale d’un Écossais ; et tant qu’elle trouve à s’y épancher, elle ne s’étend jamais au dehors. C’est dans ce cercle que son cœur bat, et chaque pulsation va s’affaiblissant jusqu’à l’extrême limite où l’on cesse de la sentir. Et, ce qu’il y a de pire, quand vous renverseriez tous ces ouvrages avancés, vous trouveriez au centre une citadelle plus haute, plus forte, et comme imprenable, l’amour d’un Écossais pour lui-même.

— Tout cela est extrêmement éloquent et métaphorique, Rashleigh, dit miss Vernon qui l’écoutait avec une impatience mal déguisée ; il y a seulement deux objections à faire : d’abord cela n’est pas vrai, et quand cela serait vrai, cela ne touche en rien à ce qui nous occupe.

— Ce que je vous ai dit est vrai, charmante Diana, répondit Rashleigh, et, de plus, touche de très-près à notre affaire. Ce que je vous ai dit est vrai, car vous ne pouvez nier que je connaisse parfaitement le pays et les habitants, et le portrait est tracé d’après la plus scrupuleuse observation ; ensuite, cette description a un rapport direct au sujet, puisqu’elle répond à la question de M. Francis Osbaldistone et lui explique pourquoi cet Écossais ne voyant en lui ni un compatriote, ni un Campbell, ni un cousin à aucun des inextricables degrés de leur interminable généalogie, n’espérant d’ailleurs pour lui-même aucun avantage, mais au contraire la chance d’une perte de temps et d’un retard…

— Et d’autres inconvénients d’une nature peut-être plus dangereuse, » dit miss Vernon en l’interrompant.

« Oui, beaucoup d’autres sans doute, continua Rashleigh sans changer de ton ; en un mot, ma description explique comment cet homme qui n’espérait aucun avantage personnel, qui craignait au contraire quelques inconvénients, se laissa difficilement persuader de venir témoigner en faveur de M. Osbaldistone.

— Je suis surpris, dis-je alors, qu’en jetant les yeux sur la déclaration de M. Morris, ou ce que l’on appelle ainsi, je n’aie pas vu qu’il ait dit une seule fois que Campbell était avec lui quand il fut volé.

— Campbell m’a dit qu’il avait obtenu de lui la promesse solennelle de ne pas parler de cette circonstance, reprit Rashleigh ; et le motif qui lui fit solliciter cette promesse, vous pouvez le comprendre d’après ce que je vous ai dit. Il voulait retourner dans son pays sans être retardé ni gêné par des recherches judiciaires qu’il eût été obligé de suivre, si sa présence sur le lieu du vol eût été connue pendant qu’il était de ce côté de la frontière. Mais dès qu’il sera seulement vers le Forth, Morris viendra, je gage, dire tout ce qu’il sait sur son compte, et peut-être même plus qu’il n’en sait. D’ailleurs, Campbell fait un commerce de bestiaux très-étendu ; il a souvent occasion d’envoyer de grands troupeaux dans le Northumberland ; et il aurait grand tort de se brouiller avec les voleurs de notre comté, qui sont les plus vindicatifs des hommes.

— Je suis prête à en convenir, » dit miss Vernon d’un ton qui semblait indiquer quelque chose de plus qu’un simple assentiment.

— Cependant, dis-je en revenante l’affaire, même en reconnaissant les motifs que pouvait avoir Cambell pour désirer que Morris ne parlât point de sa présence sur le lieu du vol, je ne vois pas comment il a pu avoir assez d’influence sur cet homme pour l’obliger à taire une circonstance aussi importante, au risque évident de jeter du discrédit sur son récit. »

Rashleigh convint avec moi que cela était fort extraordinaire, et parut regretter de n’avoir point questionné l’Écossais d’une manière plus précise sur un objet qui lui semblait très-mystérieux. « Mais, ajouta-t-il, êtes-vous sûr que Morris n’ait réellement pas dit dans sa déclaration que Campbell l’accompagnait ?

— Je l’ai parcourue très-rapidement, dis-je ; mais je crois être certain que cette circonstance n’y était pas mentionnée ; au moins elle l’était très-légèrement, puisqu’elle a échappé à mon attention.

— C’est cela, c’est cela ! reprit Rashleigh, s’emparant de ce que je venais de dire ; je penche à croire, comme vous, que cette circonstance était mentionnée, mais si légèrement qu’elle vous a échappé. D’ailleurs Campbell aura influencé Morris en l’intimidant. Ce poltron, à ce que j’ai appris, va en Écosse remplir quelque place : et possédant le courage de la terrible colombe ou de la vaillante souris, il aura craint de se faire un ennemi d’un homme tel que Campbell, dont la vue seule lui faisait perdre le peu de bon sens qu’il possède. Vous avez dû remarquer que M. Campbell a quelquefois des manières vives et animées, quelque chose de guerrier dans son ton et sa démarche.

— J’avoue que j’ai été frappé de son air souvent rude et sauvage, qui semble peu convenir à sa paisible profession. A-t-il servi dans l’armée ?

— Oui… C’est-à-dire non, il n’a pas servi, à proprement parler ; mais il a été, je crois, comme la plupart de ses compatriotes, exercé au maniement des armes. Ils les portent, dans les montagnes, depuis l’enfance jusqu’au tombeau. Ainsi, pour peu que vous connaissiez votre compagnon de voyage, vous comprenez aisément qu’il évitera avec soin toute espèce de querelle avec les habitants de l’Écosse. Mais venez ; je vois que vous n’êtes pas grand partisan de la bouteille, et je suis aussi, sous ce rapport, fort indigne du nom d’Osbaldistone. Si vous voulez venir dans mon appartement, nous ferons une partie de piquet. »

Nous nous levâmes pour prendre congé de miss Vernon, qui, pendant que Rashleigh parlait, avait paru, à différentes fois, réprimer difficilement le désir de l’interrompre. Comme nous allions quitter la chambre, le feu étouffé éclata tout à coup.

« Monsieur Osbaldistone, dit-elle, vous pourrez vérifier, par vos propres observations, ce qu’il y a de juste ou de mal fondé dans les insinuations de M. Rashleigh sur M. Campbell et M. Morris. Mais ce qu’il a dit de l’Écosse est une infâme calomnie, et je vous engage à ne pas en croire son témoignage.

— Peut-être, répondis-je, me sera-t-il fort difficile de vous obéir, miss Vernon ; car je dois avouer que j’ai été élevé dans les idées bien peu favorables à nos voisins du nord.

— Oubliez cette partie de votre éducation, monsieur, dit-elle, et permettez que la fille d’une Écossaise vous prie de respecter la patrie de sa mère, jusqu’à ce que vos propres observations vous aient prouvé si elle mérite ou non votre estime. Réservez votre haine et votre mépris pour la dissimulation, la bassesse, l’hypocrisie, partout où vous les rencontrerez ; vous en trouverez assez sans quitter l’Angleterre. Adieu, messieurs, je vous souhaite le bonsoir. »

Et elle me montra la porte, de l’air d’une princesse qui congédie sa suite.

Nous nous retirâmes dans l’appartement de Rashleigh, où un domestique nous apporta du café et des cartes. J’avais résolu de ne pas presser Rashleigh davantage sur les événements de la journée. Sa conduite me semblait enveloppée d’un mystère d’une nature très-peu louable ; mais pour m’assurer si mes soupçons étaient fondés, il fallait qu’il ne se tînt pas sur ses gardes. Nous nous mîmes à jouer, et quoique le jeu fut très-légèrement intéressé, je crus voir que Rashleigh y apportait une humeur hardie et ambitieuse. Il paraissait connaître parfaitement ce jeu, mais il préférait aux règles ordinaires les coups hardis et périlleux, et, négligeant les chances fondées sur les probabilités, il hasardait tout pour faire son adversaire pic, repic et capot. Dès que quelques parties de piquet, comme la musique entre les actes d’un drame, eurent interrompu le cours de notre conversation, Rashleigh parut fatigué de jouer ; les cartes furent laissées de côté, et l’entretien, dont il fit presque tous les frais, roula sur des choses indifférentes.

Quoiqu’il eût plus d’instruction que de véritable savoir, plus de connaissance de l’esprit des hommes que des principes de morale qui doivent les diriger, je n’ai jamais vu personne qui parlât avec plus ou même avec autant de charme. Toutefois, je crus m’apercevoir qu’il s’étudiait beaucoup à tirer tout le parti possible de ses avantages naturels ; une voix mélodieuse, une élocution facile, des expressions heureuses et justes, une imagination ardente ; il n’élevait jamais la voix et n’était point tranchant : jamais ses propres idées ne le préoccupaient au point de fatiguer la patience ou l’intelligence de ceux qui l’écoutaient. Ses idées se succédaient comme les eaux pures et continuelles d’une source abondante et féconde ; tandis que les pensées de tous ceux que j’avais vus viser à une conversation brillante, m’avaient toujours semblé se précipiter comme le torrent troublé de l’écluse d’un moulin, et s’épuiser aussi promptement. La nuit était fort avancée quand je me séparai d’un compagnon aussi séduisant ; et en regagnant ma chambre, ce ne fut pas sans éprouver quelque peine que je me rappelai le caractère de Rashleigh tel que je me l’étais représenté avant notre tête-à-tête.

Le plaisir et l’agrément, mon cher Tresham, émoussent tellement notre pénétration et notre jugement, que je ne puis mieux les comparer qu’à ces fruits à la fois doux et acides qui rendent notre palais totalement incapable de distinguer le goût des mets qu’on soumet ensuite à notre critique.


CHAPITRE XI.

RASHLEIGH.


Pourquoi êtes-vous si maigres, mes joyeux compagnons ? pourquoi avez-vous l’air si triste ? pourquoi avez-vous du chagrin dans le château de Bolwearie ?
Vieille ballade écossaise.


Le lendemain se trouvait être un dimanche, jour fort pénible à passer pour les habitants d’Osbaldistone-Hall ; car, après l’office du matin, auquel toute la famille assistait régulièrement, il n’était aucun individu, Rashleigh et miss Vernon exceptés, que le démon de l’ennui ne semblât posséder. Sir Hildebrand s’amusa quelques minutes à parler de l’embarras où je m’étais trouvé la veille, et me félicita d’avoir échappé à la prison de Morpethon d’Hexam, comme il m’aurait félicité d’avoir franchi une barrière sans me rompre le cou.

« Cela a bien tourné, garçon ; mais ne sois pas si hasardeux une autre fois. La route du roi est libre pour tous, wighs ou torys.

— Sur ma parole, mon oncle, je n’ai jamais tenté d’en gêner la liberté ; et c’est une chose fort pénible que chacun s’accorde à me croire coupable d’un crime que je méprise et déteste, et qui de plus eût mis à bon droit ma vie en danger, d’après les lois de mon pays.

— Bien, bien, garçon, comme tu voudras ; je ne te demande rien ; personne n’est tenu de s’accuser soi-même ; tu fais fort bien, ou le diable m’emporte ! »

Rashleigh vint alors à mon aide ; mais il me sembla que ses arguments tendaient plutôt à persuader à son père de paraître croire à mes protestations qu’à mettre au grand jour mon innocence.

« Dans votre propre maison, mon cher monsieur… et votre propre neveu… vous ne pouvez pas continuer à blesser ses sentiments en refusant de croire ce qu’il a tant d’intérêt d’affirmer. Sans doute vous méritez toute sa confiance, et si vous pouviez lui rendre quelques services dans cette étrange affaire, je suis sûr qu’il aurait recours à votre bonté. Mais mon cousin Frank a été déclaré innocent, et personne n’a le droit de supposer qu’il ne le soit pas. Pour ma part, je n’ai pas le moindre doute sur son innocence, et l’honneur de notre famille me semble exiger que nous le soutenions de nos langues et de nos épées envers et contre tous

— Rashleigh, lui dit son père en le regardant fixement, tu es rusé… tu es même trop rusé pour moi et pour beaucoup de gens. Prends garde que toutes tes ruses ne te portent malheur. Deux têtes sous le même bonnet ne sont pas conformes aux principes du blason… Et, à propos du blason, je vais lire Gwillym. »

Il fit connaître cette résolution avec un bâillement aussi irrésistible que celui de la déesse dans la Dunciade[68], ce bâillement fut répété par ses géants de fils, qui se dispersèrent pour aller chercher des passe-temps conformes à leurs goûts : Percy, pour goûter un tonneau de bière de mars avec le sommelier ; Thorncliff, pour couper une paire de baguettes et les fixer dans leurs gardes d’osier ; John, pour poursuivre les mouches ; Dick, pour jouer tout seul à pile ou face avec sa main droite et sa main gauche ; Wilfred, pour ronger ses pouces et tomber ensuite dans un sommeil qui pût le conduire jusqu’au dîner, si cela était possible. Miss Vernon s’était retirée dans la bibliothèque.

Nous restantes seuls, Rashleigh et moi, dans la vieille salle, d’où les domestiques, avec leur lenteur et leur gaucherie ordinaires, étaient enfin parvenus à enlever les restes de notre substantiel déjeuner. Je saisis ce moment pour lui reprocher la manière dont il avait parlé de mon affaire à son père. Je lui dis franchement que j’avais trouvé fort singulier qu’il engageât plutôt sir Hildebrand à cacher ses soupçons qu’à les écarter tout à fait.

« Que pouvais-je faire, mon cher ami ? répondit Rashleigh ; mon père est si opiniâtre quand il s’est fourré quelque chose dans la tête (ce qui, pour lui rendre justice, n’arrive pas souvent), que j’ai reconnu qu’il valait beaucoup mieux l’engager à les dissimuler que de discuter avec lui ; ainsi, ne pouvant déraciner complètement ses préventions, je les coupe, chaque fois qu’elles se montrent, jusqu’à ce qu’elles meurent d’elles-mêmes. Il n’y a ni sagesse ni profit à discuter avec un esprit comme celui de sir Hildebrand, qui s’arme contre les convictions, et qui croit aussi fermement à ses propres inspirations que nous autres, bons catholiques, à celles de notre saint père de Rome.

— Cependant il m’est bien pénible de vivre dans la maison d’un homme, mon proche parent, qui persiste à me croire coupable d’un vol de grand chemin.

— La folle opinion de mon père, si l’on peut donner cette épithète à l’opinion d’un père, n’attaque point au fond votre innocence ; quant à la culpabilité du fait, soyez sûr que, sous son rapport politique et moral, sir Hildebrand le regarde comme une action méritoire qui affaiblit l’ennemi, dépouille les Amalécites ; et il vous en estimera davantage en croyant que vous y avez pris part.

— Monsieur Rashleigh, je ne désire point acheter l’estime d’un homme par des actions qui me feraient perdre la mienne, et je pense que ces soupçons injurieux me fourniront un excellent motif pour quitter Osbaldistone-Hall, ce que je ferai dès que je pourrai correspondre avec mon père sur ce sujet. »

Rashleigh, quelque habitué qu’il fût à maîtriser ses émotions, ne put empêcher un léger sourire de sillonner son visage sinistre, tandis qu’il poussait un soupir affecté.

« Vous êtes heureux, vous, Frank ; vous allez et venez comme il vous plaît, aussi libre que le vent qui souffle où il veut. Avec votre goût, vos talents, vous trouverez bientôt des sociétés où ils seront mieux appréciés que parmi les habitants stupides de ce château ; tandis que moi… » Il s’arrêta.

« Et qu’y a-t-il dans votre sort qui puisse vous faire envier le mien ? moi qui suis banni, je peux le dire, de la maison et du cœur de mon père.

— Oui, répondit Rashleigh ; mais considérez tous les avantages de l’indépendance que vous acquerrez par un sacrifice momentané, car je suis sûr que le terme en est prochain ; songez à l’avantage d’agir librement, de cultiver vos talents dans la carrière que vous préférez, et dans laquelle vous allez vous distinguer. Liberté et réputation ne sont pas payées trop cher par quelques semaines de résidence dans le nord, même quand le lieu d’exil est Osbaldistone-Hall. Nouvel Ovide dans la Thrace, vous n’avez pas sujet d’écrire des Tristes.

— Je ne sais, dis-je en rougissant avec la modestie d’un jeune écrivain, comment vous connaissez si bien mes goûts.

— Il y avait ici tout récemment un envoyé de votre père, un jeune fat, nommé Twineall, qui m’a appris que vous sacrifiez en secret aux Muses, ajoutant que quelques-uns de vos vers avaient été grandement admirés par les meilleurs juges. »

Tresham, je crois que vous n’avez point à vous reprocher d’avoir jamais essayé de coudre des rimes ; mais vous avez sûrement connu beaucoup d’apprentis d’Apollon. La vanité est leur faible, depuis celui qui décorait les ombrages de Twickenham jusqu’au plus misérable des écrivassiers qu’il frappa de son fouet dans la Dunciade. J’avais ma part de ce défaut commun, et sans réfléchir combien il était peu probable que ce jeune Twineall eût eu connaissance de quelques pièces de vers que j’avais glissées au café de Button, et qu’il pût rapporter l’opinion des critiques qui fréquentaient ce bureau d’esprit et de littérature, je mordis aussitôt à l’hameçon. Rashleigh s’en aperçut, et s’assura encore mieux l’avantage en me faisant, d’un ton d’intérêt, les plus vives instances pour que je lui montrasse quelques-unes de mes productions manuscrites.

« Vous me donnerez une soirée dans ma chambre, continua-t-il ; car je vais bientôt perdre les charmes de la société littéraire pour les travaux du commerce et les ennuyeuses distractions du monde. Je le répète, ma soumission aux désirs de mon père, pour l’avantage de ma famille, est un véritable sacrifice, eu égard surtout à la calme et paisible profession à laquelle me destinait mon éducation. »

J’étais vain, mais non insensé, et cette hypocrisie était trop forte pour m’échapper. « Vous ne me persuaderez pas, lui dis-je, que vous n’échangez qu’à regret la position d’un obscur prêtre catholique, avec tous les sacrifices qu’elle impose, contre les richesses, la société et les plaisirs du monde. »

Rashleigh vit qu’il avait poussé trop loin sa modération affectée, et après un instant de silence, pendant lequel, je suppose, il calcula quel était le degré de franchise qu’il fallait employer avec moi (car c’était une chose qu’il ne prodiguait pas sans nécessité), il me répondit en souriant : « À mon âge, être condamné à vivre, comme vous le dites, au milieu de la richesse et du monde, n’est sans doute pas une chose fort alarmante. Mais permettez-moi de vous le dire, vous vous êtes mépris sur la position à laquelle j’étais appelé… Prêtre catholique, oui ; mais obscur, non… Non, monsieur, Rashleigh Osbaldistone restera plus obscur, même en s’élevant au rang des plus riches négociants de Londres, que s’il devenait membre de cette Église dont les ministres, comme on l’a dit, posent leurs pieds sur la tête des rois. Ma famille jouit de quelque crédit auprès de certaine cour exilée, et cette cour doit posséder et possède en effet un plus grand crédit encore auprès de celle de Rome. Mes talents ne sont point au-dessous de l’éducation que j’ai reçue. Sans m’abuser, j’ai pu prétendre à une place élevée dans cette Église ; sans quelque illusion d’amour-propre, j’ai pu même songer à la plus élevée. Pourquoi (continua-t-il en riant, car c’était une partie de son art de laisser douter s’il parlait sérieusement ou s’il plaisantait), pourquoi le cardinal Osbaldistone, d’une noble famille, ne disposerait-il pas de la fortune des empires aussi bien que Mazarin, d’une naissance obscure, et Alberoni, fils d’un jardinier italien.

— Sans doute, je ne puis dire le contraire ; mais à votre place, je ne regretterais guère de perdre la chance d’une élévation aussi précaire, aussi propre à exciter l’envie.

— Aussi ne le regretterais-je point si mon sort présent était assuré ; mais il dépend de circonstances dont l’expérience seule m’apprendra l’effet, des dispositions de votre père, par exemple.

— Avouez la vérité sans ruse, Rashleigh, vous voudriez que je vous fisse connaître son caractère ?

— Puisque, à l’exemple de Diana Vernon vous suivez la bannière de la sincérité, je vous répondrai : oui.

— Vous saurez donc que mon père a suivi la carrière du commerce plutôt parce qu’elle lui offrait les moyens de développer ses talents que par amour de l’or qu’on y trouve. Son esprit actif eût trouvé moyen de s’exercer, quand même il ne l’eût pas appliqué au négoce. Ses richesses se sont accumulées, parce que, sobre et modéré dans ses habitudes, il ne s’est pas créé de nouvelles sources de dépenses. Il hait la dissimulation chez les autres, n’y a jamais recours lui-même ; il est surtout habile à découvrir la vérité sous les plus spécieuses formes du langage. Silencieux par habitude, il n’aime pas les grands parleurs, surtout quand la conversation ne touche point aux choses qui l’intéressent exclusivement. Il est très-rigide dans la pratique de ses devoirs religieux ; mais vous n’avez point à craindre qu’il s’occupe des vôtres, car il regarde la tolérance comme un principe sacré d’économie politique. Mais si vous avez des opinions jacobites, comme il est naturel de le supposer, vous ferez bien de ne les point montrer en sa présence, ou au moins de ne les exprimer qu’avec beaucoup de modération, car il les a en horreur. Du reste, sa parole est une loi pour lui ; elle doit aussi être celle de tous ceux qui lui sont soumis ; il ne manque jamais à ce qu’il doit, il ne souffrira jamais qu’on y manque envers lui. Pour gagner ses bonnes grâces, il vous faudra exécuter ses ordres et non les applaudir. Son plus grand défaut, qui naît des préjugés de sa profession, ou plutôt du dévouement qui l’y attache, c’est de faire peu de cas de tout ce qui n’a point quelque rapport avec le commerce.

— Voilà un portrait admirable ! s’écria Rashleigh quand j’eus cessé de parler. Van Dyck n’était qu’un barbouilleur auprès de vous, Frank. Je vois votre père devant moi avec ses qualités et ses défauts ; aimant et honorant le roi comme une sorte de lord-maire et de chef du conseil de commerce ; vénérant les communes, parce qu’elles font les actes qui règlent le commerce d’exportation ; et respectant les pairs, parce que le chancelier est assis sur une balle de laine.

— Mon portrait était ressemblant, Rashleigh ; le vôtre est une caricature. Mais, puisque je vous ai fait connaître la carte du pays, donnez-moi en revanche quelques lumières sur la géographie des terres inconnues…

— Où vous avez fait naufrage ? dit Rashleigh ; cela n’en vaut pas la peine. Ce n’est point l’île de Calypso avec son labyrinthe de bosquets touffus, mais un fangeux marais du nord, aussi peu fait pour intéresser la curiosité que pour charmer les yeux. Vous pouvez les connaître en une demi-heure d’observation aussi bien que si je vous les décrivais avec la règle et le compas.

— Oh ! il y a quelque chose qui doit attirer l’attention… Que dites-vous de miss Vernon ? n’est-ce pas un objet intéressant dans ce paysage où tout est aussi rude que les bords d’une île de glace ? »

Je m’aperçus aisément que Rashleigh n’était pas charmé de répondre à cette question inattendue ; mais la franchise que je lui avais montrée me donnait le droit de l’interroger à mon tour. Il le sentit, et se vit forcé de me suivre sur le terrain où je l’amenais, quelque peine qu’il éprouvât à y marcher d’un pas ferme : « Je vois moins miss Vernon, dit-il, que je ne le faisais autrefois. Lorsqu’elle était jeune, j’étais son maître ; mais quand elle fut plus avancée en âge, mes nouvelles occupations, la gravité de la profession que je devais embrasser, la nature particulière de ses engagements, en un mot notre position mutuelle, rendaient une étroite intimité aussi inconvenante que dangereuse. Miss Vernon, je crois, aura vu dans ma réserve de l’indifférence, cependant c’était mon devoir ; je fus aussi affligé qu’elle-même, mais il fallut écouter la prudence. En effet quelle sûreté y avait-il à vivre dans l’intimité avec une jeune personne belle et sensible, qui doit, vous le savez, entrer dans un cloître, ou épouser celui qui lui est fiancé.

— Le cloître ou l’époux qui lui est destiné ! répétai-je ; est-ce une alternative imposée à miss Vernon ?

— Oui, dit Rashleigh en poussant un soupir. Il n’est pas besoin, je pense, de vous prémunir contre le danger de lier une amitié trop intime avec miss Vernon ; vous êtes homme du monde, et vous savez jusqu’à quel point vous pouvez vous laisser aller au charme de sa société sans danger pour vous et sans manquer aux égards que vous lui devez. Mais je vous avertis qu’à cause de son naturel ardent, il vous faut veiller sur elle autant que sur vous-même ; car l’exemple d’hier doit vous faire voir quelle est son irréflexion et son oubli des convenances. »

Il y avait sans doute quelque chose de vrai et de sensé dans tout cela ; il me donnait une espèce d’avis amical, et je n’avais aucun droit de m’en fâcher ; cependant à mesure qu’il parlait, je sentais que j’aurais eu du plaisir à me battre avec lui.

L’impertinent ! parler avec cette insolence ! me disais-je à moi-même. Voudrait-il me faire croire que miss Vernon a conçu de l’amour pour son horrible figure, et s’est dégradée au point que la réserve fût nécessaire pour la guérir de son imprudente passion ? Je résolus de savoir à tout prix ce qu’il voulait dire, me fallût-il, pour cela, lui arracher la vérité.

Je m’observai et me contins donc aussi scrupuleusement qu’il me fut possible ; je remarquai même que, pour une personne aussi sensée et douée d’autant de talents que miss Vernon, il était malheureux qu’elle eût une conduite étourdie et étrange.

« Trop franche, trop éloignée de toute réserve, au moins, répondit Rashleigh ; cependant elle a, je vous assure, un excellent cœur. À dire vrai, si elle continue à haïr le cloître et l’époux qu’on lui destine, et que mes travaux dans les mines de Plutus m’assurent une honnête indépendance, je pourrai bien songer à renouer notre liaison, et à partager ma fortune avec miss Vernon. »

Avec sa belle voix et ses périodes bien tournées, pensai-je, ce Rashleigh est le fat le plus laid et le plus suffisant que j’aie jamais vu.

« Cependant, continua Rashleigh, comme s’il pensait tout haut, je serais fâché de supplanter Thorncliff.

— Supplanter Thorncliff ! votre frère Thorncliff est-il l’époux destiné à Diana Yernon ?

— Oui ; les ordres de son père et certains arrangements de famille l’obligent à épouser un des fils de sir Hildebrand. On a obtenu de Rome une dispense qui lui permet d’épouser… Osbaldistone (le prénom en blanc), écuyer, fils de sir Hildebrand Osbaldistone d’Osbaldistone-Hall, baronnet ; il ne reste plus qu’à choisir l’heureux mortel dont le nom remplira le blanc de la dispense. Percy ne songeant qu’à boire, mon père a désigné Thorncliff, comme le second rejeton de la famille, pour perpétuer la race des Osbaldistone.

— Diana, » dis-je en m’efforçant de prendre un air de plaisanterie qui, je crois, m’allait fort mal, « aurait peut-être préféré chercher un peu plus bas sur l’arbre de la famille la branche à laquelle elle désirait s’unir.

— Je ne saurais le dire, reprit-il ; il y a peu de choix dans notre famille : Dick est un joueur, John un rustre, et Wilfred un âne. Je crois, après tout, que mon père ne pouvait mieux choisir pour la pauvre Diana.

— Les personnes présentes étant toujours exceptées.

— Oh ! destiné à l’Église, je n’étais point sur les rangs ; autrement, je puis dire sans présomption qu’étant à même, par mon éducation, de servir de maître et de guide à miss Vernon, j’aurais été un parti plus convenable qu’aucun de mes frères.

— Et la jeune personne le pensait ainsi ?

— Vous ne devez pas le supposer, » répondit Rashleigh avec une affectation faite pour confirmer ma supposition ; « l’amitié, la seule amitié nous avait unis ; la tendre affection d’un cœur aimant pour son précepteur : l’amour n’approcha point de nous. Je vous l’ai dit, je fus sage à temps. »

Je me sentis peu disposé à poursuivre cette conversation ; et prenant congé de Rashleigh, je me retirai dans mon appartement, où je me promenai avec la plus grande agitation, répétant tout haut les expressions qui m’avaient le plus choqué. Sensible… ardent… tendre affection… amour… Diana Vernon, la plus belle créature que j’eusse jamais vue, aimer cet être difforme, hideux, en tous points Richard III, sauf sa bosse. Et cependant les occasions qu’il avait eues pendant le cours de leurs maudites études, son langage mielleux et séduisant, l’isolement où se trouvait miss Vernon de tout individu dont les paroles et la conduite fussent sensées, et son admiration pour les talents de Rashleigh, mêlée d’un dépit qui pouvait aussi paraître l’effet de l’indifférence qu’il lui avait montrée… Mais pourquoi me tourmenter de tout cela ? Diana Vernon est-elle la première femme qui aura aimé ou épousé un homme laid ? et quand même elle ne serait pas promise, que m’importerait encore ?… Une catholique, une jacobite, un grenadier eu jupon ;… songer à elle serait le comble de la folie.

En jetant ces réflexions sur la flamme de mon mécontentement, j’en fis un feu caché qui me brûlait en secret le cœur, et je descendis pour dîner, avec toute la mauvaise humeur qu’on peut imaginer.


CHAPITRE XII.

L’ORGIE ET L’INSULTE.


Être ivre, bavarder, se quereller, faire le fier, jurer, et s’attaquer à son ombre ?
Shakspeare. Othello.


Je vous ai déjà dit, mon cher Tresham, et cela ne vous était pas inconnu, que mon principal défaut était un orgueil insurmontable, et qui m’exposait à de fréquentes mortifications. Je ne m’étais jamais dit, pas même tout bas, que j’aimasse Diana Vernon ; et cependant je n’eus pas plus tôt entendu Rashleigh parler d’elle comme d’une conquête qu’il pouvait saisir ou négliger à son gré, que toutes les démarches que cette pauvre fille avait faites, dans l’innocence et la franchise de son cœur, pour établir une sorte d’amitié entre nous, me semblèrent dictées par la plus impertinente coquetterie. Elle voulait sans doute s’assurer de moi pour son pis-aller, au cas où M. Rashleigh Osbaldistone n’aurait pas pitié d’elle ! Mais je lui montrerai que je ne suis pas homme à me laisser jouer ainsi ; je lui ferai voir que je connais ses ruses, et que je les méprise.

Je ne songeai point alors que toute cette indignation, que je n’avais aucun droit de témoigner, prouvait que je n’étais nullement indifférent aux charmes de miss Vernon, et je me mis à table de fort mauvaise humeur contre elle et contre toutes les filles d’Ève.

Miss Vernon me vit avec surprise répondre d’une manière fort peu aimable à quelques plaisanteries satiriques qu’elle se permit avec sa liberté de parole ordinaire ; mais ne soupçonnant pas que je voulusse la choquer, elle se contenta de répondre à mes brusques reparties par des reparties du même genre, mais plus polies, quoique très piquantes. Enfin, elle s’aperçut que j’étais réellement de mauvaise humeur, et répondit ainsi à une de mes paroles peu gracieuses :

« On dit, monsieur Frank, qu’on peut trouver quelque chose de bon même dans les discours d’un sot. J’ai entendu mon cousin Wilfred refuser l’autre jour de jouer plus long-temps à la trique avec mon cousin Thornie, parce que mon cousin Thornie se fâchait, et frappait plus fort que ne permettent les règles de ce jeu. Si je voulais vous casser la tête tout de bon, disait l’honnête Wilfred, je me soucierais peu que vous fussiez en colère, car cela même me donnerait plus de facilité. Mais il n’est pas juste que je reçoive de bons coups sur les reins, tandis que je ne frappe qu’à côté. Comprenez-vous la morale de cet apologue, Frank ?

— Je ne me suis jamais trouvé dans la nécessité, madame, de chercher à extraire la portion exiguë de bon sens qui peut se trouver dans la conversation de ces messieurs.

— Nécessité, et madame ! Vous m’étonnez, monsieur Osbaldistone.

— J’en suis vraiment désolé.

— Dois-je supposer que ce ton sérieux n’est qu’un caprice, ou ne le prenez-vous que pour faire mieux sentir le prix de votre bonne humeur ?

— Vous avez droit aux attentions de tant de gentlemen dans cette famille, miss Vernon, qu’il est au-dessous de vous de rechercher les motifs de ma stupidité et de ma mauvaise humeur.

— Quoi ! dit-elle, avez-vous abandonné mon parti pour passer à celui de l’ennemi ? »

Elle jeta un regard sur Rashleigh placé vis-à-vis d’elle à l’autre bout de la table, et, remarquant dans ses traits durs une singulière expression d’intérêt pendant qu’il nous examinait, elle ajouta :


Pensée horrible ! moi, je vois la vérité.
De Rashleigh me sourit le visage attristé,
Et vient te désigner comme son apanage…


« Grâce à Dieu et à l’état d’abandon où je me suis toujours trouvée, je suis instruite à la patience, et je ne m’offense pas facilement ; pour n’être point tentée de vous quereller bon gré mal gré, je vous quitte plus tôt qu’à l’ordinaire, et vous souhaite de bien digérer votre dîner et votre mauvaise humeur. »

Elle se retira donc aussitôt. Dès qu’elle fut partie, je me sentis honteux de ma conduite. J’avais repoussé la bienveillance qu’elle m’offrait, et dont la sincérité s’était récemment montrée avec évidence ; j’avais été sur le point d’insulter une personne charmante et sans appui, comme elle l’avait dit avec émotion. Ma conduite me semblait celle d’un homme brutal. Pour combattre ou étouffer ces pénibles réflexions, je fis plus d’honneur que de coutume à la bouteille qui circulait autour de la table. Grâce à l’agitation que j’éprouvais, et à mes habitudes de tempérance, le vin produisit rapidement sur moi un effet puissant. Les buveurs de profession peuvent boire une grande quantité de vin ; cela ne fait que troubler leur jugement qui, morne à jeun, n’est jamais très-clair ; mais ceux qui n’ont point l’habitude de l’ivresse, en éprouvent bien plus vivement l’influence. Mon esprit s’échauffa, s’égara bientôt ; je parlais sans fin, je raisonnais de ce que je ne connaissais pas ; je commençais des histoires que je ne pouvais achever, puis je riais aux éclats de mon défaut de mémoire. J’acceptai tous les paris qu’on me proposa, sans le moindre discernement ; je défiai le géant John à la lutte, quoiqu’il eût tenu le dé à Hexham[69] pendant une année, et que je n’eusse jamais essayé une seule passe.

Mon oncle eut la bonté de s’interposer et d’empêcher l’exécution de ce défi qui, je pense, se serait terminé aux dépens de mon cou.

La malignité a même rapporté que j’avais chanté une chanson de table ; mais comme je ne m’en souviens nullement, et que je n’ai jamais essayé de former un son, avant ou depuis, je me flatte que c’est une calomnie toute gratuite. Je fis assez d’extravagances, sans qu’il y ait nécessité de les exagérer à ce point. Sans perdre entièrement mes sens, je perdis promptement tout pouvoir sur moi-même, et de violentes passions m’agitèrent à tel point que je ne pouvais les maîtriser. Je m’étais mis à table triste, mécontent, et disposé à garder le silence… le vin me rendit bavard, bruyant, querelleur. Je contredisais tout ce qu’on avançait, et j’attaquais, à la table de mon oncle et sans aucun égard pour lui, ses opinions politiques et religieuses. La modération affectée de Rashleigh, qu’il savait sans doute bien capable de m’irriter, m’échauffait encore plus que les cris et l’emportement de ses tapageurs de frères. Mon oncle, je dois lui rendre justice, s’efforça de rétablir le calme ; mais son autorité était méconnue dans le tumulte de l’ivresse et des passions. Enfin, furieux de quelque injure réelle ou supposée de Rashleigh, je lui donnai un soufflet. Le stoïcien le plus maître de ses passions n’eût pas reçu un pareil outrage avec un sang-froid plus méprisant. Ce qu’il n’éprouva point, ou ne daigna pas faire paraître, Thorncliff le ressentit pour lui ; les épées furent tirées, et nous échangeâmes quelques passes ; mais les autres frères nous séparèrent. Je n’oublierai jamais le rire diabolique qui fit grimacer les traits de Rashleigh, quand deux de ces jeunes Titans m’entraînèrent de force hors de la salle. Ils m’emprisonnèrent dans ma chambre en fermant la porte en dehors, et je les entendis, avec rage, rire aux éclats en descendant l’escalier. J’essayai dans ma fureur de briser la porte, mais les barres de fer qu’ils avaient mises rendirent mes efforts inutiles. Enfin, je me jetai sur mon lit, et je m’endormis au milieu des plus terribles projets de vengeance pour le lendemain.

Mais le matin amena le repentir. Je sentis, de la manière la plus vive, toute la folie et l’extravagance de ma conduite, et je fus obligé d’avouer que le vin et la passion avaient subjugué ma raison, et m’avaient rabaissé au-dessous de Wilfred Osbaldistone, qui m’inspirait tant de mépris. Ces attristantes réflexions n’étaient point adoucies par l’idée qu’il me faudrait excuser mon inconvenante conduite, et que miss Vernon serait témoin de mon humiliation. Le souvenir de mes fautes envers elle personnellement, pour lesquelles je ne pouvais même alléguer la misérable excuse de l’ivresse, ajoutait encore à mon tourment.

Abattu, accablé de honte, je descendis pour déjeuner, comme un criminel qui va entendre prononcer sa sentence. Un épais brouillard s’était opposé au départ pour la chasse, et j’eus la mortification de trouver toute la famille, excepté Rashleigh et miss Vernon, rassemblée autour d’un pâté de venaison et d’une longe de bœuf. Ils étaient dans une joie bruyante quand j’entrai, et je devinai facilement que j’étais l’objet de la risée. En effet, ce qui me causait tant de chagrin paraissait une excellente plaisanterie à mon oncle et à la plupart de mes cousins. Sir Hildebrand, en me raillant sur mes exploits de la veille, jura qu’il valait mieux qu’un jeune homme s’enivrât trois fois par jour que de s’en aller coucher à sec comme un presbytérien, en quittant une bande de joyeux compagnons et une double pinte de bordeaux. Et pour appuyer ces paroles de consolation, il me versa un énorme verre d’eau-de-vie, en m’exhortant à avaler « du poil de la bête qui m’avait mordu. »

« Laisse-les rire, mon neveu, continua-t-il ; ils auraient été des soupes au lait comme toi, si je ne les avais élevés entre la rôtie et la bouteille, comme on pourrait dire. »

En général, mes cousins n’avaient pas mauvais cœur ; ils virent que leurs plaisanteries sur la soirée précédente m’affligeaient, et ils s’efforcèrent, avec une bienveillance maladroite, d’en effacer la pénible impression. Thorncliff seul parut me garder rancune. Ce jeune homme ne m’avait jamais aimé, et au milieu des marques d’attentions grossières de ses frères, il ne m’en avait jamais donné aucune. S’il était vrai, comme je commençai à le soupçonner, qu’on le regardait dans la famille, ou qu’il se regardait lui-même, comme destiné à devenir l’époux de miss Vernon, peut-être avait-il vu d’un œil jaloux les marques de prédilection qu’elle donnait à un jeune homme qu’il pouvait redouter comme un rival dangereux.

Rashleigh entra enfin, l’air morne et sombre comme un crêpe de deuil, et songeant, comme je n’en pus douter, à l’insulte inexcusable que je lui avais faite. J’avais déjà déterminé ce que j’avais à faire en cette occasion, et j’étais parvenu à me persuader que le véritable honneur consistait, non pas à soutenir avec l’épée que je n’avais aucun tort, mais à faire des excuses pour une injure si disproportionnée à toutes les provocations dont j’eusse pu me plaindre.

Je m’empressai d’aller à la rencontre de Rashleigh, et de lui exprimer combien j’étais peiné de la violence à laquelle je m’étais porté la veille envers lui.

« Rien au monde, lui dis-je, n’aurait pu m’arracher un mot d’excuse, si je n’avais senti moi-même l’inconvenance de ma conduite ; j’espère, mon cousin, que vous accepterez ce témoignage de mes sincères regrets, et que vous voudrez bien attribuer, en grande partie, mes torts à l’excessive hospitalité d’Osbaldistone-Hall.

— Il sera ton ami, garçon, cria le vieux chevalier dans l’effusion de son cœur, ou, Dieu me damne, je ne l’appellerai plus mon fils ! Eh bien, Rashleigh, pourquoi restes-tu là comme une souche ? J’en suis fâché, est tout ce qu’un gentleman peut dire, s’il lui arrive de faire quelque chose de mal, surtout quand la bouteille a circulé… J’ai servi à Hounslow, et je sais ce que c’est qu’une affaire d’honneur, peut-être. Ne parlons plus de cela, et allons tous ensemble chasser le blaireau dans Berkenwood-Bank. »

La physionomie de Rashleigh avait, comme je l’ai déjà dit, un caractère particulier, et je n’en avais jamais vu de pareille. Cette singularité ne consistait pas seulement dans ses traits en eux-mêmes, mais aussi dans sa manière d’en changer l’expression. Quand on passe de la peine à la joie, du chagrin à la satisfaction, il y a d’ordinaire un léger intervalle avant que la passion dominante remplace entièrement sur la figure celle qui l’a précédée : c’est comme une sorte de crépuscule semblable au passage des ténèbres à la lumière ; les muscles se dégonflent, l’œil s’éclaircit, le front se déride, et toute la physionomie devient calme et sereine. La figure de Rashleigh ne passait par aucune de ces nuances, mais prenait subitement l’expression d’une passion tout opposée : on eût dit un changement à vue sur un théâtre où le sifflet du machiniste fait disparaître une caverne et naître un bocage.

Je fus surtout frappé de cette singularité dans cette occasion. En entrant, Rashleigh était sombre comme la nuit ; il entendit, sans changer de contenance, mes excuses et l’exhortation de son père ; et ce ne fut que lorsque sir Hildebrand eut cessé de parler, que ses traits s’éclaircirent tout d’un coup, et qu’il m’exprima, dans les termes les plus polis et les plus bienveillants, qu’il était parfaitement satisfait de mes excuses.

« En vérité, dit-il, j’ai une si faible tête, que, quand je lui fais porter plus de trois verres de vin, je n’ai plus, comme l’honnête Cassio, qu’un vague souvenir de la veille. Je me rappelle les choses en gros, mais confusément… une querelle, et rien de plus ! Ainsi mon cher cousin, continua-t-il en me serrant amicalement la main, jugez combien je suis charmé de recevoir des excuses, quand je croyais avoir à en faire : ne parlons plus de cette affaire. Il y aurait folie à vérifier et examiner scrupuleusement un compte, quand la balance, que je croyais à mon désavantage, se trouve si inopinément et si agréablement à mon profit. Vous voyez, monsieur Osbaldistone, que je parle le langage de Lombard-Street, et que je me prépare à ma nouvelle profession. »

En levant les yeux pour répondre, je rencontrai ceux de miss Vernon, qui était entrée sans être remarquée, et avait écouté attentivement la conversation. Honteux et confondu, je regardai la terre, et j’allai me placer à table et me joindre à mes cousins toujours occupés du déjeuner.

Pour ne pas laisser passer les événements de la veille sans en tirer une leçon de morale pratique, mon oncle en prit occasion pour engager sérieusement, Rashleigh et moi, à nous défaire de notre sotte habitude de sobriété, et accoutumer peu à peu nos têtes à porter la quantité de vin qui convenait à un gentilhomme sans en venir aux cris et aux coups. Il nous recommanda de boire une pinte de bordeaux par jour ; ce qui, à l’aide de la bière et de l’eau-de-vie, pouvait fort bien commencer notre éducation de buveurs. Pour nous encourager, il ajouta qu’il avait connu beaucoup d’hommes qui étaient arrivés à notre âge sans avoir bu une pinte de vin, et qui cependant, se trouvant en bonne compagnie et suivant de bons exemples, avaient pris place parmi les meilleurs convives du temps, et étaient parvenus à boire leurs six bouteilles avec calme et tranquillité, sans en venir aux cris ou aux coups comme cela nous était arrivé la veille, et sans se trouver malades.

Quelque sage que fût cet avis, et quelque avantage qu’il me présentât pour l’avenir, je n’en profitai guère, en partie peut-être parce que chaque fois que je levais les yeux vers miss Vernon, je voyais ses regards fixés sur moi avec une expression de pitié profonde, mêlée de déplaisir. Je cherchais les moyens d’expliquer et de justifier ma conduite à ses yeux, quand elle voulut bien m’éviter l’embarras de solliciter une entrevue. « Cousin Francis, dit-elle en me donnant le même titre qu’aux autres Osbaldistone, bien que je ne fusse pas en effet son parent, j’ai trouvé ce matin un endroit difficile dans la Divina Commedia de Dante ; aurez-vous la bonté de passer à la bibliothèque pour me l’expliquer ? et quand vous m’aurez découvert le sens de l’obscur Florentin, nous rejoindrons les chasseurs à Berkenwood pour voir leur habileté à déterrer le blaireau. »

Je me hâtai de répondre que j’étais à ses ordres. Rashleigh offrit de nous accompagner.

« Je suis un peu plus habile, dit-il, à découvrir le sens du Dante, à travers les métaphores et les ellipses de ce poëme obscur, qu’à chasser le pauvre et inoffensif maître de sa grotte.

— Excusez-moi, monsieur Rashleigh, dit miss Vernon ; vous prenez la place de M. Francis dans le comptoir de son père : il vous faut lui laisser ici le soin de l’éducation de votre pupille. Nous aurons recours à vous, s’il est besoin : ainsi n’ayez pas l’air si grave ; d’ailleurs c’est une honte à vous de ne rien entendre à la chasse. Que direz-vous si votre oncle de Crane-Alley vous demande comment se dépiste un blaireau ?

— C’est vrai Diana, c’est trop vrai, dit sir Hildebrand en soupirant ; je crains que Rashleigh ne reste court, s’il est mis à l’épreuve. Il aurait pu acquérir des connaissances utiles comme ses frères, car il a été élevé à la source ; mais les modes françaises, les livres élémentaires, les nouveaux navets[70] et les rats hanovriens ont bouleversé la vieille Angleterre. Allons, viens avec nous, Rashleigh, et apporte moi mon épieu ; ta cousine n’a pas besoin de toi maintenant, et je ne veux pas qu’on la contrarie. Il ne sera pas dit qu’il n’y avait qu’une femme à Osbaldistone-Hall, et qu’elle est morte pour n’avoir pu faire ses volontés. »

Rashleigh obéit à son père, non pas toutefois sans dire à Diana à voix basse : « Je suppose qu’il sera convenable de ne pas laisser de côté la cérémonie, et de frapper à la porte de la bibliothèque avant d’entrer ?

— Non, non, Rashleigh, dit miss Vernon, laissez de côté la dissimulation ; c’est le meilleur moyen de vous assurer un libre accès près de nous pendant nos délibérations classiques. »

À ces mots, elle se dirigea vers la bibliothèque, et je la suivis… comme un criminel qui marche à la potence, allais-je dire ; mais il me semble que j’ai déjà employé cette comparaison une fois ou même deux. Ainsi donc, sans employer de comparaison, je la suivis avec un embarras dont j’aurais donné tout au monde pour me délivrer. J’étais honteux d’éprouver un tel sentiment en pareille occasion, car j’avais respiré l’air du continent assez long-temps pour savoir que la légèreté, la galanterie, et une assurance de bon ton, doivent distinguer le gentleman à qui une jolie dame accorde un tête-à-tête.

Toutefois, mon naturel anglais l’emportait sur mon éducation française, et je fis, je crois, une triste figure quand miss Vernon, s’asseyant majestueusement dans un vaste fauteuil de la bibliothèque, comme un juge qui se dispose à juger une affaire importante, me fit signe de m’asseoir vis-à-vis d’elle (ce que je fis, comme l’accusé qui se place sur la sellette), et commença l’entretien du ton de la plus amère ironie.


CHAPITRE XIII.

DÉPART DE RASHLEIGH.


Celui-là était cruel, qui le premier trempa dans le poison l’arme meurtrière ; plus cruel et plus digne de l’enfer était celui qui fit couler le poison dans la coupe hospitalière, pour répandre dans les veines la mort au lieu de la vie.
Anonyme


« Vraiment, monsieur Francis Osbaldistone, » dit miss Vernon avec l’air d’une personne qui se croyait parfaitement en droit de prendre le ton de reproche ironique qu’elle se plaisait à employer, « vous vous formez avec nous, et je n’aurais pas autant attendu de vous. Hier, vous avez fait vos preuves pour être admis dans la corporation libre d’Osbaldistone-Hall, et vous avez commencé par un chef-d’œuvre.

— Je reconnais entièrement mes torts, miss Vernon ; tout ce que je puis dire pour les excuser, c’est qu’on m’avait dit certaines choses dont j’étais vivement troublé ; je sens que j’ai été impertinent et absurde.

— Vous ne vous rendez pas justice, dit le juge inexorable ; vous êtes parvenu, d’après ce que j’ai vu et appris, à déployer en une seule soirée toutes les brillantes qualités qui distinguent tous vos cousins ensemble, l’aimable et bienveillante humeur de Rashleigh, la tempérance de Percy, le sang-froid de Thorncliff, l’adresse de John, la fureur des paris de Dickon ; tout cela réuni dans le seul monsieur Francis, et dans un lieu et à une heure dont le choix ferait honneur au goût et à la sagacité du sage Wilfred.

— Épargnez-moi, miss Vernon, » lui dis-je, car la leçon me paraissait aussi sévère que méritée, en considérant surtout par qui elle était donnée ; « et permettez-moi d’alléguer, pour excuser des folies auxquelles je ne suis pas habitué, l’usage de cette maison et de ce pays. Je suis loin de l’approuver ; mais j’ai l’autorité de Shakspeare pour dire que le vin est une créature très)familière, et que tout homme peut s’y laisser prendre une fois.

— Oui, monsieur Francis, mais Shakspeare a mis cette apologie dans la bouche du plus méchant homme dont il ait tracé le portrait. Mais je n’abuserai pas de l’avantage que me donne votre citation, en vous terrassant par la réponse de Cassio au perfide tentateur Yago : je veux seulement que vous sachiez qu’il est une personne au moins qui voit avec peine un jeune homme de talent et d’espérance se laisser tomber dans la fange où se plongent chaque nuit les habitants de cette maison.

— Je n’ai fait qu’y mouiller mon soulier, miss Vernon, et je vous assure que j’en ai conçu assez d’horreur pour ne pas m’y enfoncer plus avant.

— Si telle est votre résolution, répondit-elle, elle est sage ; mais j’étais si affligée de ce que j’avais appris, que je vous en ai parlé avant de vous entretenir de ce qui me regarde : vous vous êtes conduit avec moi hier, pendant le dîner, comme si l’on vous avait dit quelque chose qui m’eût fait perdre beaucoup dans votre opinion. Puis-je vous demander ce que c’était ? »

Je restai stupéfait ; cette demande brusque et précise était faite du ton d’un gentleman qui demande à un autre l’explication de sa conduite, avec politesse mais avec fermeté, et s’écartait complètement des circonlocutions, des demi-mots, des préparations et périphrases dont s’entourent ordinairement les explications entre les personnes de différents sexes dans les hautes classes de la société.

J’étais dans un grand embarras, car je me rappelais fort bien que les confidences de Rashleigh, fussent-elles véridiques, devaient m’inspirer plutôt de la compassion pour miss Vernon que du ressentiment ; et eussent-elles pu justifier entièrement ma conduite, j’aurais encore eu beaucoup de peine à expliquer ce qui devait offenser si vivement miss Diana. Elle remarqua mon hésitation, et continua d’un ton quelque peu impératif, quoique poli et modéré.

« J’espère que monsieur Osbaldistone ne doute pas de mes droits à lui adresser cette question ; je n’ai aucun parent pour me défendre ; il est donc de toute justice que je me défende moi-même. »

Je m’efforçai gauchement d’attribuer ma conduite à une indisposition, à des lettres affligeantes que j’avais reçues de Londres. Elle me laissa épuiser toutes mes excuses et m’embourber complètement, m’écoutant avec un sourire d’incrédulité.

« Maintenant, monsieur Francis, que vous avez débité votre prologue d’excuses d’aussi bonne grâce que se débitent tous les prologues, voudrez-vous bien tirer le rideau et me montrer ce que je désire voir ? en un mot, faites-moi connaître ce que Rashleigh vous a dit de moi ; car il est le grand machiniste et le premier moteur de toute la machine d’Osbaldistone-Hall.

— Mais, supposé qu’il y ait quelque chose à vous dire, miss Vernon, que mérite celui qui révèle le secret d’un allié à un autre ? car, vous me l’avez dit vous-même, Rashleigh est resté votre allié, quoiqu’il ne soit plus votre ami.

— Laissons tout subterfuge et toute plaisanterie sur ce sujet, je n’y suis nullement disposée ; Rashleigh ne peut, ne doit, n’ose tenir sur moi, Diana Vernon, qu’un langage que je puis entendre. Qu’il y ait entre nous des secrets, cela est certain ; mais ce n’est point à cela que peut se rapporter ce qu’il vous a dit, et ces secrets ne me regardent pas personnellement. »

J’avais alors recouvré ma présence d’esprit, et je m’étais promptement décidé à éviter de révéler l’espèce de confidence que Rashleigh m’avait faite. Il y avait quelque bassesse à répéter ce qu’on m’avait dit sous le sceau du secret ; cela ne peut servir à rien, pensais-je, si ce n’est à affliger miss Vernon. Je répliquai donc gravement : « que je n’avais eu avec M. Rashleigh Osbaldistone qu’un entretien très-frivole sur les habitants du château, et je protestai qu’il ne m’avait rien dit qui m’eût laissé une impression défavorable pour elle. Comme homme d’honneur je ne pouvais lui révéler avec plus de détails une conversation particulière. »

Elle s’élança de son fauteuil avec la vivacité d’une Camille qui vole au combat. « Ce détour est inutile… il me faut une autre réponse. » Ses traits étaient enflammés, sont front rouge, ses yeux étincelants. « Je demande, continua-t-elle, une explication comme une femme calomniée a le droit d’en demander à tout homme d’honneur ; comme une créature sans mère, sans amis, seule dans le monde, sans autre guide et appui qu’elle-même, a droit d’en demander à tous les êtres plus heureux qu’elle, au nom de ce Dieu qui les a envoyés sur la terre, eux pour jouir, et elle pour souffrir. Vous ne me le refuserez pas, ou, ajouta-t-elle en levant les yeux d’un air solennel, vous vous repentirez de ce refus, s’il y a des châtiments pour le mal sur la terre et dans le ciel. »

Je fus surpris de cette véhémence, mais je sentis, après une demande aussi formelle, qu’il était de mon devoir de mettre de côté tout scrupule de délicatesse, et je lui exposai brièvement mais clairement ce que Rashleigh m’avait dit.

Elle s’assit et reprit un air calme, dès que je commençai, et quand je m’arrêtais afin de chercher quelque tour délicat pour adoucir ce que j’avais à dire, elle s’écriait : « Continuez, je vous prie, continuez : le premier mot qui s’offre à vous est le plus simple et le meilleur. Ne songez pas à ce que je puis éprouver ; parlez comme vous feriez à une personne indifférente. »

Pressé si vivement, je lui exposai tout ce que m’avait dit Rashleigh de cet ancien contrat qui l’obligeait d’épouser un Osbaldistone, et de l’embarras qu’elle éprouvait à choisir ; j’aurais voulu n’en pas dire davantage ; mais elle découvrit promptement que ce n’était pas tout, et devina même à quoi se rapportait la suite.

« Bien ! le méchant Rashleigh devait vous raconter cette histoire. Je suis comme la pauvre fille du conte des fées, qui fut livrée dans son berceau à l’ours noir de Norvège, mais qui se plaignait surtout d’être appelée par ses compagnes la fiancée de Bruin. Mais outre cela, Rashleigh ne vous a-t-il pas dit quelque chose qui le touche personnellement ?

— Il m’a fait entendre que, sans sa répugnance à supplanter son frère, il désirerait que, d’après son changement de profession, le nom de Rashleigh remplît le blanc de la dispense, au lieu de celui de Thorncliff.

— Vraiment ! répondit-elle ; il a cette condescendance ? c’est trop d’honneur pour son humble servante Diana Vernon… Et elle, je le suppose, serait transportée de joie si cette substitution s’effectuait ?

— À parler avec franchise, il me l’a fait entendre ; il a même été plus loin…

— Qu’a-t-il dit ? ne me cachez rien, s’écria-t-elle avec feu.

— Qu’il avait rompu l’intimité qui existait entre vous et lui, de peur qu’elle ne fît naître une affection dont il ne lui serait pas permis de profiter, étant destiné à l’état ecclésiastique.

— Je lui suis bien obligée de sa prudence, » reprit miss Vernon dont tous les traits exprimaient le plus grand mépris. Elle s’arrêta un moment, puis ajouta avec son calme ordinaire : « Dans tout ce que vous m’avez dit, il n’y a rien qui me surprenne et à quoi je ne dusse m’attendre ; car, sauf une circonstance, tout est vrai. Mais comme il y a des poisons si violents que quelques gouttes suffisent, dit-on, pour corrompre toute une fontaine, de même il y a assez de perfidie dans les confidences de Rashleigh pour corrompre le puits où l’on dit que la vérité même a habité ; car Rashleigh sait que j’ai trop de raisons de le bien connaître pour que rien au monde pût me forcer d’unir mon sort au sien. Non, » continua-t-elle avec une sorte de tressaillement qui semblait exprimer une horreur involontaire, « toute autre destinée plutôt que celle-là… L’imbécile, le joueur, le querelleur, le jockey, je les préférerais mille fois à Rashleigh ; le couvent, la prison, le tombeau plutôt qu’aucun d’eux. »

Il y avait dans sa voix un accent triste et mélancolique qui répondait parfaitement à ce qu’il y avait d’extraordinaire et d’intéressant dans sa situation. Si jeune, si belle, dépourvue d’expérience, ainsi abandonnée à elle-même, privée de l’appui qu’elle eut trouvé dans la présence et la protection d’une femme, n’ayant pas même cette espèce de défense que son sexe rencontre dans les formes et les égards de la vie civilisée… Je puis dire, presque sans métaphore, que mon cœur saignait pour elle. Cependant il y avait une expression de dignité dans son dédain de toute cérémonie… un sentiment droit dans son mépris pour la fausseté,… une fermeté de résolution dans la manière dont elle contemplait les dangers qui l’entouraient ; et ces nobles qualités mêlaient à ma compassion une admiration vive. On eût dit une princesse abandonnée par ses sujets et privée de sa puissance, mais méprisant encore ces vaines formes de la société, établies pour les personnes des rangs inférieurs ; et, au milieu de tous ses chagrins, se reposant avec courage et confiance sur la justice divine non moins que sur l’inébranlable fermeté de son âme.

J’essayai de lui exprimer les sentiments de pitié et d’admiration que m’inspiraient ses malheurs et son courage ; mais elle m’interrompit aussitôt.

« Je vous ai dit en plaisantant que je n’aimais pas les compliments… Je vous dis aujourd’hui sérieusement que je ne demande pas de pitié, et que je dédaigne les consolations. Ce que j’ai eu à souffrir, je l’ai souffert ; ce que j’ai à supporter encore, je le supporterai comme je pourrai. Aucune parole de commisération ne peut rendre le fardeau plus léger pour l’esclave qui est forcé de le porter. Il n’y a qu’un seul être au monde qui pourrait m’aider, et il a préféré ajouter à mon malheur… Rashleigh Osbaldistone… oui, il fut un temps où J’aurais pu apprendre à aimer cet homme. Mais, grand Dieu ! le dessein qui le porte à s’insinuer dans la confiance d’une créature déjà si délaissée, la persévérance opiniâtre avec laquelle il a poursuivi ce dessein d’année en année, sans éprouver un seul instant de remords ou de pitié : ce projet dans lequel il cherchait à tourner en poison la nourriture qu’il donnait à mon esprit ; ô divine Providence ! que serais-je devenue dans ce monde et dans l’autre, si j’étais tombée dans les pièges de ce scélérat ? »

Je fus si frappé de l’infâme perfidie que ces mots révélaient, que je me levai de ma chaise, sachant à peine ce que je faisais ; portant la main à mon épée, j’allais quitter l’appartement pour chercher sur qui je déchargerais ma juste indignation. Respirant à peine, et avec des regards où l’expression de la plus vive crainte avait remplacé le ressentiment et le mépris, miss Vernon se jeta au-devant de moi.

« Arrêtez, dit-elle, arrêtez ! Quelque juste que soit votre indignation, vous ne connaissez pas la moitié des secrets de cette dangereuse prison. » Jetant autour d’elle un regard d’inquiétude, elle ajouta à voix basse : « Il a un charme qui défend sa vie. Vous ne pouvez l’attaquer sans mettre d’autres existences en péril, sans provoquer une plus vaste destruction. Sans cela, dans quelque instant de justice il aurait subi son châtiment, ne fût-ce que de cette faible main. Je vous ai dit, ajouta-t-elle en me ramenant à ma chaise, que je n’avais pas besoin de consolateur ; je vous dis maintenant que je n’ai pas besoin de vengeur.

Je m’assis machinalement, réfléchissant à ce qu’elle m’avait dit, et songeant aussi à ce que j’avais oublié dans le premier feu de l’indignation, que je n’avais aucun titre pour me constituer le champion de miss Vernon. Elle garda un instant le silence pour nous laisser à tous deux le temps de nous calmer, puis s’adressant à moi avec plus de sang-froid.

« Je vous ai déjà dit que Rashleigh se trouve intéressé dans un mystère d’une nature dangereuse ; tout perfide qu’il est, quoiqu’il sache que je connais toutes ses infamies, je ne puis… je n’ose rompre ouvertement avec lui, ni le braver. Vous-même, monsieur Osbaldistone, il vous faut user de patience avec lui, déjouer ses artifices par la prudence, non par la violence, et surtout éviter des scènes telles que celle d’hier, qui ne peuvent que lui donner de redoutables avantages sur vous. C’est l’avis que je voulais vous donner, et pour lequel je désirais vous entretenir ; j’ai poussé mes confidences plus loin que je ne m’étais proposé. »

Je l’assurai qu’elle ne les avait pas mal placées.

« Je n’en doute pas, répondit-elle ; il y a dans votre physionomie et dans vos manières quelque chose qui autorise la confiance. Continuons d’être amis. Vous ne devez pas craindre, » ajouta-t-elle en riant et en rougissant un peu, mais d’une voix libre et dégagée, « que cette amitié ne soit pour nous, comme disent les poètes, qu’un nom spécieux qui cache un autre sentiment. Je pense et j’agis moins comme les femmes que comme les hommes au milieu desquels j’ai toujours été élevée. D’ailleurs le fatal voile m’a enveloppée dès mon berceau, car vous croyez bien que je n’ai jamais pensé à me soumettre à l’horrible condition qui peut l’écarter de moi. Le temps n’est pas arrivé pour faire connaître mes résolutions, et je désire conserver la libre jouissance de la terre et de l’air, aussi longtemps que cela me sera possible. Et maintenant que le passage du Dante est bien expliqué, allez je vous prie, voir ce qui est advenu des chasseurs de blaireau ; ma tête me fait trop souffrir pour que je puisse être de la partie. »

Je quittai la bibliothèque, mais non pour rejoindre les chasseurs. Je sentis que j’avais besoin d’une promenade solitaire pour calmer mes esprits, avant de me trouver de nouveau en face de Rashleigh, dont les calculs infâmes m’avaient été dévoilés d’une manière si frappante. Dans la famille Dubourg, qui était de la religion réformée, j’avais souvent entendu parler de prêtres catholiques qui avaient violé les droits de l’amitié, de l’hospitalité, les liens les plus sacrés, pour satisfaire les passions que les règles de leur profession leur ordonnent d’étouffer. Mais le plan prémédité d’entreprendre l’éducation d’une orpheline de noble naissance et alliée à sa famille, avec le perfide projet de la séduire, révélé par celle qui devait en être victime, avec toute la chaleur d’une vertueuse indignation, me paraissait encore plus atroce que les plus affreux récits qu’on m’avait faits à Bordeaux ; et je sentais qu’en me retrouvant avec Rashleigh, il me serait bien difficile de dissimuler l’horreur qu’il m’inspirait. Cependant il fallait absolument me contenir, non-seulement à cause des mystérieuses raisons que m’avait données Diana, mais encore parce que je n’avais pas de motif ostensible de lui chercher querelle.

Je résolus donc d’imiter autant que possible la dissimulation de Rashleigh, tant que je resterais dans la famille ; et je me promis, quand il partirait pour Londres, de donner à Owen une idée de son caractère, afin qu’il pût veiller sur les intérêts de mon père. L’avarice ou l’ambition, pensais-je, peut avoir un aussi grand attrait, un plus grand peut-être pour une âme comme celle de Rashleigh, qu’un coupable libertinage. L’énergie de son caractère, son aptitude à se parer des meilleures qualités, pouvaient lui attirer la plus entière confiance, et il n’y avait pas lieu d’espérer que la bonne foi ou la reconnaissance l’empêchât d’en abuser. La tâche était difficile, surtout dans ma position, puisque la méfiance que je voudrais inspirer pourrait être attribuée à ma jalousie contre celui qui devait prendre ma place dans la faveur de mon père. Cependant je pensais qu’il fallait absolument écrire dans ce sens à Owen qui, de son côté, prudent et circonspect comme il était, saurait user convenablement des connaissances que je lui aurais données du caractère de Rashleigh. J’écrivis donc cette lettre, et l’envoyai à la poste par la première occasion.

Quand je revis Rashleigh, nous parûmes l’un et l’autre disposés à éviter tout prétexte de querelle. Il se doutait probablement que l’entretien que j’avais eu avec miss Vernon ne lui avait pas été favorable, quoiqu’il ne pût savoir qu’elle avait été jusqu’à me révéler l’infamie qu’il avait méditée contre elle. Nous nous tînmes donc l’un et l’autre sur la réserve, ne nous entretenant que de sujets indifférents. Il ne resta que peu de jours encore à Osbaldistone-Hall, et pendant ce temps je remarquai deux circonstances frappantes. La première était la facilité presque inconcevable avec laquelle son esprit puissant et actif saisit et coordonna les éléments de la nouvelle profession qu’il étudiait avec ardeur, faisant quelquefois parade de ses progrès, comme pour me montrer combien était léger pour lui ce fardeau que je m’étais jugé incapable de porter. La seconde circonstance remarquable était que, malgré le mal que miss Vernon disait de Rashleigh, ils avaient des entrevues secrètes et fort longues, bien que devant tout le monde ils ne parussent pas plus intimes qu’à l’ordinaire.

Quand le jour du départ de Rashleigh fut arrivé, son père lui dit adieu avec indifférence, ses frères avec la joie mal dissimulée d’écoliers qui voient partir leur maître d’étude, et n’osent exprimer le plaisir qu’ils éprouvent, et moi, avec une froide politesse. Quand il s’approcha de miss Vernon, et voulut la saluer, elle recula avec dédain, mais elle lui dit en lui tendant la main : « Adieu, Rashleigh ; le ciel vous récompense du bien que vous avez fait, et vous pardonne le mal que vous avez voulu faire !

— Amen ! ma jolie cousine, » reprit-il d’un air contrit, qu’il avait pris, je crois, au séminaire de Saint-Omer. « Heureux celui dont les bonnes intentions ont porté des fruits, et dont les mauvaises pensées sont mortes en fleur ! »

Il partit on prononçant ces mots. « Le parfait hypocrite ! me dit miss Vernon quand la porte se fut fermée sur lui… Combien ce que nous méprisons, ce que nous détestons le plus, peut ressembler par l’extérieur à ce que nous vénérons le plus profondément ! »

J’avais chargé Rashleigh d’une lettre pour mon père, et aussi de quelques mots pour Owen, outre la lettre dont j’ai déjà parlé, et que j’avais jugé plus sûr de faire parvenir par une autre voie. Dans ces épîtres, il eût été naturel de faire connaître à mon père et à mon ami que j’étais dans une position à ne me former que dans l’art de la chasse et de la fauconnerie, et à oublier au milieu des palefreniers et des valets d’écurie les connaissances ou les bonnes manières que j’avais acquises. J’aurais dû aussi leur dire quel dégoût et quel ennui j’éprouvais au milieu d’êtres qui ne s’occupaient que de la chasse ou de passe-temps encore moins relevés ; me plaindre des habitudes d’intempérance de la famille où je vivais, de la peine, de la mauvaise humeur même avec laquelle sir Hildebrand voyait ma sobriété. Ce dernier point aurait aisément alarmé mon père, homme d’une grande tempérance ; et lui en parler, c’eût été certainement m’ouvrir les portes de ma prison et abréger mon exil, ou au moins amener un changement de résidence.

Je dis donc, mon cher Tresham, qu’en considérant combien un séjour prolongé à Osbaldistone-Hall était désagréable pour un jeune homme de mon âge et de mes habitudes, il eût paru naturel que je fisse sentir à mon père tous ces inconvénients, pour obtenir de quitter la maison de mon oncle. Et cependant il est certain que je n’en dis pas un seul mot dans mes lettres à mon père et à Owen. Osbaldistone-Hall eût été Athènes dans son anciennes splendeur littéraire, habitée par ses sages, ses poètes et ses héros, que je n’aurais pas montré moins de disposition à le quitter.

Si vous avez conservé quelque chose du feu de la jeunesse, Tresham, mon silence vous paraîtra facile à expliquer. La beauté extraordinaire de miss Vernon, qu’elle-même semblait ne pas connaître, sa position singulière et mystérieuse, les malheurs auxquels elle était exposée, le courage avec lequel elle les attendait, ses manières plus franches qu’il n’appartenait à son sexe, mais d’une franchise qui naissait de son innocence, et par-dessus tout la bienveillante et flatteuse distinction qu’elle faisait en ma faveur : tout se réunissait pour exciter ma curiosité, éveiller mon imagination et flatter ma vanité. Je n’osais, toutefois, m’avouer à moi-même le profond intérêt que m’inspirait miss Vernon, ou la large part qu’elle avait dans mes pensées. Nous lisions, nous nous promenions ; nous nous reposions ensemble. Les études qu’elle avait interrompues lors de sa rupture avec Rashleigh, elle les reprit sous les auspices d’un maître dont les vues étaient plus pures, quoique ses talents fussent plus bornés.

En effet, j’étais incapable de l’aider dans quelques études profondes qu’elle avait commencées avec Rashleigh, et qui me semblaient convenir plutôt à un homme d’Église qu’à une jolie femme. Et je ne puis même concevoir pourquoi il avait engagé Diana dans le labyrinthe inextricable de subtilités qu’on est convenu d’appeler philosophie, et dans les sciences aussi abstraites, quoique plus certaines, des mathématiques et de l’astronomie ; à moins qu’il ne voulût par là effacer dans son esprit la différence entre les sexes, et l’habituer aux subtilités de raisonnement dont il pourrait se servir plus tard pour donner au mal l’apparence du bien. C’était dans le même esprit, quoique avec une intention perfide moins dissimulée, qu’il avait encouragé miss Vernon à laisser de côté et à mépriser ces formes et ces convenances dont les femmes s’entourent comme d’un rempart dans la société moderne. Il est vrai que, séparée de la compagnie de personnes de son sexe, elle ne pouvait apprendre les règles de la bienséance ni par des leçons, ni par des exemples ; cependant telle était la réserve naturelle et la délicatesse de son esprit à discerner le mal et le bien, qu’elle n’eût point adopté d’elle-même ces manières libres et cavalières qui me causèrent tant de surprise au premier abord, si on ne lui eût fait croire que le mépris des convenances ordinaires annonçait à la fois la supériorité d’esprit et la confiance de l’innocence. Son infâme maître avait sans doute ses vues quand il détruisit ces remparts que la prudence et la réserve élèvent autour de la vertu. Mais pour ce crime et tous les autres, il a répondu depuis long-temps devant le tribunal suprême.

Outre les progrès que miss Vernon, dont l’esprit saisissait avec tant de facilité tout ce qu’on lui enseignait, avait faits dans les sciences abstraites, je la trouvai assez versée dans la connaissance des langues vivantes et dans la littérature ancienne et moderne. Si l’on ne savait que les grands talents vont souvent le plus loin quand ils paraissent avoir le moins de secours, on croirait à peine combien les progrès de miss Vernon avaient été rapides ; et ils paraissaient encore plus extraordinaires quand on comparait l’instruction qu’elle avait puisée dans les livres, à sa complète ignorance du monde. On eût dit qu’elle voyait et connaissait tout, excepté ce qui se passait autour d’elle ; et je crois que c’était cette ignorance même sur les sujets les plus simples, contrastant d’une manière si vive avec ses connaissances et son instruction, qui donnait à sa conversation un attrait si puissant, et attirait l’attention sur tout ce qu’elle disait ou faisait, puisqu’il était impossible de prévoir si ce qu’elle allait dire ou faire montrerait la plus fine sagacité ou la plus grande simplicité. Le danger que courait un jeune homme de mon âge à se trouver sans cesse et dans une continuelle intimité avec une personne si aimable, si intéressante, sera facilement compris de ceux qui se rappelleront quels sentiments ils éprouvaient à mon âge.


CHAPITRE XIV.

LA BIBLIOTHÈQUE.


La lumière vacillante d’une lampe brille par la fenêtre de ma dame. Pourquoi la lampe d’une beauté brille-t-elle à l’heure de minuit ?
Vieille ballade.


La vie qu’on menait à Osbaldistone-Hall était trop uniforme pour que je vous la décrive. Diana Vernon et moi, nous employions la plus grande partie de notre temps à étudier ensemble ; le reste de la famille tuait la journée en amusements convenables à la saison, et auxquels nous prenions part quelquefois. Mon oncle faisait tout par habitude, et il s’était tellement habitué à ma présence et à ma manière de vivre, qu’il avait pour moi une sorte d’affection. Je me serais sans doute élevé beaucoup plus haut dans ses bonnes grâces, si j’avais employé pour cela les artifices dont se servait Rashleigh, qui, profitant de l’éloignement de son père pour les affaires, s’était peu à peu insinué dans l’administration de ses biens. Mais quoique je prêtasse avec empressement à mon oncle les secours de ma plume et de mon arithmétique toutes les fois qu’il en avait besoin pour correspondre avec ses voisins ou régler un compte avec un fermier, et que je fusse ainsi un hôte plus utile dans sa famille qu’aucun de ses fils, cependant je ne voulais pas me charger entièrement du soin de ses affaires ; de sorte que le bon chevalier, tout en reconnaissant que son neveu Frank était un garçon sûr et habile, ajoutait presque toujours qu’il n’aurait pas cru que Rashleigh lui fût aussi nécessaire.

Comme il est désagréable de vivre dans une famille et d’être mal avec tous ses membres, je fis quelques efforts pour gagner la bienveillance de mes cousins ; je changeai mon chapeau galonné contre une casquette de jockey, et je fis quelques progrès dans leur estime ; je domptai un jeune cheval d’une manière qui m’avança encore plus dans leurs bonnes grâces. Un pari ou deux perdus à propos avec Dickon, et une santé dont je fis largement raison à Percy, me mirent sur un pied d’entière familiarité avec les jeunes squires, excepté avec Thorncliff.

J’ai déjà parlé de l’éloignement qu’avait pour moi ce jeune homme qui, doué d’un peu plus de bon sens qu’aucun de ses frères, avait aussi un plus mauvais caractère. Bourru et querelleur, il était mécontent de mon séjour à Osbaldistone-Hall, et voyait d’un œil jaloux mon intimité avec Diana Vernon, que certain pacte de famille lui promettait pour épouse. On ne saurait dire qu’il l’aimait, au moins sans profaner ce mot ; mais il la regardait comme lui appartenant en quelque sorte, et se sentait piqué d’une usurpation qu’il ne savait comment prévenir ou faire cesser. J’essayai plusieurs fois de me réconcilier avec lui, mais il repoussa toujours mes avances, à peu près avec autant de grâce qu’un mâtin qui s’apprête à mordre la main étrangère qui vient le caresser. Je le laissai donc à sa mauvaise humeur, et ne m’en occupai pas davantage.

Telle était ma position à l’égard de la famille d’Osbaldistone-Hall. Mais je dois parler d’un autre habitant du château avec lequel je m’entretenais quelquefois ; c’était André Fairservice, le jardinier, qui, depuis qu’il avait découvert que j’étais protestant, me laissait rarement passer sans m’ouvrir sa tabatière. Cette politesse lui valut quelques avantages. D’abord elle ne lui coûtait rien, car je ne prenais jamais de tabac ; ensuite elle lui fournissait un excellent prétexte pour laisser reposer sa bêche quelques minutes, car il aimait assez à interrompre son travail ; mais, surtout, ces courtes entrevues lui donnaient occasion de débiter les nouvelles qu’il avait réunies, ou les remarques satiriques qu’inspire à un habitant du nord son humeur caustique.

« Je vous apprendrai, monsieur, » me dit-il un soir avec un air qui annonçait quelque nouvelle, « que j’ai été au Trinlay-Knowe.

— Bien, André, et je présume que vous avez appris quelque nouvelle au cabaret ?

— Je ne vais jamais au cabaret, monsieur… c’est-à-dire à moins qu’un voisin ne me régale d’une pinte de bière ou de quelque autre chose de pareil, car y aller à mes propres frais, ce serait perdre un temps précieux et un argent durement gagné. J’ai donc été au Trinlay-Knowe, comme je vous disais, pour une petite affaire à moi personnelle avec Mattie Simpson, qui a besoin d’une mesure ou deux de poires ; et il y en aura encore assez au château. Comme nous allions conclure le marché, arriva Pato Macready, le marchand voyageur.

— Le colporteur, voulez-vous dire ?

— Comme Votre Honneur voudra l’appeler. Ce n’en est pas moins un métier honorable et lucratif, et on l’a souvent exercé dans ma famille. Pate est mon arrière-cousin, et nous étions fort aises de nous revoir.

— Et vous avez vidé un pot de bière ensemble, je présume ? Au nom du ciel, abrégez.

— Patience, patience ; vous autres gens du midi vous êtes toujours pressés. Il y a là quelque chose qui vous regarde, donnez-moi le temps de vous le conter. Un pot de bière, disiez-vous ? Pate m’offrit de m’en payer un, mais Mattie nous donna une jatte de lait écrémé et un de ses gros pains d’avoine qui n’était pas plus sec et pas plus cuit qu’un morceau de gazon. Oh ! où sont nos bons gâteaux du nord cuits sur le gril ? Nous nous assîmes, et nous commençâmes à causer.

— Je vous en prie, dites-moi vos nouvelles, si vous en savez, car je ne peux pas rester toute la nuit ici.

— Alors, puisque vous le voulez, il y a du bruit à Londres ; ils sont tous clean wud, pour le coup qui s’est fait ici.

Clean wood[71] ? qu’est-ce que cela ?

— C’est-à-dire qu’ils sont fous à lier ; le diable est sur Jack Wabster[72].

— Mais qu’est-ce que tout cela signifie ? Qu’avons-nous à démêler avec Jack Wabster ? quel coup ? et que voulez-vous dire ?

— Eh ! dit André avec un air mystérieux, la valise de cet homme ?

— Quelle valise ? et en quoi cela me touche-t-il ?

— Le porte-manteau de ce Morris, qu’il prétend avoir perdu là-bas. Si cela ne touche pas Votre Honneur, cela me touche encore moins, et je ne veux pas perdre cette belle soirée. »

Et comme s’il eût été pris d’un accès violent d’activité, André se remit à travailler.

Mon attention avait été éveillée, comme le rusé gaillard l’avait prévu, et ne voulant pas lui faire de questions directes qui pussent trahir l’intérêt que je prenais à cette affaire, j’attendais que son humeur communicative lui fît reprendre son histoire. Mais il continua de travailler avec ardeur, parlant de temps à autre, mais sans dire un mot des nouvelles de Macready. Je l’écoutais en le maudissant du fond de mon cœur, et désirant voir combien de temps l’esprit de contradiction l’emporterait chez lui sur le vif désir qu’il semblait avoir de parler.

« Je suis en train de planter des asperges, et je sèmerai ensuite des haricots ; ils ne manqueront pas de légumes au château pour garnir leur petit salé. Grand bien leur fasse ! Et quel fumier tiens-je de l’intendant ! Il devrait y avoir au moins de la paille d’avoine, et je n’y aperçois que des cosses de pois sèches. Il est vrai que chacun fait ici à sa tête, et le chasseur, par exemple, vend, je crois, la meilleure litière de l’écurie. Mais quoi qu’il en soit, profitons de cette journée au moins, car le temps s’est éclairci, et s’il y a un beau jour dans la semaine, on peut être sûr que c’est le dimanche ; néanmoins ce beau temps pourra durer jusqu’à lundi matin, s’il plaît au ciel, et alors à quoi bon me fatiguer les reins ? Mais je crois qu’il est temps de rentrer, voilà le couvre-feu qui sonne, comme ils appellent leur sonnerie. »

Aussitôt, appuyant les deux mains sur sa bêche, il l’enfonça en terre ; me regardant alors avec l’air de supériorité d’un homme qui sait d’importantes nouvelles, et qui peut les taire ou les dire à son gré, il baissa les manches de sa chemise, et alla lentement prendre sa veste qu’il avait pliée et posée avec soin sur un banc.

Il me faut expier la faute d’avoir interrompu cet ennuyeux bavard, pensai-je, et écouter l’histoire de M. Fairservice comme il voudra me la raconter. Prenant donc la parole, je lui dis :

« Eh bien ! André, quelles sont donc ces nouvelles de Londres que vous a racontées votre cousin le marchand ambulant ?

— Le colporteur, voulez-vous dire ? reprit André… Mais appelez-les comme vous voudrez ; ils sont très-utiles dans un pays où les villes sont aussi rares que dans ce comté de Northumberland. En Écosse, c’est bien différent ; le comté de Fife, par exemple, c’est comme une grande cité, tant il y a de bourgs royaux qui se touchent l’un l’autre, comme les perles d’un collier, avec leurs grandes rues, et leurs maisons de pierre et de chaux, leurs escaliers en dehors… Kirkcaldy, qui en est la capitale, est plus grande qu’aucune ville d’Angleterre.

— Tout cela est sans doute beau et superbe, mais vous parliez tout à l’heure des nouvelles de Londres, André ?

— Oui, répondit André, mais je croyais que Votre Honneur ne se souciait guère de les connaître. Toutefois, continua-t-il en ricanant, Pate Macready prétend qu’ils sont très en colère à Londres, dans leur parlement, pour le vol fait à ce Morris.

— Dans le parlement, André ! et comment en ont-ils été instruits ?

— C’est justement ce que j’ai dit à Pate ; si cela vous intéresse, je vous rapporterai sa réponse en propres termes ; ça ne vaut pas la peine de faire un mensonge… Pate, lui dis-je, qu’est-ce donc que les lords, les lairds et les gentlemen de Londres ont affaire avec cette valise ? Quand nous avions un parlement en Écosse (maudits soient ceux qui nous l’ont enlevé !), ils étaient tranquillement assis à faire des lois pour le royaume, sans fourrer leur nez dans des affaires qui sont de la compétence des juges ordinaires. Mais je crois que si une marchande de choux arrachait le bonnet de sa voisine, ils la traduiraient devant le parlement de Londres. Ils sont aussi raisonnables que notre vieux laird, ses fils, avec ses piqueurs, ses chiens et tout son attirail de chasse, courant tout le jour après une pauvre bête qui ne pèsera pas six livres quand ils l’auront prise.

— Vous raisonnez fort bien, André, lui dis-je pour l’encourager à continuer ; et que répondit Pate ?

— Qu’est-ce qu’on peut attendre de ces Anglais ?… Mais pour en revenir à ce vol, ils se sont chamaillés comme quand ils sont au milieu de leurs querelles de wighs et de torys, s’apostrophant les uns les autres comme des vauriens… Un bavard s’est levé et a dit que le nord d’Angleterre était rempli de jacobites (et de vrai, il ne se trompait guère) ; qu’ils avaient presque levé l’étendard ; qu’un messager du roi avait été arrêté et volé sur la grande route ; que les meilleures familles du Northumberland étaient compromises ; qu’on lui avait pris de l’or et des papiers importants ; que les lois n’offraient pas de remèdes suffisants : car le volé, ayant porté plainte chez le juge de paix le plus voisin, avait trouvé ses deux voleurs à boire avec lui ; qu’ils l’avaient même forcé à retirer sa plainte, et que l’honnête homme qu’on avait dépouillé de son argent avait été forcé de quitter le pays, de peur qu’on ne lui fît un mauvais parti.

— Tout cela est-il bien vrai, André ?

— Pate jure que cela est aussi vrai que son aune est d’une longueur juste (et elle l’est bien véritablement, sauf un pouce de moins que la mesure anglaise). Et quand ce bavard eut parlé, on demanda les noms à grands cris, et il nomma Morris, votre oncle, et M. Inglewood, et d’autres encore (ajouta-t-il en me regardant d’un air significatif). Alors un autre du parti opposé se leva, et demanda si l’on accuserait les meilleurs gentilshommes du pays, sur la déposition d’un poltron ; car ce Morris avait été chassé de son régiment pour avoir pris la fuite en Flandre ; qu’il était à présumer que tout cela avait été concerté entre le ministre et lui avant son départ de Londres, et que si l’on ordonnait une enquête, on pourrait bien trouver l’argent près du palais de Saint-James. Alors ils mandèrent Morris à la barre, comme ils disent, pour voir ce qu’il dirait de l’affaire. Mais ceux qui étaient contre lui firent tant de bruit sur sa désertion, et sur tout le mal qu’il pouvait avoir fait jusque-là, que Pate assura qu’il avait plutôt l’air d’un mort que d’un vivant, et qu’il fut impossible de tirer de lui une parole de bon sens, tant il était effrayé. Il paraît que sa tête ne vaut pas mieux qu’un navet gelé. Ils auraient crié long-temps avant d’empêcher André Fairservice de parler.

— Et comment tout cela finit-il, André ? votre ami le sait-il ?

— Oui, sans doute. Il a différé son départ de huit jours, afin d’apporter des nouvelles à ses pratiques. Tout cela s’est tourné en eau claire. Celui qui avait parlé le premier recula, et dit que, bien qu’il crût que l’homme avait été volé, il reconnaissait qu’il pourrait s’être trompé sur les circonstances. Alors son adversaire se leva, et dit qu’il se souciait peu que Morris eut été volé ou non, pourvu qu’on n’attaquât point la réputation et l’honneur des gentilshommes du nord de l’Angleterre ; car continua-t-il, je viens moi-même du nord de l’Angleterre, et je m’en moque autant que d’un bodle[73], qu’ils le sachent. Et ils appellent cela s’expliquer ! l’un cède un morceau, l’autre un autre, et les voilà amis plus que jamais. Après que les communes eurent tourné et retourné Morris et son vol jusqu’à en être las, les lords ont voulu aussi y fourrer le nez. Dans notre pauvre parlement d’Écosse, ils siégeaient tous ensemble, et n’avaient pas besoin de s’occuper deux fois de la même chose ; mais là-bas les lords commencèrent tout de plus belle, comme si l’on n’eût encore rien dit. On parla d’un Campbell qui aurait trempé plus ou moins dans cette affaire, et qui avait montré pour sa justification un certificat du duc d’Argyle. Cela mit Mac-Callum More fort en colère, comme de raison ; il se leva vivement, et leur lançant un regard furieux, il leur dit qu’il n’y avait pas un Campbell qui ne fût sage, brave et honnête homme comme le vieux sire John Græme. Maintenant, si Votre Honneur n’a aucune espèce de lien de famille avec les Campbell, comme je n’en ai aucun aussi loin que j’examine ma parenté, je lui dirai mon avis sur ce sujet.

— Je puis vous assurer que je ne suis parent d’aucun gentilhomme de ce nom.

— Alors nous pouvons parler à notre aise. Il y a du bon et du mauvais parmi ces Campbell comme ailleurs. Mais Mac-Callum More a beaucoup d’influence parmi eux, car il n’est précisément ni de l’un ni de l’autre parti, et ni l’un ni l’autre ne veut se mettre en guerre avec lui. On a donc déclaré fausse et calomnieuse la plainte de Morris, qui, s’il ne se fût pas rétracté, aurait pu aller prendre l’air au pilori pour avoir fait une fausse déposition. »

En disant ces mots, l’honnête André rassembla ses bêches et ses râteaux, et les jeta dans une brouette, sans se hâter toutefois, me laissant tout le temps de lui faire toutes les questions que je voudrais avant qu’il les eût déposés à la serre où ils devaient rester le lendemain. Je crus qu’il valait mieux lui tout raconter sur-le-champ, de peur que le drôle n’attribuât mon silence à des motifs trop graves.

« J’aurais voulu voir votre compatriote, André, et apprendre de lui-même ces nouvelles. Vous savez sans doute que cet imbécile de Morris m’a causé quelque désagrément (ici André ricana d’un air significatif), et je désirerais me trouver avec votre cousin le marchand pour lui faire quelques questions sur ce qu’il a appris à Londres, si cela ne le dérange pas trop.

— Rien de plus aisé, répondit André ; je n’ai qu’à faire entendre à mon cousin que vous avez besoin de quelques paires de bas, et il viendra vous trouver aussi vite que ses jambes pourront l’amener.

— Oh ! oui, assurez le que je ferai des emplettes ; comme la soirée est belle, je me promènerai dans le jardin jusqu’à son arrivée ; la lune va bientôt se lever. Amenez-le à la petite porte de derrière ; je vais m’amuser à regarder les buissons et les massifs au clair de la lune.

— Bien, bien ; c’est ce que j’ai souvent dit : la feuille du chou brille beaucoup au clair de la lune ; c’est comme une dame au milieu de ses bijoux. »

En parlant ainsi Fairservice s’en alla joyeusement. Il avait environ deux milles à faire, et il entreprit cette course avec plaisir pour procurer à son cousin le débit de quelques articles de son commerce, quoique probablement il n’eût pas dépensé six sous pour le régaler d’un pot d’ale. La bienveillance d’un Anglais se fût manifestée d’une manière tout opposée, pensais-je en parcourant les allées de gazon bordées de haies élevées de houx et d’ifs, qui composent l’antique jardin d’Osbaldistone-Hall.

En revenant sur mes pas, il était naturel que mes yeux se portassent sur les fenêtres de la vieille bibliothèque ; elles étaient étroites, mais en assez grand nombre, et donnaient sur le jardin en face de moi. J’y vis briller de la lumière ; je n’en fus pas surpris, car je savais que miss Vernon y allait souvent le soir, bien que par délicatesse je me fusse imposé la loi de ne jamais aller la trouver à cette heure, où le reste de la famille étant à table pour toute la soirée, nos entrevues auraient été réellement des tête-à-tête. Le matin nous faisions ordinairement une lecture ensemble dans cette pièce ; mais alors il arrivait souvent que quelques-uns de nos cousins entraient afin de prendre quelque vieux livre pour en faire des bourres de fusil, sans égard pour ses dorures et ses enluminures, ou pour nous dire de quel côté se dirigeait la chasse, ou enfin parce qu’ils n’avaient rien de mieux à faire. Enfin, la bibliothèque était le matin une sorte de salle commune, où les deux sexes pouvaient se rencontrer comme sur un terrain neutre. Le soir c’était différent ; élevé dans un pays où l’on est (du moins on l’était alors) très-scrupuleux sur les bienséances, je désirais montrer de la réserve et une observation des convenances que l’inexpérience de miss Vernon lui faisait négliger. Je lui fis donc comprendre, aussi délicatement que je pus, qu’il était convenable qu’un tiers fût présent à nos études du soir.

Miss Vernon en rit d’abord, puis rougit, et parut prête à se fâcher ; mais, changeant tout à coup d’idée, elle me dit : « Je crois que vous avez raison, et quand je me sentirai un grand désir de me livrer à l’étude, j’engagerai la vieille Martha à venir prendre une tasse de thé avec nous pour me servir de paravent. »

Martha, la vieille femme de charge, partageait les goûts des autres habitants du château ; une bouteille et une rôtie lui plaisaient plus que tout le thé de la Chine. Cependant, comme l’usage de cette boisson était réservé aux personnes comme il faut, Martha était flattée de l’invitation ; et au prix d’une grande consommation de sucre, de pain rôti et de beurre, nous obtenions quelquefois d’elle qu’elle nous tînt compagnie. Du reste, tous les domestiques évitaient d’approcher de la bibliothèque dès que la nuit était venue, parce qu’ils croyaient que cette partie du château était hantée par des esprits. Les plus poltrons avaient entendu du bruit quand tout le monde était endormi, et même les jeunes squires n’aimaient point à entrer sans nécessité dans cette redoutable enceinte.

L’idée que la bibliothèque avait été pendant quelque temps la retraite favorite de Rashleigh, qu’une porte secrète communiquait de cette pièce à l’appartement éloigné et isolé qu’il s’était choisi, loin de détruire les terreurs qu’inspirait ce lieu, les avait encore augmentées. La connaissance circonstanciée qu’il avait de ce qui se passait dans le monde, sa profonde instruction dans toute espèce de sciences, quelques expériences physiques qu’il avait faites devant toute la famille, suffisaient dans cette maison d’ignorance et de bigoterie pour lui faire attribuer du pouvoir sur les esprits. Il entendait le grec, le latin, l’hébreu : aussi, comme le disait son frère Wilfred, il n’avait pas besoin d’avoir peur des revenants, des diables ou des lutins. Les domestiques assuraient même qu’ils l’avaient entendu faire conversation dans la bibliothèque quand tout le monde était couché au château, qu’il passait la nuit à veiller avec des revenants, et la matinée à dormir au lieu de conduire les chiens comme un digne Osbaldistone.

J’avais entendu répéter ces bruits absurdes, et, comme on le pense bien, j’en avais ri. Mais la solitude dans laquelle cette chambre mal famée était laissée chaque soir après le couvre-feu, était pour moi une nouvelle raison de ne point aller trouver miss Vernon quand elle s’y retirait.

Pour en revenir à ce que je disais, je ne fus pas surpris de voir de la lumière dans la bibliothèque ; mais je fus étonné de voir distinctement les ombres de deux personnes la traverser et passer entre la lumière et la première fenêtre, qui resta alors dans l’obscurité. C’est sans doute la vieille Martha, pensai-je, que Diana a engagée à lui tenir compagnie ce soir, ou bien je me suis trompé, et j’aurai pris l’ombre de Diana pour une seconde personne. Non, par le ciel !… je les vois encore à la seconde fenêtre… deux personnes distinctes ; elles disparaissent encore… les voici à la troisième fenêtre… À la quatrième. Qui peut être avec Diana à cette heure ? Les deux ombres passèrent deux fois de suite entre la lumière et les fenêtres, comme pour me convaincre pleinement que je ne m’étais pas trompé ; puis les lumières s’éteignirent, et je ne vis plus rien.

Quelque frivole que fût cette circonstance, elle m’occupa long-temps. Je ne pouvais supposer que dans mon amitié pour miss Vernon il entrât quelque vue personnelle, et cependant on ne saurait croire combien je fus affecté de l’idée qu’elle accordait à quelqu’un des entrevues particulières à une heure et dans un lieu où je lui avais fait entendre, par délicatesse, qu’il n’était pas convenable que je l’allasse trouver.

« Femme folle et incorrigible ! me dis-je à moi-même, avec qui tous les avis et toute délicatesse sont perdus ! je me suis laissé tromper par ses manières simples, qu’elle peut prendre sans doute aussi facilement qu’elle prendrait un chapeau de paille à la mode pour faire parler d’elle. Malgré la supériorité de son esprit, je crois que la société d’une demi-douzaine de fous pour jouer au wisk lui ferait plus de plaisir que l’Arioste lui-même s’il revenait à la vie. »

Ce qui donnait du poids dans mon esprit à ces réflexions, c’est que m’étant décidé à montrer à Diana ma traduction des premiers chants de l’Arioste, je l’avais priée d’engager Martha à venir prendre du thé le soir dans la bibliothèque, et que miss Vernon avait refusé sous un prétexte qui m’avait semblé assez frivole. Comme je réfléchissais sur ce pénible sujet, la porte de derrière du jardin s’ouvrit, et les figures d’André et de son compatriote chargé de sa balle traversèrent l’allée éclairée par la lune, et appelèrent mon attention.

Je trouvai en M. Macready, comme je m’y attendais, un Écossais rusé et retors, grand recruteur de nouvelles, autant par goût que par état. Il me raconta en détail ce qui s’était passé dans la chambre des communes et dans celle des lords, au sujet de l’affaire de Morris, dont on s’était servi, à ce qu’il paraît, comme d’une pierre de touche pour connaître l’esprit du parlement. Il m’apprit aussi, comme me l’avait déjà dit André, que le ministère ne s’était pas trouvé assez fort pour soutenir une accusation qui compromettait des hommes d’un certain rang, et qui n’était fondée que sur la déposition d’un individu d’une réputation aussi équivoque que ce Morris, qui, de plus, se contredisait à chaque instant dans son récit. Macready me donna même un exemplaire d’un journal qui circulait rarement hors de Londres, et qui contenait le résumé des débats, aussi bien que le discours du duc d’Argyle, imprimé, dont il avait acheté plusieurs exemplaires des colporteurs, parce que, me dit-il, cet article serait d’un bon débit de l’autre côté de la Tweed. Ce journal était une sèche analyse, qui ne m’en apprit guère plus que ne m’en avait dit l’Écossais ; et le discours du duc, quoique plein de chaleur et d’éloquence, était rempli presqu’en entier par un panégyrique de son pays, de sa famille et de son clan, suivi de quelques compliments aussi sincères sans doute, quoique plus modérés, qu’il saisissait cette favorable occasion de s’adresser à lui-même. Je ne pus apprendre exactement si ma réputation avait été compromise ; mais je vis que l’honneur de la famille de mon oncle avait été attaqué, et que Morris avait déclaré que ce Campbell, qu’il indiquait comme le plus ardent de ses deux voleurs, avait déposé en faveur d’un M. Osbaldistone, et avait procuré son élargissement par la connivence du juge. Cette partie de la déposition de Morris s’accordait avec mes propres soupçons, qui s’étaient portés sur Campbell dès que je l’avais vu paraître chez le juge Inglewood. Tourmenté singulièrement par cette affaire extraordinaire, je congédiai les deux Écossais après avoir acheté quelques objets à Macready et avoir remercié Fairservice ; et je me retirai dans ma chambre pour réfléchir sur ce que j’avais à faire afin de défendre mon honneur aussi publiquement attaqué.


CHAPITRE XV.

LES SOUPÇONS.


D’où viens-tu ? qui es-tu ?
Milton.


Après avoir passé la nuit à réfléchir sur les nouvelles que j’avais apprises, je pensai d’abord que je devais retourner à Londres le plus tôt possible, et repousser par ma présence les calomnies répandues contre moi. Mais j’hésitai à prendre ce parti, connaissant le caractère de mon père, qui était absolu dans ses volontés sur tout ce qui tenait à sa famille. Il avait certainement assez d’expérience pour m’indiquer ce que je devais faire, et ses liaisons avec les whigs les plus distingués, alors en possession du pouvoir, lui donnaient assez de crédit pour obtenir qu’on entendît ma justification. Je jugeai donc plus sûr d’écrire à mon père un récit détaillé de mon aventure ; et comme les relations entre Osbaldistone-Hall et la poste la plus voisine étaient peu fréquentes, je résolus d’aller à la ville, éloignée de dix milles, afin de déposer moi-même la lettre à la poste.

Je commençai, en effet, à trouver étrange qu’ayant quitté Londres depuis plusieurs semaines je n’eusse reçu aucune lettre de mon père, ni d’Owen, quoique Rashleigh eût écrit à sir Hildebrand pour lui annoncer son heureuse arrivée et l’accueil bienveillant que lui avait fait son oncle. En supposant que j’eusse été blâmable, je ne méritais pas, à mon jugement au moins, d’être aussi complètement oublié par mon père, et je pensai qu’en allant à la ville je trouverais quelque lettre de lui, qui sans cela m’arriverait beaucoup plus tard. Je terminai ma lettre relative à l’affaire de Morris, en exprimant le vif désir que mon père voulût bien m’honorer de quelques lignes, ne fût-ce que pour me donner ses avis ou ses ordres dans une affaire aussi délicate, et où mon expérience ne pouvait suffire pour me guider. Ne pouvant prendre sur moi de solliciter mon rappel à Londres, je cachai mon désir de rester à Osbaldistone-Hall, sous le voile de la soumission aux volontés de mon père, et je ne doutai pas qu’il ne prît le change sur mes dispositions. Je demandai seulement à venir à Londres pour quelques jours au moins, afin de détruire les infâmes calomnies qui avaient circulé si publiquement contre moi. Après avoir terminé ma lettre, dans laquelle un vif désir de me justifier s’alliait à la répugnance de quitter le lieu de ma résidence actuelle, je montai à cheval pour aller la porter à la poste. J’y trouvai la lettre suivante de mon ami Owen :

« Mon cher monsieur Francis,

« J’ai reçu la vôtre par M. Rashleigh Osbaldistone, et j’ai pris note du contenu. J’aurai pour M. R. O. toutes les attentions possibles, et je l’ai déjà conduit à la banque et à la douane. Il paraît sobre, habile, et mord aux affaires ; il sera donc utile à la maison : j’aurais désiré qu’un autre que lui eût dirigé sa pensée de ce côté, mais la volonté de Dieu soit faite ! Comme l’argent peut être rare dans le pays où vous êtes, vous m’excuserez de vous envoyer ci-incluse une lettre de change de 100 livres, à six jours de vue, sur MM. Hooper et Girder, de Newcastle, qui, je n’en doute pas, y feront honneur. Je suis, comme je le dois, mon cher monsieur Frank, votre respectueux et obéissant serviteur.

« Joseph Owen. »

« P. S. J’espère que vous m’accuserez réception de celle-ci. Je suis affligé de recevoir si peu de vos nouvelles. Votre père dit qu’il se porte comme à l’ordinaire, mais il n’a pas bonne mine. »

En lisant ce billet écrit par le vieil Owen dans son style de commerce, je m’étonnai qu’il ne me parlât nullement de la lettre confidentielle que je lui avais adressée pour lui faire connaître le véritable caractère de Rashleigh, quoiqu’il se fût écoulé tout le temps nécessaire pour qu’il l’eût reçue. Je l’avais envoyée à la poste par un domestique du château, et je n’avais aucun motif de craindre qu’elle se fût égarée en route. Comme elle contenait des choses fort importantes pour mon père et pour moi, j’écrivis sur-le-champ à Owen à peu près dans les mêmes termes, le priant de me faire savoir par le retour du courrier s’il l’avait reçue. Je lui accusai en même temps réception de la lettre de change, et lui promis d’en faire usage si j’avais besoin d’argent. Il me semblait singulier que mon père laissât à son commis le soin de fournir à mes besoins ; mais j’en conclus que c’était une affaire convenue entre eux. D’ailleurs, quoi qu’il en fût, Owen était garçon, à son aise, et m’était fort attaché ; ainsi je pouvais accepter sans hésiter cette petite somme que je m’empresserais de lui rendre si mon père ne la lui avait déjà remboursée ; je lui écrivis dans ce sens. Un négociant à qui le maître de poste m’adressa, me donna en or le montant de la lettre de change, et je retournai à Osbaldistone-Hall, beaucoup plus riche que je n’en étais parti. Ce surcroît de finances ne m’était pas indifférent, car j’étais obligé à quelques dépenses ; et j’avais vu avec peine que ce qui me restait après les frais de mon voyage diminuait sensiblement. Cette cause d’inquiétude disparut pour le moment. En arrivant au château, j’appris que sir Hildebrand et tous ses fils étaient allés au petit bourg appelé Trinlay Knowe, pour voir, comme disait André Fairservice, une demi-douzaine de coqs se plumer mutuellement la tête.

« C’est en effet un amusement cruel, André ; je présume que vous n’en avez pas de pareil en Écosse.

— Oh ! non certes, dit André avec assurance ; » puis il modifia sa dénégation en ajoutant : « si ce n’est peut-être à la veille de quelque fête… Au reste, ils peuvent faire tout ce qu’ils voudront à cette volaille sans qu’il y ait grand mal, car elle gratte toujours dans le jardin, et il n’y a pas une fève ou un pois qui soit à l’abri de son bec. Mais qui donc a laissé la porte de la tour ouverte ? ce n’est pas M. Rashleigh, je pense, puisqu’il n’est plus ici. »

La porte de la tour dont il parlait s’ouvrait sur le jardin, au bas d’un escalier tournant qui menait à l’appartement de Rashleigh. Cet appartement était, comme je l’ai déjà dit, tout à fait isolé, et communiquait avec la bibliothèque par une porte secrète, et avec le reste du château par un passage obscur et voûté. Un sentier étroit, bordé de deux haies de houx, conduisait de la porte de la tour à une petite poterne dans le mur du jardin. Par ces moyens de communication, Rashleigh, qui s’isolait toujours du reste de la famille, pouvait à son gré quitter le château et y entrer sans que son absence ou sa présence fût remarquée. Mais depuis son départ, cet escalier et cette porte étaient hors d’usage ; c’est ce qui rendait assez remarquable l’observation d’André.

« Avez-vous vu souvent cette porte ouverte ? lui dis-je.

— Souvent n’est pas le mot, mais deux ou trois fois. C’est sans doute le prêtre, le P. Vaughan, comme ils l’appellent : car vous ne verrez pas un domestique sur cet escalier ; ils ont trop peur des esprits et des revenants. Mais le P. Vaughan se regarde comme une personne privilégiée… mais c’est pur orgueil… je parierais que le plus mauvais prédicateur qui ait jamais prononcé un sermon de l’autre côté de la Tweed chasserait un esprit deux fois plus vite que lui avec son eau bénite et ses colifichets d’idolâtrie. Je crois même qu’il ne parle pas bien latin ; au moins il ne me comprend pas quand je lui dis les noms scientifiques des plantes. »

Je n’ai encore rien dit du P. Vaughan, qui partageait son temps et ses soins spirituels entre le château d’Osbaldistone et une demi-douzaine de familles catholiques du voisinage, parce que je ne l’avais que très-peu vu. Il était âgé d’environ soixante ans, d’une bonne famille du nord, à ce que j’appris ; sa tournure était noble et imposante, son extérieur grave ; il était très-respecté par les catholiques du Northumberland, qui le regardaient comme un homme intègre et vertueux. Cependant le P. Vaughan n’était pas exempt de ces particularités qui distinguent son ordre. Il s’enveloppait d’une sorte de mystère, qui pour les protestants sentait un peu le prêtre. Les naturels d’Osbaldistone-Hall (car on peut leur donner ce nom) avaient pour lui plus de respect que d’affection. Il était évident qu’il condamnait leurs orgies, car ils se modéraient singulièrement quand le prêtre était au château. Sir Hildebrand lui-même évitait tout excès pendant ce temps, ce qui sans doute faisait que la présence du P. Vaughan était gênante et désagréable. Il avait cette insinuante habileté du bon ton, particulière aux gens de sa profession, surtout en Angleterre, où les catholiques laïques, retenus par les lois pénales, les règles de leur croyance, et les recommandations de leurs pasteurs, se montrent souvent réservés, timides même dans la société des protestants ; tandis que le prêtre, à qui sa profession permet de se mêler à des personnes de toute croyance, est ouvert, aisé et franc dans ses relations, avide de popularité, et souvent habile à l’obtenir.

Le P. Vaughan semblait être une connaissance particulière de Rashleigh ; autrement il aurait eu beaucoup de peine à se maintenir à Osbaldistone-Hall. Cela ne me donna nulle envie de me lier avec lui ; et lui-même ne me fit aucune avance ; ainsi nos relations se bornaient à un échange de politesses. Je pensai que M. Vaughan occupait sans doute l’appartement de Rashleigh pendant son séjour momentané au château, et sa profession devait l’appeler souvent dans la bibliothèque. Il était donc probable que c’était sa lumière qui avait excité mon attention dans une des soirées précédentes. Ceci me conduisit involontairement à me rappeler que les entrevues de Diana avec le prêtre avaient le même caractère mystérieux que ses relations avec Rashleigh. Je ne l’avais jamais entendue prononcer le nom du P. Vaughan ni en parler indirectement, si ce n’est la première fois que je le vis, où elle nomma le vieux prêtre et Rashleigh et elle-même, comme les seules personnes avec qui l’on pût converser au château. Cependant, bien qu’elle ne parlât jamais du P. Vaughan, son arrivée au château inspirait à miss Vernon une inquiétude et une crainte qui ne disparaissaient que lorsqu’ils avaient échangé entre eux quelques regards significatifs.

Quel que fût le mystère qui entourât les destinées de cette belle et intéressante créature, il était évident que le P. Vaughan n’y était point étranger. Peut-être, pensais-je, s’est-il chargé d’arranger son entrée dans un couvent quand elle aura refusé de s’unir à aucun de ses cousins… cela expliquerait suffisamment l’émotion qu’elle éprouve à son arrivée. Du reste ils paraissaient n’avoir pas de fréquents entretiens, et ne pas chercher à se réunir. Leur ligue, s’il en existait une entre eux, était tacite et conventionnelle ; elle dirigeait leurs actions sans qu’ils eussent besoin de se parler. Je me rappelai toutefois que je les avais vus deux ou trois fois échanger quelque signes, que j’avais alors supposé avoir rapport aux pratiques religieuses de miss Vernon, sachant avec quel art les prêtres catholiques savent conserver leur influence sur l’esprit de leurs sectateurs. Mais à présent j’étais disposé à les rattacher à quelque motif plus important et plus mystérieux. Avait-il de secrètes entrevues avec miss Vernon dans la bibliothèque ? S’ils en avaient, quel en était le sujet ? pourquoi avait-elle accordé une confiance aussi grande à un ami du perfide Rashleigh ?

Ces questions agitaient mon esprit, et y excitaient un intérêt d’autant plus vif, que je ne pouvais les résoudre. Je commençais à soupçonner que mon amitié pour Diana Vernon n’était pas aussi désintéressée que la raison l’aurait voulu. Déjà j’avais senti que ce rustre de Thorncliff m’inspirait de la jalousie, et que je faisais plus d’attention qu’il ne convenait aux espèces de provocations qu’il m’adressait. Et maintenant, j’épiais la conduite de miss Vernon avec une attention scrupuleuse et inquiète que je cherchais en vain à attribuer à une indifférente curiosité. Tout cela, comme le chapeau de Benedict, brossé un matin, annonçait l’amour ; et quand ma raison ne voulait pas convenir que j’eusse formé un attachement aussi peu sage, elle ressemblait à ces guides ignorants qui, après avoir égaré le voyageur de manière à ne plus reconnaître leur route, soutiennent obstinément qu’ils n’ont pu se tromper de chemin.


CHAPITRE XVI.

LA DÉCOUVERTE.


Un jour après midi, en allant à mon canot, je vis avec une extrême surprise l’empreinte d’un pied nu d’homme, marqué très-distinctement sur le sable.
De Foé. Robinson Crusoé.


Poussé en même temps par l’intérêt et la jalousie, j’observai avec tant d’attention les regards et les actions de miss Vernon, qu’elle s’en aperçut bientôt malgré tous mes efforts. La certitude que je l’observais, ou pour mieux dire que je la surveillais sans cesse, parut l’embarrasser, lui causer de la peine et la contrarier beaucoup. Tantôt elle semblait chercher une occasion de me reprocher une conduite qui ne pouvait que l’offenser, m’ayant avoué avec tant de franchise la position critique où elle se trouvait ; tantôt elle paraissait prête à m’adresser des plaintes. Mais le défaut de courage ou tout autre motif l’empêchait de s’expliquer avec moi. Son mécontentement s’exhalait en reparties vives, et ses plaintes mouraient sur ses lèvres. Nous étions dans une singulière position l’un vis-à-vis de l’autre, étant, par goût, presque toujours ensemble, et cependant nous cachant mutuellement nos sentiments, et conservant, moi ma jalousie, elle son mécontentement. Il y avait entre nous une intimité sans confiance ; d’un côté, de l’amour sans espérance, et de la curiosité sans motif raisonnable ; de l’autre, de l’embarras, du doute, et quelquefois du déplaisir. Toutefois, telle est la nature du cœur humain, que je crois que cette agitation de passions, qui par une multitude de circonstances pleines d’intérêt, quoique légères au fond, nous forçait à penser mutuellement l’un à l’autre, augmenta l’attachement que nous nous portions déjà. Mais, bien que ma vanité eût promptement découvert que ma présence à Osbaldistone-Hall avait donné à Diana quelque raison de plus pour ne pas aimer le cloître, je ne pouvais aucunement me fier à une affection qui semblait subordonnée aux mystères de sa singulière position. Miss Vernon avait un caractère trop ferme et trop résolu pour laisser l’amour l’emporter sur le devoir ou sur la prudence, et elle m’en donna la preuve dans un entretien qui eut lieu entre nous à cette époque.

Nous étions ensemble dans la bibliothèque. Miss Vernon, en feuilletant un Roland furieux qui m’appartenait, fit tomber une feuille de papier écrite. Je voulus la ramasser ; elle me prévint.

« Ce sont des vers, » dit-elle en y jetant un coup-d’œil ; puis déployant le papier sans attendre ma réponse, elle ajouta : « Puis-je me permettre… ? Oui, oui, puisque vous rougissez, que vous bégayez, je dois faire violence à votre modestie, et supposer que la permission est accordée.

— Cela ne mérite pas d’être lu… c’est une ébauche de traduction… Ma chère miss Vernon, vous serez un juge trop sévère, vous qui entendez si bien l’original.

— Mon cher ami, répondit Diana, si vous voulez me croire, ne faites pas tant de frais de modestie, car tout cela ne vous vaudra pas un seul compliment. Je suis, vous le savez, de la famille peu populaire des Francs-Parleurs, et je ne flatterais pas Apollon lui-même pour avoir sa lyre. »

Elle lut alors la première stance, conçue à peu près ainsi :

« Je chante les dames, les chevaliers, les armes, et les beaux feux d’amour, et les actes de bravoure et de courtoisie, au temps où les Maures vinrent de la brûlante Afrique, conduits par Agramant, leur jeune roi, dont la vengeance et la colère apportèrent à travers les vastes ondes le carnage et la guerre en France. Ces maux naquirent de la mort du vieux Trojano : Agramant vint des royaumes lointains pour la venger, menaçant le chrétien Charles, l’empereur romain. Mes chants parleront aussi de Roland l’indompté ; ils raconteront ce qu’on n’a dit ni en prose ni en vers, comment ce héros d’un si profond jugement perdit la raison par un amour malheureux[74]. »

« Il y en a beaucoup, » dit-elle en jetant un coup d’œil sur le papier, et interrompant les plus doux sons qu’une oreille humaine pût entendre, ceux des vers d’un jeune poète lus par la bouche qui lui est la plus chère.

« Beaucoup trop, sans doute, pour réclamer votre attention, miss Vernon, » répliquai-je un peu mortifié, et reprenant le papier qu’elle ne chercha point à retenir. « Cependant, continuai-je, enfermé dans cette retraite, j’ai cru ne pouvoir mieux employer mon loisir qu’à continuer, pour mon amusement seulement, comme vous pouvez croire, la traduction de ce charmant auteur, que j’ai commencée il y a quelques mois, sur les bords de la Garonne.

— La question serait seulement de savoir, dit Diana avec gravité, si vous ne pouviez mieux employer votre temps ?

— Vous voulez dire à des compositions originales, répondis-je singulièrement flatté ; mais, à vous parler franchement, mon génie est de nature à trouver des mots et des rimes plutôt que des idées ; aussi je trouve commode de me servir de celles de l’Arioste : cependant, miss Vernon, avec l’encouragement que vous voulez bien me donner…

— Pardon, monsieur Frank, je ne vous donne pas des encouragements, vous les prenez. Je ne veux vous parler ni de composition originale ni de traduction, car je crois que vous pourriez mieux employer votre temps. Vous êtes mortifié, ajouta-t-elle, et je suis fâchée d’en être la cause.

— Mortifié ! nullement, non certainement, dis-je de la meilleure grâce qu’il me fût possible, « je suis trop sensible à l’intérêt que vous me témoignez.

— Ah ! reprit l’inflexible Diana, il y a de la mortification, et même un petit grain de colère, dans votre air contraint ; ne vous fâchez point si je sonde ainsi vos sentiments ; peut être ce que je vais vous dire vous contrariera encore davantage. »

Je sentis combien ma conduite était puérile, combien miss Vernon se montrait au-dessus de moi ; et je l’assurai qu’elle ne devait point craindre que je me révoltasse contre une critique que je savais n’être due qu’à sa bienveillance.

« Cela est mieux dit, répondit-elle ; je savais fort bien que le démon de l’irritabilité poétique s’en irait avec le petit prélude de toux qui a précédé votre déclaration. Et maintenant parlons de choses sérieuses. Avez-vous reçu depuis peu des nouvelles de votre père ?

— Pas une ligne, répondis-je ; il ne m’a pas honoré d’un seul mot depuis plusieurs mois que je suis ici.

— Cela est singulier ! Vous êtes une famille extraordinaire, vous autres Osbaldistone. Ainsi vous ne savez pas qu’il est allé en Hollande arranger quelques affaires pressantes qui réclamaient sa présence immédiate ?

— Je n’en ai pas appris un mot jusqu’à ce jour.

— Et de plus, ce qui sera une nouvelle pour vous, et ce ne sera pas, je pense, la plus agréable, c’est qu’il a confié à Rashleigh la direction pleine et entière de ses affaires jusqu’à son retour. »

Je tressaillis à ce mot, et ne pus cacher ma surprise et mes craintes.

« Vous avez raison de vous alarmer, dit miss Vernon d’un ton très-grave ; et, à votre place, je m’efforcerais de prévenir le danger qui résultera d’un aussi funeste arrangement.

— Et comment le puis-je ?

— Tout est possible à celui qui possède du courage et de l’activité, » dit-elle avec un de ces regards d’héroïne du temps de la chevalerie, qui enflammaient les preux et doublaient leur valeur au moment du danger ; « à celui qui craint et hésite, tout est impossible, parce que tout lui paraît tel.

— Et que me conseilleriez-vous ? » lui dis-je, désirant et redoutant tout ensemble sa réponse.

Après un moment de silence, elle me répondit avec fermeté :

« De quitter sur-le-champ Osbaldistone-Hall pour retourner à Londres. Vous n’êtes peut-être déjà demeuré ici que trop longtemps, ajouta-t-elle d’un ton plus doux ; ce n’est point votre faute. Chaque moment que vous perdriez maintenant serait un crime… Oui, un crime ! car je vous dis sans détour que si Rashleigh reste long-temps à la tête des affaires de votre père, sa ruine est consommée…

— Cela est-il possible ?

— Ne me faites pas de questions ; mais croyez que les projets de Rashleigh s’étendent bien au-delà de la possession de grandes richesses commerciales. Il n’emploiera les fonds de M. Osbaldistone qu’à satisfaire son ambition. Quand votre père était en Angleterre cela était impossible ; pendant son absence, Rashleigh pourra trouver beaucoup d’occasions favorables, et il ne négligera pas d’en user.

— Mais comment puis-je, disgracié par mon père, privé de tout pouvoir dans sa maison, prévenir ce danger par ma seule présence à Londres ?

— Votre seule présence fera beaucoup. Votre naissance vous donne le droit de surveiller les intérêts de votre père, et ce droit est inaliénable. Vous aurez l’appui, sans doute, du premier commis de votre père, de ses amis, de ses associés. D’ailleurs les projets de Rashleigh sont de nature… (elle s’arrêta brusquement comme si elle craignait d’en dire trop), sont, en un mot, reprit-elle, de la nature de tous les plans intéressés et sans conscience, qui sont promptement abandonnés dès que ceux qui les forment s’aperçoivent que leurs menées sont découvertes. Ainsi, pour parler comme votre poète favori :

À cheval, à cheval ! Ceux qui balancent craignent. »

Un sentiment que je ne pus vaincre me porta à lui répondre : « Ah ! Diana, pouvez-vous bien me conseiller de quitter Osbaldistone-Hall ? Alors il est vrai que j’y suis resté trop long-temps ! »

Miss Vernon rougit, mais elle continua avec fermeté : « Oui, je vous conseille non seulement de quitter Osbaldistone-Hall, mais encore de n’y revenir jamais. Vous n’avez qu’une amie à regretter ici, » ajouta-t-elle avec un sourire forcé, « et elle est accoutumée depuis long-temps à sacrifier ses affections et son bonheur à celui des autres. Vous rencontrerez dans le monde cent personnes dont l’amitié sera aussi désintéressée, plus utile, moins contrariée par des circonstances pénibles, moins exposée au malheur et à la calomnie.

— Jamais, m’écriai-je, jamais le monde ne peut me rendre ce que je laisse ici ! » Je saisis sa main et la pressai contre mes lèvres.

« C’est de la folie ! c’est de la démence ! » s’écria-t-elle en s’efforçant de retirer sa main, mais non pas avec assez d’opiniâtreté pour que je ne pusse la garder une minute encore ; « écoutez-moi, monsieur, et surmontez cette passion : un homme doit savoir se vaincre. Je suis, par un contrat solennel, la fiancée de Dieu, à moins que je ne consente à épouser l’infâme Rashleigh, ou un de ses stupides frères. Je suis donc l’épouse de Dieu, vouée au cloître dès mon berceau. Modérez vos transports ; ils prouvent seulement la nécessité de votre prompt départ. » À ces mots elle retira brusquement sa main, ajoutant à voix basse : « Laissez-moi un instant… nous nous reverrons encore, mais ce sera pour la dernière fois. »

Mes yeux suivirent la direction des siens pendant qu’elle parlait, et je crus voir remuer la tapisserie qui couvrait la porte secrète conduisant à l’appartement de Rashleigh ; je compris qu’on nous observait, et je portai les yeux sur Miss Vernon.

« Ce n’est rien, me dit-elle faiblement ; c’est sans doute un rat derrière cette tapisserie. »

Mort pour un ducat[75] ! aurais-je répondu si j’avais osé céder à l’indignation que j’éprouvais d’avoir été soumis à un espionnage en pareille occasion ; mais la prudence, la nécessité de dissimuler mon amour, et les prières réitérées de Diana m’arrêtèrent. Je quittai l’appartement dans la plus grande agitation, que je cherchai en vain à calmer en regagnant le mien.

Mille idées confuses se précipitèrent à la fois dans mon esprit, s’entreheurtant l’une l’autre, et semblables à ces brouillards que, dans les pays montagneux, on voit descendre en masses épaisses, et défigurer ou faire disparaître les marques auxquelles le voyageur reconnaît sa route dans les déserts. L’idée obscure et imparfaite du danger dont mon père était menacé par les machinations d’un Rashleigh… la demi-déclaration que j’avais faite à miss Vernon… les embarras de sa situation, qui l’obligeaient de se sacrifier au cloître ou à une union mal assortie… toutes ces choses se présentaient ensemble à mon esprit, sans que ma raison fût en état de considérer aucune d’elles avec calme et réflexion. Mais, par-dessus tout, j’étais tourmenté par la manière dont miss Vernon avait reçu l’expression de ma tendresse, et par ce mélange de sympathie et de fermeté qui semblait annoncer que son cœur s’intéressait à moi, mais trop faiblement pour contre-balancer les obstacles qui s’opposaient à l’aveu d’un sentiment partagé. L’expression de crainte plutôt que de surprise avec laquelle elle avait regardé le mouvement de la tapisserie, annonçait l’appréhension d’un danger que je ne pouvais que croire réel, car Diana Vernon était peu sujette aux émotions nerveuses de son sexe, et elle était tout à fait incapable de s’effrayer sans motif présent et positif.

De quelle nature étaient ces mystères qui l’entouraient comme un réseau magique, et qui paraissaient exercer une active et continuelle influence sur ses pensées et ses actions, sans que les agents en fussent jamais visibles ? Mon esprit s’arrêta sur ce sujet de doute, comme satisfait de laisser de côté les réflexions sur mes affaires personnelles pour songer à miss Vernon. Je me décidai enfin à m’éclairer, avant mon départ d’Osbaldistone-Hall, sur cette charmante créature, qui semblait partagée entre la franchise et le mystère : l’une inspirant toutes ses paroles et tous ses sentiments, tandis que l’autre exerçait une singulière influence sur ses actions.

À l’intérêt que m’inspiraient la curiosité et l’amour se mêlait un sentiment réel de jalousie, bien que je n’osasse me l’avouer. Ce sentiment, qui naît avec l’amour comme l’ivraie avec le bon grain, était excité en moi par la soumission que montrait Diana à ces êtres invisibles qui dirigeaient ses actions. Plus je réfléchissais à son caractère, plus j’étais involontairement convaincu qu’elle braverait toute espèce d’autorité, hors celle de l’affection ; et je conçus un violent soupçon que c’était là le fondement de cette influence à laquelle elle était soumise.

Ces doutes horribles accrurent encore mon désir de pénétrer le secret de sa conduite, et pour exécuter ce sage projet, je formai une résolution dont, si ces détails ne vous fatiguent pas, vous trouverez le résultat dans le prochain chapitre.


CHAPITRE XVII.

LES CONSEILS.


J’entends une voix que vous pouvez entendre, qui dit que je ne dois pas m’arrêter ; je vois une main que vous ne pouvez voir, qui m’ordonne de partir.
Tickell.


Je vous ai déjà dit, Tresham, si vous voulez bien vous le rappeler, que mes visites du soir à la bibliothèque avaient rarement eu lieu sans que nous en fussions convenus d’avance, et toujours en présence de la bonne Marlha : c’était toutefois un arrangement tacite que j’avais moi-même fait adopter. Dans les derniers temps, l’embarras de notre position respective s’étant accru, nous avions entièrement cessé de nous voir le soir. Aussi miss Vernon n’avait-elle aucune raison de supposer que je voulusse renouveler ces entrevues, surtout sans l’en prévenir d’avance, afin que Martha y pût assister comme d’ordinaire ; mais, d’un autre côté, cette précaution n’était pas indispensable. La bibliothèque m’était ouverte, comme à tous les habitants du château, à toutes les heures du jour et de la nuit, et je ne pouvais être accusé d’indiscrétion, quelque inopinément que j’y entrasse. Je croyais fortement que miss Vernon recevait quelquefois dans cette pièce le P. Vaughan, ou quelque autre personne sur les avis de laquelle elle était habituée à régler sa conduite, et qu’elle choisissait, pour ces entrevues, les instants où elle craignait le moins d’être interrompue. Les lumières que j’avais vues briller dans la bibliothèque, le passage de ces deux ombres que j’avais remarquées, les traces de pas d’homme que j’avais vues, un matin, de la porte de la tour à la poterne du jardin ; le bruit que quelques domestiques et André Fairservice, en particulier, avaient entendu : tout m’annonçait que cette pièce était visitée par quelque personne étrangère au château. Persuadé que cette personne avait de l’influence sur miss Vernon, je n’hésitai point à chercher les moyens de découvrir qui elle était, quels résultats bons ou mauvais son influence pouvait produire sur cette jeune fille ; surtout, bien que je cherchasse à me persuader que ce n’était là qu’une considération très-secondaire, je désirais savoir comment cette influence s’était établie et maintenue, si c’était celle de la crainte ou celle de l’affection. La preuve que cette curiosité jalouse était au comble, c’est que je m’étais toujours figuré que la conduite de Diana était dirigée par un seul homme, bien que, d’après ce que j’en savais, ses conseillers pussent être très-nombreux. Je m’étais souvent fait cette objection ; mais mon esprit n’avait jamais abandonné l’idée que la conduite de miss Vernon était dirigée par un seul être, par un homme, et probablement un homme jeune et bien fait ; et ce fut dans ce désir ardent de découvrir, ou plutôt de démasquer ce rival, que je me plaçai dans le jardin pour épier le moment où les lumières paraîtraient par les fenêtres de la bibliothèque.

Mon impatience était si dévorante, que, pour attendre un événement qui ne pouvait arriver avant la nuit close, je fus à mon poste une grande heure avant le coucher du soleil, par une soirée de juillet. C’était le jour du sabbat, et toutes les allées étaient tranquilles et désertes. Je me promenai quelque temps, jouissant de la fraîcheur d’une soirée d’été, et réfléchissant aux conséquences probables de mon entreprise. L’air frais et embaumé du jardin calma peu à peu mon sang agité ; le trouble de mon esprit s’apaisa insensiblement, et je vins à me demander quel droit j’avais de pénétrer les secrets de miss Vernon et ceux de la famille de mon oncle. Reçu chez lui comme aurait pu l’être tout étranger, m’était-il permis de rechercher qui il pourrait cacher dans sa maison ? Et à quel titre m’allais-je mêler des affaires de miss Vernon, enveloppées, comme elle me l’avait avoué, d’un mystère qu’elle m’avait prié de ne point approfondir ?

La passion et la curiosité eurent bientôt répondu à ces questions. En dévoilant ce secret, j’allais, selon toute probabilité, rendre service à sir Hildebrand, qui sans doute ignorait les intrigues qui se tramaient dans sa famille ; et bien plus encore à miss Vernon, que sa naïve simplicité exposait à tant de périls en entretenant des liaisons secrètes peut-être avec une personne d’un caractère équivoque et dangereux. Si je paraissais forcer sa confiance, c’était dans l’intention généreuse et désintéressée (oui, j’osai même l’appeler désintéressée) de la guider, de la défendre et de la protéger contre la fourberie, la méchanceté, et surtout contre le conseiller secret qu’elle avait choisi pour son confident. Tels étaient les arguments que ma folle imagination opposait à ma conscience, monnaie courante que celle-ci prenait comme s’ils eussent été très-solides, imitant en cela le marchand qui accepte en murmurant une pièce qu’il ne croit pas de bon aloi, plutôt que de rompre avec une pratique.

Tandis que je parcourais les allées de gazon, examinant le pour et le contre, j’aperçus tout à coup André Fairservice, planté comme une statue devant une rangée de ruches, et dans l’attitude d’une dévote contemplation ; épiant d’un œil les mouvements de la population bourdonnante qui rentrait dans ses maisons de chaume, et l’autre fixé sur un livre de prières dont un long usage avait fait disparaître les angles, ce qui, joint à une couche épaisse de saleté, donnait à ce livre un air respectable d’antiquité.

« Je lisais à part moi la Fleur de douce saveur semée dans la vallée de ce monde[76], du digne maître John Quacklebeen, » dit André en fermant son livre, et plaçant ses lunettes de corne, en forme de marque, à l’endroit où il lisait.

« Et les abeilles, à ce que je vois, André, partageaient votre attention avec le savant auteur ?

— C’est une race impie, reprit le jardinier ; elles ont six jours de la semaine pour essaimer ; mais, voyez-vous, elles attendent toujours pour cela le jour du sabbat, comme pour empêcher les gens d’aller au sermon. On ne peut pourtant se plaindre aujourd’hui, car on n’a pas prêché à la chapelle de Graneagain.

— Vous auriez pu aller à l’église de la paroisse, André ; vous auriez entendu un excellent sermon.

— Des os de perdrix froide ! des os de perdrix froide ! reprit André avec un sourire dédaigneux, assez bons pour des chiens, sauf votre respect. Oui ! j’aurais pu certainement entendre le ministre chanter avec sa chemise blanche, et les musiciens jouer de leurs sifflets ; cela ressemble plutôt à une noce à deux pences qu’à un sermon. Et de plus j’aurais pu entendre Daddie Docharty murmurer sa messe ; j’en aurais tiré grand profit !

— Docharty ! lui dis-je (c’était le nom d’un vieux prêtre irlandais, je pense, qui officiait quelquefois à Osbaldistone-Hall), je croyais que le P. Vaughan était au château ; il y était hier.

— Oui, répondit André, mais il est parti hier soir pour aller à Greystock, ou quelque part de ce côté dans l’ouest. Il y a du mouvement par là. Ils sont dans l’agitation comme mes abeilles. Dieu les sauve ! je comparerais tout de même les pauvres bêtes aux papistes ! Vous voyez, voilà le second essaim d’aujourd’hui ; le premier est parti ce matin. Mais les voilà rentrées pour la nuit. Ainsi je souhaite à Votre Honneur le bonsoir et les bénédictions du ciel. »

À ces mots André se retira en jetant un coup d’œil sur ses ruches.

J’avais tiré de lui indirectement une information importante, c’était que le P. Vaughan n’était plus au château. Si donc j’apercevais de la lumière dans la bibliothèque, ou ce n’était pas lui, ou il observait une règle de conduite bien secrète et bien mystérieuse. J’attendis avec impatience l’arrivée de la nuit. À peine le soleil fut-il couché, que je vis par les fenêtres de la bibliothèque une lueur qu’on distinguait difficilement dans le demi-jour du crépuscule. Je la remarquai toutefois aussi promptement que le matelot anuité découvre dans le lointain la première lueur du fanal qui dirige sa course. L’hésitation, le sentiment des convenances, qui avaient déjà lutté si fortement contre ma curiosité et ma jalousie, s’évanouirent quand l’occasion s’offrit de satisfaire ces deux passions. Je rentrai dans la maison, et évitant les appartements les plus fréquentés, comme un homme qui veut cacher son projet, j’arrivai à la porte de la bibliothèque. Là j’hésitai un instant, la main sur la clef ; j’entends marcher, j’ouvre, et je trouve miss Vernon seule.

Diana parut surprise ; était-ce de ma brusque apparition ou de toute autre cause, je ne pouvais le deviner ; mais il y avait en elle une expression de trouble que je ne lui avais jamais vue, et qui ne pouvait provenir que d’une émotion extraordinaire. Cependant elle redevint calme en un instant ; et telle est la force de la conscience, que moi, qui voulais la surprendre, je restai interdit et confus.

« Est-il arrivé quelque chose ? dit miss Vernon ; quelqu’un est-il venu au château ?

— Personne que je sache, lui répondis-je ; je venais chercher l’Orlando.

— Le voilà, » dit miss Vernon en me le montrant sur la table.

En remuant quelques livres pour prendre celui que je prétendais chercher, je méditais quelque moyen de faire une retraite honorable devant un adversaire aussi pénétrant que miss Vernon, et, dans le trouble que me causait ma fausse position, je n’en pouvais trouver, quand je vis un gant d’homme placé sur la table. Mes yeux rencontrèrent ceux de Diana, qui rougit aussitôt.

« C’est une de mes reliques, dit-elle avec hésitation, répondant à mes regards ; c’est un gant de mon grand-père, l’original du superbe portrait de Van Dyck que vous admirez. »

Comme si elle pensait qu’il fallait quelque chose de plus que cette simple assertion pour me convaincre, elle ouvrit un tiroir de la large table de chêne, et prenant un autre gant elle me le jeta. Quand un caractère naturellement ouvert et franc cherche à dissimuler ou à mentir, la difficulté qu’il y éprouve éveille souvent le doute. Je regardai les deux gants, et répondis d’un ton grave : « Ils se ressemblent sans doute pour la forme et la broderie ; mais ils ne sont pas de la même paire, puisqu’ils sont tous deux de la main droite. »

Elle se mordit la lèvre de colère, et rougit de nouveau.

« Vous avez raison de me confondre, reprit-elle avec amertume ; un ami aurait compris, d’après ce que j’ai dit, que je ne voulais pas expliquer plus clairement une circonstance qui ne regarde personne, surtout un étranger. Vous avez jugé mieux, et vous m’avez fait sentir la bassesse de la duplicité, et l’impossibilité que j’éprouve à mentir. Je vous le dis donc maintenant sans détour. ce gant n’est point le pareil du second que je vous ai montré, comme vous l’avez deviné avec tant de sagacité. Il appartient à un ami qui m’est plus cher encore que l’original du tableau de Van Dick, un ami dont les conseils m’ont guidée jusqu’ici et me guideront toujours, que je respecte, que… » elle s’arrêta.

J’étais dépité du ton dont elle me parlait : « Que j’aime, veut dire sans doute miss Vernon ?

— Et quand je le dirais, répondit-elle, avec fierté, qui aurait le droit de contrôler mes affections ?

— Ce ne sera pas moi certainement, miss Vernon. Je vous supplie de ne point me supposer une pareille présomption. Mais, » continuai-je avec emphase ; car j’étais piqué à mon tour, « j’espère que miss Vernon pardonnera à un ami à qui elle semble vouloir à présent refuser ce titre, s’il lui fait observer…

— « Ne me faites rien observer, monsieur, dit-elle avec véhémence en m’interrompant, si ce n’est que je ne souffre ni les soupçons ni les questions. Il n’est personne à qui je permette de m’interroger et de me juger ; et si vous êtes venu ici à cette heure pour m’espionner, l’amitié ou l’intérêt que vous prétendez me porter est une misérable excuse pour votre indiscrète curiosité.

— Je vous délivre de ma présence, » lui dis-je avec non moins de fierté, car jamais mon caractère n’a su céder ; « je vous délivre de ma présence. Je sors d’un rêve agréable, mais trompeur ; et… mais nous nous comprenons assez. »

J’étais déjà à la porte, quand miss Vernon, dont les mouvements étaient quelquefois si rapides qu’ils semblaient presque instinctifs, se précipita au-devant de moi, me saisit le bras, et m’arrêta de cet air d’autorité qu’elle savait prendre si soudainement, et que la naïveté et la simplicité de ses manières rendaient encore plus frappant.

« Arrêtez, monsieur Franck, dit-elle, vous ne me quitterez pas de cette manière ; je n’ai pas assez d’amis pour me priver même de ceux qui sont égoïstes ou ingrats. Écoutez-moi, monsieur Francis Osbaldistone : vous ne saurez rien sur ce gant mystérieux, » et elle le prit en disant ces mots, « non, rien ; pas un mot de plus que vous n’en savez déjà ; et cependant je ne veux pas que ce soit un gage de bataille entre nous. Je n’ai plus que très-peu de temps, ajouta-t-elle en baissant la voix, à rester ici ; vous y resterez moins de temps encore ; nous allons nous séparer pour ne plus nous revoir. Ne nous querellons pas ; ne faisons pas d’infortunes mystérieuses un prétexte pour remplir d’amertume le peu d’heures que nous avons à passer ensemble sur cette rive de l’éternité. »

Je ne sais, Tresham, par quel charme cette divine créature obtenait un empire si absolu sur mon caractère, que souvent je ne pouvais maîtriser moi-même. J’étais résolu, en entrant dans la bibliothèque, à avoir une explication avec miss Vernon. Elle me l’avait refusée avec une fierté dédaigneuse, et m’avait avoué en face qu’elle me préférait un rival ; car comment interpréter autrement la préférence qu’elle accordait à son mystérieux conseiller ? Et cependant, quand j’allais sortir de l’appartement et rompre avec elle pour toujours, il lui suffit de changer de ton, de quitter celui du dépit et du dédain pour prendre une expression d’autorité bienveillante tempérée par un sentiment de tristesse, pour me ramener à ma place, comme un sujet soumis aux dures conditions qu’elle m’imposait.

« À quoi cela sert-il ? dis-je en m’asseyant… À quoi cela peut-il servir, miss Vernon ? Pourquoi vouloir me rendre témoin de peines que je ne puis soulager et de mystères qu’on ne peut chercher à découvrir sans vous offenser ? Bien que sans expérience, vous devez savoir qu’une femme jeune et belle ne peut avoir deux amis. Je serais jaloux si un ami confiait à un autre un secret qu’il me cacherait ; mais avec vous, miss Vernon…

— Vous êtes jaloux, je le vois, dans tous les temps et tous les modes de cette charmante passion ? Mais, mon bon ami, vous n’avez fait que me débiter tous ces sots bavardages qu’on trouve dans les romans et les chansons, et qu’on répète jusqu’à ce qu’ils acquièrent sur l’esprit une influence réelle. Les jeunes gens et les jeunes filles babillent jusqu’à ce qu’ils soient amoureux ; puis quand leur amour va s’endormir, ils babillent pour devenir jaloux. Mais vous et moi, Franck, nous sommes des êtres raisonnables, qui ne devons avoir que des relations d’une amitié franche et désintéressée. Toute autre union entre nous est aussi impossible que si j’étais homme, ou que vous fussiez femme. Pour parler franchement, ajouta-t-elle après un moment d’hésitation, quoique je veuille bien déférer encore assez aux convenances pour rougir un peu d’une explication aussi claire, nous ne pourrions nous marier, quand nous le voudrions, et nous ne le devrions pas quand nous le pourrions.

En effet, Tresham, elle rougit d’une manière angélique en me faisant cette cruelle déclaration. J’allais combattre ses assertions, oubliant tout-à-fait mes soupçons, qui venaient de se fortifier dans cette soirée ; mais elle continua avec une fermeté froide qui approchait de la sévérité.

« Ce que je dis est une vérité incontestable, sur laquelle je ne souffrirai pas de questions. Ainsi nous sommes amis, monsieur Osbaldistone… n’est-ce pas ? » elle me tendit la main, prit la mienne et ajouta : « et désormais n’ayons plus d’autres relations que celles de l’amitié. »

Elle laissa tomber ma main, et je fus accablé, comme l’eût dit Spenser[77], par ses manières à la fois affectueuses et fermes ; elle se hâta de changer de conversation.

« Voici, me dit-elle, une lettre qui vous est adressée, monsieur Osbaldistone, mais qui, malgré les précautions de la personne qui vous l’a écrite, ne vous serait peut-être jamais arrivée, si elle n’était tombée dans les mains d’un certain Pacolet ou nain magique, que, comme toutes les demoiselles infortunées, je conserve en secret à mon service. »

J’ouvris la lettre et j’en parcourus le contenu. Le papier ouvert s’échappa de mes mains, et je m’écriai involontairement : « Grand Dieu ! ma désobéissance et ma folie ont ruiné mon père ! »

Miss Vernon se leva vivement alarmée : « Vous pâlissez ; vous êtes malade… vous donnerai-je un verre d’eau ? Soyez homme, monsieur Osbaldistone, et montrez de la fermeté… Votre père n’est-il plus ?

— Il vit, grâce au ciel ! répondis-je ; mais dans quelle détresse, dans quel embarras…

— Est-ce là tout ? ne vous désespérez pas. Puis-je lire cette lettre ? » dit-elle en la ramassant.

J’y consentis, sachant à peine ce que je disais. Elle lut avec beaucoup d’attention.

« Quel est ce monsieur Tresham qui a signé cette lettre ?

— L’associé de mon père (votre bon père, mon cher William) ; mais il n’est guère dans l’habitude de prendre part aux affaires de la maison.

— Il parle ici, dit miss Vernon, de différentes lettres qu’on vous a écrites.

— Je n’en ai reçu aucune, répondis-je.

— Et il paraît, continua-t-elle, que Rashleigh, qui a pris la direction des affaires pendant le voyage de votre père en Hollande, a quitté Londres déjà depuis quelque temps pour passer en Écosse avec des effets destinés à payer des billets souscrits par votre père à des personnes de ce pays, et qu’on n’a plus entendu parler de lui.

— Cela n’est que trop vrai.

— Un premier commis, ajouta-t-elle en regardant la lettre, nommé Owenson-Owen, a été envoyé à Glascow pour découvrir Rashleigh, si cela est possible, et on vous prie de vous y rendre aussi pour l’aider dans ses recherches.

— Oui, et il faut que je parte à l’instant.

— Attendez, dit miss Vernon ; il me semble que le pire qui peut résulter de tout cela, est la perte d’une certaine somme d’argent ; et cela vous fait venir les larmes aux yeux ! Fi ! monsieur Osbaldistone !

— Vous ne me rendez pas justice, miss Vernon, répondis-je. Je m’afflige peu de cette perte, mais de l’effet qu’elle produira sur l’esprit de mon père, qui voit tout son honneur dans son crédit. S’il ne peut faire face à ses engagements, il en mourra accablé de remords et de désespoir, comme un soldat convaincu de lâcheté ou un homme d’honneur qui a perdu sa réputation. J’aurais pu prévenir tout cela par le léger sacrifice d’un sot orgueil et d’une indolence qui m’ont empêché de partager les travaux de son honorable et utile profession. Grand Dieu ! comment réparer les funestes conséquences de mon erreur ?

— En allant sur-le-champ à Glascow, comme vous y engage l’ami qui vous écrit.

— Mais si Rashleigh, répondis-je, a réellement formé l’infâme projet de ruiner son bienfaiteur, quel espoir ai-je de déjouer un plan si bien combiné ?

— L’espoir est sans doute très-peu certain, dit-elle ; mais, d’un autre côté, en restant ici, vous ne pouvez en rien servir votre père… Rappelez-vous que si vous étiez resté au poste qu’on vous destinait, ce malheur ne serait point arrivé ; rendez-vous en toute hâte à celui qu’on vous assigne, et peut-être tout se réparera. Attendez, ne quittez pas cette chambre avant mon retour.

Elle me laissa dans un état de trouble et de confusion au milieu duquel je trouvai toutefois un instant de calme qui me permit d’admirer la fermeté et la présence d’esprit que possédait miss Vernon dans les crises les plus imprévues.

Après quelques minutes, elle revint avec un papier plié et cacheté comme une lettre, mais sans adresse : « Je vous remets, dit-elle, cette preuve de mon amitié, parce que j’ai une entière confiance dans votre honneur. Si je comprends bien votre position, les fonds qui sont en la possession de Rashleigh doivent être recouvrés à un jour fixe, au 12 septembre, je crois, pour être appliqués au paiement des billets en question ; et alors si, avant cette époque, vous avez les fonds suffisants pour ce remboursement, le crédit de votre père est à couvert.

— Assurément ; la lettre de monsieur Tresham est claire. » Je regardai de nouveau la lettre de votre père, et j’ajoutai : « Cela ne fait aucun doute.

— Bien, répondit Diana ; alors mon petit Pacolet nous sera utile. Vous avez entendu parler d’un charme contenu dans une lettre. Prenez ce billet, ne l’ouvrez que lorsque tous les autres moyens vous auront manqué. Si vous réussissez par vos propres efforts, je compte sur votre honneur pour le brûler sans l’ouvrir ou le laisser ouvrir ; dans le cas contraire, rompez le cachet dix jours avant celui de l’échéance, et vous y trouverez des indications qui pourront vous être utiles. Adieu, Frank ; nous ne nous reverrons plus… pensez quelquefois à votre amie Diana Vernon. »

Elle me tendit la main, mais je la pressai elle-même contre mon cœur. Elle soupira en se dégageant de mes bras, s’échappa par la porte qui conduisait à son appartement, et je ne la vis plus.


CHAPITRE XVIII.

DÉPART PRÉCIPITÉ.


Eh ! vite, vite ; les voilà qui galopent aussi fort que leurs chevaux peuvent aller. Les revenants courent aussi à cheval : craindrais-tu de faire route avec moi ?
Butler.


Une accumulation de maux dont la cause et le caractère sont différents, offre du moins cet avantage, que la distraction qui résulte de leurs effets contradictoires, empêche celui qui en souffre d’en être accablé. Quoique profondément affligé de ma séparation avec miss Vernon, je l’étais moins cependant que si les malheurs redoutés pour mon père n’eussent occupé forcément mon attention, et par le même motif j’étais moins affecté des nouvelles que me communiquait M. Tresham, que si ces pensées eussent été les seules à m’agiter. Je n’étais pourtant pas un amant léger, ni un fils insensible ; mais le cœur de l’homme ne peut fournir qu’une certaine portion d’émotions douloureuses, et si plusieurs causes viennent les réclamer à la fois, il faut que notre sensibilité se partage entre elles, comme les fonds d’un failli sont répartis au marc la livre entre ses créanciers. Telles étaient mes réflexions en regagnant mon appartement, et, d’après la comparaison que je viens de faire, on pourrait croire qu’elles commençaient à prendre un tour mercantile.

Je me mis à réfléchir sérieusement sur la lettre de votre père ; elle n’était pas très-positive, et me renvoyait pour plusieurs détails à Owen qu’il me priait instamment d’aller trouver aussitôt que possible dans une ville d’Écosse appelée Glasgow ; il m’informait aussi que j’apprendrais des nouvelles de mon vieil ami chez MM. Mac-Vittie, Mac-Fin et compagnie, négociants de cette ville, dans le Gallowgate : il me parlait de plusieurs lettres qui, à ce qu’il me parut, avaient dû être perdues ou interceptées, puisque je ne les avais jamais reçues, et se plaignait de mon silence en des termes qui auraient été extrêmement injustes si celles que j’avais écrites fussent parvenues à leur destination. Je demeurai consterné à cette lecture et ne pus douter que l’esprit infernal de Rashleigh ne m’entourât, et n’eût évoqué les ténèbres et les difficultés qui m’assiégeaient : cependant il y avait quelque chose d’effrayant à penser aux moyens qu’il avait dû employer et à l’excès de scélératesse dont il fallait qu’il fût capable pour exécuter de pareils desseins. Je dois dire pourtant à mon honneur que ma séparation avec miss Vernon, quelque douloureuse qu’elle eût pu me paraître dans tout autre moment, n’était plus pour moi qu’une considération secondaire quand je songeais aux dangers dont mon père était menacé. Ce n’était pas que j’attachasse moi-même un grand prix aux richesses ; car, comme la plupart des jeunes gens qui ont l’imagination vive, je me figurais qu’il était plus facile de se passer de fortune que de consacrer son temps et ses facultés au travail qu’il faut pour l’acquérir. Mais dans la position de mon père, je savais qu’une banqueroute serait pour lui une tache ineffaçable, un malheur sans remède auquel rien dans la vie ne pourrait plus apporter de consolation, et qui ne se terminerait que par une mort que le chagrin ne pouvait manquer de rendre prochaine.

Mon esprit était donc occupé des moyens de détourner cette catastrophe, avec un degré d’intensité que l’intérêt n’aurait pu exciter en moi s’il eût été question de mon propre sort : le résultat de ma délibération fut de quitter Osbaldistone-Hall le lendemain matin, et d’aller joindre Owen à Glasgow sans perdre de temps. Je ne jugeai pas à propos d’informer mon oncle de mon départ autrement que par une lettre dans laquelle je le remerciais de son hospitalité et l’assurais qu’une affaire aussi soudaine qu’importante m’avait seule empêché de le faire personnellement ; je savais que le vieux chevalier était lui-même trop sans façon pour ne pas me dispenser volontiers de toute cérémonie, et j’avais une telle opinion de l’étendue et de la profondeur des complots de Rashleigh, que je craignais qu’il n’eût préparé d’avance quelques moyens de faire manquer un voyage dont le but était de les déjouer, et qu’il ne les mît en œuvre, si mon départ avait été publiquement annoncée Osbaldistone-Hall.

Je résolus donc de me mettre en route le lendemain matin à la pointe du jour, et de franchir la frontière du royaume voisin avant que personne au château pût se douter de mon départ. Mais un obstacle assez puissant semblait s’opposer à la célérité d’où dépendait le succès de mon voyage. J’ignorais non seulement le plus court chemin pour me rendre à Glasgow, mais je n’en connaissais même aucun, et comme la situation où je me trouvais ne permettait aucun retard, je résolus de consulter André Fairservice à ce sujet, comme étant le plus à ma portée et me paraissant capable de me donner là-dessus des renseignements exacts. Malgré l’heure avancée, je partis dans l’intention de m’assurer de ce point important, et après quelques minutes de marche j’arrivai à la demeure du jardinier.

L’habitation d’André était située à peu de distance du mur extérieur du jardin ; c’était une de ces chaumières propres et commodes du comté de Northumberland, bâtie de pierres grossièrement taillées, dont les croisées et les portes étaient décorées de lourdes architraves ou linteaux massifs en pierre brute, et dont le toit était couvert de larges dalles grisâtres au lieu d’ardoises, de chaume ou de tuiles. Un poirier s’élevait à l’un des angles de la chaumière, devant laquelle coulait un petit ruisseau et s’étendait un parterre d’environ un quart d’arpent ; derrière, un jardin potager ; à côté, un enclos pour une vache, et un petit champ ensemencé de diverses espèces de grains plutôt pour la jouissance des habitants de la maison que pour la vente : tout annonçait enfin l’abondance et la réunion de ces biens qu’offre la vieille Angleterre, jusque dans les coins du nord les plus reculés, au plus pauvre de ses habitants.

En approchant de la maison du prudent André, j’entendis le son d’une voix dont le ton solennel, nasal et prolongé, me porta à croire qu’André, suivant la coutume louable et méritoire de ses concitoyens, avait assemblé quelques-uns de ses voisins pour se joindre à lui dans ses dévotions du soir, car il n’avait ni femme, ni fille, ni personne du sexe féminin auprès de lui. « Le premier homme qui cultiva la terre, disait-il, avait eu assez de ce bétail. » Cependant il parvenait quelquefois à se composer un auditoire de catholiques et de membres de l’église anglicane du voisinage, qu’il comparait à des tisons arrachés du feu, et sur lesquels il exerçait ses talents spirituels en dépit du P. Vaughan, du P. Docharty, de Rashleigh, et de tous les anglicans qui l’entouraient, et qui regardaient son intervention dans ces matières comme une hérésie qui s’introduisait en contrebande. Il me paraissait donc probable que ses voisins bien disposés se fussent rassemblés chez lui pour tenir une assemblée de cette nature ; mais en écoutant plus attentivement, je reconnus que le bruit provenait entièrement des poumons d’André ; et quand je l’interrompis en entrant dans la maison, je le trouvai seul, lisant à haute voix pour sa propre édification un volume de controverses théologiques, et luttant avec ardeur contre des mots longs et difficiles qu’il ne pouvait comprendre. Mettant de côté un énorme in-folio : « J’étais occupé, me dit-il lorsqu’il me vit entrer, à chercher un charme dans le digne docteur Lightfoot[78]. »

— Lightfoot ! » répliquai-je en regardant avec quelque surprise son formidable volume ; « à coup sûr votre auteur fut malheureusement nommé.

— Oui, monsieur, Lightfoot était son nom, et c’était un théologien comme on n’en voit plus de nos jours. Quoi qu’il en soit, je vous demande pardon de vous tenir ainsi debout à la porte, mais ayant été tourmenté toute la nuit par les esprits (Dieu nous préserve !) je ne me souciais pas d’ouvrir le loquet que je n’eusse fini le service du soir ; je viens de terminer le cinquième chapitre de Jérémie, et si cela ne les tient pas en respect, je ne sais plus qu’y faire.

— Tourmenté par les esprits ! lui dis-je : qu’est-ce que cela signifie, André ?

— C’est-à-dire, répondit André, qu’ils m’ont fait une telle frayeur toute la nuit, que j’étais prêt à sortir de ma peau, ce qui ne veut pas dire que quelqu’un fût là pour me l’enlever comme on dépouille un arbre de son écorce.

— Je vous prie de faire trêve un moment à toutes vos terreurs, André, car je désire savoir si vous pouvez m’apprendre le plus court chemin pour aller à une ville d’Écosse qu’on nomme Glasgow.

— Une ville qu’on appelle Glasgow ? répéta André. Glasgow est une cité ! Vous me demandez quel est le chemin qui y mène, et comment ne le connaîtrais-je pas ? ce n’est pas déjà si loin de ma paroisse natale, de Dreepdaily, qui n’est qu’un petit brin plus loin à l’ouest. Mais qu’est-ce que Votre Honneur peut aller faire à Glasgow ?

— J’y vais pour mes affaires, répliquai-je.

— C’est comme si vous disiez : Épargnez-moi les questions, et je ne vous répondrai pas de mensonges. Ainsi vous allez à Glasgow ? » Il réfléchit un moment et ajouta : « Je pense que vous feriez mieux de prendre quelqu’un pour vous y conduire.

— Certainement, si je connaissais quelqu’un qui allât de ce côté.

— Votre Honneur prendrait sans doute en considération son temps et sa peine.

— Sans aucun doute. Mon affaire est pressante, et si vous me trouvez quelqu’un qui veuille m’y conduire, je le paierai comme il faut.

— Ce n’est pas un jour à parler d’affaires mondaines, dit André en levant les yeux vers le ciel ; mais, si nous n’étions pas au dimanche soir, je vous demanderais ce que vous voudriez donner à quelqu’un qui vous tiendrait bonne compagnie sur la route, et qui, en passant devant les châteaux et les terres de tous les seigneurs et gentilshommes, vous en dirait les noms, et vous ferait connaître toute leur parenté.

— Je n’ai besoin que de connaître la route que je dois suivre ; du reste je paierai cet homme de manière à le rendre content ; je lui donnerai tout ce qui sera raisonnable.

— Tout, répliqua André, ne veut rien dire. Le garçon dont je vous parle connaît tous les détours et les traverses des montagnes, et…

— Je n’ai pas de temps à perdre en paroles, André ; faites le marché vous-même pour moi, comme vous l’entendrez.

— Ah, ah ! voilà qui est parler maintenant. Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je crois que le guide qui vous conduira sera moi-même.

— Vous, André ? Comment ! vous abandonnerez donc votre place ?

— J’ai dit une fois à Votre Honneur qu’il y avait long-temps que je songeais à m’en aller ; j’y pense peut-être depuis la première année que je suis entré au château, et maintenant je suis décidé à le quitter tout de bon. Ainsi mieux vaut plus tôt que plus tard[79].

— Alors vous quittez le service ; mais ne risquez-vous pas de perdre vos gages ?

— Sans doute ; il y aura toujours une certaine perte ; mais à la vérité, j’ai entre les mains de l’argent du laird pour des pommes du vieux verger, que j’ai vendues. C’est un fameux marché que les gens qui les ont achetées ont fait là… rien que de mauvais fruit ! Ce qui n’empêche pas que sir Hildebrand, c’est-à-dire son intendant, ne soit aussi pressé d’en avoir l’argent que si c’était la plus belle rainette dorée. J’ai aussi l’argent des semailles, de sorte que je crois que les gages seront en quelque sorte couverts. D’ailleurs, j’espère que Votre Honneur aura égard à mes risques et à ma perte, quand nous aurons gagné Glasgow. Et comptez-vous partir incessamment ?

— Demain au point du jour, répondis-je.

— C’est bien un peu prompt… Où trouverai-je un cheval ? Attendez, j’en connais un qui fera mon affaire.

— Ainsi donc, André, trouvez-vous à cinq heures du matin au bout de l’avenue.

— Que le diable m’emporte ! (c’est ici une façon de parler au moins) si je vous manque de parole, dit André avec vivacité ; et si vous voulez suivre mon conseil, nous partirons deux heures plus tôt. Je connais la route de nuit comme de jour, aussi bien que l’aveugle Ralph Bonaldson qui a parcouru tant de fois tous les coins du pays, quoiqu’il ne puisse distinguer la couleur d’un pâturage.

J’approuvai avec empressement l’amendement d’André à ma première proposition, et nous convînmes de nous trouver au lieu désigné à trois heures du matin. Cependant une réflexion soudaine se présenta à mon futur compagnon de voyage.

— Et le revenant, le revenant, dit-il, s’il venait à nous poursuivre ! Je ne m’accommoderais pas de voir chose semblable deux fois dans les vingt-quatre heures.

— Bah, bah ! m’écriai-je en m’éloignant, ne craignez rien de l’autre monde. Il y a dans celui-ci des démons vivants qui savent se suffire à eux-mêmes, et qui n’ont pas besoin des autres, quand toute la bande de Lucifer reviendrait ici pour les soutenir et les aider. »

En prononçant ces mots, qui m’étaient arrachés par la situation dans laquelle je me trouvais, je quittai l’habitation d’André et retournai au château.

Je fis le peu de préparatifs qui étaient nécessaires à mon voyage ; j’examinai et chargeai mes pistolets, puis me jetai sur mon lit pour donner quelques heures au sommeil et me préparer à supporter la fatigue et les inquiétudes du voyage que j’allais entreprendre. La nature, épuisée par les agitations tumultueuses de la journée, me fut plus propice que je ne l’espérais, et je jouis d’un sommeil profond et paisible, dont je sortis pourtant en sursaut au moment où la vieille horloge de la tourelle voisine de ma chambre sonnait deux heures. Je me levai sur-le-champ, me procurai de la lumière au moyen de mon briquet, et me mis à écrire la lettre que je destinais à mon oncle ; ceci fait, je mis dans ma valise les effets dont j’avais besoin, laissant derrière moi tout ce qui me parut trop embarrassant à emporter, et, descendant légèrement l’escalier, je gagnai l’écurie sans rencontrer d’obstacle. Sans être tout à fait aussi habile palefrenier qu’aucun de mes cousins, j’en avais assez appris à Osbaldistone-Hall pour savoir brider et seller un cheval ; de sorte qu’au bout de quelques minutes j’étais monté sur le mien, et prêt à commencer mon voyage.

En parcourant la vieille avenue sur laquelle la lune jetait une clarté pâle et blanchâtre, je me retournai, et regardai avec un profond soupir ces murs qui renfermaient Diana Vernon, m’abandonnant au triste pressentiment que nous étions séparés pour ne plus nous revoir. Il était impossible, dans cette ligne longue et irrégulière de croisées gothiques blanchies par les rayons de la lune, de distinguer celle de l’appartement qu’elle occupait. « Elle est déjà perdue pour moi, » pensais-je en laissant errer mes yeux sur le château qui, vu sous l’effet du clair de lune, offrait une masse d’architecture dont les détails compliqués étaient incertains et confus ; « elle est déjà perdue pour moi, même avant que j’aie quitté le séjour qu’elle habite ! Quel espoir me reste-t-il donc de conserver une correspondance avec elle, quand nous serons séparés par tant de lieux ! »

Tandis que je me plongeais dans une rêverie qui n’avait rien que de pénible, l’airain résonna trois fois au milieu du calme profond de la nuit, et me rappela qu’il était temps de joindre au rendez-vous un individu bien moins intéressant, c’est-à-dire André Fairservice.

À la première grille, je trouvai un homme à cheval, posté dans l’ombre que projetait le mur ; mais ce ne fut que lorsque j’eus toussé deux fois et appelé André, que l’horticulteur me répondit : « Oui, oui, c’est André lui-même.

— Passez devant, dis-je, et tâchez de garder le silence jusqu’à ce que nous ayons dépassé le hameau qui est dans la vallée.

André partit en effet devant, et d’un pas beaucoup plus rapide que je n’aurais voulu. Il se conforma tellement aussi à ma recommandation de garder le silence, qu’il ne voulut faire aucune réponse aux questions que je lui adressai sur la cause d’une précipitation qui me semblait aussi inutile. Après nous être dégagés par des sentiers de traverse bien connus d’André, des ruelles pierreuses et des mauvais chemins sans nombre qui s’entrecoupaient les uns les autres, nous arrivâmes sur une bruyère découverte, et, la traversant rapidement, nous poursuivîmes notre route par les montagnes qui séparent l’Angleterre de l’Écosse dans ce qu’on appelle les Marches moyennes[80].

Le chemin ou, pour mieux dire, le sentier interrompu que nous suivions, était un affreux mélange de marécages et de broussailles ; cependant André ne ralentissait en rien sa course, et trottait bravement en avant, d’un train à faire huit ou dix milles à l’heure. J’étais surpris et mécontent de l’opiniâtreté avec laquelle ce drôle s’obstinait à le suivre, car nous rencontrions à chaque pas des montées et des descentes très-brusques, sur un terrain où nous courions le risque de nous rompre le cou, et nous nous trouvions quelquefois tellement au bord des précipices, que le moindre faux pas d’un de nos chevaux eût entraîné son cavalier à une mort certaine. La lune ne nous fournissait plus qu’une clarté imparfaite et douteuse, et en quelques endroits l’ombre épaisse des montagnes nous enveloppait de si profondes ténèbres, que je ne pouvais plus suivre André que par le bruit des pieds de son cheval, et par les étincelles qu’il faisait jaillir des pierres sur lesquelles nous marchions. Cependant la rapidité de ce mouvement et l’attention que ma sûreté personnelle m’obligeait de donner à mon cheval, finirent par me devenir réellement utiles en détournant mes pensées de la foule de réflexions pénibles qui auraient accablé mon esprit ; mais, à la fin, après avoir crié à plusieurs reprises à André d’aller plus doucement, je fus sérieusement irrité de l’impudence et de l’obstination qu’il mettait à ne vouloir ni m’obéir ni me répondre. Ma colère, toutefois, était impuissante ; j’essayai bien deux ou trois fois de rejoindre mon guide opiniâtre, dans le dessein de me servir du manche de mon fouet pour lui apprendre à descendre de cheval ; mais André était mieux monté que moi, et soit qu’il fût emporté par l’ardeur de l’animal qui le portait, ou, plus probablement encore, qu’il fût aiguillonné par le pressentiment de mes bonnes intentions à son égard, le fait est qu’il redoublait le pas toutes les fois que je cherchais à l’atteindre. D’un autre côté, j’étais obligé d’avoir recours à mes éperons pour ne pas le perdre de vue ; car, sans lui, je sentais qu’il ne me serait jamais possible de retrouver ma route à travers le pays désert et sauvage que nous traversions d’un si grand train. Mais, ma colère étant enfin arrivée au comble, je le menaçai d’avoir recours à mes pistolets, et d’envoyer à André le bouillant cavalier[81] une balle qui mettrait un terme à l’impétuosité de sa course, s’il ne la ralentissait pas de son propre mouvement. Cette menace parut faire quelque impression sur le tympan de son oreille, qui était restée sourde tant que je m’en étais tenu à des prières, car il ralentit son pas de manière à ce que je pusse l’approcher.

« Il n’y a guère de bon sens à courir de ce train, me dit-il alors.

— Et quelle était donc votre intention en courant de cette manière, obstiné drôle que vous êtes ? » répliquai-je ; car j’étais dans un de ces accès de colère que, par parenthèse, rien ne contribue plus à animer que d’avoir récemment éprouvé un mouvement de frayeur personnelle : c’est comme quelques gouttes d’eau jetées sur un brasier ardent, et qui, ne pouvant suffire pour éteindre le feu, en augmentent la vivacité.

« Que me veut Votre Honneur ? demanda André avec une gravité imperturbable.

— Ce que je veux, drôle ? il y a une heure que je vous crie d’aller plus doucement, et vous n’avez pas seulement pris la peine de me répondre : êtes-vous ivre, ou fou, pour en agir de la sorte ?

— Sous le bon plaisir de Votre Honneur, j’ai l’oreille un peu dure ; je conviens aussi qu’avant de quitter le vieux château où j’ai demeuré tant d’années, j’ai bu le coup de l’étrier, et n’ayant personne pour me faire raison, j’ai été obligé de m’en charger moi-même ; autrement, il aurait fallu laisser le reste de mon eau-de-vie à ces papistes, et Votre Honneur conçoit que c’eût été dommage. »

Tout cela pouvait être très-sensé ; d’ailleurs, ma position exigeait que je fusse en bonne intelligence avec mon guide. Je me contentai donc de lui prescrire de prendre dorénavant mes ordres sur le pas dont nous devions marcher.

Enhardi par ma modération, André éleva la voix d’un octave, et prit le ton important qui lui était familier la plupart du temps.

« Votre Honneur ne me persuadera pas plus que personne au monde qu’il soit prudent ou sain de prendre l’air de la nuit dans ces montagnes, sans s’être auparavant réconforté l’estomac d’un bon verre de genièvre ou d’eau-de-vie, ou de quelque cordial de ce genre. J’ai traversé cent fois les Olterscape-Kiggs, de jour et de nuit, et je n’aurais jamais pu me retrouver si je n’avais bu la goutte du matin ; et il m’est arrivé plus d’une fois d’avoir, à chacun de mes côtés, une petite barrique d’eau-de-vie.

— En d’autres termes, André, vous faisiez la contrebande… Comment la conscience d’un homme qui a des principes aussi sévères que les vôtres lui permettait-elle de frauder ainsi le trésor public ?

— Ce n’est que dépouiller les Égyptiens, répondit André ; la pauvre vieille Écosse a eu assez à souffrir de ces coquins de douaniers, qui sont tombés sur elle comme des sauterelles, depuis la malheureuse Union ; c’est agir en bon fils que de lui apporter, en dépit de cette canaille, quelque cordial pour soutenir son ancienne vigueur. »

En l’interrogeant encore, j’appris qu’André avait fréquemment traversé ces montagnes en faisant le métier de contrebandier, avant et depuis son établissement à Osbaldistone-Hall. Cette circonstance avait quelque importance pour moi, puisqu’elle m’assurait qu’il était très-capable de me servir de guide malgré l’escapade qu’il avait faite en partant. Cependant, quoique notre marche fût alors moins rapide, le coup de l’étrier, ou la cause quelconque qui avait accéléré à tel point les mouvements d’André, semblait encore conserver une partie de son influence. Il jetait souvent derrière lui un regard brusque et convulsif, comme s’il eût craint d’être poursuivi. Ces symptômes d’effroi diminuèrent pourtant par degrés à mesure que nous approchions du haut d’une montagne très-élevée, d’un aspect sauvage, et dont le sommet, qui pouvait avoir près d’un mille de l’est à l’ouest, avait de chaque côté une pente très-rapide. Les pâles rayons du matin commençaient à éclairer l’horizon lorsque André regarda de nouveau en arrière, et n’apercevant pas la trace d’un être vivant dans ces déserts, sa figure austère commença à se dérider ; il se mit d’abord à siffler, et chanta ensuite avec plus de gaieté que de mélodie le refrain d’un air de son pays :


Dans ces montagnes, ô Jenny,
Et sur cette aride bruyère
Je me crois ton unique ami ;
Oui, tu m’appartiens tout entière,
Et nul dans ma tribu guerrière
N’oserait m’offrir un défi.


Il passait en même temps la main sur le cou de son cheval, et cette action ayant attiré mon attention sur lui, je reconnus à l’instant la jument favorite de Thorncliff Osbaldistone. « Que veut dire ceci ? dis-je gravement ; vous avez pris la jument de M. Thorncliff !

— Je ne dis pas qu’elle ne lui ait pas appartenu dans le temps, mais elle est à moi maintenant.

— Vous l’avez volée, misérable !

— Non, non, monsieur ; aucun homme ne peut m’accuser de vol.. Mais voilà comme la chose s’est passée, voyez-vous : l’écuyer Thorncliff m’avait emprunté 10 livres sterling pour aller aux courses d’York, et du diable s’il a jamais voulu me les rendre ; quand je les lui redemandais, il parlait, lui, de me rompre les os. Maintenant je vous réponds qu’il ne lui sera pas facile de faire repasser la frontière à son cheval ; car à moins qu’il ne me rende jusqu’au dernier sou de mon argent, il ne reverra jamais un poil de sa queue. Je connais à Longhmaben un petit procureur qui est un fin matois, et qui me dira comment je dois m’y prendre avec lui. Moi, voler la jument ! non, non, André Fairservice n’est pas capable du péché de vol… Je n’ai fait que la retenir jurisdictiones fandandy causey. Ce sont là de bonnes paroles de procureur, elles ressemblent presque au langage de nous autres jardiniers et à celui d’autres savants… C’est bien dommage qu’elles soient si chères… Ces trois mots-là sont tout ce qu’André a gagné à la fin d’un long procès, et tout le fruit qu’il a retiré de quatre barils d’eau-de-vie, la meilleure qui eût jamais traversé les montagnes. Ah, Dieu ! qu’il en coûte cher à plaider !

— Vous trouverez probablement qu’il en coûte bien plus cher encore, André, si vous vous avisez de vous payer ainsi sans autorité légale.

— Bon, bon, nous sommes en Écosse maintenant, Dieu soit loué ! et je trouverai des amis, des procureurs, et même des juges pour moi, aussi bien que tous les Osbaldistone du monde. Le cousin au troisième degré de la mère de ma mère est cousin du prévôt de Dumfries, et il ne souffrirait pas qu’on fît tort à personne de son sang. Allez, allez, la justice est la même pour tout le monde, ici ; ce n’est pas comme chez vous, où un pauvre diable peut se voir mettre la main dessus, en vertu d’un mandat du clerc Jobson, avant qu’il sache seulement pourquoi. Mais dans peu vous verrez qu’il y aura encore moins de justice parmi eux, et c’est une des grandes raisons pour lesquelles je leur ai souhaité le bonjour. »

J’étais extrêmement contrarié de cet exploit d’André, et je me plaignis amèrement du sort qui me mettait une seconde fois en rapport avec un individu d’une probité si peu scrupuleuse. Je pris le parti, cependant, d’acheter de lui la jument quand nous serions au terme de notre voyage, et de la renvoyer à mon cousin. Je résolus aussi d’écrire à mon oncle dans la première ville où il y aurait un bureau de poste, pour l’informer de la réparation que je projetais ; il me semblait inutile, en attendant, de tancer André sur cette action, qui, dans le fait, n’avait rien de très-extraordinaire dans sa position. J’étouffai donc mon ressentiment, et lui demandai ce que signifiaient ces dernières expressions que bientôt il y aurait moins de justice dans le Northumberland.

« De justice ! dit André, ah ! oui, il y en aura assez, mais ce sera celle qui se fait au bout du bâton… Les prêtres et les officiers irlandais et tout ce bétail papiste, qui ont été camper ailleurs parce qu’ils n’osaient plus rester dans le pays, reviennent en troupe maintenant dans le Northumberland. Et ces corbeaux-là ne s’y rassembleraient pas s’ils ne sentaient quelque charogne. Aussi sûr que vous existez, sir Hildebrand trempe dans tout cela, car on ne voit au château que pistolets et fusils, épées et poignards ; et ce n’est pas pour rien, je vous garantis : ces jeunes Osbaldistone, d’ailleurs (j’en demande pardon à Votre Honneur), sont des écervelés qui n’ont peur de rien. »

Ces paroles me rappelèrent les soupçons que j’avais conçus moi-même que les jacobites étaient à la veille de quelque entreprise désespérée. Mais sentant qu’il ne me convenait pas de m’ériger en espion des actions et des paroles de mon oncle, j’avais plus fui que recherché l’occasion de me mettre au courant de ce qui se passait. André Fairservice ne connaissait pas un pareil scrupule, et il parlait sans doute très-sincèrement en disant qu’une des raisons qui l’avaient déterminé à quitter le château était la conviction qu’il s’y tramait quelque complot désespéré.

« Les domestiques, me dit-il, ainsi que tous les tenanciers et paysans, ont été enrôlés et passés en revue, et l’on voulait me faire prendre les armes aussi à moi… mais je ne me soucie pas de faire partie d’une telle troupe, et ceux qui me le demandaient ne connaissaient guère André… Non, non : je me battrai comme un autre quand il me plaira, mais ce ne sera ni pour la prostituée de Babylone, ni pour celle d’Angleterre non plus. »


CHAPITRE XIX.

GLASGOW ET SA CATHÉDRALE.


Au pied de cet antique clocher qui, fatigué des outrages de l’air, semble près de s’écrouler, dorment le génie du poète, l’ardeur du guerrier, la passion qui dévorait l’amant.
Langhorne.


À la première ville d’Écosse où nous nous arrêtâmes, mon guide alla trouver son ami et son conseil le procureur, pour le consulter sur les moyens convenables et légaux de se faire une propriété légitime de la bonne jument qui ne lui appartenait, quant à présent, qu’en vertu d’un de ces tours de passe-passe qui avaient encore lieu quelquefois dans ce pays où l’impunité avait régné si long-temps. Je pris quelque plaisir à voir à son retour l’allongement de sa figure. Il paraît qu’il avait été un peu trop communicatif avec son ami et confident le procureur, car en retour de sa franchise sans méfiance, M. Touthope lui avait appris qu’en son absence il avait été nommé clerc de la justice de paix du comté, et qu’en cette qualité il était tenu de donner communication aux magistrats de tous les exploits du genre de celui de son ami M. André Fairservice. Il se voyait donc dans la nécessité, avait ajouté ce rusé membre de la police, de détenir le cheval et de le placer dans les écuries du bailli Trumbull, pour y rester, à raison de 12 schellings d’Écosse par jour, jusqu’à ce que la question de propriété eût été débattue et décidée. Il parla même comme si dans l’exécution stricte et rigoureuse de son devoir il eut dû arrêter l’honnête André lui-même ; mais mon guide effrayé ayant sollicité humblement son indulgence, il voulut bien, non seulement se désister de cette mesure, mais il alla même jusqu’à faire présent à André d’un vieux poney poussif et fourbu, afin qu’il pût continuer son voyage. À la vérité, il fit payer cet acte de générosité en exigeant du pauvre André une cession absolue de ses droits sur le bon palefroi de Thorncliff Osbaldistone, cession qui, suivant M. Touthope, n’était d’ailleurs d’aucune importance, puisque, avait-il ajouté très-facétieusement, tout ce que son malheureux ami pouvait s’attendre à conserver de la jument, c’était le licou.

Pendant que j’arrachais l’un après l’autre ces détails à André, il avait l’air triste et confondu, car son orgueil était cruellement mortifié d’être obligé de convenir que les procureurs sont des procureurs de l’un comme de l’autre côté de la Tweed, et que M. le clerc de Touthope ne valait pas un liard de plus que M. le clerc Jobson.

« Si cela lui était arrivé par les Anglais, il aurait, disait-il, été moitié moins vexé de se voir escroquer ce qu’il avait gagné, pouvait-il dire, au péril de son cou. Mais devait-on s’attendre à voir un faucon déchirer un faucon, et un brave Écossais devait-il en tromper un autre ?… » Il fallait que tout eût bien changé dans ce pays depuis cette triste et maudite Union ; car c’était toujours à cet événement qu’André attribuait tous les signes de dégénération et de corruption qu’il remarquait chez ses compatriotes, tels que l’augmentation des prix dans les auberges, la diminution de la capacité des pintes, et autres griefs de ce genre qu’il me fit observer pendant la route.

Quant à moi, d’après la manière dont les choses avaient tourné, je me tins comme déchargé de toute espèce de responsabilité au sujet de la jument, et j’écrivis à mon oncle par quelle circonstance elle avait été emmenée en Écosse, l’informant qu’elle était entre les mains de la justice et de ses dignes réprésentants le bailli Trumbull et M. le clerc Touthope, auxquels je le renvoyais pour les détails. Le cheval retourna-t-il chez le chasseur de renards de Northumberland, ou continua-t-il de porter la personne du procureur écossais, c’est ce dont il est inutile de m’occuper maintenant.

Nous poursuivîmes notre route vers le nord-ouest avec beaucoup moins de rapidité que nous en avions mis dans notre retraite nocturne d’Angleterre. Des chaînes de montagnes stériles et sans intérêt se succédèrent sans interruption jusqu’à ce que nous fussions entrés dans la fertile vallée de la Clyde, et alors nous fîmes autant de hâte que nous pûmes pour arriver à la ville, ou, comme l’appelait très-pertinemment mon guide, à la cité de Glasgow. J’ai entendu dire que depuis quelques années elle mérite complètement le titre, qu’éclairé par une espèce de seconde vue politique, mon guide lui donnait alors. Un commerce étendu et toujours croissant avec les Indes occidentales et les colonies américaines a été, si l’on m’a bien informé, le fondement de sa richesse et de sa prospérité ; et si l’on assure la solidité de cette base, et qu’on bâtisse dessus avec soin, elle pourra soutenir un jour un immense édifice de prospérité commerciale ; mais à l’époque dont je parle, l’aurore de sa splendeur n’avait pas encore lui. L’Union, à la vérité, avait ouvert à l’Écosse le commerce des colonies anglaises, mais, par le manque de capitaux et la jalousie nationale des Anglais, les négociants écossais se trouvaient encore exclus en grande partie de la jouissance des privilèges que leur accordait le mémorable traité d’Union. La position de Glasgow au milieu des terres ne lui permettait pas de participer au commerce du continent ou de l’est, qui alimentait seul le peu d’affaires qu’on faisait encore en Écosse à cette époque. Cependant, quoiqu’elle fût loin de faire présager l’importance commerciale à laquelle chacun dit maintenant qu’elle doit arriver un jour, Glasgow, comme la première ville centrale de la partie occidentale de l’Écosse, avait un rang et une importance considérables. La Clyde, dont les eaux abondantes coulent si près de ses murs, lui ouvrait une navigation intérieure qui n’était pas sans quelque utilité. Et non seulement les plaines fertiles situées dans son voisinage immédiat, mais encore les comtés d’Ayr et de Dumfries, regardaient Glasgow comme leur capitale, lui transmettaient leurs produits, et en recevaient en retour les objets d’utilité et de luxe nécessaires à leur consommation.

Des sombres montagnes de l’Écosse occidentale on voyait souvent descendre des tribus sauvages, qui venaient fréquenter les marchés de la ville favorite de saint Mungo[82]. Il n’était pas rare de voir des troupeaux de bestiaux et de poneys (petits chevaux nains, velus et sauvages), conduits par des montagnards aussi velus, aussi sauvages, et quelquefois même aussi nains qu’eux, traverser les rues de Glasgow. Les étrangers contemplaient avec surprise leur costume antique et bizarre, et n’en éprouvaient pas moins à entendre les sons inconnus et barbares de leur langue, tandis qu’eux-mêmes, armés de fusils, de pistolets, d’épées, de poignards même, se livrant à cette paisible occupation, s’arrêtaient avec étonnement devant des objets de luxe dont ils ne concevaient pas l’usage, regardant avec une avidité presque alarmante ceux dont ils connaissaient l’utilité ou la valeur. C’est toujours avec répugnance que le montagnard quitte ses déserts ; et à cette époque reculée surtout, chercher à le naturaliser dans la plaine, c’eût été déraciner un pin du roc où il a crû pour le transporter ailleurs. Cependant, même à cette époque, il y avait excès de population dans les vallées des hautes terres, quoique diminuée de temps en temps par la famine ou par le fer : forcés par la nécessité, quelques uns de leurs habitants s’avançaient jusqu’à Glasgow, y formaient des établissements, y cherchaient et y obtenaient de l’emploi, quoique bien différent de celui auquel ils se livraient dans leurs montagnes. Ce renfort de population utile et laborieuse ne fut pas sans importance pour la prospérité de la ville. Elle lui dut les moyens de soutenir le petit nombre de manufactures dont elle se vantait déjà, et par conséquent les fondements de sa splendeur future.

L’aspect de la ville répondait à ces circonstances favorables. La rue principale était large et imposante, ornée d’édifices publics, dont l’architecture frappait les yeux sans être d’un goût bien pur, et bordée de hautes maisons en pierres de taille, dont la façade était quelquefois revêtue de riches ornements en maçonnerie, ce qui donnait à cette rue un air de majesté et de grandeur dont la plupart des villes d’Angleterre sont en quelque sorte privées par l’aspect fragile et mesquin des briques dont elles sont construites.

Ce fut un samedi soir, et trop tard pour s’occuper d’aucune affaire, que mon guide et moi nous arrivâmes dans la métropole occidentale de l’Écosse. Nous descendîmes à la porte d’une auberge dont l’hôtesse gaillarde et de bonne mine (suivant l’expression d’André, et qui me rappela l’hôtelière du vieux Chaucer) nous reçut civilement.

Le lendemain matin toutes les cloches de la ville qui étaient en branle nous annoncèrent la sainteté du jour. Cependant, malgré tout ce que j’avais entendu dire de l’austérité avec laquelle le dimanche est observé en Écosse, mon premier mouvement fut, assez naturellement, de chercher Owen sur-le-champ ; mais j’appris bientôt que toute tentative serait vaine jusqu’à ce que le service divin fût terminé. Mon hôtesse et mon guide se réunirent pour m’assurer que je ne trouverais pas âme vivante au bureau, ni dans l’habitation de M. Mac-Vittie, Mac-Fin et compagnie, auxquels la lettre de votre père, Tresham, me disait de m’adresser, et qu’à plus forte raison je n’y rencontrerais aucun des associés. C’étaient des hommes religieux et qui seraient alors où tout bon chrétien devait être, c’est-à-dire dans l’église de la Baronnie.

André Fairservice, dont le dégoût pour les lois de son pays ne s’était heureusement pas étendu aux autres professions savantes de sa terre natale, se mit alors à chanter les louanges du prédicateur qui devait célébrer l’office, et mon hôtesse répondit à chaque éloge par un amen. Le résultat fut que je me décidai à aller dans cette église si fréquentée, autant dans le dessein d’apprendre si Owen était arrivé à Glasgow que dans l’espoir d’en retirer une grande édification. Mais on avait animé mes espérances en m’assurant que si M. Éphraïm Mac-Vittie (le digne homme) était sur la terre des vivants, il ne manquerait pas d’honorer de sa présence l’église de la baronnie un tel jour, et que s’il y avait un étranger dans sa maison, il l’y conduirait avec lui sans aucun doute. Cette probabilité me détermina donc, et sous l’escorte du fidèle André, je partis pour l’église de la Baronnie.

Dans cette occasion toutefois j’avais peu besoin d’un guide, car la foule qui se pressait le long d’une rue rapide et mal pavée pour aller entendre le prédicateur le plus en vogue de toute l’Écosse occidentale, m’y aurait entraîné avec elle. En arrivant en haut de la montée, nous tournâmes à gauche, et une grande porte dont les deux battants étaient ouverts nous admit avec les autres dans le vaste cimetière qui entoure l’église cathédrale de Glasgow. L’édifice est d’un style d’architecture massif, sombre plutôt qu’élégant ; mais le caractère en est si purement conservé et si bien adapté à ses alentours, que la première vue en est vraiment imposante et fait naître une profonde impression d’admiration et de respect. J’en fus moi-même tellement frappé que je résistai pendant quelques minutes aux efforts que faisait André pour m’attirer dans l’intérieur de l’édifice, tant j’étais occupé à en contempler les dehors.

Situé dans une ville considérable et peuplée, cet antique et massif édifice paraît être dans la solitude la plus retirée. D’un côté, des murs très-élevés le séparent de la ville ; de l’autre, il est borné par un ravin au fond duquel murmure un ruisseau vagabond, invisible à l’œil, et dont le doux bruissement ajoute à l’effet de majesté imposante du lieu. Le bord opposé du ravin, qui s’élève d’une manière rapide, est couvert d’une plantation de sapins touffus dont l’ombrage épais s’étend sur une partie du cimetière et y répand une teinte sombre parfaitement en harmonie avec le reste du tableau. Le cimetière lui-même a son caractère particulier ; car, quoique d’une grande étendue, il est cependant trop petit pour le nombre d’habitants distingués qui y sont enterrés, et dont presque toutes les tombes sont couvertes de pierres sépulcrales. Il n’y a donc pas de place pour les hautes herbes qui d’ordinaire couvrent ces retraites où le méchant cesse de nuire et où l’homme fatigué trouve enfin le repos. Les larges pierres des tombeaux sont placées si près les unes des autres, que le cimetière en semble dallé, et, quoique n’ayant d’autre voûte que celle du ciel, rappelle nos vieilles églises d’Angleterre qui sont pavées de pierres funèbres couvertes d’inscriptions. Le contenu de ces tristes archives de la mort, les vains regrets qu’elles entretiennent, la triste leçon qu’elles renferment sur le néant de l’humanité, l’étendue de terrain qu’elles couvrent, et l’uniformité mélancolique de leur style, me rappelèrent le livre du prophète couvert d’écriture en dehors et en dedans, et où on ne lisait que lamentations, douleur et désespoir.

La majesté imposante de la cathédrale répond à ces accessoires. On convient bien que son aspect est un peu lourd, mais on sent en même temps que son effet serait détruit s’il y avait dans l’ensemble plus de légèreté et d’ornements. C’est la seule église métropolitaine en Écosse, excepté, m’a-t-on dit, la cathédrale de Kirkwall dans les îles Orcades, qui n’ait pas souffert pendant la réformation ; et André Fairservice, dont l’orgueil fut très-flatté de l’effet qu’elle produisait sur moi, m’expliqua ainsi les causes qui l’avaient fait épargner… « Ah ! c’est une belle église… On n’y trouve aucun de ces agréments, de ces brimborions d’ornements… C’est un bon bâtiment, bien solide et bien construit, qui durera autant que le monde, si la main des hommes et la poudre à canon ne s’en mêlent pas. Il l’a déjà échappé belle une fois, il y a bien long-temps, lors de la réformation, lorsqu’on a détruit les églises de Saint-André et de Perth pour les purifier du papisme, de l’idolâtrie, du culte des images et des reliques et autres iniquités de la grande prostituée qui siège sur sept montagnes, comme si une seule ne suffisait pas pour reposer sa vieille carcasse… Ainsi donc les communes de Renfrew, de la Baronnie et de Gorbal, et bien d’autres, se réunirent un beau matin pour venir à Glasgow essayer si l’on ne pourrait pas purger la grande église de toutes ces friperies du papisme. Mais les bourgeois de la ville eurent peur que leur vieil édifice ne succombât entre les mains d’aussi rudes médecins ; ils sonnèrent donc la cloche et assemblèrent leurs milices au son du tambour… Par bonheur le digne Jacques Rabat était alors doyen de la ville (et comme il était lui-même un bon architecte, il n’en fut que plus ardent à défendre la vieille église). Eh bien, les métiers s’assemblèrent donc, et offrirent de livrer bataille aux communes plutôt que de souffrir qu’elles démolissent leur cathédrale comme on avait fait ailleurs. Ce n’était certes point par amour pour le papisme, non, non ! personne ne dira jamais cela des bourgeois de Glasgow… Ainsi ils convinrent bientôt, par un arrangement, de tirer de leur niche toutes les statues idolâtres des saints (malheur à eux !), de sorte que les idoles de pierre furent brisées en morceaux comme le prescrit l’Écriture, et jetées dans le Molendinar[83], et la vieille église resta aussi fière qu’un chat débarrassé de ses puces, et tout le monde fut également content. J’ai entendu dire à des gens sages que si on en avait fait de même dans toutes les églises d’Écosse, la réforme eût été aussi pure qu’elle l’est à présent, et nous aurions des églises plus dignes de chrétiens ; car je suis resté assez long-temps en Angleterre pour être convaincu que le chenil d’Osbaldistone vaut mieux que la plupart des maisons de Dieu qu’on voit en Écosse. »

Là dessus André entra dans l’église, et je l’y suivis.


CHAPITRE XX.

L’AVIS MYSTÉRIEUX.


Ce spectacle frappe mes yeux de terreur et d’effroi… Le froid répandu dans ces tombeaux et dans ces cavernes souterraines de la mort semble pénétrer jusqu’au cœur.
L’Épouse en deuil.


Malgré l’impatience de mon conducteur, je ne pus m’empêcher de m’arrêter quelques instants pour contempler encore l’extérieur du bâtiment, rendu plus imposant par la solitude qui l’entoura lorsque ses portes jusque là ouvertes se furent refermées et eurent, si j’ose parler ainsi, englouti la multitude qui un moment auparavant se pressait dans le cimetière, et qui maintenant entrée dans l’église s’y livrait aux exercices solennels de la dévotion, comme nous l’annonçaient les chants en chœur que nous entendions du dehors. La réunion de tant de voix ne formait encore dans l’éloignement qu’une seule harmonie, exempte de ces sons discors qui ne manquent jamais de blesser l’oreille lorsqu’on les entend de plus près ; mêlées au murmure des ruisseaux et au bruit des branches des vieux sapins que le vent agitait, elles me parurent former un effet presque sublime. La nature, telle que l’invoquait le psalmiste dont on chantait les versets, semblait se réunir pour offrir au Créateur ce cantique solennel de louanges où la crainte se mêle à la joie. J’avais entendu célébrer en France le service de la grand’messe avec tout l’éclat que la musique la plus savante, les ornements les plus somptueux et les cérémonies les plus imposantes pouvaient lui donner ; cependant son effet sur moi n’approcha pas de celui qu’y produisit la simplicité du culte presbytérien. Ces chants religieux auxquels tout le monde prenait part me semblaient aussi supérieurs à ceux qu’exécutent des musiciens après les avoir étudiés et appris par cœur, que la nature l’est au jeu du théâtre.

Pendant que mon oreille se plaisait à recueillir ces accords solennels, André, qui ne pouvait plus contenir son impatience, me tira par la manche… « Venez donc, monsieur, venez donc ; si nous tardons ainsi, nous troublerons le service en entrant ; d’ailleurs, si nous nous arrêtons ici, les bedeaux viendront nous ramasser et nous mèneront au corps-de-garde comme des gens qui rôdent pendant les heures du service divin. »

D’après cette représentation, je suivis mon guide, mais non dans le chœur de la cathédrale, comme je l’aurais supposé. « Par ici, par ici, monsieur, s’écria-t-il en me tirant à lui au moment où je me disposais à entrer par la porte principale du bâtiment… On ne s’occupe là que d’affaires de loi. C’est de la morale mondaine aussi sèche et aussi insipide que les feuilles de rue[84] le sont à Noël.. Par ici nous goûterons la saveur de la vraie doctrine. »

En parlant ainsi, il me fit passer sous une petite voûte fermée par un guichet qu’un homme à figure grave était sur le point de pousser ; et après avoir descendu quelques pas, nous nous trouvâmes dans les voûtes souterraines de l’église, qu’on avait choisies assez singulièrement, et je ne sais trop pourquoi, pour l’exercice du culte.

Imaginez-vous, Tresham, une longue rangée de voûtes sombres, basses, à demi éclairées, telles que les caveaux destinés aux sépultures dans les autres pays, et qui, dans celui-ci, avaient long-temps aussi été consacrées au même usage. Une portion de ce souterrain avait été convertie en église, et on y avait établi des bancs ; mais cette partie ainsi disposée, quoique pouvant bien contenir une réunion de plusieurs centaines de personnes, était très-peu de chose en comparaison des vastes et sombres cavernes qui restaient vides et béantes autour de ce qu’on peut appeler l’espace habité. Dans ces solitaires régions de l’oubli, de vieilles bannières noircies par le temps, des lambeaux d’écussons déchirés, indiquaient les tombeaux de ceux qui, sans doute, avaient été princes en Israël. Des inscriptions, qui ne pouvaient être déchiffrées que par le laborieux antiquaire, dans une langue aussi hors d’usage que l’acte de dévotion qu’elles réclamaient, invitaient les passants à prier pour les âmes de ceux dont les corps reposaient au-dessous. Au milieu de ces réceptacles des dernières dépouilles de l’humanité, je trouvai une assemblée nombreuse occupée à la prière. Les Écossais remplissaient ce devoir debout au lieu de s’agenouiller, sans avoir peut-être pour cela de meilleur motif que de témoigner, par une différence de coutume aussi frappante, leur éloignement pour les formes du rituel romain ; car j’ai remarqué que, dans les prières qu’ils font en famille (comme aussi, sans doute, dans leurs dévotions particulières), ils s’adressent à la Divinité dans cette posture, en usage chez tous les autres chrétiens, comme la plus humble et la plus respectueuse. C’était donc debout qu’une multitude de plusieurs centaines de personnes de tout âge et des deux sexes, parmi lesquelles les hommes se tenaient la tête découverte, écoutaient avec beaucoup de respect et d’attention la prière qu’un ecclésiastique déjà avancé en âge et très en vogue dans la ville, prononçait, sinon d’effusion, du moins de mémoire[85]. Élevé dans la même croyance, je tournai en ce moment toutes mes pensées vers ces exercices de piété, et ce ne fut que lorsque toute l’assemblée eut repris ses sièges que mon attention fut distraite par les objets qui m’entouraient.

À la fin de la prière, tous les hommes remirent leurs chapeaux ou leurs bonnets, et tous ceux qui avaient le bonheur d’avoir des sièges s’assirent. André et moi nous n’étions pas de ce nombre, étant arrivés trop tard dans l’église pour pouvoir nous en procurer. Nous faisions partie d’un nombre d’autres individus qui se trouvaient dans le même cas et formaient une espèce de cercle autour de la partie de l’assemblée qui était assise. Derrière et autour de nous étaient les voûtes que j’ai déjà décrites ; nous faisions face aux pieux auditeurs dont les visages étaient à demi éclairés par les rayons du jour qui pénétraient à travers une ou deux croisées basses et gothiques, placées en face, et semblables à celles qui sont destinées à donner de l’air et de la clarté dans les caveaux de sépulture. Elles éclairaient toutes les physionomies tournées vers le prédicateur et sur lesquelles on remarquait la variété de caractères et d’expressions ordinaire dans ces sortes de réunions. L’attention régnait presque sur toutes et n’était interrompue que lorsqu’un père ou une mère rappelait à l’ordre l’enfant trop vif dont les yeux distraits erraient de côté et d’autre, ou réveillait celui qui, plus pesant, se laissait aller au sommeil. Les traits prononcés des Écossais et leurs visages non moins remarquables par la saillie de leurs os que par l’expression de pénétration et d’intelligence qui les distingue, se montrent avec plus d’avantage dans une assemblée religieuse ou dans les rangs d’une armée qu’au milieu de toute autre réunion moins grave et plus frivole, et le discours du prédicateur était bien fait pour mettre en jeu les diverses sensations et les facultés de son auditoire.

L’âge et les infirmités avaient affaibli un organe naturellement énergique et sonore. En lisant son texte, sa prononciation me parut un peu inarticulée, mais quand il eut fermé la Bible et commencé son sermon, sa voix s’affermit par degrés à mesure qu’il entrait plus avant dans les arguments qu’il développait. Son discours roulait principalement sur les points les plus abstraits de la religion chrétienne, sujets graves, profonds et impénétrables pour la raison humaine, mais qu’il chercha d’une manière aussi louable qu’ingénieuse à expliquer par des citations des saintes Écritures. Mon esprit n’avait pas été préparé à le suivre dans tous ses raisonnements, je n’étais même pas sûr de le comprendre toujours bien, mais rien n’était plus capable de faire impression que l’ardent enthousiasme qui animait le bon vieillard, et rien ne pouvait être plus ingénieux que sa manière de raisonner. On sait que l’Écossais est plus remarquable par ses facultés intellectuelles que par sa sensibilité ; il est en conséquence plus accessible à la logique qu’à la rhétorique, et se laisse plus facilement attirer par des arguments raisonnés et profonds sur des points de doctrine, qu’entraîner par ces mouvements pathétiques auxquels la plupart des prédicateurs renommés dans certains pays ont recours pour émouvoir le cœur, remuer les passions, et obtenir l’admiration de leur auditoire.

Au milieu du groupe attentif que j’avais devant les yeux, on pouvait remarquer différents caractères d’expression, comme dans le célèbre carton de Raphaël représentant saint Paul prêchant à Athènes. Ici était un calviniste intelligent et zélé, dont les sourcils froncés annonçaient la profonde attention ; ses lèvres légèrement comprimées, ses yeux fixés sur le ministre avec l’expression d’un secret orgueil, comme s’il participait au triomphe de ses arguments ; l’index de sa main droite touchait successivement les doigts de sa main gauche, tandis que le prédicateur, de raisonnements en raisonnements, arrivait à une conclusion. Là un autre, par un regard plus fier et plus austère, semblait témoigner son mépris pour tous ceux qui ne partageaient pas la croyance de son pasteur, et sa joie des châtiments dont il les voyait menacés. Un troisième, appartenant peut-être à une autre congrégation et que le hasard ou la curiosité avait probablement amené là, paraissait discuter intérieurement quelques points des raisonnements du sermon, et l’on pouvait facilement deviner, au léger balancement de sa tête, ses doutes sur la justesse de quelques arguments du prédicateur. La plus grande partie de l’auditoire écoutait d’un air calme et satisfait, qui exprimait la conscience du mérite que chacun se faisait de sa présence et de l’attention qu’il prêtait à un discours si ingénieux, tout incapable qu’il fût peut-être de le comprendre. Les femmes appartenaient en général à cette dernière classe de l’assemblée, à la différence pourtant que les vieilles donnaient une attention plus sérieuse aux doctrines abstraites qu’on leur développait, tandis que les jeunes laissaient quelquefois errer modestement les yeux autour de la réunion : quelques unes, Tresham (si ma vanité ne m’abusa pas étrangement), semblèrent remarquer votre ami et serviteur, et le distinguèrent sans doute à titre d’Anglais et comme un jeune homme d’une tournure passable. Quant au reste de l’auditoire, les imbéciles ouvraient de grands yeux, bâillaient, s’endormaient jusqu’à ce qu’ils fussent réveillés par les coups de talon que leurs voisins plus zélés leur donnaient de temps en temps dans les jambes ; les nonchalants témoignaient leur inattention par la distraction de leurs regards, mais n’osaient pas donner de signes d’ennui plus évidents. Au milieu des habits et des manteaux, costume distinctif de l’habitant des basses terres, je remarquai de temps en temps un plaid écossais ; l’individu qui le portait, appuyé sur la poignée de son épée, promenait ses yeux sur l’auditoire avec un air d’étonnement et de curiosité sauvage, et ne prêtait aucune attention au sermon, mais probablement par la plus excusable de toutes les raisons, c’est-à-dire parce qu’il n’en comprenait pas un mot. Cependant l’air martial et féroce de ces étrangers donnait à l’assemblée un caractère qui lui aurait manqué sans eux, André me fit remarquer ensuite qu’ils y étaient ce jour-là en plus grand nombre, à cause d’une foire de bestiaux qui avait lieu dans le voisinage.

Telles étaient les physionomies du groupe placé rang par rang, et que découvraient à mon inspection critique les rayons de soleil qui pénétraient à travers les croisées de l’église souterraine de Glasgow. Après avoir éclairé l’auditoire attentif, ils allaient se perdre dans le vide des voûtes qui étaient derrière, jetant sur le premier plan un demi-jour douteux et livrant leurs profondeurs à d’épaisses ténèbres qui les faisaient paraître sans fond.

J’ai déjà dit que je me tenais debout avec ceux qui formaient le cercle extérieur, le visage tourné vers le prédicateur, et le dos aux voûtes dont j’ai plus d’une fois parlé. Ma position me mettait à même d’être dérangé par le moindre bruit qui pouvait avoir lieu sous ces arceaux déserts et qui était aussitôt répété par mille échos. Le bruit des gouttes de pluie qui, pénétrant par quelque crevasse du toit ruiné, tombaient sur le pavé placé au-dessous, me fit tourner la tête plus d’une fois vers le lieu d’où il semblait venir, et lorsque mes yeux avaient pris cette direction, j’avais de la peine à les en détourner : tel est le plaisir que trouve notre imagination lorsqu’elle s’efforce de pénétrer dans les détours d’un labyrinthe imparfaitement éclairé, et qui nous présente des objets qui n’excitent notre curiosité que par le mystérieux intérêt que leur prête leur aspect vague et douteux. Peu à peu mes yeux s’habituèrent à l’atmosphère ténébreuse vers laquelle je les dirigeais sans cesse, et bientôt mon esprit s’intéressa plus aux découvertes que je cherchais à y faire qu’aux subtilités métaphysiques que développait le prédicateur.

Mon père m’avait souvent repris de cette disposition vagabonde de mon esprit, qui provenait peut-être d’une vivacité d’imagination à laquelle il était étranger lui-même ; et, en me trouvant ainsi tenté de me livrer à tout moment à de nouvelles distractions, je me rappelais le temps où il me conduisait par la main à la chapelle de M. Shower en me recommandant avec instances de bien employer un temps qu’on ne regagnait jamais quand on l’avait perdu. En ce moment, ce souvenir, loin de fixer mon attention, acheva d’absorber le peu qui me restait, en retraçant à ma mémoire le dangereux état de ses affaires, j’essayai, du ton le plus bas possible, de demander à André si quelqu’un des associés de la maison Mac-Vittie et compagnie faisait partie de l’assemblée ; mais André, tout entier à l’attention qu’il donnait au sermon, ne me répondit qu’en me poussant fortement le coude, comme pour m’engager à rester tranquille : je reportai ensuite mes yeux sur cette foule de figures qui, le cou tendu, dirigeaient leurs regards sur la chaire comme sur un point central commun, et m’efforçai, sans plus de succès, d’y découvrir la physionomie composée, j’ose même le dire, presque commerciale d’Owen ; sous les larges chapeaux des bourgeois de Glasgow, non plus que sous ceux plus larges encore des habitants du Lanarkshire, je ne pus rien découvrir qui ressemblât à la modeste perruque, aux manchettes empesées et à l’habillement de couleur noisette qui distinguaient le premier commis de la maison Osbaldistone et Tresham. Mon inquiétude se ranima alors avec une telle violence, que non seulement elle me fit oublier la nouveauté du tableau qui l’avait d’abord distraite, mais même, pour ainsi dire, le sentiment des convenances. Je tirai André par la manche en lui déclarant mon intention de quitter l’église et de continuer mes recherches comme je pourrais ; mais aussi obstiné dans l’église souterraine de Glasgow que sur les monts Cheviot, il fut quelque temps sans daigner me répondre ; enfin, voyant qu’il n’y avait pas d’autre moyen de me faire tenir tranquille, il se résolut à me dire qu’une fois dans l’église nous ne pouvions pas la quitter avant que le service fût fini, parce qu’on fermait les portes aussitôt que les prières commençaient. M’ayant donné cet avis d’un ton bref et de mauvaise humeur, André reprit l’air d’importance et d’intelligence critique avec lequel il écoutait le discours du prédicateur.

Tandis que je cherchais à faire de nécessité vertu, et à reporter mon attention sur le sermon, je fus dérangé de nouveau par une interruption des plus étranges. Une voix derrière moi prononça distinctement ces mots à mon oreille : « Vous êtes en danger dans cette ville. » Je me retournai comme machinalement.

Il y avait derrière et à côté de moi deux ou trois ouvriers, hommes du commun qui, comme nous, étaient arrivés trop tard pour obtenir des sièges. Un regard jeté sur eux me convainquit, sans pouvoir trop dire pourquoi, qu’aucun d’eux n’était la personne qui m’avait parlé. Leurs figures indiquaient l’attention qu’ils donnaient au sermon, et aucun coup d’œil d’intelligence ne répondit au regard interrogateur et troublé que je jetais sur eux. Un pilier rond et massif qui était derrière nous pouvait avoir caché l’individu qui m’avait donné cet avis mystérieux : mais pourquoi le recevais-je dans un tel lieu ? contre quel genre de danger voulait-on me prémunir ? et quelle était la personne qui était chargée de me donner cet avis ? C’étaient autant de questions sur lesquelles mon imagination se perdait en conjectures. Cependant je pensai que l’avis serait répété, et je résolus de tenir mon visage tourné du côté du prédicateur, pour que la voix mystérieuse fût tentée de me réitérer sa communication, dans la crainte de n’avoir pas été entendue la première fois : mon plan réussit. Il n’y avait pas cinq minutes que j’avais repris l’attitude de l’attention, que la même voix répéta tout bas : Écoutez, mais ne vous retournez pas : (je tins ma tête dans la même position) ; vous êtes ici en danger, et moi aussi ; venez me trouver cette nuit sur le pont, à minuit précis ; restez chez vous jusqu’à la brune, et évitez de vous montrer. »

Ici la voix cessa, et je tournai immédiatement la tête, mais celui qui m’avait parlé, avec plus de promptitude encore, s’était glissé derrière le pilier et avait échappé à ma vue. J’étais résolu à tâcher de l’apercevoir, s’il était possible ; et me dégageant du cercle extérieur des auditeurs, je passai aussi derrière le pilier : il n’y avait plus rien, et je ne pus entrevoir qu’une figure (sans distinguer si le manteau qui la couvrait était celui de l’habitant des basses terres ou du montagnard) qui se perdit comme un fantôme dans le vide imposant des voûtes dont j’ai donné la description.

Je fis un mouvement machinal pour rejoindre la forme mystérieuse qui m’échappait et qui s’évanouit, au milieu du cimetière voûté, comme l’ombre des morts qui reposaient dans son enceinte. J’avais peu d’espoir d’arrêter la course d’un individu qui cherchait si évidemment à m’éviter, mais, avant d’avoir fait trois pas en avant du pilier, je perdis même toute chance d’y réussir, par une chute que je fis en heurtant contre quelque chose, dans l’obscurité, qui, cause de ma disgrâce, servit aussi à la cacher : circonstance que je dus regarder comme favorable, car le prédicateur, de ce ton d’autorité sévère que prennent les ministres écossais pour maintenir l’ordre et le silence dans leur auditoire, interrompit son discours pour ordonner au bedeau d’arrêter l’auteur du trouble qui venait de s’élever dans le lieu saint. Cependant le bruit n’ayant pas été répété, le bedeau ne jugea pas à propos de faire une recherche trop sévère du perturbateur ; de sorte que je pus, sans trop attirer l’attention, reprendre ma première place auprès d’André. Le service fut continué, et se termina sans aucune circonstance digne de remarque.

Lorsque l’assemblée se leva pour se retirer, mon ami André s’écria : « Tenez, vous voyez là-bas le digne M. Mac-Vittie, et miss Alison Mac-Vittie, et M. Thomas Mac-Fin, qui, dit-on, doit épouser miss Alison, s’il sait bien s’y prendre. Elle a beaucoup d’argent, si elle n’est pas belle. »

Mes yeux se dirigèrent du côté qu’il m’indiquait. Je vis dans M. Mac-Vittie un homme grand, maigre et d’un certain âge, avec des traits assez durs, des sourcils grisonnants fort épais, et à qui je trouvai une expression sinistre qui me repoussa. Je me rappelai l’avis que j’avais reçu dans l’église, et j’hésitai à m’adresser à cet individu, quoique je ne pusse m’alléguer aucun motif de méfiance ou d’aversion. J’étais encore en suspens, lorsque André, qui prit mon hésitation pour de la timidité, voulut m’exhorter à la mettre de côté. « Parlez-lui, parlez-lui, monsieur Francis ; il n’est pas encore prévôt, quoiqu’on dise qu’il doit l’être l’année prochaine… Parlez-lui donc ; il vous répondra honnêtement, tout riche qu’il est, à moins cependant que vous n’ayez besoin d’argent, car on dit qu’il est dur à la desserre. »

Il me vint immédiatement à la pensée que si ce négociant était réellement aussi intéressé et aussi avare qu’André me le représentait, j’aurais peut-être quelques précautions à prendre avant de me faire connaître à lui, ne sachant pas dans quel étal pouvaient se trouver ses comptes avec mon père. Cette réflexion vint à l’appui de l’avis mystérieux que j’avais reçu, et augmenta l’éloignement que m’avait inspiré la figure de cet homme. Au lieu donc de m’adresser directement à lui, comme je l’avais d’abord résolu, je me contentai de charger André d’aller s’informer chez M. Mac-Vittie de l’adresse d’un Anglais nommé Owen, et lui recommandai de ne pas parler de la personne qui lui avait donné cette commission, mais de m’apporter la réponse dans la petite auberge où j’étais logé. André promit de suivre mes ordres ; il me dit un mot sur l’obligation d’assister au service du soir, puis ajouta avec la causticité qui lui était naturelle « que, dans le fait, lorsque les gens ne pouvaient pas tenir leurs jambes tranquilles, ni se dispenser d’aller les heurter contre des pierres avec un bruit à réveiller les morts, ils faisaient tout aussi bien de dire leurs prières au coin du feu. »


CHAPITRE XXI.

LE RENDEZ-VOUS.


Sur le Rialto, tous les jours à minuit, je promène mes rêveries nocturnes : là nous nous trouverons tous deux.
Venise sauvée.


Troublé par de sinistres pressentiments, auxquels je n’aurais pu cependant assigner aucun motif raisonnable, je me renfermai dans mon appartement, et ayant renvoyé André après avoir résisté à l’importunité de ses instances pour l’accompagner à l’église de Saint-Enoch[86], où il me dit que j’entendrais un prédicateur dont la parole pénétrait jusqu’au fond des âmes, je me mis sérieusement à réfléchir sur le parti que je devais prendre. Je n’avais jamais été ce qu’on appelle superstitieux, mais je crois que tous les hommes, lorsqu’ils se trouvent dans une situation difficile et embarrassante, après avoir mis en usage leur raison, et pour ainsi dire sans fruit, sont enclins, par une espèce de désespoir, à lâcher les rênes à leur imagination, et à se laisser guider par le hasard, ou par ces impressions capricieuses qui s’emparent de leur esprit et auxquelles ils se livrent comme à des impulsions involontaires. Il y avait quelque chose de si étrangement repoussant dans les traits durs du négociant écossais, que je ne pouvais me décider à me fier à lui sans manquer à toutes les règles de la prudence, à en juger

du moins d’après les principes des physionomistes. En même temps, cette voix mystérieuse, cette figure qui s’était évanouie à mes yeux, comme un fantôme, sous ces voûtes qu’on pouvait appeler la vallée de l’ombre de la mort ; tout cela avait quelque chose d’attrayant pour l’imagination d’un jeune homme qui, vous voudrez bien vous le rappeler, était aussi un peu poète.

Si, comme j’en avais été mystérieusement averti, j’étais entouré de dangers, comment pouvais-je en connaître la nature et apprendre les moyens d’y échapper, si je ne me trouvais au rendez-vous que m’avait donné un inconnu auquel je ne pouvais supposer que des intentions bienveillantes ? Je pensai plus d’une fois à Rashleigh et à ses intrigues, mais mon voyage avait été si rapide que je ne pouvais supposer qu’il sût déjà mon arrivée à Glasgow, encore moins qu’il eût eu le temps d’y organiser quelque complot contre moi. J’étais par caractère hardi et confiant, actif et vigoureux de corps, et mon séjour en France m’avait donné quelque habitude de l’usage des armes, dans lequel on élevait alors la jeunesse de ce pays. Je ne craignais pas de me mesurer avec un seul antagoniste, quoiqu’il fût. L’assassinat n’était pas un crime qui appartînt au temps ou au pays où je vivais, et le lieu choisi pour le rendez-vous était trop public pour me faire soupçonner qu’on méditât aucune violence. En un mot, je résolus d’aller trouver mon mystérieux inconnu sur le pont, et de me laisser ensuite guider par les circonstances. Je ne vous cacherai pas aujourd’hui, Tresham, ce que j’essayais alors de me cacher à moi-même ; c’est l’espérance secrète, et vainement repoussée par ma raison, que Diana Vernon, par un hasard et des moyens qu’il m’était impossible de deviner, pouvait avoir quelque rapport avec l’avis étrange qui m’avait été donné à une heure, dans un lieu, et d’une manière si surprenante. Elle seule, pensais-je en me laissant aller involontairement à cet espoir insidieux et flatteur, elle seule connaissait mon voyage ; d’après son propre aveu, elle possédait en Écosse des amis et de l’influence ; c’était elle qui m’avait donné un talisman auquel je devais avoir recours lorsque toute autre ressource viendrait à me manquer : qui, excepté Diana Vernon, pouvait donc avoir, avec la connaissance des dangers qui entouraient mes pas, les moyens et le désir de m’en préserver ? Cette manière flatteuse d’envisager une position très-difficile ne cessait de se présenter à moi. Elle ne s’était d’abord insinuée que très timidement dans ma pensée avant l’heure du dîner, mais, pendant mon frugal repas, elle revint avec plus de force exercer sur moi son attrait, et finit par s’emparer tellement de mon esprit (ce à quoi contribua peut-être la chaleur de quelques verres d’excellent claret), que, faisant une espèce d’effort désespéré pour m’arracher à l’erreur séduisante à laquelle j’étais en danger de céder tout à fait, je repoussai mon verre, quittai la table, saisis mon chapeau, et m’élançai en plein air comme un homme qui veut échapper à ses propres pensées. Et cependant, en ce moment même, je cédais peut-être à ces sensations que je semblais fuir, puisque mes pas me conduisirent insensiblement sur le pont de la Clyde, qui était le lieu indiqué par mon invisible moniteur.

Quoique je n’eusse dîné qu’après le service du soir, en quoi, par parenthèse, j’avais eu égard aux scrupules religieux de mon hôtesse, qui hésitait à préparer un repas entre les deux sermons, et à l’avis mystérieux de rester chez moi jusqu’à la nuit, plusieurs heures devaient encore s’écouler avant celle de mon rendez-vous vous concevrez facilement combien cet intervalle dut me paraître ennuyeux ; je saurais à peine vous dire comment il se passa. Différents groupes de personnes jeunes ou vieilles, qui toutes semblaient plus ou moins porter sur leur figure l’empreinte de la sainteté du jour, traversaient la vaste prairie qui est sur le bord septentrional de la Clyde, et qui sert à la fois de champ pour y faire blanchir la toile, et de promenade aux habitants de Glasgow ; d’autres passaient lentement sur le pont, se rendant vers la partie méridionale du comté. Un caractère général de dévotion, dont l’austérité n’avait rien de repoussant, était empreint sur toutes ces physionomies ; sur quelques-unes peut-être ce n’était qu’une affectation de gravité, mais dans la plupart c’était un sentiment sincère qui tempérait la pétulante gaieté de la jeunesse, répandait sur ses manières un intérêt plus calme et plus touchant, tandis qu’il réprimait dans les personnes d’un âge mûr la vivacité de la discussion, et en abrégeait les longueurs. Malgré le grand nombre de personnes qui passaient auprès de moi, on n’entendait aucun bourdonnement de voix humaines ; peu de gens revenaient sur leurs pas pour prendre un exercice de quelques minutes, quoique le loisir de la soirée et la beauté du lieu et des environs semblassent les y engager : chacun retournait chez soi sans s’arrêter. Pour quelqu’un accoutumé à la manière dont on passe les soirées du dimanche dans l’étranger, même parmi les calvinistes français, il y avait quelque chose de judaïque, et néanmoins d’imposant et de touchant, dans cette manière de sanctifier le jour du sabbat. Je finis par comprendre que mes allées et venues continuelles sur le bord de la rivière me feraient remarquer des passants, si elles ne m’exposaient pas à leur critique. Je m’éloignai donc du chemin fréquenté, et je trouvai pour mon esprit une espèce d’occupation en dirigeant mes allées et venues de tous les côtés de la prairie où j’étais le moins exposé à être vu ; les différentes allées qui en occupent l’étendue, et qui, comme celles du parc de Saint-James à Londres, sont plantées d’arbres, me donnaient la facilité d’exécuter ces manœuvres puériles.

En descendant une de ces avenues, j’entendis, à ma grande surprise, la voix aigre et prétentieuse de M. André Fairservice : plein du sentiment de son importance, il l’élevait d’une manière un peu plus bruyante que les autres ne jugeaient convenable à la solennité du jour. Me glisser derrière la rangée d’arbres près de laquelle je marchais n’était peut-être pas un procédé très-noble, mais c’était la manière la plus facile d’échapper à sa vue, à son impertinente assiduité, et à sa curiosité plus importune encore. Il se promenait en causant avec un homme d’une figure grave, en habit noir, chapeau rabattu, et manteau genevois, et je lui entendis faire l’ébauche suivante d’un caractère dont mon amour-propre révolté, tout en n’y voyant qu’une caricature, ne put néanmoins se dissimuler la ressemblance.

« Oui, oui, monsieur Hammorgaw, disait-il, c’est bien comme je vous le dis. Ce n’est pas qu’il manque absolument de sens, il a bien une idée de ce qui est raisonnable ; mais ça n’a pas de suite… c’est une lueur, et voilà tout… Il a la tête fêlée, et farcie d’un tas de sornettes ridicules de poésie… Il s’entichera d’un vieux tronc de chêne dépouillé et pourri, plus que d’un beau poirier en plein rapport ; et un rocher tout nu et stérile vaut mieux à ses yeux qu’un jardin garni de fleurs et d’arbustes. Ensuite il passera son temps à bavarder avec une rusée commère qu’on appelle Diana Vernon (ma foi on pourrait bien l’appeler aussi la Diane des Éphésiens, car elle ne vaut guère mieux qu’une païenne : que dis-je, une païenne ? elle est bien pire, c’est une papiste, une véritable papiste) ; en bien ! il aimera mieux perdre son temps avec elle ou toute autre de son genre, que d’écouter parler des gens tels que vous et moi, monsieur Hammorgaw ; enfin, des gens sensés et religieux comme nous, dont les discours lui seraient utiles pour tous les jours de sa vie. Mais non, monsieur, la raison est une chose qu’il ne peut pas souffrir… il est tout entier aux vanités et aux frivolités de ce monde… Ne m’a-t-il pas dit un jour (pauvre créature aveugle !) que les psaumes de David étaient d’excellente poésie, comme si le saint psalmiste avait songé à arranger des rimes ensemble, comme cet amas de mots absurdes qu’il appelle des vers ! Dieu lui fasse grâce ! Deux lignes de David Lindsay valent mieux que tout ce qu’il a jamais griffonné. »

Vous ne serez pas très-surpris qu’en écoutant ce tableau un peu chargé de mon caractère et de mes goûts, je méditasse de causer une surprise désagréable à M. Fairservice, en lui rompant les os à la première occasion honnête qui s’en présenterait ; son ami n’indiquait l’attention qu’il lui prêtait que par quelques exclamations telles que : « Ah, ah !… Vraiment ! » et d’autres de ce genre, chaque fois que M. Fairservice faisait une pause dans son discours ; cependant il lui fit à la fin une observation un peu plus longue, dont je ne pus recueillir le sens que d’après cette réplique de mon fidèle guide :

« Que je lui révèle ma façon de penser, dites-vous ? qui en serait le dindon, si ce n’est André ?… Vous ne savez donc pas que c’est un démon ? Il est comme le vieux sanglier de Giles Heathertap ; montrez-lui un chiffon, et vous allez le mettre en fureur… Vous me demandez pourquoi je reste avec lui, ma foi ! je ne le sais pas trop moi-même… Le fait est qu’avec tout cela ce garçon n’est pas méchant au fond, et il a besoin auprès de lui de quelqu’un d’honnête et de soigneux ; car il ne tient pas la main serrée, l’or coule à travers ses doigts comme de l’eau, voyez-vous, et il ne fait pas mauvais d’être à côté de lui quand il a la bourse à la main, et il l’a presque toujours ; ensuite il est d’une bonne famille ; et bien apparenté… et vraiment, monsieur Hammorgaw, j’ai de l’attachement pour ce pauvre garçon, tout écervelé qu’il est… D’ailleurs, il y a de bons gages. »

En achevant cette instructive communication, M. Fairservice baissa la voix, et prit un ton plus convenable à une conversation tenue dans un lieu public le dimanche soir ; bientôt son compagnon et lui s’éloignèrent de manière à ce que je ne pusse plus les entendre. Le premier ressentiment que j’avais éprouvé ne tarda pas à se dissiper par la conviction que celui qui écoute entend presque toujours des choses désagréables sur son compte (comme André lui-même aurait bien pu l’observer), et que celui à qui il arrivera d’entendre ses domestiques parler de lui dans sa propre antichambre, doit se préparer à passer par le scalpel de quelque anatomiste du genre de M. Fairservice. Cet incident eut peut-être son utilité en excitant en moi des sensations qui m’aidèrent à passer le temps, qui me paraissait si long.

La soirée s’avançait, et les ténèbres en s’épaississant donnèrent d’abord une teinte brune et uniforme, puis un aspect trouble et plus sombre encore aux eaux paisibles du fleuve, que n’éclairaient que partiellement les rayons de la lune sur son déclin. Le pont antique et massif qui s’étend sur la Clyde était à peine visible, et ressemblait à celui de la vallée de Bagdad que Mirza décrit, dans son incomparable vision. Ses arches peu élevées, que je distinguais à peine, semblaient plutôt des cavernes qui engloutissaient les eaux ténébreuses de la rivière que des ouvertures faites pour leur donner passage. À mesure que la nuit avançait, le calme augmentait aussi. On voyait encore briller de temps en temps le long de la Clyde la lumière de quelques lanternes que portaient en retournant chez eux le petit nombre de ceux qui, après l’abstinence et les pieux devoirs du jour, avaient soupé avec quelques-uns de leurs amis, le souper étant le seul repas que l’austérité presbytérienne permette de prendre en société le dimanche. Parfois on entendait le bruit des pas d’un cheval : celui qui le montait, après avoir passé le dimanche à Glascow, s’en retournait à la campagne. Mais bientôt ces lumières et ces bruits devinrent de plus en plus rares. À la fin, ils cessèrent entièrement, et je fus livré seul au plaisir d’une promenade solitaire sur les bords de la Clyde, au milieu d’un silence solennel qui n’était interrompu que par le son des heures que frappaient les horloges des différentes églises.

Mais à mesure que la nuit s’écoulait, je supportais l’incertitude de ma position avec une impatience toujours croissante et dont bientôt je ne fus plus le maître. Je commençai à me demander si j’étais la dupe de quelqu’un qui aurait voulu s’amuser à mes dépens, ou si ce que j’avais entendu n’était que l’effet du délire de la folie, enfin si j’étais victime des machinations d’un scélérat. Agité par ces pensées, je parcourais le petit quai voisin de l’entrée du pont dans un état d’irritation et d’anxiété qui devenait insupportable. Enfin, le premier coup de minuit sonna au beffroi de l’Église métropolitaine de Saint-Mungo, et toutes les autres paroisses, en diocésains fidèles, répétèrent ce signal. L’écho avait à peine murmuré le dernier son, qu’une figure, la première que j’eusse vue depuis deux heures, m’apparut le long du pont, du côté méridional de la rivière. Je m’avançai à sa rencontre avec autant d’agitation que si mon sort eût dépendu du résultat de cette entrevue, tant la durée de l’attente avait exalté mon imagination. Tout ce que je pus remarquer de l’étranger pendant que nous nous rapprochions l’un de l’autre, c’est qu’il était d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais qu’il paraissait robuste et nerveux : il était couvert d’un manteau tel qu’on en porte pour monter à cheval. Je ralentis mon pas, dans l’espoir qu’il allait m’aborder ; mais, à mon inexprimable contrariété, il passa près de moi sans me parler, et je n’avais aucun prétexte pour m’adresser le premier à quelqu’un qui, malgré sa présence dans ce lieu à l’heure même de mon rendez-vous, pouvait y être cependant complètement étranger. Je m’arrêtai après qu’il m’eut dépassé, et me retournai pour le regarder, incertain si je ne le suivrais pas. L’inconnu continua de marcher jusqu’à l’extrémité septentrionale du pont, puis s’arrêta, jeta un coup d’œil derrière lui, et, se retournant, recommença à s’avancer vers moi. Je résolus cette fois de ne lui donner aucun prétexte de garder le silence que, suivant les idées communes, les apparitions ne rompent que lorsqu’on leur adresse la parole.

« Vous vous promenez bien tard, monsieur, » lui dis-je la seconde fois que nous nous rencontrâmes.

— Je viens ici comme je l’ai promis, me répondit-il, et je crois que vous faites de même, monsieur Osbaldistone.

— Vous êtes donc la personne qui m’a donné avis de me rendre ici à cette heure étrange ?

— C’est moi-même. Suivez-moi, et vous allez en connaître les motifs.

— Avant de vous suivre, il faut que je sache qui vous êtes et quelles sont vos intentions.

— Je suis un homme, et mes intentions à votre égard sont bienveillantes.

— Un homme ! c’est une réponse bien laconique !

— C’est celle de quelqu’un qui n’en peut faire d’autre. Celui qui est sans nom, sans amis, sans argent, sans patrie, est encore un homme pourtant, et celui qui possède tout cela n’est pas davantage.

— Cependant c’est parler de vous en termes trop vagues pour inspirer de la confiance à un étranger.

— Je n’en puis pourtant pas dire davantage, et c’est à vous de décider si vous voulez me suivre ou renoncer aux renseignements que je voudrais vous donner.

— Et ne pouvez-vous me donner ces renseignements ici ?

— Vous devez tout apprendre par vos yeux et non par ma bouche ; il faut me suivre, ou rester dans l’ignorance des choses que je puis vous faire connaître. »

Il y avait quelque chose de bref, de déterminé, et même de sévère, dans l’accent de l’inconnu, qui n’était certainement pas très-propre à inspirer une confiance absolue,

« Que craignez-vous ? me dit-il avec impatience ; croyez-vous que votre vie soit d’une importance assez grande pour qu’on cherche à vous la ravir !

— Je ne crains rien, » répondis-je avec fermeté quoiqu’un peu à la hâte ; « marchez, je vous suis. «

Contre mon attente, mon guide me fit rentrer dans la ville, et nous nous glissâmes le long de ses rues désertes et silencieuses, comme de muets fantômes. Les hautes et sombres façades des maisons, avec leurs croisées sculptées et chargées d’ornements divers, semblaient encore plus élevées et plus obscures à la clarté imparfaite de la lune. Notre marche se continua pendant quelques minutes dans le plus profond silence, à la fin mon conducteur le rompit.

« Avez-vous peur ? dit-il.

— Je vous répondrai par vos propres termes, répliquai-je : Pourquoi craindrais-je ?

— Parce que vous êtes avec un étranger, peut-être avec un ennemi, dans un lieu où vous n’avez pas un ami, et où vous avez beaucoup d’ennemis.

— Je ne crains ni eux, ni vous. Je suis jeune, vigoureux et bien armé.

— Je ne suis pas armé, mais peu importe, un bras bien dispos n’a jamais manqué d’armes. Vous dites que vous ne craignez rien ; mais si vous saviez à côté de qui vous marchez, peut-être éprouveriez-vous quelque effroi.

— Et pourquoi en éprouverais-je ? je vous le répète, je ne crains rien de ce que vous pouvez faire.

— Rien de ce que je puis faire ? soit. Mais ne craignez-vous pas les conséquences d’être trouvé avec quelqu’un dont le nom, prononcé à voix basse dans cette rue solitaire, ferait soulever les pierres elles-mêmes pour le saisir ; sur la tête duquel la moitié des habitants de Glasgow fonderaient l’espoir de leur fortune, et croiraient avoir trouvé un trésor s’ils avaient le bonheur de le tenir au collet ; avec un homme, enfin, dont on apprendrait l’arrestation à Édimbourg avec autant de satisfaction que la nouvelle d’une bataille gagnée en Flandre ?

— Et qui êtes-vous donc, vous dont le nom peut inspirer un si profond sentiment de terreur ?

— Je ne suis pas votre ennemi, puisque je vous mène dans un endroit où, si j’étais moi-même reconnu, je ne tarderais pas à me voir mettre les fers aux pieds et la corde autour du cou. »

Je m’arrêtai, et reculai d’un pas pour être plus à même de regarder mon compagnon et de l’examiner autant que me permettait le peu de clarté que nous avions, mais qui était pourtant suffisante pour me mettre sur mes gardes s’il avait fait un mouvement soudain pour m’assaillir.

« Vous m’en avez dit trop ou trop peu, lui répondis-je : trop pour me disposer à vous accorder ma confiance, à vous qui m’êtes parfaitement étranger et qui convenez être sous le coup des lois du pays où nous vivons ; trop peu, si vous ne prouvez pas que c’est injustement que vous vous trouvez exposé à leur rigueur. »

Comme je cessais de parler, il fit un pas vers moi. Je me reculai machinalement en portant la main sur la poignée de mon épée.

« Quoi, dit-il, contre un homme sans armes ? contre un ami ?

— J’ignore encore si vous êtes l’un ou l’autre ; et, pour vous dire la vérité, vos manières et votre langage pourraient m’autoriser à douter de tous les deux.

— C’est parler en brave, et je respecte celui dont le bras sait protéger la tête. Je vais être franc et sans réserve avec vous : je vous mène à la prison !

— À la prison ! Par quel ordre ? pour quel crime ? Vous aurez ma vie, plutôt que ma liberté… Je vous défie, et n’irai pas plus loin avec vous.

— Je ne vous y conduis pas comme prisonnier. Je ne suis, ajouta-t-il en se redressant avec hauteur, ni un huissier, ni un officier du shérif ; je vous y mène pour y voir un prisonnier de la bouche duquel vous apprendrez le danger que vous courez maintenant. Votre liberté ne court aucun risque dans cette visite, la mienne peut y être en danger, mais je m’y exposerai volontiers pour vous, car les périls ne m’effraient guère, et j’aime cette ardeur de jeune homme qui ne connaît d’autre sauvegarde que la pointe de son épée. »

Tout en discourant ainsi nous étions arrivés dans la rue principale. Mon compagnon s’arrêta devant un grand bâtiment en pierres de taille, dont les fenêtres me parurent garnies de grilles de fer.

« Que ne donneraient pas le prévôt et les baillis de Glasgow, » dit l’étranger dont l’accent national devenait plus prononcé à mesure qu’il se livrait à une conversation plus familière, « que ne donneraient-ils pas pour tenir renfermé dans leur prison, les fers aux pieds et aux mains, celui dont les jambes sont aussi libres en ce moment que celles du daim dans les bois ! Et à quoi cela leur servirait-il ? lors même qu’ils me tiendraient là avec un poids de fer de cent livres à chaque pied, ils n’en trouveraient pas moins le lendemain la chambre vide et leur locataire délogé. Mais venez, qu’attendons-nous ? »

— En parlant ainsi il frappa un petit coup à une espèce de guichet ; une voix rauque, et semblable à celle de quelqu’un qui s’éveille ou qui sort d’un rêve, lui répondit : « Qu’est-ce que c’est ? qu’y a-t-il ? Que diable voulez-vous à cette heure de la nuit ?… c’est contre les règles… tout à fait contre les règles. »

Le ton traînant dont ces derniers mots furent prononcés annonçait que celui qui venait de parler se préparait à se rendormir ; mais mon guide, élevant un peu la voix, dit : « Dougal, mon brave, avez-vous oublié Ha-nun-Gregarach[87] ?

— Non, de par le diable ! » répondit-on vivement, et j’entendis le gardien intérieur se lever avec beaucoup de promptitude. Mon conducteur et le porte-clefs échangèrent quelques mots dans une langue qui m’était absolument inconnue. Les verrous furent tirés, mais avec une précaution qui indiquait la crainte que le bruit n’en fût entendu ; et nous nous trouvâmes dans le vestibule de la prison de Glasgow, une espèce de salle de garde, petite mais bien fortifiée. Un étroit escalier conduisait à l’étage supérieur, et une ou deux portes basses, qui menaient à des chambres de plain-pied, étaient garnies de guichets, de verrous et de barres de fer. Les murailles étaient nues, à cela près d’une quantité raisonnable de ferrures et d’instruments qui pouvaient être réservés à un usage plus inhumain encore. On y voyait aussi suspendus des pertuisanes, des fusils, des pistolets d’une ancienne forme, et d’autres armes offensives et défensives.

En me trouvant introduit d’une manière aussi inattendue, aussi fortuite, et comme par fraude, dans une des forteresses légales de l’Écosse, je ne pus m’empêcher de me rappeler mon aventure du Northumberland, et de murmurer des incidents étranges qui menaçaient encore, sans qu’il y eût de ma faute, de me placer dans une opposition dangereuse et désagréable contre les lois d’un pays que je venais visiter en qualité d’étranger.


CHAPITRE XXII.

RENCONTRE DANS LA PRISON.


Regarde autour de toi, jeune Astolphe : voici le lieu où, parce qu’ils sont pauvres, on envoie des hommes mourir en prison : cruel remède pour cette triste maladie ! Dans l’enceinte de ces murs, étouffé par l’humidité et les vapeurs méphitiques, s’éteint le flambeau consolateur de l’espérance, tandis qu’à sa dernière lueur, exalte par les saturnales auxquelles il se livre dans sa démence, le farouche désespoir allume sa torche infernale pour éclairer des crimes auxquels le pauvre prisonnier eût préféré la mort, avant que la captivité eût réduit son âme à ce point de dégradation.
La Prison, scène 3, acte 1.


Mon premier mouvement fut de jeter en entrant un regard avide sur mon conducteur, mais la lampe qui brûlait dans le vestibule y répandait une clarté trop faible pour que je pusse distinguer ses traits. Lorsque le porte-clefs prit la lumière, les rayons vinrent tomber directement sur sa figure, qui me parut alors presque aussi digne de mon attention. C’était une espèce d’animal sauvage dont la tête, presque informe, était couverte d’une forêt de cheveux roux qui cachaient une partie de ses traits, sur lesquels on ne remarquait en ce moment d’autre caractère que celui de la joie extravagante qui s’était emparée de lui à la vue de mon guide. Je ne crois pas avoir jamais rien rencontré qui ressemblât autant à l’idée que je me forme d’un sauvage hideux et farouche dans toute sa grossièreté primitive, adorant l’idole de sa tribu. Il grimaçait, balbutiait, riait, et était prêt à pleurer, si même il ne pleurait tout à fait. Sa figure semblait dire : « Où irai-je, que ferai-je pour vous ? » et exprimait un sentiment de zèle et une ardeur de dévouement impossible à peindre autrement que par l’ébauche assez grossière que j’ai essayé d’en donner. L’extase où il était plongé semblait avoir étouffé sa voix, et il ne s’exprimait que par des interjections de ce genre, « oh, oh ! eh !… eh ! qu’il y a de temps qu’on ne vous a vu ! » et autres exclamations également brèves, et prononcées dans cette langue inconnue que lui et mon guide avaient employée en se parlant sur le seuil de la porte. Mon guide reçut tous ces compliments et ces démonstrations de joie, de l’air d’un prince trop accoutumé dès son enfance aux hommages de ceux qui l’entourent pour en être grandement touché, mais qui cependant veut bien y répondre par les signes ordinaires de la bienveillance royale… Il tendit gracieusement la main au porte-clefs, et lui dit : « Eh ! Dougal, comment cela va-t-il ?

— Eh, oh ! s’écria Dougal, » cherchant à contenir les bruyantes exclamations de sa surprise, et jetant les yeux autour de lui d’un air alarmé… » Eh, Seigneur ! vous ici… est-il bien possible que ce soit vous ?… Eh, mon Dieu ! que deviendriez-vous si les baillis venaient faire leur visite… tas de canailles qu’ils sont ! »

Mon guide plaça son doigt sur sa bouche, et dit : « Ne craignez rien, Dougal ; vos mains ne tireront jamais un verrou sur moi.

— Non vraiment, dit Dougal… on me les couperait plutôt jusqu’au coude… Mais quand retournez-vous là-bas ? N’oubliez pas de m’en avertir, au moins… vous savez bien que le pauvre Dougal est votre cousin, seulement au septième degré.

— Je vous le ferai savoir, Dougal, aussitôt que j’aurai arrêté mes plans.

— Et, par ma foi, quand vous me le direz, fût-ce un dimanche après minuit, Dougal jettera ses clefs à la tête du prévôt et du premier venu, et n’attendra pas le lundi matin pour vous suivre… Vous verrez s’il y manque. »

Le mystérieux étranger coupa court aux extases de sa connaissance en lui parlant encore une fois dans une langue que j’appris plus tard être l’irlandais, l’erse ou le gaélique, lui expliquant probablement les services qu’il attendait de lui. « De tout son cœur, de toute son âme, » fut la réponse du porte-clefs, qui murmura encore un bon nombre de paroles dont le ton semblait également exprimer son empressement à acquiescer à ce que l’autre lui demandait. Il ranima sa lampe mourante, et me fit signe de le suivre.

« Est-ce que vous ne venez pas avec nous ? dis-je en regardant mon guide.

— C’est inutile ; ma présence pourrait vous gêner, et je ferai mieux de rester ici pour assurer notre retraite.

— Je ne puis supposer que vous vouliez m’entraîner dans aucun danger.

— Dans aucun que je ne partage avec vous et qui ne soit double pour moi, » répondit l’étranger d’un ton d’assurance qui ne pouvait me laisser aucun soupçon.

Je suivis le porte-clefs qui, laissant le guichet intérieur ouvert derrière lui, me conduisit par un escalier tournant, que les Écossais appellent tourniquet, dans une étroite galerie ; puis ouvrant une des nombreuses portes qui donnaient sur le passage, il me fit entrer dans un petit appartement, et jetant les yeux sur le mauvais grabat qui en occupait un coin, dit à demi-voix en plaçant la lampe sur une petite table de bois : « La pauvre créature dort. »

« La pauvre créature ! Grand Dieu, pensais-je, serait-ce Diana Vernon que je trouverais dans cet asile de misère ? »

Je jetai les yeux sur le lit, et ce fut avec un singulier mélange de déconvenue et de plaisir que je reconnus que mon premier soupçon m’avait trompé. Une tête qui n’était ni jeune ni belle, avec une barbe grisonnante qui n’avait pas été faite depuis deux jours, et couverte d’un bonnet de nuit écarlate, me tranquillisa, dès le premier regard, sur le compte de Diana Vernon ; et lorsque le dormeur, sortant d’un profond sommeil, baissa et ouvrit les yeux, je reconnus des traits bien différents… ceux de mon pauvre ami Owen. Me rappelant à propos que je n’étais qu’un intrus dans ce séjour de douleur, et que la moindre alarme pouvait être suivie de conséquences funestes, je me retirai un moment, afin de lui laisser le temps de se reconnaître.

Pendant ce temps l’infortuné formaliste, se levant sur son grabat à l’aide d’une de ses mains, tandis qu’il portait l’autre à son bonnet de nuit, s’écria d’une voix à moitié endormie et qui exprimait autant d’irritation qu’il était susceptible d’en éprouver : « Savez-vous, monsieur Dugwell, ou quel que soit votre nom, que si mon repos doit être ainsi interrompu, il en résultera pour somme totale que je porterai mes plaintes au lord-maire ?

— C’est un monsieur qui veut vous parler, » répliqua Dougal en reprenant le ton bourru et rechigné d’un véritable porte-clefs, à la place des clameurs aiguës de joie et de félicitation avec lesquelles il avait accueilli mon guide mystérieux. Et tournant le talon, il quitta la chambre.

Avant de me faire reconnaître du malheureux dormeur, je lui laissai tout le temps de s’éveiller ; enfin il me reconnut, et se livra à un chagrin extrême, supposant, comme il était assez naturel de le croire, que j’avais été conduit dans la prison pour y partager sa captivité.

« Oh ! monsieur Frank, quel malheur vous avez attiré sur vous et sur la maison ! car je ne me compte pour rien, moi ; je ne suis pour ainsi dire qu’un zéro. Mais vous qui faisiez tout le montant, la somme totale des espérances de votre père, son omnium ! vous qui auriez pu être le premier chef de la première maison de la première des villes d’Angleterre, être renfermé dans une misérable prison d’Écosse, où l’on ne peut seulement pas faire brosser la poussière de ses habits ! »

Il frottait, en parlant ainsi, d’un air chagrin et irrité son habit noisette jadis sans tache, mais qui avait pris sa part des impuretés du plancher de sa prison. Ses habitudes d’une propreté excessive contribuaient à accroître sa détresse.

« Oh ! que le ciel nous soit en aide ! continua-t-il ; quel effet cette nouvelle va produire à la Bourse ! il n’y en a pas eu de pareille depuis la bataille d’Almanza où la perte totale des Anglais fut évaluée à 5,000 hommes tués et blessés, sans comprendre dans l’addition le montant des prisonniers. Mais qu’est-ce que cela en comparaison de la nouvelle que la maison Osbaldistone et Tresham a suspendu ses paiements ! »

J’interrompis ses doléances pour lui apprendre que je n’étais pas prisonnier, quoique je pusse à peine lui expliquer ma présence dans ce lieu, à une telle heure. Je ne mis un terme à ses questions qu’en lui en adressant moi-même sur la situation où je le trouvais, et je finis par obtenir de lui tous les renseignements qu’il était en état de me donner. Ils n’avaient pas beaucoup de suite, car quoique Owen eût des idées très-claires en tout ce qui concernait la routine commerciale, vous savez vous-même qu’il n’était pas doué d’une intelligence bien pénétrante pour tout ce qui sortait de cette sphère.

Voici le résultat des renseignements que je pus recueillir de sa bouche : des deux correspondants que mon père avait à Glasgow, ou par suite d’engagements pris en Écosse, et dont j’ai déjà parlé, il faisait beaucoup d’affaires, Owen et lui avaient constamment trouvé la maison Mac-Vittie, Mac-Fin et compagnie, la plus obligeante et la plus accommodante. Dans toutes les transactions ces banquiers avaient montré la plus complète déférence pour la grande maison de Londres, se bornant à jouer le rôle du chacal qui se contente de la part que le lion veut bien lui abandonner. Quelque modique que fût la portion qui leur était assignée dans les profits d’une affaire, c’était toujours assez pour eux, écrivaient-ils, et quelles que fussent les peines qu’ils s’étaient données, ils ne sauraient trop faire pour mériter la protection et l’estime de leurs honorables amis de Crane-Alley.

Les ordres de mon père étaient pour les Mac-Vittie et Mac-Fin semblables aux lois des Mèdes et des Perses, que l’on ne pouvait ni changer, ni altérer, ni discuter même ; et l’exactitude pointilleuse qu’exigeait Owen dans toutes les relations commerciales, car il était grand partisan des formes, surtout quand il pouvait les dicter ex cathedra, n’était guère moins sacrée à leurs yeux. Ce ton de profonde et de respectueuse déférence passait pour argent comptant avec Owen, mais mon père regardait d’un peu plus près dans le cœur des hommes, et soit que cet excès de condescendance lui parût suspect, ou que, partisan de la simplicité et de la concision en affaires, il fut ennuyé des protestations de dévouement que lui faisaient sans cesse ces messieurs, il résista constamment aux sollicitations qu’ils lui adressaient pour devenir ses seuls agents en Écosse. Il confia au contraire une bonne partie de ses affaires à un correspondant d’un caractère tout à fait opposé : c’était un homme dont la bonne opinion qu’il avait de lui-même allait jusqu’à la présomption, et qui, n’aimant pas plus les Anglais que mon père n’aimait les Écossais, ne voulait avoir de relations avec eux que sur le pied d’une parfaite égalité ; en outre, il était circonspect, passablement susceptible, aussi tenace dans ses opinions en matière de formes qu’Owen pouvait l’être dans les siennes, et s’embarrassant fort peu de ce que pourraient penser de ses prétentions tous les négociants de Lombard-Street.

Comme, à cause de ces singularités de caractère, il n’était pas toujours très-facile de traiter avec M. Nicol Jarvie, et qu’elles occasionnaient quelquefois entre la maison de Londres et son correspondant des discussions et une froideur qui ne s’apaisaient que par le sentiment de leur intérêt mutuel ; comme d’ailleurs, dans ces discussions, la vanité d’Owen avait quelquefois à souffrir, vous ne vous étonnerez pas, Tresham, que notre vieil ami mît dans la balance tout le poids de son influence en faveur des honnêtes, discrets et complaisants Mac-Vittie et Mac-Fin, et parlât de Nicol Jarvie comme d’un présomptueux et impertinent colporteur écossais, avec lequel il n’y avait pas moyen de s’entendre.

Il n’était pas surprenant non plus que, dans cet état de choses, dont je n’appris les détails que quelque temps après, Owen, au milieu des difficultés où la maison s’était trouvée réduite par l’absence de mon père et la disparition de Rashleigh, eut eu recours, lors de son arrivée en Écosse, qui avait eu lieu deux jours avant la mienne, à l’amitié de ces correspondants qui avaient toujours fait à son patron des protestations si réitérées de reconnaissance, de zèle et de dévouement. L’accueil qu’il reçut chez MM. Mac-Vittie et Mac-Fin avait quelque chose de la ferveur avec laquelle un zélé catholique se prosterne aux pieds de son saint tutélaire ; mais, hélas ! ce rayon de soleil fut bientôt obscurci par d’épais nuages, lorsque, encouragé par les belles espérances qu’il avait conçues, Owen fit connaître à ses fidèles correspondants la position difficile de la maison, et réclama leurs conseils et leur assistance. Mac-Vittie fut étourdi de cette nouvelle, et Mac-Fin, avant qu’elle fût achevée, feuilletait déjà son grand livre, impatient de connaître la situation respective des deux maisons. Hélas ! elle était considérablement en leur faveur, et mon père se trouvait leur débiteur pour une somme assez importante. À cette découverte, les figures de Mac-Vittie et de Mac-Fin, qui n’avaient encore été que froides et incertaines, devinrent sombres et menaçantes. Ils répondirent à la demande d’appui et de secours que leur faisait Owen par une autre demande d’une garantie immédiate qui les mît à couvert contre toute chance de perte ; et s’expliquant enfin plus clairement, ils exigèrent qu’on déposât entre leurs mains des valeurs excédant la somme qui leur était due. Owen repoussa cette demande avec indignation, comme injurieuse pour ses commettants, injuste pour les autres créanciers de la maison Osbaldistone et Tresham, et comme un procédé plein de la plus grande ingratitude.

Les associés écossais, dans le cours de cette dispute, obtinrent ce que les gens qui ont tort cherchent toujours, c’est-à-dire l’occasion et le prétexte de se mettre dans une violente colère, et de s’autoriser de la prétendue provocation qu’ils avaient reçue pour prendre des mesures auxquelles peut-être un sentiment de pudeur, sinon de conscience, les eût empêchés d’avoir recours.

Owen avait un petit intérêt, comme il est assez d’usage, dans la maison dont il était commis en chef, et par conséquent il était solidairement responsable de tous ses engagements. MM. Mac-Vittie et Mac-Fin le savaient, et dans le but de lui faire sentir leur pouvoir, ou plutôt afin de le forcer à consentir à une demande pour laquelle il avait montré tant de répugnance, ils eurent recours au moyen sommaire d’arrestation et d’emprisonnement, qui, à ce qu’il paraît, est permis par une loi d’Écosse (sujette sans doute à beaucoup d’abus) au créancier qui croit pouvoir affirmer par serment que son débiteur a l’intention de quitter le royaume. C’était en vertu d’un mandat d’arrêt de ce genre que le pauvre Owen avait été déposé dans la prison la veille du jour où j’y avais été moi-même si singulièrement introduit.

Me trouvant ainsi au fait de la position alarmante des choses, il restait à se consulter sur ce qu’il y avait à faire, et ce n’était pas une question peu embarrassante. Je voyais bien les dangers dont nous étions entourés, mais il était plus difficile d’y trouver un remède. L’avis que j’avais reçu semblait me faire entendre que ma liberté personnelle pouvait aussi être menacée si je faisais ouvertement des démarches en faveur d’Owen. Ce dernier éprouvait les mêmes craintes, et, dans l’exagération de sa frayeur, m’assurait qu’un Écossais, plutôt que de risquer de perdre un sou avec un Anglais, trouverait des moyens, dans les lois de son pays, pour faire arrêter sa femme, ses enfants, ses domestiques mâles et femelles, et jusqu’à l’étranger admis sous son toit. Les lois contre les débiteurs sont dans presque tous les pays d’une sévérité si impitoyable, que je ne pouvais me refuser tout à fait à croire à ce récit, et mon arrestation dans le cas actuel aurait donné le coup de grâce aux affaires de mon père. Dans cette perplexité je demandai à Owen s’il n’avait pas songé à s’adresser à l’autre correspondant que mon père avait à Glascow, M. Nicol Jarvie.

Il me répondit qu’il lui avait envoyé une lettre le matin même : « Mais si les négociants à paroles mielleuses de Gallowgate nous ont traités ainsi, que pouvons-nous attendre du marchand revêche et bourru de Salt-Market. Autant vaudrait demander à un courtier de renoncer à son tant pour cent que d’en espérer une faveur sans le per contra. Il n’avait pas même, ajouta Owen, répondu à sa lettre, quoiqu’on la lui eût remise ce matin au moment où il allait à l’église. »

En parlant ainsi, l’homme aux chiffres se jeta sur son grabat, en criant dans son désespoir : « Mon pauvre cher maître ! mon pauvre cher maître ! Oh ! monsieur Frank ! c’est votre entêtement qui est cause de tout cela ! Mais que Dieu me pardonne de vous parler ainsi dans le chagrin où vous êtes ! c’est la volonté du ciel, et l’homme doit s’y soumettre. » Toute ma philosophie, Tresham, ne put m’empêcher de partager le chagrin de ce brave homme, et nous confondîmes nos larmes : les miennes étaient d’autant plus amères, que ma conscience me disait que cette opposition obstinée aux volontés de mon père, que le bon cœur d’Owen lui défendait de me reprocher, était la cause de tous nos malheurs.

Pendant que nous nous affligions, nous fûmes tout à coup interrompus et surpris en entendant frapper très-fort à la porte extérieure de la prison. Je courus sur le haut de l’escalier pour écouter ; mais je ne pus entendre que la voix du porte-clefs, tantôt répondant tout haut à la personne qui était en dehors, et tantôt s’adressant à voix basse à celle qui m’avait amené. « On y va, on y va ! » cria-t-il ; puis, à voix basse : « Ah, seigneur ! que ferons-nous à présent ? Montez là-haut, et cachez-vous derrière le lit de ce gentilhomme anglais… On y va tout de suite !… Hélas, mon Dieu ! c’est milord-prévôt, et les baillis et les gardes ; et le geôlier, qui va descendre aussi ! Dieu nous assiste ! Montez vite, ou vous allez le rencontrer… Me voilà ! me voilà ! ces maudites serrures sont si rouillées… »

Tandis que Dougal, à regret et aussi lentement que possible, tirait l’un après l’autre les différents verrous pour admettre ceux qui attendaient dehors, et dont l’impatience se manifestait d’une manière bruyante, mon guide monta l’escalier tournant, et s’élança dans l’appartement d’Owen, où je rentrai aussi. Il jeta rapidement les yeux autour de lui, comme pour y chercher un endroit où il pût se cacher ; puis il me dit : « Prêtez-moi vos pistolets. Cependant, non, c’est inutile ; je puis m’en passer. Quoi que vous puissiez voir, n’y faites aucune attention, et ne vous mêlez pas à la querelle d’un autre. L’affaire ne regarde que moi seul, et je m’en tirerai comme je pourrai ; car je me suis déjà vu serré d’aussi près, même de plus près que je ne le suis aujourd’hui. »

En parlant ainsi, l’étranger se débarrassa du large manteau qui l’enveloppait, mesura la porte de la chambre d’un œil ferme et résolu, se reculant un peu en arrière, comme pour concentrer toutes ses forces, de même qu’un noble coursier qui se prépare à franchir une barrière. Je ne doutai pas un moment qu’il n’eût l’intention de sortir de l’embarras où il se trouvait, quelle qu’en fût la cause, en s’élançant brusquement sur ceux qui paraîtraient au moment où la porte serait ouverte, et de se faire jour jusqu’à la rue, en dépit de toute opposition ; et d’après la vigueur et l’agilité de ses membres, à en juger surtout par la résolution qu’indiquaient sa physionomie et ses manières, j’étais convaincu qu’il parviendrait à se débarrasser de ses adversaires, à moins qu’ils n’employassent des armes contre lui.

Ce fut un moment d’incertitude terrible que celui qui s’écoula entre l’ouverture de la porte extérieure et celle de la porte de la chambre. Il cessa pourtant, et nous vîmes entrer, non point, comme nous nous y étions attendus, des soldats avec leurs baïonnettes, ou des hommes du guet armés de bâtons ou de pertuisanes, mais une jeune fille de bonne mine, en jupon de bourre de soie, relevé par derrière pour pouvoir marcher dans les rues sans le salir, et tenant une lanterne à la main. Cette jeune femme précédait un personnage plus important, que nous apprîmes bientôt être un magistrat. C’était un homme gros et court, qui portait une perruque ronde, et qu’une impatience revêche mettait hors d’haleine. Mon conducteur se retira en arrière à son aspect, comme pour éviter d’être vu ; mais il ne put échapper au coup d’œil pénétrant que le digne personnage jeta tout autour de la chambre, comme pour y faire une reconnaissance.

« Voilà vraiment une belle chose, et qui est fort convenable, de me laisser frapper à la porte pendant une demi-heure, capitaine Stanchells, » dit-il en s’adressant au geôlier en chef, qui était venu se montrer à l’entrée de la porte, comme pour se rendre à son devoir auprès du magistrat. « Il m’a fallu, pour entrer dans la prison, frapper aussi fort que le feraient pour en sortir les pauvres gens qui sont dedans, si cela pouvait leur servir à quelque chose… Eh, que veut dire cela ? que veut dire cela ? des étrangers dans la prison à cette heure de la nuit, et un dimanche soir ! Je tirerai ceci au clair, Stanchells, vous pouvez y compter… Tenez les portes fermées, et je vais parler à ces messieurs dans un moment. Mais, d’abord, il faut que je cause un peu avec une de mes vieilles connaissances ici. Hé bien, monsieur Owen, comment cela va-t-il ?

— Assez bien de santé, je vous remercie, monsieur Jarvie ; mais l’esprit est bien malade.

— Sans doute, sans doute ; oui, oui, il faut en convenir, c’est une fâcheuse affaire, et surtout pour quelqu’un qui portait la tête si haut. Voilà ce que c’est que la nature humaine, monsieur Owen, nous sommes tous sujets à des échecs de ce genre. Monsieur Osbaldistone est un brave et honnête homme ; mais j’ai toujours dit que c’était un de ceux à qui on peut appliquer le proverbe, Qui trop embrasse mal étreint, comme disait mon père le digne diacre[88]. Il me répétait souvent : Nick, mon petit Nick (car mon nom est Nicol, comme était le sien, et on nous appelait quelquefois familièrement le petit Nick et le vieux Nick[89]) ; Nick, disait-il, n’avancez jamais votre main que vous ne soyez sûr de pouvoir la retirer. J’en ai dit autant à M. Osbaldistone : mais il n’a pas paru le prendre en aussi bonne part que j’aurais voulu, car c’était à bonne intention, très-bonne intention. »

Ces paroles, débitées avec la plus grande volubilité et avec un air de se prévaloir des avis qu’il avait donnés et des prédictions qu’il avait faites, ne nous promettaient guère de secours de la part de M. Jarvie. Cependant je m’aperçus bientôt qu’il fallait les attribuer plutôt à une absence totale de délicatesse dans les formes qu’à un manque d’obligeance et de bonté ; car, lorsque Owen parut un peu blessé qu’il lui rappelât de telles choses dans sa situation présente, le marchand de Glasgow lui prit la main et l’exhorta à ne pas se laisser abattre. « Allons, allons, un peu de courage ! Croyez-vous que je serais sorti après minuit et que j’aurais presque enfreint le respect dû au jour du Seigneur, pour venir reprocher à un homme qui est tombé d’avoir marché de travers ? Non, non, ce n’est pas ainsi qu’en agit le bailli Jarvie, et ce n’était pas ainsi non plus que faisait avant lui son digne homme de père, le diacre. Vous saurez, mon cher, que je me suis fait une règle invariable de ne jamais m’occuper d’affaires mondaines le dimanche ; et quoique j’aie fait tous mes efforts pour chasser de ma tête la pensée de votre billet qu’on m’a remis ce matin, cependant j’y ai songé toute la journée plus qu’au sermon du ministre. C’est aussi ma coutume de me mettre dans mon lit à rideaux jaunes tous les jours à dix heures précises, à moins que je n’aille manger une merluche avec un voisin ou qu’un voisin ne la vienne manger chez moi. Demandez à cette petite commère qui est là, si ce n’est pas une règle fondamentale dans ma maison. Eh bien, je me suis mis à lire de bons livres, bâillant comme si j’allais avaler l’église de Saint-Enoch, jusqu’à ce que le dernier coup de minuit sonnât, heure à laquelle il m’était permis de jeter un coup d’œil sur mon grand livre, pour voir où en étaient les affaires entre nous ; puis, comme le vent et la marée, dit-on, n’attendent personne, j’ai dit à la fille de prendre sa lanterne, et je me suis mis en route afin de venir voir ce qu’on pourrait faire pour vous. Le bailli Jarvie peut se faire ouvrir la porte de la prison à toute heure de la nuit ou de jour, comme le pouvait aussi son père le diacre, de son temps. Le digne homme ! béni soit sa mémoire ! »

Quoique le soupir échappé à Owen, quand il avait été question du grand livre, m’eût fait craindre sérieusement que de ce côté aussi la balance fût dans la mauvaise colonne, et quoique les paroles du digne magistrat indiquassent une grande approbation de son mérite et une espèce de triomphe de la supériorité de son jugement, il s’y mêlait pourtant une sorte de brusque et franche bienveillance dont je ne pouvais m’empêcher de concevoir quelque espérance. Il demanda à Owen quelques papiers qu’il lui désigna, les lui prit vivement des mains, et, s’asseyant sur le lit pour reposer ses jambes, suivant son expression, il fit approcher sa servante pour lui tenir la lanterne, tandis qu’il parcourait le contenu du paquet de papiers, s’interrompant tantôt par des exclamations sur ce qu’il lisait, tantôt pour se plaindre du peu d’intensité de la lumière.

Le voyant absorbé dans cette occupation, l’individu qui m’avait amené sembla se disposer à prendre congé sans cérémonie. Il me fit signe de ne rien dire, et m’indiqua par son changement de posture son intention de se glisser vers la porte de manière à attirer l’attention le moins possible ; mais l’alerte magistrat (bien différent de mon ancienne connaissance, M. le juge de paix Inglewood) s’aperçut à l’instant de son projet, et empêcha l’exécution. « Écoutez donc, Stanchells ; prenez garde à la porte ; fermez-la à clef, et gardez-la en dehors. »

Le front de l’étranger se rembrunit, et il sembla un moment réfléchir encore s’il n’effectuerait pas sa retraite de vive force ; mais, avant qu’il eût pris son parti, la porte se ferma, et le formidable verrou fut poussé. Il murmura une exclamation en gaélique, traversa la chambre, puis prenant un air de sombre résolution, comme s’il se fût préparé à voir de quelle façon finirait la scène, il s’assit sur la table et se mit à siffler une marche.

M. Jarvie, qui paraissait très-alerte et très-expéditif en affaires, montra bientôt qu’il était parfaitement au courant de celle qu’il venait d’examiner, et s’adressa à M. Owen de la manière suivante :

« Eh bien, monsieur Owen, votre maison est débitrice de certaines sommes envers Mac-Vittie et Mac-Fin. C’est une honte pour eux d’agir comme ils font, après avoir gagné autant et plus qu’il ne convenait dans l’affaire des bois de Glen-Cailziechat, qu’ils m’ont enlevée à mon nez et à ma barbe, et, il faut que je le dise, aidés en cela par vos belles paroles, monsieur Owen. Mais cela ne fait rien maintenant… Eh bien donc, monsieur, votre maison, comme je le disais, leur doit ces sommes ; et, en raison de cette dette et d’autres engagements, ils vous ont logé ici sous le double tour des grosses clefs de Stanchells. Le résumé est donc que vous leur devez cet argent, et que vous en devez peut-être à d’autres, peut-être encore à moi-même, le bailli Jarvie.

— Je ne saurais nier, monsieur, que la balance à partir de ce jour ne puisse être établie contre nous, dit Owen ; mais vous voudrez bien considérer à présent, monsieur Jarvie….

— Je n’ai pas le temps de rien considérer à présent, monsieur Owen ; le jour du sabbat est à peine écoulé, et au lieu d’être dans mon lit bien chaud, me voilà à courir de nuit et par l’humidité, car il y a une espèce de brouillard dans l’air ; vous voyez bien que ce n’est pas le moment de s’arrêter à des considérations. Mais, pour en revenir à ce que je disais, vous me devez de l’argent, c’est incontestable ; vous m’en devez plus ou moins, je n’en départirai pas… Mais cela n’empêche pas, monsieur Owen, que je ne sois très-affligé de votre détention ; et je demande comment vous, qui êtes un homme actif et entendu en affaires, vous pourrez venir à bout de vous tirer d’embarras et de nous couvrir tous, nous autres créanciers (comme j’ai grand espoir que vous le ferez), si l’on vous tient renfermé ici dans la prison de Glasgow. Maintenant, monsieur, si vous pouviez trouver une caution judicio sisti, c’est-à-dire qui garantît que vous ne fuirez pas du pays et que vous comparaîtrez devant les cours de justice pour dégager votre caution, quand vous y serez appelé, vous pourriez être mis en liberté ce matin même.

— M. Jarvie, dit Owen, si quelque ami voulait me servir de caution à cet effet, je ne doute pas de pouvoir employer ma liberté utilement pour la maison et pour tous ceux qui sont en relation avec elle.

— Fort bien, monsieur ; mais il faudrait que cet ami pût compter sur votre présence quand vous serez appelé pour venir le délier de son engagement.

— Excepté le cas de mort ou de maladie, il pourrait être aussi certain que je comparaîtrais, qu’il est sûr que deux et deux font quatre.

— Eh bien, monsieur Owen, je n’en doute pas, et je vais vous le prouver. Je suis un homme prudent, cela est bien connu, et industrieux, toute la ville peut l’attester. Je sais gagner mes écus, conserver mes écus et compter mes écus, aussi bien qu’aucun négociant de Salt-Market, ou même de Gallowgate. Je suis de plus un homme prudent comme mon père le diacre l’était avant moi ; mais plutôt que de voir un brave et honnête homme, qui entend les affaires et désire être juste envers chacun, retenu de cette manière par les pieds, et placé dans l’impossibilité de rien faire pour lui et pour les autres, parbleu ! je lui servirai de caution moi-même ; mais vous vous rappellerez, monsieur Owen, que c’est une caution judicio sisti, comme le dit notre greffier, et non pas judicatum solvi. Vous ferez attention à cela ; car cela fait une grande différence. »

Owen l’assura que dans la position des affaires, il ne pouvait pas s’attendre à ce que personne lui servît de caution pour le paiement réel des dettes, qu’au surplus les créanciers ne couraient aucun risque de perdre, et que lui, Owen se présenterait infailliblement devant le juge quand il en serait requis.

« Je vous crois, je vous crois ; en voilà assez. Vous aurez la liberté des jambes à l’heure du déjeuner. Maintenant voyons ce que vos compagnons de chambre ont à dire pour leur défense, et comment et par quelle licence ils sont entrés ici à cette heure de la nuit.


CHAPITRE XXIII.

LES DEUX COUSINS.


Notre homme, en rentrant le soir au logis, y trouva un homme qu’il n’aurait pas dû y voir. Qu’est-ce ci, femme ? dit-il : que veut celui-là ? Comment vint ici ce manant sans ma permission ?
Vieille chanson.


Le magistrat prit la lumière des mains de sa servante, et s’avança pour faire son examen, la lanterne à la main, comme Diogène dans les rues d’Athènes, et probablement avec aussi peu d’espoir que le cynique de rencontrer un trésor dans le cours de ses recherches. Le premier dont il s’approcha fut mon guide mystérieux, qui, assis sur la muraille, les traits dans une immobilité parfaite, les mains croisées sur sa poitrine avec une espèce de nonchalance qui avait un air de défi, continuait de siffler un air en battant du talon contre un des pieds de la table, et soutint l’examen de M. Jarvie avec une assurance et un sang-froid qui mirent un moment en défaut la mémoire et la sagacité du pénétrant magistrat.

« Ah, ah !… Eh, en !.., Oh, oh !… s’écria le bailli ; en bonne conscience, c’est impossible… mais non, cela ne se peut pas… je me trompe… Non, je ne me trompe pas, c’est bien lui, que le diable m’emporte !… Brigand ! cateran[90] ! démon incarné, venu au monde pour toutes sortes de mauvaises fins, et qui n’en ferez jamais une bonne, est-il bien possible que ce soit vous ?

— Moi-même, bailli, comme vous voyez, fut la réponse laconique de mon guide.

— Sur ma conscience ! j’en suis tout étourdi ! Vous, vaurien, voleur de grand chemin, vous vous hasardez dans la prison de Glasgow ? Savez-vous bien ce que vaut votre tête ?

— Ma foi, bien pesée, poids de Hollande, elle peut équivaloir au poids d’un prévôt, de quatre baillis, d’un greffier, de six diacres, sans compter les sous-maîtres[91].

— Ah ! impudent vaurien ! interrompit M. Jarvie ; mais faites la revue de vos péchés, et préparez-vous, car si je dis un mot…

— C’est vrai, bailli, » répondit celui auquel il s’adressait ainsi, en croisant ses mains derrière lui avec la plus grande nonchalance ; « mais vous ne direz jamais ce mot-là.

— Et pourquoi ne le dirais-je pas, monsieur ? Pourquoi ? répondez-moi, pourquoi ne le dirais-je pas ?

— Pour trois bonnes raisons, bailli Jarvie : la première, à cause de notre ancienne connaissance ; la seconde, par égard pour la bonne femme que j’ai laissée près de son foyer à Stuckallachan, et qui a fait un mélange de nos sangs, soit dit à ma honte, car c’en est une pour moi que d’avoir un cousin qui ne s’occupe que de calculs et de gains et de faire mouvoir des métiers et des navettes comme un simple artisan ; et enfin, bailli, parce que si j’apercevais le moindre signe de trahison de votre part, je vous ferais sauter la cervelle avant que la main d’un homme pût vous sauver.

— Vous êtes un coquin déterminé, monsieur, répliqua l’intrépide bailli, mais vous savez bien que je vous connais pour tel, et que mon propre danger ne me ferait pas reculer un moment.

— Et moi je sais aussi, dit l’étranger, que vous avez de bon sang dans les veines, et ce serait bien contre mon gré que je ferais le moindre mal à un parent. Mais il faut que je sorte d’ici aussi libre que j’y suis entré, ou les murs de la prison de Glasgow pourront encore porter témoignage, dans dix ans, de ce qui s’y sera passé cette nuit.

— Allons, allons, dit M. Jarvie, on sait ce qu’on doit à son sang, et il ne convient pas, entre parents, de chercher la paille que chacun peut avoir dans son œil, si les autres ne s’en aperçoivent pas. Ce serait une triste nouvelle pour la bonne femme du ben de Stuckallachan, que d’apprendre que vous, limier montagnard, vous m’avez fait sauter la cervelle, ou que je vous ai fait mettre une corde autour du cou. Mais vous conviendrez, mauvais démon, que si ce n’était pas vous, j’aurais fait aujourd’hui la meilleure capture qu’on puisse faire dans les Highlands.

— Vous auriez essayé de le faire, cousin, je n’en doute pas ; mais ce dont je doute, c’est que vous eussiez réussi ; car nous autres montagnards nous sommes terribles quand on nous parle de captivité, et si envelopper nos jambes de drap nous paraît une entrave à laquelle nous ne pouvons nous assujettir, comment supporterions-nous les jarretières de fer entre les murs d’une prison ?

— Cela n’empêchera pas que vous ne finissiez par trouver dans les murs d’une prison les jarretières de fer, et qui plus est la cravate de chanvre… Personne dans un pays civilisé n’a jamais fait de tours semblables… vous voleriez dans vos propres poches… Mais prenez garde, je vous en ai averti.

— Eh bien, cousin, s’il m’arrive malheur, vous porterez le deuil à mes funérailles.

— Du diable si l’on y verra du noir, Robin, excepté les corbeaux et les corneilles, je vous en réponds. Mais que sont devenues les mille livres d’Écosse que je vous ai prêtées, et quand dois-je les revoir ?

— Ce qu’elles sont devenues ? » répliqua mon guide après avoir feint de réfléchir un moment… « je ne puis pas le dire exactement ; probablement elles sont allées avec la neige de l’année dernière.

— C’est-à-dire sur le sommet de Scheballion, fripon que vous êtes ; mais croyez-vous que je puisse les aller chercher là ? non, c’est ici même que j’en attends de vous le paiement.

— Mais dit l’Écossais, je ne porte dans mon sporan[92] ni neige, ni dollars ; et si vous voulez savoir quand vous recevrez ceux-ci, je vous répondrai que c’est lorsque le roi rentrera dans son royaume, comme le dit une vieille chanson.

— Encore pire, Robin, reprit le marchand de Glasgow ; encore pire, car vous êtes un séditieux… Voulez-vous nous ramener le papisme et le pouvoir arbitraire, les encensoirs et les formules, et les curés avec leurs surplis et leurs vieilles iniquités ? Vous feriez mieux de vous en tenir à votre ancien métier de theftboot de black-mail, de spreaghs et de gill-ravaging[93]. Il vaut encore mieux voler des bestiaux que ruiner les nations.

— Bon, bon, trêve à votre whigisme ; répondit le Celte ; nous ne nous connaissons pas d’aujourd’hui. J’aurai soin que les montagnards en jupon respectent votre banque lorsqu’ils descendront visiter les boutiques de Glasgow et les débarrasser de leurs vieilles marchandises ; et quant à vous, à moins que votre devoir ne vous y contraigne absolument, je vous engage à ne me voir, Nicol, qu’autant que je voudrai être vu.

— Vous êtes un intrépide coquin, Rob, répondit le bailli, et on entendra dire quelque jour que vous avez été pendu, cela est certain ; mais je ne veux pas faire comme le vilain oiseau qui souille son propre nid, à moins d’y être forcé par la nécessité, par la loi du devoir, auquel aucun homme ne doit être rebelle. Mais qui diable est celui-là ? » continua-t-il en se retournant vers moi, « quelque jeune pillard que vous avez enrôlé, je suppose ; il a l’air d’avoir un cœur hardi pour dévaliser sur les grands chemins, et un long cou pour la potence.

— Mon bon monsieur Jarvie, » dit Owen qui, ainsi que moi, était resté muet pendant cette étrange reconnaissance et ce dialogue non moins extraordinaire entre ces deux singuliers parents ; « mon bon monsieur Jarvie, c’est le jeune M. Frank Osbaldistone, le fils unique du chef de notre maison, qui devait y occuper la place confiée à son cousin Rashleigh… » Ici Owen ne put retenir un profond soupir. » Mais quoi qu’il en soit…

— Oh ! j’ai entendu parler de ce jeune muscadin, dit le marchand écossais en l’interrompant ; c’est lui dont votre patron, comme un vieux fou d’entêté, voulait bon gré mal gré faire un négociant, et qui, par aversion pour un travail qui fait vivre un honnête homme, s’est engagé dans une troupe de comédiens ambulants. Eh bien, monsieur, que dites-vous de cette belle œuvre ? Hamlet le Danois, ou le spectre d’Hamlet, fournira-t-il caution à M. Owen ?

— Je ne mérite pas ce reproche, monsieur, mais je respecte vos motifs, et je suis trop reconnaissant de l’appui que vous prêtez à M. Owen pour m’en offenser. Le seul motif qui m’amenait ici était de voir ce que je pourrais faire, et c’était peu de chose sans doute, pour aider M. Owen dans l’arrangement des affaires de mon père. Quant à mon éloignement pour la profession du commerce, c’est un sentiment dont je suis le seul et le meilleur juge.

— Et moi, dit le montagnard, je me sentais déjà porté à estimer ce jeune homme, avant de savoir ce qu’il était ; mais maintenant je déclare que je l’honore à cause de son mépris pour les métiers à filer, pour les navettes, et pour les gens qui se livrent à ces viles occupations.

— Vous êtes fou, Rob, dit le bailli, aussi fou qu’un lièvre de mars, quoique je ne sache pas trop expliquer pourquoi un lièvre serait plus fou en mars qu’à la Saint-Martin… Les métiers, dites-vous ? parbleu, vous en faites un beau ! et vous vous filez une corde qui finira par vous étrangler. Et quant à ce jeune homme que vous poussez au grand galop à la potence et au diable, croyez-vous que ses vers et ses comédies le tireront d’embarras plus que tous vos jurements et la lame de votre dirk, réprouvé que vous êtes ? Tityre, tu patulœ, comme on dit, lui apprendra-t-il où est Rashleigh Osbaldistone ? et Macbeth avec ses sorcières, son festin et tous ses vassaux, et les vôtres par-dessus le marché, Robin, armés de leurs boucliers, de leurs sabres, lances, épées, poignards, lui procureront-ils les cinq mille livres sterling qu’il faut pour payer les billets dont l’échéance est dans dix jours ?

— Dix jours ! » m’écriai-je en tirant de ma poche, par un mouvement involontaire, le papier que m’avait remis Diana Vernon ; et le délai pendant lequel j’en devais respecter le cachet étant expiré, je me hâtai de l’ouvrir. L’enveloppe contenait une lettre cachetée, qui, dans ma précipitation, s’échappa de mes mains. Un léger courant d’air, qui provenait d’un carreau cassé, fit voler cette lettre jusqu’aux pieds de M. Jarvie, qui la ramassa, en examina l’adresse avec une grande curiosité et sans cérémonie, et, à mon grand étonnement, la présenta à son cousin le montagnard, en disant : « C’est un bon vent que celui qui a amené cette lettre à son adresse, quoiqu’il y eut dix mille contre un à parier qu’elle n’y arriverait jamais.

Le montagnard ayant examiné l’adresse, en rompit le cachet sans façon. J’essayai de l’empêcher d’aller plus loin.

— Il faut, lui dis-je, monsieur, que vous me prouviez que cette lettre vous est destinée, avant que je souffre que vous en preniez lecture.

— Soyez tranquille, monsieur Osbaldistone, me répondit-il avec le plus grand sang-froid… rappelez-vous seulement le juge Inglewood, le clerc Jobson, M. Morris, et surtout votre très humble serviteur, Robert Campbell, et la belle Diana Vernon. Rappelez-vous tout cela, et vous ne douterez plus que cette lettre ne soit pour moi. »

Je restai comme stupéfait de mon manque de discernement… Toute la nuit, la voix, et même les traits de cet homme, quoique imparfaitement vus, m’avaient rappelé de vagues souvenirs, mais sans que je pusse me rendre compte des lieux ou des personnes avec lesquelles ils pouvaient avoir rapport. Ceci fut tout à coup pour moi un trait de lumière. Cet homme était Campbell lui-même ; je ne pouvais le méconnaître : c’étaient ses traits prononcés et sévères, son air réfléchi, son langage figuré, son accent écossais, qu’il dissimulait à volonté, mais qui, dans les moments d’émotion, venait donner du piquant à ses sarcasmes et de l’énergie à ses discours : comment avais-je pu m’y méprendre si long-temps ? D’une taille un peu au-dessous de la moyenne, ses membres avaient toute la vigueur qui peut s’allier à l’agilité ; car, à la liberté et à l’aisance remarquables de tous ses mouvements, on ne pouvait douter qu’il ne possédât au plus haut degré cet avantage. Sous deux rapports seulement sa taille pouvait manquer aux règles de la symétrie : ses épaules étaient si larges en proportion de sa grandeur, que quoiqu’il fût mince et dégagé, elles donnaient à sa taille quelque chose de trop carré, relativement à sa hauteur ; et ses bras, quoique robustes et nerveux, étaient d’une longueur presque difforme. J’appris depuis qu’il tirait vanité de cette circonstance, au point de dire que lorsqu’il portait l’habit montagnard il pouvait nouer ses jarretières sans se baisser, et qu’elle lui facilitait aussi le maniement du sabre, dans lequel on dit qu’il était très-adroit. Quoi qu’il en soit, ce manque de proportions lui ôtait le droit qu’il aurait eu à passer pour un très-bel homme ; il donnait à son aspect quelque chose de sauvage, de bizarre et presque de surnaturel, et me rappelait involontairement les contes que la vieille Mabel me faisait sur les Pictes qui, dans les temps anciens, ravagèrent le Northumberland ; race moitié hommes, moitié démons, et qui, de même que ce Campbell, se faisaient remarquer par leur courage, leur ruse, leur férocité, la longueur de leurs bras et la largeur de leurs épaules.

En me rappelant les circonstances dans lesquelles nous nous étions déjà rencontrés, je ne pus douter que le billet ne lui fût adressé. Il jouait un rôle important parmi ces personnages sur lesquels Diana Vernon semblait exercer une influence secrète, et qui, à leur tour, paraissaient en exercer une autre sur elle. Il était pénible de penser que le sort d’un être aussi aimable se trouvât lié en quelque sorte avec celui de gens de l’espèce de cet homme ; cependant il n’était guère possible d’en douter. Mais de quelle utilité cet individu pouvait-il être aux affaires de mon père ? Je ne pouvais me l’expliquer que d’une seule manière. Rashleigh Osbaldistone avait certainement, à la prière de miss Vernon, trouvé moyen de faire paraître M. Campbell, lorsque sa présence s’était trouvée nécessaire pour me disculper de l’accusation de Morris ; ne serait-il pas possible que, par son influence sur Campbell, elle parvînt aussi à faire paraître Rashleigh ? D’après cette supposition, je demandai à M. Campbell où était mon perfide cousin, et s’il y avait long-temps qu’il ne l’avait vu. Je n’en reçus qu’une réponse indirecte.

« C’est un coup un peu scabreux dont elle me charge là. Cependant je ne tromperai pas son attente. M Osbaldistone, je ne demeure pas très-loin d’ici… mon cousin peut vous montrer la route… Laissez M. Owen faire de son mieux à Glasgow, et venez me voir dans mes montagnes ; il est probable que je pourrai vous obliger et être utile à votre père dans cette extrémité. Je ne suis qu’un pauvre homme, mais l’esprit vaut mieux que les richesses… Et vous, cousin (se tournant vers M. Jarvie), si vous voulez vous aventurer à venir manger avec moi un plat de bœuf écossais[94] ou une cuisse de daim, rendez-vous avec ce jeune Anglais jusqu’à Drymen ou Bucklivie ; mieux encore, venez jusqu’au clachan d’Aberfoïl, j’y enverrai au-devant de vous quelqu’un qui vous conduira à l’endroit où je me trouverai alors. Qu’en dites-vous ? voilà mon pouce[95]. Vous n’aurez jamais à craindre d’être trompé par moi.

— Non, non, Robin, dit le prudent bourgeois. Je n’aime pas à m’éloigner des environs ; je ne suis pas libre d’aller dans vos montagnes sauvages, au milieu de vos jupons et de vos jambes nues[96]… cela ne convient pas à la place que j’occupe, cousin…

— Que le diable emporte vous et votre place ! s’écria Campbell… La seule goutte de bon sang que vous ayez dans les veines vient de l’aïeul de votre grand-père, qui fut pendu à Dumbarton, et vous prétendez que ce serait déroger à votre dignité que de venir me voir ! Mais, écoutez-moi, cousin : je vous dois mille livres d’Écosse ; en bien, je vous les paierai jusqu’au dernier sou si vous voulez être poli avec moi et me venir voir un jour avec cet Anglais.

— Vous me faites rire, avec vos idées de noblesse. Portez donc votre noble sang au marché, et vous verrez ce que vous achèterez avec cela. Mais dans le cas où j’irais chez vous, est-il bien vrai que vous me rembourseriez mon argent ?

— Je vous le jure par la sainte Église, dit le montagnard, par le nom de celui qui dort sous les pierres grisâtres d’Inch-Cailleach[97]

— C’est assez, c’est assez, Robin : nous verrons ce que nous pourrons faire. Mais il ne faut pas vous attendre à ce que je passe la ligne des hautes terres. Pour rien au monde je n’irai plus avant. Il faudra donc venir me trouver en-deçà de Bucklivie ou du clachan d’Aberfoïl, et surtout n’oubliez pas l’essentiel.

— Ne craignez rien, ne craignez rien, je serai fidèle à ma parole comme la bonne lame qui n’a jamais trahi son maître. Mais il est temps que je change d’air, cousin ; car celui de la geôle de Glasgow ne vaut rien au tempérament d’un montagnard.

— Ma foi, je le crois, répondit le marchand ; et pourtant, si je faisais mon devoir, vous ne changeriez pas si tôt d’atmosphère, comme dit le ministre. Ah ! Seigneur, faut-il que ce soit moi qui vous favorise et vous aide à échapper à la justice ! Ce sera une honte éternelle pour moi et les miens, et qui rejaillira jusque sur la mémoire de mon père.

— Bon, bon, que cette mouche ne vous pique pas, répondit son parent. Quand la boue est sèche, elle s’en va si vous la frottez. Votre honnête homme de père savait fermer le yeux tout comme un autre sur la faute d’un ami.

— Vous pouvez avoir raison, Robin, répondit le bailli après un moment de réflexion ; mon père, le digne diacre, était un homme sensé ; il savait que nous sommes tous fragiles, et il était ami fidèle. Vous ne l’avez pas oublié, Robin ? » Il y avait au moins autant de bouffonnerie que de pathétique dans le ton adouci dont il fit cette question.

« Oublié ! répondit son parent ; et pourquoi l’aurais-je oublié ? C’était un bon tisserand, et c’est lui qui m’a fait ma première paire de bas. Mais allons, cousin, ajouta-t-il en chantant,


Allons, vite, emplissez mon broc et ma besace,
Puis sellez mes chevaux, appelez mon valet,
Et hâtez-vous d’ouvrir vos portes, s’il vous plaît :
De Dundee à l’instant je veux quitter la place.


— Chut ! monsieur, dit le magistrat d’un ton d’autorité ; convient-il de chanter ainsi, étant encore si près du jour du sabbat ? Cette maison peut, un jour, vous entendre chanter un autre air. Mais, hélas ! nous aurons tous à rendre compte de nos erreurs. Stanchells, ouvrez la porte. »

Le geôlier obéit, et nous sortîmes tous. Stanchells regarda avec quelque surprise les deux étrangers, et se demanda probablement de quelle manière ils étaient entrés là sans qu’il s’en fût aperçu. Mais M. Jarvie réprima l’envie qu’il aurait eu de faire des questions, en disant : « Ce sont deux de mes amis, Stanchells, deux de mes amis. » Nous descendîmes alors dans le vestibule du bas, et appelâmes plus d’une fois Dougal, qui ne fit aucune réponse. Campbell observa alors, avec un sourire sardonique, que, s’il connaissait bien Dougal, il n’avait pas attendu qu’on lui fît des remercîments de la part qu’il avait prise à la besogne de la nuit ; mais que, vraisemblablement, il avait déjà pris au grand trot la route de Ballamaha.

« Et nous aura laissés, et moi surtout, moi, moi, enfermés dans la prison toute la nuit ! s’écria le bailli avec colère et agitation. Vite des marteaux, des limes, des pinces ! Envoyez chez le diacre Yettlin, le serrurier, et faites-lui savoir que moi, le bailli Jarvie, je me trouve enfermé dans la geôle par un coquin d’Highlandais que je ferai pendre aussi haut qu’Aman.

— Quand vous l’attraperez, dit Campbell gravement. Mais attendez ; la porte n’est sûrement pas fermée. »

En effet, en l’examinant, nous trouvâmes que non-seulement la porte était restée ouverte, mais que, dans sa retraite, Dougal, en emportant les clefs, avait eu soin que personne ne pût exercer de sitôt son emploi de portier.

« Il a des lueurs de sens commun, ce pauvre Dougal, dit Campbell ; il sait qu’une porte ouverte peut m’être utile au besoin. »

Nous étions alors dans la rue.

« Je vous dirai franchement mon opinion, Robin, dit le magistrat : c’est que, si vous continuez votre genre de vie, vous devriez avoir un de vos hommes comme porte-clefs dans chaque prison d’Écosse ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

— Ou un cousin bailli dans chaque bourg ; je m’en trouverais tout aussi bien, cousin Nicol. Mais bonne nuit, ou plutôt bonjour, et n’oubliez pas le clachan d’Aberfoïl. »

Et, sans attendre de réponse, il s’élança de l’autre côté de la rue et se perdit dans l’obscurité. Aussitôt qu’il eut disparu, nous l’entendîmes siffler doucement et d’une manière particulière, et on lui répondit sur-le-champ.

« Entendez-vous les diables des Highlands ? dit M. Jarvie. Ils se croient déjà sur les pentes du Ben-Lomond, où ils peuvent jurer et siffler sans s’inquiéter du samedi ou du dimanche. » Ici il fut interrompu par quelque chose de lourd qui vint tomber avec bruit à ses pieds. « Dieu nous protège ! Qu’est-ce encore que cela ? Mattie, approchez la lanterne… Sur ma conscience, ce sont les clefs ! Eh bien, ils ont tout aussi bien fait ; cela aurait coûté de l’argent à la ville… et puis les questions sur la manière dont elles auraient été perdues. Oh ! si le bailli Grahame venait à apprendre quelque chose de ce qui s’est passé cette nuit, ce serait une terrible affaire pour moi !…

Comme nous n’étions encore qu’à quelques pas de la prison, nous reportâmes les clefs au geôlier qui, n’ayant pu fermer les portes, gardait son poste en se tenant en sentinelle dans le vestibule jusqu’à l’arrivée du nouvel affidé qu’il avait envoyé chercher pour remplacer le fugitif.

Après avoir rempli ce devoir, l’honnête magistrat reprit sa route ; et comme j’allais du même côté que lui, je l’accompagnai, moi profitant de sa lanterne, et lui profitant de mon bras, pour nous reconnaître dans des rues qui, malgré ce qu’elles peuvent être maintenant, étaient alors sombres, inégales et mal pavées. La vieillesse se laisse aisément gagner par les attentions des jeunes gens. Le bailli me témoigna de l’intérêt, et me dit que, puisque je ne faisais pas partie de cette race de comédiens et amateurs de théâtre, qu’il détestait de tout son cœur, il serait bien aise que je vinsse déjeuner avec lui, et manger une merluche grillée et un hareng frais, ajoutant que je trouverais chez lui M. Owen qu’il aurait pu alors faire mettre en liberté.

« Mon cher monsieur, » lui dis-je après avoir accepté son invitation et l’en avoir remercié, » comment avez-vous pu croire que j’avais pris le parti du théâtre ?

— Ma foi, dit M. Jarvie, c’est un grand faiseur de phrases qu’on appelle Fairservice, et qui est venu ce soir me prier de donner ordre au crieur de vous faire proclamer dans toute la ville au point du jour. Il m’apprit qui vous étiez, et que vous aviez été renvoyé de la maison de votre père parce que vous ne vouliez pas entrer dans le commerce, et pour que vous ne fissiez pas honte à votre famille en montant sur les planches. Un certain Hammorgaw, qui est un de nos chantres, l’a amené ici en me disant que c’était une de ses anciennes connaissances. Mais je les ai renvoyés en les menaçant de leur tirer les oreilles pour venir me faire une semblable demande à pareille heure. Je vois bien à présent que c’est un sot qui ne sait ce qu’il dit en parlant de vous. J’aime un garçon, continua-t-il, qui n’abandonne pas ses amis dans le malheur ; c’est ainsi que j’ai toujours agi moi-même, de même que mon père le digne diacre. Dieu le bénisse et lui fasse paix ! Mais vous ne devriez pas trop hanter ces montagnards ; c’est un mauvais bétail. On ne peut pas toucher à de la poix qu’il n’en reste aux mains, souvenez-vous de cela. Sans doute le meilleur de nous peut errer. Moi-même j’ai failli une, deux et trois fois cette nuit, mon garçon ; oui, depuis hier j’ai fait trois choses que mon père le diacre n’aurait pu croire, les eût-il vues de ses propres yeux. »

Nous étions en ce moment à la porte de sa maison. Il s’arrêta cependant un moment sur le seuil, et dit avec l’accent d’une profonde contrition : « Premièrement je me suis livré à des pensées d’affaires temporelles le jour du sabbat ; secondement, j’ai fourni caution à un Anglais ; et enfin, en troisième et dernier lieu, j’ai laissé échapper de prison un malfaiteur : mais la miséricorde de Dieu est grande[98], monsieur Osbaldistone. Mattie, je puis entrer tout seul ; accompagnez M. Osbaldistone chez Lucky Flyter, au détour de la rue. Monsieur Osbaldistone, ajouta-t-il à voix basse, je vous prie de ne pas vous permettre d’incivilité avec Mattie ; c’est la fille d’un honnête homme, et une petite-cousine du laird de Limnierfield. »


CHAPITRE XXIV.

LE VALET.


Plaira-t-il à Votre Honneur d’accepter mes pauvres services ? Je le supplie seulement de permettre que je me nourrisse de son pain, fût-il du plus noir, et que je me désaltère de son breuvage, fût-il le plus insipide, et je rendrai autant de services à Votre Honneur pour quarante shellings qu’un autre pour trois guinées.
Greene. Tu quoque.


Je me souvins de la dernière recommandation de l’honnête bailli, et ne crus pas manquer de civilité envers Mattie en ajoutant un baiser à la demi-couronne dont je récompensai le petit service qu’elle venait de me rendre, et le Fi donc, monsieur ! qu’elle m’adressa n’exprimait pas non plus un ressentiment bien profond de cette offense. Je frappai à coups redoublés à la porte de mistress Flyter, et j’éveillai successivement, d’abord deux ou trois chiens errants qui se mirent à aboyer de tous leurs poumons ; puis deux ou trois têtes qui se montrèrent en bonnet de nuit aux croisées voisines pour me réprimander de violer la sainteté de la nuit du dimanche par un bruit si intempestif. Tandis que je tremblais que ce tonnerre ne fût suivi d’une ondée semblable à celle de Xantippe, mistress Flyter elle-même s’éveilla, et d’un ton qui n’aurait pas mal convenu à l’épouse de l’ancien philosophe, elle se mit à gronder deux ou trois musards, qui s’étaient attardés dans sa cuisine, de ne pas s’être empressés d’ouvrir la porte aux premiers coups pour empêcher qu’ils ne recommençassent.

Ces dignes personnages étaient en effet pour quelque chose dans le fracas. C’étaient le fidèle André et son ami M. Hammorgaw, avec une autre personne, que j’appris ensuite être le crieur public. Ils étaient attablés autour d’un pot d’ale (à mes dépens, comme le mémoire me l’apprit plus tard) et s’occupaient de composer une proclamation qu’on devait publier le lendemain dans les rues, afin que l’infortuné jeune homme (car c’est ainsi qu’ils avaient l’impudence de me qualifier) pût être rendu sans délai à ses amis. On pense bien que je ne cachai pas combien j’étais mécontent qu’on se mêlât de mes affaires. Mais à mon aspect André se livra à des transports et fit des exclamations de joie qui couvrirent presque entièrement les expressions de mon ressentiment. Je ne fis aucun doute que son ivresse ne fût en partie calculée, et que les larmes de joie qu’il répandait ne sortissent de cette noble source d’émotions, le pot de bière ! Cependant cette joie tumultueuse qu’il éprouvait ou feignait d’éprouver de mon retour, épargna à André la volée de coups que je lui destinais, d’abord pour le colloque qu’il s’était permis de tenir avec le chantre à mon sujet, puis pour l’impertinente histoire qu’il avait jugé à propos de faire sur moi à M. Jarvie. Je me contentai donc de lui jeter la porte sur le nez lorsqu’il me suivit en louant le ciel pour mon heureux retour et mêlant à ses félicitations des conseils sur la prudence avec laquelle je devais me conduire à l’avenir. Je me couchai ensuite avec la ferme résolution que mon premier soin le lendemain serait de congédier cet impudent drôle plein de pédanterie et d’importance, et qui semblait plus disposé à remplir les fonctions de pédagogue que celles de valet.

Fidèle à cette résolution, le lendemain matin j’appelai André dans mon appartement, et lui demandai ce que je lui devais pour m’avoir accompagné et servi jusqu’à Glasgow. À cette question, qu’il regarda avec raison comme un présage de son congé, M. Fairservice changea de visage.

« Votre Honneur, dit-il après un peu d’hésitation, ne trouvera pas, ne trouvera pas que… que…

— Parlez, drôle ! ou je vous brise les os. » Mais André, flottant entre la crainte de m’irriter encore par une prétention trop exagérée, et celle de perdre une partie du profit sur lequel il avait compté en me fixant un prix au-dessous de celui que j’aurais consenti à lui accorder, paraissait tourmenté par les doutes les plus cruels et plongé dans les calculs les plus embarrassants.

Mes menaces produisirent l’effet d’un coup qui, donné à propos sur le dos d’une personne qui s’étrangle, lui dégage le gosier du morceau qui l’obstruait, et ses paroles partirent avec éclat. « Dix-huit sous d’Angleterre per diem, c’est-à-dire par jour ; Votre Honneur ne trouverait pas cela déraisonnable ?

— C’est le double du prix ordinaire, et le triple de ce que vous méritez, André ; mais tenez, voici une guinée, et allez à vos affaires.

— Que le Seigneur nous pardonne ! Est-ce que Votre Honneur a perdu la tête ?

— Non, mais je crois que vous voulez me la faire perdre ; je vous donne un tiers environ au-delà de votre demande, et vous restez là à ouvrir de grands yeux et à vous récrier, comme si je vous faisais du tort ; prenez votre argent et laissez-moi tranquille.

— Dieu me soit en aide ! en quoi puis-je avoir offensé Votre Honneur ? Certainement toute chaire est fragile comme la fleur des champs ; mais si une planche de camomille est de quelque utilité en médecine, certes André Fairservice ne l’est pas moins auprès de Votre Honneur. C’est risquer la valeur de votre vie que de vous séparer de moi.

— Sur mon honneur, il est difficile de prononcer si vous êtes plus fou que fripon. Ainsi donc, votre intention est de rester avec moi, que je le veuille ou non ?

— Ma foi, c’est ce que je pensais, reprit André d’un ton dogmatique ; car si Votre Honneur ne sait pas ce que c’est qu’un bon serviteur, je sais ce que c’est qu’un bon maître ; et le diable m’emporte si je vous quitte ! Voilà le bref et le long de la chose. D’ailleurs je n’ai pas reçu d’avertissement régulier de quitter ma place.

— Votre place, monsieur ? Vous ai-je engagé auprès de moi comme domestique ? Vous n’avez été que mon guide, et ne m’avez servi que par la connaissance que vous aviez de la route.

— Je conviens, monsieur, que je ne suis pas un domestique ordinaire ; mais Votre Honneur se rappellera que j’ai quitté une bonne place, en une heure de temps, à sa sollicitation. Un homme pouvait se faire honnêtement vingt livres bien comptées, du jardin d’Osbaldistone, et il n’était pas probable, je pense, que j’abandonnerais cela pour une guinée. Je comptais rester avec Votre Honneur au moins un terme, et j’ai droit aux gages, à la nourriture, aux gratifications et profits que j’aurais eus pendant tout ce temps, pour le moins.

— Allons, allons, monsieur, ces impudentes prétentions ne vous serviront à rien, et si vous dites un mot de plus, je vous convaincrai que l’écuyer Thorncliff n’est pas le seul de mon nom qui sache faire usage du bâton. »

Tout en parlant ainsi, cette scène me parut si ridicule que, quoique réellement en colère, j’eus de la peine à m’empêcher de rire de la gravité avec laquelle André soutenait une réclamation si complètement absurde. Le maraud, s’apercevant, au jeu de ma physionomie, de l’impression qu’il avait produite, fut encouragé à persévérer ; cependant il jugea convenable de rabattre de ses prétentions, dans la crainte qu’elles ne finissent tout à fait par lasser ma patience et gâter entièrement sa cause.

« En admettant que Votre Honneur pût se séparer d’un serviteur fidèle qui vous a servi, vous et les vôtres, de nuit et de jour, pendant vingt ans, je sais bien, dit-il, que vous n’auriez pas le cœur, ni vous, ni aucun véritable gentilhomme de congédier à la minute et dans un pays étranger, en le jetant dans un tel embarras, un pauvre garçon comme moi, qui s’est détourné de quarante, cinquante, peut-être cent milles, seulement pour tenir compagnie à Votre Honneur, et qui n’a dans le monde d’autres ressources que ses gages. »

Je crois que c’est vous, Will, qui me disiez un jour que j’étais un obstiné facile à conduire et à duper lorsqu’on savait me prendre. Le fait est que c’est la contradiction seule qui me rend impérieux, et que lorsque je ne me vois pas forcé de livrer bataille à quelque proposition, j’aime mieux y accéder que de me donner la peine de la combattre. Je savais bien que cet homme était un drôle intéressé, bavard, importun, et se mêlant de tout ; mais il me fallait quelqu’un près de moi en qualité de guide et de domestique, et j’étais habitué à l’humeur d’André, au point de m’en amuser quelquefois. Dans l’état d’incertitude où me jetèrent ces réflexions, je demandai à Fairservice s’il connaissait les routes, villes, etc., du nord de l’Écosse, où il était probable que j’aurais besoin de me rendre à cause des relations d’affaires qu’avait mon père avec les propriétaires de forêts dans ce pays. Je crois que si je lui avais demandé dans ce moment la route du paradis terrestre, il aurait entrepris de m’y conduire, si bien que j’eus lieu plus tard de me trouver fort heureux que la connaissance réelle qu’il en avait ne fût pas fort inférieure à celle dont il s’était vanté. Je fixai le montant de ses gages, et me réservai le privilège de le congédier quand il me plairait, en le prévenant une semaine d’avance. Enfin, après avoir essuyé une sévère réprimande sur sa conduite du jour précédent, il me quitta confus en apparence, mais intérieurement triomphant, et se hâta, sans doute, d’aller raconter à bon ami le chantre qui buvait dans la cuisine le coup du matin, comment il était venu à bout du jeune gentilhomme anglais.

Conformément à ma promesse je me rendis ensuite chez le bailli Nicol Jarvie. Un bon déjeuner avait été préparé dans le parloir où se tenait ordinairement ce digne magistrat : chez lui cette pièce servait à plusieurs usages. Aussi empressé que bienveillant, il avait tenu parole, et je trouvai près de lui mon ami Owen, qui s’étant amplement servi de la brosse, des rasoirs et de l’aiguière, était un homme tout différent d’Owen prisonnier avec une longue barbe et un visage pâle et abattu. Cependant le sentiment des embarras pécuniaires dont il était entouré de tous côtés occupait vivement son esprit, et l’embrassement presque paternel que je reçus de ce brave homme fut accompagné d’un soupir arraché par la plus pénible inquiétude. Pendant le déjeuner, son regard fixe, et son air soucieux, si différent de la sérénité imperturbable qui régnait ordinairement sur son visage, indiquaient qu’il employait toute son arithmétique à calculer intérieurement le nombre de jours, d’heures et de minutes qui devaient encore s’écouler avant l’échéance des lettres de change dont le non paiement allait déshonorer et perdre le grand établissement commercial d’Osbaldistone et Tresham. Je me trouvai donc seul chargé de faire honneur à l’hospitalité de notre hôte ; à son thé, venant en droite ligne de la Chine, et qu’il avait reçu en présent, me dit-il, d’un armateur de Wapping ; à son café, recueilli sur une petite plantation qu’il possédait, me dit-il en clignant de l’œil, dans l’île de la Jamaïque, et qu’on appelait le Bois de Salt-Market ; enfin à son ale d’Angleterre, à son saumon sec écossais, à ses harengs de Lochfine, et même à sa nappe de double damas, tissue, comme vous le devinez, de la propre main de feu son père le digne diacre Jarvie.

M’étant concilié la bienveillance de notre hôte par ces petites attentions qui gagnent le cœur de la plupart des hommes, et le voyant de la meilleure humeur, j’essayai à mon tour d’en obtenir quelque renseignement qui pût me servir de règle de conduite et satisfaire en même temps ma curiosité. Nous n’avions encore jusque là fait aucune allusion aux événements de la nuit précédente, ce qui fit peut-être que ma question lui parut un peu brusque, lorsque, abordant le sujet sans préambule, je profitai d’une pause qui eut lieu après l’histoire de la nappe, qu’allait suivre celle des serviettes, pour lui dire : « À propos, monsieur Jarvie, dites-moi donc, je vous prie, quel est ce M. Robert Campbell que nous avons rencontré cette nuit. »

À cette interrogation, le brave magistrat, pour me servir de l’expression vulgaire, parut tomber de son haut.

« Qui est monsieur Campbell ? hein ? hé ! Qui est M. Robert Campbell, dites-vous ?

— Oui, je voudrais savoir qui il est, ce qu’il fait.

— Eh ! mais, il est… ma foi, il est… Et où l’avez-vous rencontré ce M. Robert Campbell, comme vous l’appelez ?

— Je l’ai rencontré par hasard, il y a quelques mois, dans le nord de l’Angleterre.

— Eh bien alors, monsieur Osbaldistone, vous en savez sur lui autant que moi.

— C’est ce qui n’est pas probable, monsieur Jarvie, puisqu’il paraît que vous êtes son parent et son ami.

— Il y a bien quelque cousinage entre nous, dit le bailli avec répugnance, mais nous nous sommes vus rarement depuis que Rob a abandonné le commerce de bestiaux ; le pauvre garçon a été rudement traité par des gens qui auraient mieux fait d’y prendre garde, car ils n’y ont pas trouvé leur compte, assurément. Il y en a plusieurs maintenant qui voudraient bien n’avoir pas chassé le pauvre Robin du marché de Glasgow ; et qui aimeraient mieux le voir à la queue de trois cents bœufs qu’à la tête d’une trentaine de garnements qui sont un plus mauvais bétail.

— Tout cela, monsieur, ne m’explique pas le rang de M. Campbell dans le monde, ses habitudes et ses moyens d’existence.

— Son rang : c’est celui d’un gentilhomme montagnard, et il n’y en a pas de plus noble que celui-là. Quant à ses habitudes, il porte le costume des montagnards lorsqu’il est dans son pays, et des culottes quand il vient à Glasgow ; et quant à ses moyens d’existence, qu’avons-nous besoin de nous en inquiéter, tant qu’il ne nous demande rien ? Mais je n’ai pas le temps de parler plus au long sur ce sujet, il faut que nous nous occupions des affaires de votre père. »

En parlant ainsi il prit ses lunettes, et se mit à examiner un état de situation que M. Owen crut devoir lui communiquer sans réserve. Le peu que je connaissais des affaires me permettait pourtant de sentir que rien n’était plus judicieux et plus juste que les vues de M. Jarvie sur les matières soumises à son examen, et je lui dois la justice d’ajouter qu’il y régnait une grande probité, et même quelquefois de la noblesse. Il se gratta pourtant l’oreille à plusieurs reprises en voyant la balance de compte, porté au débit de la maison Osbaldistone et Tresham, à son profit.

« C’est peut-être une grande perte, observa-t-il, et sur ma conscience, quoi qu’en puissent penser vos marchands d’or de Lombard-Street, c’en serait une très-importante pour un négociant de Salt-Market de Glasgow. Ce serait un beau fleuron enlevé à ma couronne. Mais enfin cela ne ferait pas encore manquer ma maison, j’espère ; et quand cela serait, je n’imiterai jamais la bassesse de ces corbeaux de Gallowgate. Si vous devez me faire perdre, je n’oublierai jamais que vous m’avez fait gagner plus d’une bonne livre sterling. Ainsi, dussent les choses en venir au pis, je n’attacherai pas la tête de la truie à la queue du pourceau. »

Je ne comprenais pas très-bien la force de ce dernier proverbe, qui semblait servir de consolation à M. Jarvie ; mais il m’était facile de voir qu’il prenait un intérêt bienveillant et amical aux affaires de mon père : en effet, il suggéra plusieurs expédients, approuva quelques uns des plans proposés par Owen, et, par son appui autant que par ses conseils, parvint à éclaircir le sombre nuage de tristesse qui était répandu sur le front de ce fidèle délégué de la maison de mon père.

Comme, dans tout ceci, j’étais spectateur oisif, et que je montrai plus d’une fois du penchant à revenir sur Campbell, sujet peu agréable à M. Jarvie, et qui paraissait l’embarrasser beaucoup, le magistrat me congédia sans beaucoup de cérémonie, en me conseillant d’aller me promener du côté du collège, où je trouverais des gens qui me parleraient grec et latin. « Au moins ils coûtent assez d’argent pour cela, ajouta-t-il, et s’ils n’en profitent pas, il faut que ce soit le diable qui le fasse à leur place. Et puis vous pourrez lire aussi la Traduction des saintes Écritures du digne M. Zacharie Boyd. En fait de poésie, il ne peut y avoir rien de mieux que cela, à ce que m’ont dit des gens qui s’y connaissent ou qui doivent s’y connaître. Mais surtout, reprit-il avec cordialité, revenez dîner avec moi à une heure précise. Nous aurons un gigot de mouton, et peut-être une tête de bélier, car c’est la saison. Ne manquez pas d’être exact : une heure ; c’est celle à laquelle mon père le diacre et moi nous avons toujours dîné, et jamais nous ne l’avons retardée pour personne.


CHAPITRE XXV.

LE DUEL.


Tel le pasteur de la Thrace est placé en embuscade pour atteindre l’ours qu’il poursuit ; et lorsqu’il entend de loin sa marche dans le bois, au frémissement des feuilles et au frottement des branches qu’il écarte en passant : Voilà, pense-t-il, mon mortel ennemi, et c’est ici que l’un de nous deux doit périr.
Palamen et Arcite.


Suivant le conseil de M. Jarvie, je pris la route qui menait au collège, moins dans l’intention d’y chercher un objet d’intérêt ou de distraction, que pour mettre de l’ordre dans mes idées et réfléchir sur ma conduite future. Je parcourus cet antique édifice, allant d’une cour à une autre, et de là j’entrai dans le jardin qui sert de promenade. La solitude de cet endroit m’ayant plu (car c’était l’heure de la classe), j’y fis plusieurs tours, méditant sur la bizarrerie de ma destinée.

D’après les circonstances qui avaient marqué ma première entrevue avec Campbell, je ne pouvais douter que cet individu ne fût engagé dans quelque entreprise désespérée ; et la répugnance que M. Jarvie avait à parler de sa personne et de ses occupations, jointe au souvenir de la scène qui s’était passée dans la prison la nuit précédente, semblait confirmer ce soupçon. Cependant c’est à cet homme que Diana Vernon n’avait pas hésité à s’adresser en ma faveur, et la conduite du magistrat à son égard offrait un singulier mélange de blâme et de bienveillance, de pitié et de mépris ; il fallait donc qu’il y eût quelque chose d’extraordinaire dans la situation et dans le caractère de ce Campbell : mais, ce qui l’était plus encore, c’est l’influence que sa destinée semblait devoir exercer sur la mienne et le lien secret qui paraissait l’y unir. Je résolus, à la première occasion, de serrer de près M. Jarvie et d’en tirer le plus de détails possible sur ce mystérieux personnage, afin de me mettre en état de juger si je pouvais, sans nuire à ma réputation, entretenir avec lui les relations dans lesquelles il paraissait vouloir m’engager.

Tandis que ces réflexions occupaient mon esprit, j’aperçus au bout de l’allée dans laquelle je me promenais, trois personnes qui paraissaient engagées dans une conversation très-animée. Cette impression que nous éprouvons comme par instinct à l’approche de ceux que nous aimons ou que nous haïssons avec violence, me convainquit tout à coup, en voyant ces trois hommes, que l’individu qui tenait le milieu était Rashleigh Osbaldistone. Mon premier mouvement fut de l’aborder, mon second de le suivre jusqu’à ce qu’il fût seul, ou du moins de voir quels étaient ses compagnons. Ce groupe était encore assez éloigné de moi, et semblait occupé d’une conversation si intéressante que j’eus le temps de me glisser, sans être aperçu, de l’autre côté d’une petite haie qui ne masquait qu’imparfaitement l’allée où je me promenais.

C’était alors la mode, pour les jeunes gens et les élégants, de porter, le matin à la promenade, par-dessus leur habit, un manteau écarlate, souvent brodé ou galonné, quelquefois même de s’en couvrir une partie du visage. Grâce à cette mode que j’avais adoptée, et à la haie derrière laquelle je m’étais glissé, je passai près de mon cousin sans que ni lui ni ses compagnons me remarquassent autrement que comme un étranger. Je ne fus pas peu surpris de reconnaître dans l’un d’eux ce même Morris qui m’avait fait citer chez le juge Inglewood, et M. Mac-Vittie le négociant, dont le maintien roide et repoussant m’avait prévenu si défavorablement la veille.

Il n’était pas possible de se faire l’idée d’une réunion de plus mauvais augure pour mes affaires et celles de mon père. Je me rappelai la funeste accusation que Morris avait portée contre moi, accusation qu’il serait peut-être aussi facile de l’amener à renouveler qu’il l’avait été de la lui faire retirer en l’intimidant. Je songeai aux moyens funestes que possédait Mac-Vittie de nuire aux affaires de mon père, influence attestée par l’emprisonnement d’Owen ; et quelles ne devaient pas être mes craintes en voyant l’union de ces deux hommes avec celui dont les talents pour faire le mal n’étaient guère inférieurs à ceux de l’esprit infernal lui-même, et pour lequel ma répugnance s’élevait jusqu’à l’effroi !

Lorsqu’ils se furent éloignés de quelques pas, je me retournai, et les suivis sans être observé. Au bout de l’allée, ils se séparèrent ; Morris et Mac-Vittie quittèrent le jardin, où Rashleigh continua de se promener. Je me déterminai alors à l’aborder et à lui demander réparation du tort qu’il avait fait à mon père, quoique j’ignorasse encore de quelle manière je pourrais l’obtenir. Toutefois je m’abandonnai au hasard, et, jetant en arrière le manteau qui m’enveloppait, je traversai la haie et me présentai soudainement devant Rashleigh, qui paraissait absorbé dans une profonde rêverie.

Rashleigh n’était pas homme à se laisser surprendre ni intimider par aucun événement soudain ; cependant il tressaillit en me voyant paraître tout à coup devant lui, le visage enflammé par l’indignation qui m’animait.

« Je suis bien aise de vous rencontrer, monsieur, lui dis-je ; car j’allais entreprendre, pour vous chercher, un long voyage, qui eût probablement été inutile.

— Vous connaissez mal celui que vous cherchez, dit Rashleigh avec son flegme ordinaire. Mes amis me trouvent facilement ; mes ennemis plus facilement encore. Votre abord m’oblige à vous demander dans laquelle de ces deux classes je dois ranger M. Francis Osbaldistone.

— Dans celle de vos ennemis, monsieur, répondis-je, de vos ennemis mortels, à moins que vous ne rendiez immédiatement justice à mon père, à votre bienfaiteur, en restituant ce que vous lui avez enlevé.

— Et à qui, moi, membre de la maison de commerce de votre père, monsieur Osbaldistone, suis-je tenu de rendre compte de mes transactions dans des affaires qui, sous tous les rapports, sont devenues les miennes ? Sûrement ce ne peut être à un jeune homme dont le goût exquis en littérature lui rendrait ces discussions fatigantes et inintelligibles.

— Ce sarcasme, monsieur, n’est pas une réponse ; je ne vous quitterai pas que vous ne m’ayez donné pleine et entière satisfaction. Vous allez me suivre chez un magistrat.

— Je vous suis. » Il fit quelques pas comme pour m’accompagner ; puis s’arrêtant, il reprit : « Si j’étais disposé à faire ce que vous désirez, vous sentiriez bientôt qui de nous deux a le plus lieu de craindre la présence d’un magistrat ; mais je n’ai nul désir d’accélérer votre destin… Allez, jeune homme ; amusez-vous de vos fantaisies poétiques, et laissez les affaires de la vie réelle à ceux qui les entendent et savent les diriger. »

Son intention, je pense, était de m’irriter encore davantage, et il y réussit. « Monsieur Osbaldistone, ce ton de froide insolence ne vous réussira pas. Vous devriez savoir que le nom que nous portons tous deux ne sut jamais se soumettre à une insulte, et il n’en souffrira point dans ma personne.

— Vous me rappelez, s’écria-t-il en me lançant un regard féroce, qu’il a été outragé dans la mienne, et par qui. Croyez-vous que j’aie oublié cette soirée où vous m’insultâtes impunément. Cette insulte ne peut être lavée que dans le sang. Vous me rendrez compte de votre obstination à contrarier tous mes desseins, et de celle avec laquelle, dans ce moment même, vous cherchez à traverser des plans dont vous n’êtes capable ni de connaître ni d’apprécier l’importance ; oui, vous me devez un long et terrible compte, et le jour ne viendra que trop tôt pour vous.

— Quel que soit le lieu, le moment, vous me trouverez toujours prêt. Mais vous oubliez la plus grave de vos récriminations : j’ai eu le bonheur d’aider le bon sens et la vertu de miss Vernon à démêler vos infâmes complots, et à s’en préserver. »

Un feu sombre jaillit de ses yeux, comme s’il s’apprêtait à me dévorer. Cependant sa voix conserva la même expression de calme qu’il avait soutenue jusqu’à ce moment.

« J’avais d’autres vues sur vous, jeune homme, des vues moins hasardeuses, plus conformes à mon caractère actuel et à ma première éducation. Mais je vois que vous cherchez le châtiment dû à votre folle insolence… Suivez-moi dans un lieu plus retiré, où nous soyons moins exposés à être interrompus. »

Je le suivis, l’œil fixé sur ses moindres mouvements, car je le croyais capable de tout. Nous arrivâmes à un enclos fort désert, planté dans le goût hollandais, avec des haies symétriquement taillées et quelques statues. Heureusement pour moi j’étais sur mes gardes, car l’épée de Rashleigh était sur ma poitrine avant que j’eusse pu jeter bas mon manteau et dégainer la mienne ; je ne sauvai ma vie qu’en sautant en arrière d’un pas ou deux. La différence des armes était à son avantage, car son épée était plus longue que la mienne, et à lame triangulaire, comme celles généralement en usage aujourd’hui, tandis que la mienne était ce qu’on appelle une lame saxonne, étroite, plate, et bien moins facile à manier que celle de mon ennemi. Sous les autres rapports la partie était à peu près égale, car si j’avais l’avantage de l’adresse et de l’agilité, Rashleigh avait plus de vigueur et de sang-froid. Il se battait pourtant avec furie plutôt qu’avec courage, avec ce dépit concentré et cette soif de sang qui, en se couvrant d’une apparente tranquillité, donne au crime un aspect plus hideux encore, car elle le montre comme le résultat d’une froide préméditation. Malgré son vif désir de sortir vainqueur de ce combat, il ne fut pas un seul instant hors de garde, et se tint constamment sur la défensive, tout en méditant les coups les plus mortels.

Je soutins d’abord le combat avec modération. Mes passions, quoique violentes, n’étaient pas haineuses, et les deux ou trois minutes qui s’étaient écoulées en marchant avec Rashleigh, m’avaient donné le temps de réfléchir qu’il était le neveu de mon père, le fils d’un oncle qui, à sa manière, m’avait témoigné de l’amitié, et que s’il tombait sous mes coups, cet événement ne pouvait causer que beaucoup de chagrin dans la famille. Ma première résolution avait donc été de désarmer mon antagoniste, manœuvre à laquelle, plein de confiance dans la supériorité de mon expérience et de mon adresse, je ne m’attendais pas à trouver beaucoup de difficultés. Mais je m’aperçus bientôt que j’avais affaire à forte partie, et deux ou trois passes dangereuses auxquelles j’eus de la peine à échapper m’avertirent de mettre plus de prudence dans ma manière de combattre. Par degrés je me sentis exaspérer par l’acharnement avec lequel Rashleigh semblait en vouloir à ma vie, et je lui rendis ses attaques avec une animosité presque égale à la sienne, de façon que l’issue du combat menaçait d’être tragique ; elle pensa bientôt l’être à mes dépens. Mon pied glissa en portant une botte à mon adversaire, et je ne pus me relever assez tôt pour être prêt à la riposte ; son épée, traversant ma veste, m’effleura seulement les côtes et ressortit par le dos de mon habit ; mais le coup avait été porté avec tant de force, que la garde me frappa la poitrine avec une violence qui me causa une vive douleur, et me fit croire que j’étais mortellement blessé. Altéré de vengeance, je saisis de la main gauche la poignée de son épée, et relevant la mienne j’allais la lui passer à travers du corps, quand un homme se jetant au milieu de nous, nous sépara de vive force, en s’écriant d’une voix haute et imposante : Quoi ! les fils de deux frères qui ont sucé le même lait, répandent ici leur sang comme s’ils étaient étrangers l’un à l’autre ! Par la tête de mon père, le premier qui portera un autre coup périra de ma main. »

Je levai des yeux étonnés ; c’était Campbell. Tout en parlant, il brandissait un sabre nu autour de sa tête, comme pour donner plus de force à sa médiation. Rashleigh et moi le regardions en silence. Alors Campbell, s’adressant à chacun de nous successivement : « Croyez-vous, monsieur Francis, dit-il, rétablir le crédit de votre père en coupant la gorge à votre cousin, ou en vous la faisant couper dans le parc du collège de Glasgow ?… Et vous, monsieur Rashleigh, croyez-vous que l’on voudra confier sa vie et sa fortune à quelqu’un qui, chargé d’une grande responsabilité et des plus puissants intérêts politiques, se prend de querelle comme un ivrogne ? Pourquoi me regarder de travers ? si vous êtes fâché de ce que je dis, vous n’ignorez pas que vous êtes le maître de renoncer à l’entreprise.

— Vous abusez de ma situation présente, répliqua Rashleigh, sans quoi vous n’auriez pas osé intervenir dans une affaire où mon honneur est intéressé.

— Bah, bah ! je n’aurais pas osé ; et où est donc la présomption ? Vous pouvez être et vous êtes probablement le plus riche de nous deux, monsieur Osbaldistone… vous pouvez être aussi le plus savant, j’en conviens encore, mais vous n’êtes ni le plus brave ni le plus noble, et ce sera une nouvelle pour moi quand j’apprendrai que vous êtes le meilleur… Je n’aurais pas osé, dites-vous… Il y a en vérité bien de la témérité là-dedans ! Moi, qui vous parle, croyez-vous que je n’aie pas taillé autant de besogne qu’aucun de vous deux, sans songer seulement le soir à ce que j’avais fait le matin… sans m’inquiéter si j’aurais soif sur la montagne, non plus que sur la grande route ou dans cet endroit sablé, ce qui est à peu près la même chose ? »

Rashleigh avait repris son empire sur lui-même. « Mon cousin, dit-il, reconnaîtra qu’il a provoqué cette querelle ; je ne la cherchais pas. Je suis bien aise que nous ayons été interrompus avant que j’aie châtié sa témérité d’une manière plus sévère.

— Êtes-vous blessé ? » me demanda Campbell d’un air d’intérêt. « Ce n’est qu’une légère égratignure, dis-je, et mon digne cousin ne s’en serait pas vanté long-temps si vous ne fussiez survenu.

— Ma foi, cela est vrai, monsieur Rashleigh, dit Campbell, car il est probable que le fer allait faire connaissance avec votre sang lorsque j’ai arrêté le bras de M. Frank ; ainsi ne chantez pas victoire, et ne ressemblez pas à une truie qui sonne la trompette[99]. Mais venez faire un tour avec moi ; j’ai à vous apprendre des nouvelles qui vous calmeront, et votre colère se refroidira comme la soupe de Mac-Gibbon quand il la met à la fenêtre.

— Pardonnez-moi, monsieur, lui dis-je, vos intentions à mon égard m’ont semblé bienveillantes dans plus d’une occasion ; mais je ne consentirai pas à perdre de vue cet homme que je ne lui aie fait rendre les papiers de mon père, dont il s’est emparé par trahison, et avec eux les moyens de faire honneur à ses engagements.

— Vous êtes fou, jeune homme, dit Campbell ; laissez-nous partir. Voulez-vous avoir affaire à deux hommes maintenant ? Un seul vous suffisait, je crois.

— Vingt, s’il le faut, » répondis-je en mettant la main sur le collet de Rashleigh qui ne fit aucune résistance, mais qui dit avec un sourire insultant :

« Vous l’entendez, Mac-Gregor ; il se précipite au-devant de sa destinée, sera-ce ma faute s’il en est entraîné ? Les mandats sont expédiés en ce moment, et tout est prêt. »

Le montagnard était évidemment embarrassé ; il regarda devant, derrière et tout autour de lui, et dit : « Du diable si je donne jamais mon consentement à ce qu’il soit maltraité pour avoir défendu les intérêts de son père ! Que la malédiction de Dieu et la mienne retombent sur tous les magistrats, juges de paix, baillis, shérifs, officiers du shérif, constables, enfin sur tout ce bétail noir qui, depuis une centaine d’années, est la peste de la pauvre vieille Écosse. Le monde allait bien mieux quand chacun se chargeait de faire respecter ses droits, et que le pays n’était pas infesté de mandats, d’assignations et de toute cette maudite engeance. Mais je le répète, ma conscience ne me permet pas de voir ce pauvre jeune homme persécuté, et surtout de cette manière. J’aimerais mieux vous voir de nouveau aux prises, et vous battre comme de braves et honnêtes gens.

— Votre conscience, dites-vous, Mac-Gregor ? dit Rashleigh : vous oubliez donc combien il y a de temps que nous nous connaissons ?

— Oui, ma conscience, répéta Campbell ou Mac-Gregor, quel que fût son nom ; oui, monsieur Osbaldistone, il existe en moi quelque chose de pareil, et c’est peut-être en cela que j’ai l’avantage sur vous. Quant à notre ancienne connaissance, si vous me connaissez, monsieur Rashleigh, vous savez aussi quelles sont les circonstances qui m’ont fait ce que je suis ; et, quoi que vous en puissiez penser, je ne voudrais pas changer de sort avec le plus orgueilleux des persécuteurs qui m’ont réduit à n’avoir d’autre asile que les bruyères des montagnes. Vous, monsieur Rashleigh, je vous connais aussi ; mais pourquoi êtes-vous ce que vous êtes, c’est ce qui n’est connu que de vous, et ce que personne ne saura qu’au grand jour du jugement. Maintenant, monsieur Frank, lâchez-lui le collet, car il parle vrai quand il dit que vous avez plus à craindre d’un magistrat que lui-même. Oui, votre cause fût-elle droite comme le vol d’une flèche, il trouverait moyen de la faire aller de travers. Ainsi, comme je vous le disais, lâchez son collet. «

Il accompagna ces paroles d’un effort si soudain et si vigoureux, qu’il débarrassa Rashleigh, et, malgré ma résistance, il me saisit les bras avec la force d’Hercule, en s’écriant : « Profitez du moment, monsieur Rashleigh ; montrez qu’une bonne paire de jambes vaut deux paires de bras : ce ne sera pas la première fois que cela vous sera arrivé.

— Cousin, dit Rashleigh, vous pouvez remercier monsieur si je vous quitte avant de vous avoir entièrement payé ma dette ; mais si je pars, ce n’est qu’avec l’espoir que nous nous retrouverons bientôt sans qu’il y ait possibilité d’interruption. »

Il ramassa son épée, l’essuya, la remit dans le fourreau, et se perdit bientôt parmi les arbres.

Le montagnard, moitié par force, moitié par conviction, m’empêcha de le suivre, car j’avoue que je commençais à croire que cela ne me servirait pas à grand’chose. Voyant alors qu’il n’était plus nécessaire de me serrer si fortement et que je paraissais disposé à rester tranquille :

« Par le pain qui me nourrit, me dit-il, je n’ai jamais vu de tête si opiniâtre ! Je crois vraiment qu’il n’y a pas d’homme auquel je n’eusse tordu le cou s’il m’avait causé la moitié autant de peine pour le retenir. Que vouliez-vous faire ? c’était suivre le loup dans son antre. Je vous dis qu’il a tendu ses filets autour de vous. Il a retrouvé le collecteur Morris et lui a fait renouveler toute sa vieille histoire : n’espérez pas ici de moi le secours que vous en avez eu chez le juge Inglewood. Il n’est pas bon pour ma santé de m’approcher de trop près de ces diables de baillis. Allons, retournez chez vous comme un bon garçon, occupez-vous de vos affaires, et laissez les autres s’occuper des leurs. Évitez la présence de Rashleigh, de Morris, et de cet autre animal Mac-Vittie. Songez au clachan d’Aberfoïl, et, foi de gentilhomme, je le répète, je ne souffrirai pas qu’on vous fasse aucun tort. Mais tenez-vous tranquille jusqu’à ce que nous nous revoyions. Il faut que je trouve le moyen de faire sortir Rashleigh de la ville avant qu’il vous joue quelque mauvais tour, car c’est un démon plein de détours et de malice. Adieu, n’oubliez pas le clachan d’Aberfoïl. «

Il partit, et me laissa méditer sur les singuliers événements qui venaient de m’arriver. Mon premier soin fut de rajuster mes vêtements et de remettre mon manteau, que j’arrangeai de manière à cacher le sang qui coulait de mon côté droit. J’avais à peine fini, que les classes du collège étant terminées, la plupart des écoliers se répandirent dans les jardins. Je me dirigeai vers la demeure de M. Jarvie, car l’heure du dîner approchait. Ayant trouvé sur ma route une boutique de peu d’apparence, dont l’enseigne annonçait qu’elle était tenue par Cristophe Nelson, chirurgien et apothicaire, j’y entrai, et demandai à un petit garçon qui pilait quelque drogue dans un mortier, de me procurer une audience de ce savant pharmacopole. Il ouvrit la porte de l’arrière-boutique, où je trouvai un vieillard fort vif, qui secoua la tête d’un air d’incrédulité lorsque je lui dis qu’en faisant une partie d’escrime le bouton du fleuret de mon antagoniste s’était cassé et m’avait fait au côté une forte égratignure. En faisant son pansement, il observa que le fleuret qui m’avait blessé n’avait jamais eu de bouton. « « Ah, jeunes gens ! jeunes gens ! ajouta-t-il. Mais nous autres chirurgiens, nous sommes une race discrète. Et puis, sans l’effervescence et l’impureté du sang, que deviendraient les deux facultés savantes ? »

Il me congédia avec cette réflexion morale, et je ne ressentis que fort peu de douleur et de gêne de cette égratignure.


CHAPITRE XXVI.

LES HAUTES TERRES D’ÉCOSSE.


Les profondeurs des montagnes nourrissent une race de fer, ennemie des habitants plus paisibles des plaines ; qui, forte de la confiance que lui inspirent ses rochers inaccessibles, asile d’une liberté pauvre et grossière, insulte à l’abondance des vallées qui sont à ses pieds.
Gray.


« Qui vous fait venir si tard ? » me dit M. Jarvie lorsque j’entrai dans la salle à manger de ce brave magistrat. « Il y a plus de cinq minutes qu’une heure est sonnée. Mattie est venue deux fois pour servir le dîner. Il est heureux pour vous que ce soit une tête de bélier qui peut attendre sans danger : une tête de mouton trop cuite est un vrai poison, comme disait mon père. Il était fort amateur de l’oreille, le digne homme ! »

Je m’excusai le mieux que je pus de mon manque d’exactitude, et on se mit bientôt à table. M. Jarvie en fit les honneurs avec beaucoup de gaieté et de cordialité, nous servant avec profusion les délicatesses écossaises dont elle était chargée, et dont la saveur accommodait peu nos palais du sud. Connaissant les usages de la société, je paralysais avec adresse les effets de cette persécution toute bienveillante ; mais Owen, dont la politesse était plus stricte et plus formaliste, voulait d’ailleurs témoigner autant qu’il était en lui ses égards pour l’ami de notre maison : il était plaisant de le voir avaler avec une triste résignation chaque bouchée de mouton dont son assiette était chargée, tout en faisant à contrecœur l’éloge de ces mets qui lui paraissaient détestables.

Lorsque la nappe fut enlevée, M. Jarvie prépara de ses mains un petit bol de punch à l’eau-de-vie, le premier qu’il me fût arrivé de voir faire ainsi.

Les citrons venaient de sa petite ferme là-bas, nous assura-t-il en faisant un mouvement d’épaules significatif qui indiquait qu’il voulait parler des Indes occidentales, et il avait appris l’art de préparer cette liqueur du vieux capitaine Coffinkey, qui, ajouta-t-il à demi-voix, l’avait appris lui-même parmi les flibustiers. « Ce n’en est pas moins une excellente liqueur, continua-t-il en nous en servant à la ronde, et de bonnes marchandises peuvent sortir d’une mauvaise boutique. Quant au capitaine Coffinkey, c’était un fort honnête homme quand je l’ai connu, si ce n’est qu’il jurait effroyablement ; mais il est mort et est allé rendre ses comptes. J’espère qu’ils auront été acceptés ; oui, il faut l’espérer. »

Nous trouvâmes la liqueur fort agréable, et elle donna lieu à une longue conversation entre Owen et notre hôte sur les débouchés que l’Union avait procurés au commerce entre Glasgow et les colonies anglaises de l’Amérique et des îles. Owen ayant avancé qu’il ne croyait pas que cette ville pût faire des chargements considérables pour ces pays sans tirer des marchandises de l’Angleterre, M. Jarvie s’écria avec chaleur :

« Non, non monsieur, nous nous en tenons à notre fonds, et nous n’avons besoin que de fouiller dans nos propres poches… Nous avons nos serges de Stirling, nos étoffes de laine de Musselburgh, notre bonneterie d’Aberdeen et d’Édimbourg ; voilà pour ce qui concerne le lainage. Quant aux toiles, nous en avons de toute espèce, de meilleure qualité et moins chères qu’à Londres même. Les menues quincailleries et merceries de Manchester et de Sheffield, les poteries de Newcastle, sont ici à aussi bon marché qu’à Liverpool. Pour ce qui est des cotons et des mousselines, je crois que nous ne sommes pas en arrière. Non, non, monsieur. Un hareng n’emprunte pas les nageoires de son voisin, un mouton se soutient sur ses propres jambes, et nous autres gens de Glascow nous n’avons besoin de l’aide de personne. Ceci n’est guère amusant pour vous, monsieur Osbaldistone, » ajouta-t-il en remarquant que depuis long-temps je gardais le silence ; « « mais vous savez qu’il faut toujours qu’un sellier parle de harnais. »

Je m’excusai en alléguant les circonstances pénibles au milieu desquelles je me trouvais et les aventures de la matinée. Je fis naître ainsi, comme je le désirais, l’occasion de les raconter en détail sans être interrompu. J’omis seulement de parler de la blessure que j’avais reçue, comme trop insignifiante pour s’en occuper. M. Jarvie m’écouta avec un air d’attention et de vif intérêt, clignotant de temps en temps ses petits yeux gris, prenant du tabac, et ne m’interrompant que par de courtes interjections. Quand j’arrivai à la circonstance du combat, Owen croisa les bras, et leva les yeux au ciel avec l’expression de la douleur et de la surprise ; M. Jarvie interrompit ma narration en s’écriant : « Voilà qui est mal, très-mal ! lever l’épée sur un parent est une chose défendue par les lois de Dieu et des hommes ; et il y a peine d’amende et d’emprisonnement contre quiconque l’a tirée dans les rues d’une ville du royaume. Le parc du collège n’est pas un lieu privilégié ; et il me semble que là surtout doivent régner la tranquillité et la paix. On n’a pas donné au collège 600 bonnes livres sterling de rente sur les revenus des évêques (peste soit de cette race maudite et de ses revenus !), ni la jouissance d’un bail que lui fait l’archevêché de Glascow, pour laisser de jeunes fous se battre dans son enceinte. C’est déjà trop que les écoliers jettent des boules de neige aux passants ; de sorte que Mattie et moi, lorsque nous la traversons, il nous faut faire, moi un salut, elle une révérence, ou nous préparer à en recevoir une grêle sur la tête[100]. On devrait y mettre ordre… Mais voyons, finissez votre histoire. Qu’arriva-t-il ensuite ? »

Lorsque je parlai de l’arrivée soudaine de Campbell, M. Jarvie se leva frappé de surprise, et se promena à grands pas dans la chambre en s’écriant : « Encore Robin ! Il faut qu’il soit fou ou pis que cela… Vous verrez qu’on entendra publier un jour que Rob a été pendu et a couvert de honte toute sa famille. Si mon père le diacre lui a fait sa première paire de bas, j’ai bien peur que le diacre de Threeplie le cordier ne lui fasse sa dernière cravate. Oui, oui, le pauvre Robin est en beau chemin d’être pendu. Mais voyons, voyons, écoutons la fin. »

Je terminai mon récit avec toute l’exactitude que je pouvais y mettre ; cependant M. Jarvie trouvant quelques passages peu clairs pour lui, je fus obligé de lui raconter l’histoire de Morris et celle de mon entrevue avec Campbell chez le juge Inglevood. Il me prêta une attention sérieuse, et garda le silence quelque temps après que j’eus achevé ma narration.

« Maintenant, monsieur Jarvie, dis-je enfin, il me reste à vous demander des conseils sur ce que j’ai de mieux à faire dans l’intérêt de mon père et dans celui de mon honneur.

— Voilà qui est bien parler, jeune homme ; c’est bien parler ! demandez toujours les conseils de ceux qui sont plus âgés et plus sages que vous, et ne ressemblez pas à l’impie Jéroboam, qui se conduisit d’après les avis de jeunes étourdis imberbes, négligeant les vieux conseillers de son père Salomon, dont la sagesse, comme l’observa avec justesse M. Meiklejohn dans un sermon sur ce chapitre de la Bible, s’était sans doute répandue parmi eux. Toutefois ici il ne s’agit pas d’honneur, mais de crédit. Honneur est un homicide, un buveur de sang qui parcourt les rues en cherchant des querelles ; mais Crédit est une créature honnête et pacifique qui reste chez lui et fait bouillir la marmite.

— Assurément, monsieur Jarvie, dit notre ami Owen, le crédit est un capital qu’il faut que nous sauvions, quel que puisse être l’escompte.

— Vous avez raison, monsieur Owen, vous avez raison ; vous parlez bien et sagement, et j’espère que les cartes se débrouilleront. Mais pour en revenir à Robin, je crois qu’il rendra service à ce jeune homme s’il en a les moyens. Il a un bon cœur, ce pauvre Robin, et quoique j’aie perdu autrefois avec lui 200 livres d’Écosse, et que je n’aie pas grand espoir de revoir les 1,000 livres qu’il a promis de me rendre, cela ne m’empêchera pas de dire que Rob est plein de bonnes intentions.

— D’après cela, je dois le regarder comme un honnête homme, répliquai-je.

— Hem, » dit M. Jarvie avec une espèce de toux qui décelait son embarras ; « oui, il a une espèce de probité montagnarde. Il est honnête à sa manière, comme on dit. Mon père le diacre riait toujours en me racontant l’origine de ce proverbe. Un certain capitaine Costlett vantait beaucoup sa loyauté pour le roi Charles, et le clerc Pettigrew (dont vous avez sans doute entendu parler souvent) lui demanda de quelle manière il avait servi le roi quand il combattait contre lui à Worcester dans l’armée de Cromwell ; le capitaine, qui avait la repartie prompte, lui répondit qu’il l’avait servi à sa manière, et le mot a fait fortune. Mon honnête homme de père riait de tout son cœur quand il contait cette plaisanterie.

— Mais pensez-vous, dis-je, que cet homme me serve réellement à sa manière ? que je doive aller au rendez-vous qu’il m’a assigné ?

— Franchement, et véritablement, cela vaut la peine de le tenter. Vous voyez d’ailleurs que vous courez des dangers en restant ici. Ce garnement de Morris a un emploi à la douane de Greenok, port peu éloigné d’ici, et quoique tout le monde sache que c’est un animal à deux pieds, avec une tête d’oie et un cœur de poule, qui se promène sur le quai et tourmente les pauvres gens à propos de permis, de transits et d’autres vexations de ce genre, cependant s’il fait une déclaration contre vous, il n’y a pas de doute qu’un magistrat sera obligé de la recevoir ; et il pourrait en résulter pour vous d’être renfermé entre quatre murs, ce qui n’arrangerait pas les affaires de votre père.

— Cela est vrai, repris-je ; et cependant quel service puis-je lui rendre en quittant Glasgow, qui, je dois le croire, est le principal théâtre des complots de Rashleigh ? Dois-je me confier à la foi incertaine d’un homme dont je ne sais autre chose sinon qu’il craint la justice, et qu’il a sans doute de bonnes raisons pour cela ; d’un homme qui pour quelque dessein secret est vraisemblablement dangereux, et en relations intimes avec l’auteur de notre ruine ?

— Vous jugez Rob sévèrement, trop sévèrement, le pauvre garçon. Mais la vérité est que vous ne vous faites pas une idée de nos montagnes ou hautes terres, comme nous les appelons. La race qui les habite est toute différente de la nôtre. Il n’y a pas de baillis parmi eux, pas de magistrats qui portent le glaive de la justice comme le portait le digne diacre mon père, et je puis ajouter comme je le porte moi-même aujourd’hui avec les autres magistrats de Glasgow. L’ordre du laird est leur règle, l’obéissance leur vertu ; ils n’ont pas d’autre loi que celle qui est au bout de leurs poignards. Le sabre est le poursuivant ou le plaignant, comme vous autres Anglais l’appelez, et le bouclier est le défendeur. La tête la plus forte est celle qui résiste le plus long-temps. Voilà ce que c’est qu’un procès dans les hautes terres. »

Owen poussa un profond soupir, et j’avoue que cette description ne me fit pas naître le désir de visiter ces montagnes d’Écosse où régnait un tel désordre.

« Nous parlons rarement de ces choses-là, continua M. Jarvie, parce qu’elles nous sont familières. À quoi bon d’ailleurs discréditer ses parents et son propre pays devant des étrangers, devant des Anglais ? C’est un vilain oiseau que celui qui salit son propre nid.

— Fort bien, monsieur. Cependant, comme ce n’est pas de ma part une curiosité impertinente, mais bien une nécessité réelle qui m’oblige à vous faire ces questions, j’espère que vous ne vous offenserez pas si je vous presse de me donner encore là-dessus quelques renseignements. J’aurai à traiter pour les affaires de mon père avec quelques gentilshommes de ces contrées sauvages, et votre expérience seule peut me fournir les lumières dont j’ai besoin. »

Ce petit coup d’encensoir ne fut pas donné en vain.

« Mon expérience ! dit le bailli ; sans doute que j’ai de l’expérience, et j’ai fait quelques calculs dans ma vie. Je vous avouerai même, puisque nous en causons tranquillement entre nous, que j’ai pris quelques informations par l’entremise d’André Wylie, mon ancien commis ; il est maintenant employé dans la maison Mac-Vittie et compagnie, mais cela n’empêche pas qu’il ne vienne boire un coup le samedi soir avec son ancien patron : et puisque vous êtes disposé à vous laisser guider par les conseils du marchand de Glasgow, je ne suis pas homme à les refuser au fils d’un ancien correspondant : mon père le diacre ne les lui eût pas refusés non plus. J’ai quelquefois songé à éclairer de mes lumières le duc d’Argyle, ou son frère le lord Ilay, car pourquoi les cacher sous le boisseau ? Mais ces grands personnages-là ne s’inquiéteraient peut-être guère d’un rapport qui leur serait fait par un pauvre fabricant de toile. Ils font plus d’attention à celui qui leur parle qu’à ce qu’il leur dit. C’est dommage, bien dommage. Non pas que je veuille rien dire contre ce Mac-Callum More. « Ne maudissez pas le riche dans votre chambre à coucher, dit le fils de Sidrach, car un oiseau de l’air lui portera vos paroles, et les murs, dit-on, ont des oreilles. »

J’interrompis ce discours préliminaire qui menaçait d’être un peu diffus, en priant M. Jarvie de compter sur M. Owen et sur moi, comme sur des personnes discrètes et dignes de sa confiance.

« Ce n’est pas cela, dit-il, car je n’ai peur de personne, et pourquoi craindrais-je ? mes paroles ne sentent pas la trahison. Seulement les montagnards ont les bras longs, et comme je vais quelquefois dans les montagnes voir des parents et de vieilles connaissances, je ne me soucierais pas d’être mal avec aucun de leurs clans. Quoi qu’il en soit, pour en revenir à notre affaire, il faut que vous sachiez que toutes mes observations sont fondées sur des chiffres ; et vous savez, monsieur Owen, que c’est la source et la véritable racine de toutes les connaissances humaines. »

Owen s’empressa de témoigner son assentiment à un raisonnement qui entrait si bien dans sa manière de voir, et notre orateur continua.

« Nos hautes terres, puisque c’est ainsi que nous les appelons, messieurs, forment à elles seules une espèce de monde sauvage, rempli de rochers et de précipices, de bois, de cavernes, de lacs, de rivières, de montagnes si élevées que les ailes du diable même se fatigueraient à les parcourir. Or, dans ce pays et dans les îles qui en dépendent (elles ne valent guère mieux, pour ne pas dire qu’elles sont encore pires), il se trouve environ deux cent trente paroisses, en comprenant les Orcades, qui, qu’on y parle gaélique ou non, sont habitées par une race bien loin encore de la civilisation. Maintenant, messieurs, je suppose, par un calcul modéré, que chaque paroisse contienne huit cents personnes, déduction faite des enfants de neuf ans et au-dessous ; en ajoutant un quart pour ces mêmes enfants, le montant de la population sera de, voyons… Ajoutant un quart à 800 pour former le multiplicateur, 230 étant le multiplicande…

— Le produit, « dit Owen qui entrait avec délices dans les calculs de M. Jarvie, « sera deux cent trente mille.

— Juste, monsieur, parfaitement juste. Maintenant, le nombre des hommes en état de porter les armes dans ce pays de montagnes, depuis dix-huit jusqu’à cinquante-six ans, ne peut aller à moins de cinquante-sept mille cinq cents. Or, messieurs, une vérité effrayante et déplorable, c’est que le pays n’offre de travail d’aucun genre, pas même l’ombre du travail, pour la moitié de ces pauvres gens ; c’est-à-dire que l’agriculture, le soin des bestiaux, la pêche, et toute espèce de travail honnête, ne peuvent employer une moitié de la population, quelque peu qu’elle en fasse, et Dieu sait que ces gens-là travaillent comme si la charrue ou la bêche leur brûlaient les doigts. Eh bien ! messieurs, cette moitié de la population sans travail se montant à….

— À cent quinze mille âmes, dit Owen, faisant moitié du produit total.

— Vous y êtes, monsieur Owen, vous y êtes. Ainsi dans cette moitié nous pouvons supposer vingt-huit mille sept cent cinquante gaillards en état de porter les armes, et qui réellement ne font pas autre chose ; car, eussent-ils quelque moyen honnête d’existence (ce qui, hélas ! est bien éloigné d’eux), ils ne voudraient pas y avoir recours.

— Est-il possible, monsieur Jarvie, m’écriai-je, que vous nous traciez ici un tableau fidèle d’une portion si étendue de la Grande-Bretagne ?

— Je vous le démontrerai, monsieur, aussi clair que la pique de Pierre Pasley.[101] Je veux supposer que chaque paroisse, l’une dans l’autre, emploie cinquante charrues (c’est beaucoup pour le misérable sol que ces pauvres gens ont à labourer), et qu’ils s’y trouve assez de pâturages pour leurs chevaux, leurs bœufs, et quarante à cinquante vaches : à présent, pour conduire les charrues et soigner les bestiaux, mettons soixante-cinq familles, chacune composée de six personnes, et ajoutons-y même cinquante, pour faire un compte rond : vous trouverez cinq cents âmes, c’est-à-dire la moitié de la population, qui aura un peu d’ouvrage, et qui se nourrira de lait aigre et de bouillie. Mais je voudrais bien savoir ce que pourront faire les cinq cents autres.

— Au nom du ciel, dis-je, comment font-ils pour vivre, monsieur Jarvie ? Je frémis en songeant à leur situation.

— Vous frémiriez bien davantage si vous viviez auprès d’eux ; car, en admettant encore qu’une moitié de cette moitié puisse trouver moyen de gagner honnêtement quelque petite chose dans le plat pays, soit à faire la moisson, soit à soigner les bestiaux, à couper les foins et autres choses de ce genre, combien ne reste-t-il pas encore de ces montagnards qui ne veulent ni travailler ni mourir de faim, et qui n’ont d’autres ressources que de mendier ou de voler, ou de vivre à la charge du laird, en obéissant à ses ordres, quels qu’ils soient ! Ils descendent par centaines jusque sur les frontières du pays plat, où ils trouvent plus à voler, et ils y vivent de pillage, enlevant des bestiaux et se livrant à toutes sortes de déprédations. Chose déplorable dans tout pays chrétien, et d’autant plus qu’ils s’enorgueillissent, et qu’ils estiment que c’est une action bien plus brave, bien plus noble et plus digne d’un joli[102] garçon (c’est le nom que se donnent ces pillards) d’enlever un troupeau par la force des armes, que de gagner sa journée par un travail honnête ! Ensuite le chef ou laird ne vaut pas mieux que les vassaux, car s’il ne leur dit pas précisément d’aller voler et piller, du diable s’il les en empêche ; au contraire, il leur donne asile, ou les laisse se cacher dans ses bois, ses montagnes ou ses forteresses, quand ils ont fait leur coup. Chaque chef entretient autant d’hommes de son nom et de son clan qu’il peut en faire vivre par le pillage, ou, ce qui revient au même, autant qu’il en peut trouver capables de se soutenir eux-mêmes, n’importe par quels moyens. Et vous les voyez toujours armés de fusils, de pistolets, de poignards et de sabres, tout prêts à troubler la paix du pays au premier mot du chef. Voilà ce qui fait le malheur de ce pays de montagnes qui, depuis plus de dix siècles, a été le repaire de cette race effrénée, qui n’est chrétienne que de nom, et qui ne cesse d’inquiéter d’aussi paisibles voisins que nous, gens honnêtes et craignant Dieu.

— Et ce Rob, votre parent et votre ami, demandai-je, est sans doute un de ces grands propriétaires qui entretiennent les bandes de pillards dont vous venez de parler ?

— Non, non, il n’est pas un de leurs grands chefs, comme ils les appellent. Cependant il est du meilleur sang montagnard, et descend en droite ligne du vieux Glenstrae. Je connais bien sa famille, car nous sommes proches parents. Ne croyez pas cependant que j’y attache une grande importance : c’est l’image de la lune dans un seau d’eau ; c’est de la crème fouettée, comme on dit ; mais je pourrais vous montrer des lettres de son père, qui était le troisième descendant de Glenstrae, et qu’il adressait au mien, le diacre Jarvie (paix soit à sa mémoire !) qui commencent par : Mon cher diacre, et finissent par : Votre affectionné cousin, prêt à vous servir. Elles ont presque toutes rapport à de l’argent prêté, et le digne diacre les conservait comme des documents qui pouvaient être utiles un jour ; c’était un homme soigneux !

— Mais s’il n’est pas un de ces lairds ou chefs de clan dont vous parliez tout-à-l’heure, votre parent du moins, à ce que je présume, jouit d’une grande influence dans les hautes terres ?

— Ah ! vous pouvez le dire sans vous tromper : il n’y a pas de nom mieux connu entre Lennox et Breadalbane. Robin était autrefois un marchand de bestiaux, le plus honnête et le plus laborieux que vous eussiez rencontré entre dix mille. C’était un plaisir de le voir dans son costume montagnard, avec son plaid écossais, son bouclier sur l’épaule, son sabre et son poignard à la ceinture, conduisant une centaine de bœufs et suivi d’une douzaine de gillies[103] aussi sauvages que ces animaux eux-mêmes. C’était un homme qui mettait de l’honnêteté et de la justice dans toutes les affaires qu’il faisait, et s’il pensait que son acheteur eût fait un mauvais marché, il lui donnait un dédommagement. Je l’ai vu faire une remise de cinq schellings par livre sterling.

— Vingt-cinq pour cent ! dit Owen : l’escompte était considérable.

— Oui, monsieur, il le faisait comme je vous le dis, surtout s’il croyait que l’acheteur fût pauvre et peu en état de supporter une perte ; mais les temps devinrent difficiles, et Rob se hasarda trop. Ce ne fut pas ma faute, ce ne fut pas ma faute ! il peut le dire, je l’en avais averti. Alors ses créanciers, et particulièrement quelques uns de ses riches voisins, s’emparèrent de ses terres et de tout ce qu’il possédait : on dit même qu’ils en chassèrent sa femme après l’avoir bien maltraitée, qui pis est. C’est honteux, c’est honteux ! Moi qui suis un homme paisible et un magistrat, si quelqu’un avait traité seulement ma petite servante Mattie comme on dit qu’on traita la femme de Rob, je crois que j’aurais fait revoir le jour au sabre que mon père le diacre portait au combat du pont de Bothwell. Si bien donc qu’en rentrant chez lui, Rob trouva misère et désolation là où il avait laissé l’abondance. Il regarda à l’est, à l’ouest, au sud, au nord, et ne vit plus ni toit, ni abri, ni asile, ni espérance ; alors il enfonça son bonnet sur ses yeux, attacha son sabre à son côté, et depuis ce temps mena la vie d’un outlaw, c’est-à-dire d’un proscrit. »

En cet endroit la voix manqua au bon bourgeois de Glasgow, qui n’avait pas été le maître de son émotion. Car tout en paraissant ne faire aucun cas de sa généalogie montagnarde, il attachait une certaine importance à sa parenté, et l’effusion de cœur avec laquelle il avait fait le tableau des jours de prospérité de son ami, le disposait à une pitié plus vive pour ses malheurs, et à des regrets plus amers pour les résultats qu’ils avaient eus.

« Alors, dis-je à M. Jarvie en voyant qu’il ne continuait pas sa narration, je suppose qu’ainsi poussé et égaré par le désespoir, votre parent devint un des déprédateurs dont vous nous avez parlé.

— Non pas tout à fait, pas tout à fait ; mais il se mit à lever le blackmail, avec une impudence inconnue jusqu’alors, dans tout le Lennox et le Menteith, même jusqu’aux portes du château de Stirling.

— Le black-mail[104] ! je ne comprends pas…

— Je vais vous l’expliquer : Rob, voyez-vous, eut bientôt rassemblé une bande de bonnets bleus autour de lui ; car il a un nom qui résonne bien dans le pays, un nom qui s’est fait connaître depuis de longues années dans les guerres entre le roi, le parlement, et l’épiscopat aussi, je crois ; c’est un nom ancien et honorable, quoi qu’on ait fait pour l’opprimer et le flétrir depuis quelque temps. Ma mère était une Mac-Grégor, je ne crains pas que tout le monde le sache. Ainsi donc, Rob n’eut pas de peine à rassembler une troupe déterminée ; et comme le cœur lui saignait, disait-il, devoir les déprédations et les ravages qui se commettaient au sud des montagnes, il proposa d’en garantir tout propriétaire ou tout fermier qui lui paierait quatre pour cent de sa rente ou de son fermage. Ce n’était pas un objet bien important. Rob s’engageait à les mettre à l’abri de tout dommage ; ne leur eût-on enlevé qu’un seul mouton, il le leur faisait rendre, ou en payait la valeur ; et il a toujours tenu sa parole. Je ne puis dire qu’il en ait jamais manqué, et personne ne l’accusera de ne l’avoir pas tenue.

— Voilà un singulier contrat d’assurance, dit M. Owen.

— Il est en opposition directe avec nos lois, il faut en convenir, reprit M. Jarvie ; c’est une chose tout à fait illégale. Celui qui lève le black-mail et celui qui le paie encourent les mêmes peines, et cependant si les lois ne peuvent protéger mes grains et mes troupeaux, pourquoi ne m’arrangerais-je pas avec un gentilhomme montagnard qui peut le faire ? Répondez à cela.

— Mais, M. Jarvie, lui dis-je, ce contrat de black-mail, puisque vous l’appelez ainsi, est-il complètement volontaire de la part du propriétaire ou du fermier qui paie l’assurance ? Et qu’arrive-t-il si quelqu’un d’eux s’y refuse ?

— Ah, ah ! jeune homme, » dit le bailli en riant et en plaçant son index sur son nez ; » vous croyez me tenir par là. Ma foi, moi, si j’avais un ami, je lui conseillerais de s’arranger avec Rob ; car on a beau guetter et beau faire, on n’échappe guère au pillage quand viennent les longues nuits. Quelques uns des Grahame et des Cohoon s’y sont d’abord refusés ; et qu’en est-il résulté ? c’est qu’ils ont perdu tous leurs troupeaux dans le cours de l’hiver. Depuis ce temps la plupart crurent qu’il valait mieux pour eux accepter les conditions de Rob. Il est traitable et facile pour tous ceux qui le sont avec lui ; mais si vous lui résistez, mieux vaudrait pour vous avoir affaire au diable.

— C’est, je suppose, par ses exploits dans ce genre qu’il s’est exposé à la poursuite des lois du pays.

— À leur poursuite, ah ! oui, vous pouvez bien le dire ; et si on le tenait, son cou sentirait le poids de ses jambes. Mais il a de bons amis parmi les grands, et je pourrais vous nommer une famille puissante qui le soutient de tout son pouvoir, pour qu’il soit une épine dans le pied d’une autre. Et puis, c’est bien la tête la plus inventive, la plus fertile en ressources qui ait jamais conduit une bande de montagnards. Il a joué plus d’un malin tour, plus qu’il n’en faudrait pour remplir un gros livre qui serait aussi curieux que l’histoire de Robin-Hood ou de William Wallace, et rempli de ces aventures étonnantes, de ces fuites miraculeuses qu’on raconte au coin du feu dans les soirées d’hiver. C’est une singulière chose, messieurs, que moi qui suis un homme paisible, et le fils d’un homme paisible, car mon père le diacre n’eut jamais de discussion avec personne, même dans le conseil de la ville ; c’est une chose singulière, dis-je, comme le sang montagnard s’échauffe en moi quand j’entends ces étranges récits ; et quelquefois, Dieu me pardonne ! il me semble que j’y prends plus de plaisir qu’à des discours utiles. Pourtant ce ne sont que des vanités, des vanités mondaines, et, qui plus est, contraires aux lois du pays et à celles de l’Évangile. »

Je continuai de chercher à m’éclairer encore davantage en demandant quels moyens d’influence ce M. Robert Campbell pouvait exercer sur mes affaires et sur celles de mon père.

« Il faut que vous sachiez, me dit M. Jarvie en baissant la voix, je parle ici entre amis… et sous la rose[105] ; il faut que vous sachiez que les montagnards ont été assez tranquilles depuis 1689, l’année de Killicankrie ; mais comment croyez-vous qu’on y soit parvenu ? c’est avec de l’argent, monsieur Owen, avec de l’argent, monsieur Osbaldistone. Le roi Guillaume y fit distribuer par Breadalbane 20 mille bonnes livres, et l’on dit même que le vieux comte en garda une grande partie dans sa poche. Ensuite feu la reine Anne donna des pensions aux chefs pour les mettre en état de soutenir ceux de leurs vassaux qui ne travaillaient pas, comme je l’ai déjà expliqué ; ils se tinrent donc assez tranquilles, à l’exception de quelques pillages dans le pays plat dont ils ne peuvent jamais perdre l’habitude, et de quelques combats entre eux, ce dont aucun individu civilisé ne s’occupe et ne se soucie. Tout cela allait bien ; mais depuis l’avènement du roi George (que Dieu bénisse !) tout est bien changé ; on ne leur donne plus, à ce qu’il paraît, ni argent, ni pensions ; ils n’ont donc plus le moyen de soutenir leurs clans, qui, comme je l’ai déjà dit, sont à leur charge ; et ils ont perdu tout crédit parmi les habitants de la plaine ; car un homme qui peut, d’un seul coup de sifflet, rassembler sous ses ordres mille à quinze cents montagnards prêts à exécuter ses volontés, ne trouverait pas à emprunter 50 livres sur la place de Glasgow. Un tel état de choses ne peut être de longue durée ; il y aura une insurrection en faveur des Stuarts ; oui, une insurrection. Ils fondront du haut de leurs montagnes comme un déluge, ainsi qu’ils firent dans les guerres désastreuses de Montrose, et on entendra parler de cela avant qu’il se passe encore un an.

— Mais encore une fois, monsieur Jarvie, je ne vois pas quel rapport ceci peut avoir avec M. Campbell, encore bien moins avec les affaires de mon père.

— Rob peut lever cinq cents hommes, monsieur ; il a donc autant d’intérêt à la guerre que la plupart des autres, car il y trouverait plus de profit qu’en temps de paix. Ensuite, à vous parler franchement, je crois qu’il est l’agent principal d’une correspondance qui existe entre nos chefs montagnards et les gentilshommes du nord de l’Angleterre. Nous avons entendu parler du vol qui a été fait à ce Morris, porteur de deniers publics, dans les monts Cheviot, par Rob et un des jeunes Osbaldistone ; et pour vous dire la vérité, monsieur Frank, le bruit a couru que c’était vous-même, et j’étais bien fâché de voir le fils de votre père s’adonner à de tels exploits. Vous n’avez pas besoin de me rien dire la-dessus, je vois bien que je m’étais trompé, mais il n’y avait rien dont je ne crusse capable un jeune homme livré au théâtre, comme on m’avait dit que vous l’étiez. Maintenant je ne doute pas que l’auteur de ce vol ne soit Rashleigh lui-même, ou quelque autre de vos cousins, car ils sont tous entachés de la même marque, tous enragés jacobites et papistes, regardant les papiers et l’argent du gouvernement comme de bonne prise. Quant à cette vile créature, ce Morris, il est tellement poltron qu’il n’ose pas encore avouer aujourd’hui que ce fut Rob qui lui enleva son portemanteau ; et, ma foi, il a raison, car ces animaux de collecteurs et de douaniers ne sont guère aimés par ici, et Rob pourrait le rattraper avant que la douane pût venir à son aide.

— Il y a long-temps que j’ai soupçonné tout cela, monsieur Jarvie ; mais quant aux affaires de mon père…

— Soupçonné ! le fait est certain ; je connais des gens qui ont vu quelques-uns des papiers enlevés à Morris, il est inutile de dire où. Mais pour en revenir aux affaires de votre père, vous devez bien penser que depuis vingt ans quelques uns de ces lairds ou chefs montagnards n’ont pas été sans ouvrir les yeux sur leurs intérêts. Votre père et plusieurs associés ont acheté les bois de Glen-Disseries, Glen-Kissoch, Toberna-Kippoch, et d’autres encore. Il a donné des billets considérables en paiement, et comme la maison Osbaldistone et Tresham jouissait d’un grand crédit… car je le dirai devant M. Owen comme derrière son dos, avant le malheur que la Providence leur a envoyé, il n’y avait pas d’hommes plus honorables en affaires… les propriétaires montagnards, porteurs de ces billets, ont trouvé à les escompter à Glasgow et à Édimbourg (je devrais ne parler que de Glasgow, car, malgré leur orgueil, les gens d’Édimbourg font peu d’affaires), ou ont emprunté dessus ; si bien que vous voyez maintenant où j’en veux venir. »

J’avouai que je ne le comprenais pas encore parfaitement.

« Comment ! dit-il, si les billets ne sont pas payés, les négociants de Glasgow auront leur recours sur les propriétaires montagnards qui n’ont pas le sou, et qui d’ailleurs n’aimeraient guère à rendre un argent qui est déjà mangé ; cela en fera autant de désespérés ; cinq cents chefs qui auraient pu rester tranquilles chez eux se soulèveront, le diable se mêlera des affaires, et c’est ainsi que la suspension des paiements de la maison de votre père hâtera l’insurrection qui nous menace depuis si long-temps.

— Vous pensez donc, » lui dis-je, frappé de ce nouveau jour sous lequel il me présentait les choses, « que Rashleigh Osbaldistone n’a fait tort à mon père que pour accélérer un soulèvement dans les hautes terres, par la détresse où se trouveront réduits les gentilshommes au profit desquels ces billets ont été souscrits dans l’origine ?

— Sans doute, sans doute, voilà quel a été son motif principal, monsieur Osbaldistone, quoique je ne doute pas qu’il n’ait pu en avoir un autre pour s’emparer de l’argent comptant qu’il a aussi emporté. Mais c’est une perte qui est comparativement insignifiante pour votre père, et ce sera peut-être tout le gain qu’en retirera votre cousin, car les billets qu’il a emportés ne peuvent lui servir à autre chose qu’à allumer sa pipe. Il a cherché à les faire escompter par Mac-Vittie et compagnie, à ce que j’ai su par André Wylie, mais ce sont de trop vieux renards pour donner dans le piège ; ils l’ont refusé avec de belles paroles : Rashleigh est trop connu à Glasgow pour y avoir du crédit, car il y est venu en 1707, pour quelque manigance jacobite et papiste, et a laissé des dettes derrière lui. Non, non, il ne réussira jamais à placer ici ces effets ; les gens se méfieraient de la manière dont ils sont venus entre ses mains ; non, non : je gagerais qu’ils sont cachés dans quelque coin des montagnes, et je ne serais pas étonné que mon cousin Rob pût les avoir s’il voulait.

— Mais le croyez-vous disposé à nous servir dans cette position critique ? Vous l’avez représenté comme l’agent du parti jacobite, et profondément engagé dans toutes ses intriguer : voudra-t-il, en ma faveur, ou, si vous aimez mieux, en faveur de la justice, faire un acte de restitution qui, en supposant qu’il soit en son pouvoir, pourrait, d’après votre manière de voir les choses, déranger ses plans aussi sérieusement ?

Je ne puis parler là-dessus d’une manière précise : les grands se méfient de Rob, et Rob se méfie des grands. Il est protégé et appuyé par la maison d’Argyle, qui soutient en ce moment le parti du gouvernement. S’il était le maître, et qu’il eût ses coudées franches, il se tiendrait plutôt du côté d’Argyle que du côté de Breadalbane, car il y a une vieille haine entre cette famille et celle de Rob. La vérité est que Rob se battra pour lui-même, comme Henry Wynd. Il prendra le côté qui lui conviendra le mieux[106]. Si le diable était le chef, Rob se mettrait de son parti, et l’on ne peut guère le blâmer, ce pauvre garçon, en songeant à l’état où on l’a réduit. Mais il y a une circonstance fâcheuse contre vous, c’est que Rob a chez lui, dans son écurie, une terrible jument.

— Une terrible jument ! qu’est-ce que cela peut faire ?

— C’est sa femme, sa femme dont je veux parler, et, qui est une terrible femme encore. Elle ne peut souffrir la vue d’un bon Écossais, s’il est né dans le pays plat, à plus forte raison celle d’un Anglais ; et elle se montrera ardente pour tout ce qui peut être favorable au roi Jacques et contraire au roi George.

— Il est bien singulier, dis-je, que les opérations mercantiles des citoyens de Londres se trouvent en rapport avec des soulèvements et des rébellions.

— Pas du tout, pas du tout, jeune homme. C’est là le fruit de vos préjugés absurdes. Je lis quelquefois dans les longues soirées d’hiver, et je me souviens d’avoir lu dans la Chronique de Baker que les marchands de Londres forcèrent la banque de Gênes de manquer à la promesse qu’elle avait faite au roi d’Espagne de lui avancer une grosse somme ; ce qui fit différer d’une année le départ de la fameuse Armada. Que pensez-vous de cela, monsieur ?

— Que les marchands rendirent par là à leur pays un éclatant service, qui mérite une mention honorable dans notre histoire.

— C’est aussi mon avis, et je pense que ce serait bien mériter de l’état et de l’humanité que de chercher à sauver trois ou quatre gentilshommes montagnards, et les empêcher de se jeter tête baissée dans l’abîme avec leurs pauvres diables de vassaux, seulement parce qu’ils ne peuvent pas rembourser un argent qu’ils avaient le droit de regarder comme leur appartenant ; et si l’on pouvait en même temps, sauver le crédit de votre père, et, par-dessus le marché, la somme qui m’est due par Osbaldistone et Tresham, je répète que celui qui viendrait à bout de tout cela mériterait d’être honoré et récompensé comme le plus fidèle sujet du roi, en fût-il le plus humble.

— Je ne prétends pas décider à quel point il mériterait la reconnaissance publique ; mais la nôtre, monsieur Jarvie, serait proportionnée à l’étendue du service.

— Et nous nous efforcerions d’en établir la balance avec un per contra, ajouta M. Owen, dès que M. Osbaldistone serait de retour de Hollande.

— Je n’en doute pas, je n’en doute pas ; c’est un très-brave homme, un homme solide, qui, en suivant mes conseils, pourrait faire beaucoup d’affaires en Écosse. Eh bien, messieurs, si ces billets pouvaient être tirés des mains des Philistins, c’est de bon papier, et qui serait valable quand il se trouverait en bonnes mains, c’est-à-dire entre les vôtres ; et je vous trouverais, moi, trois personnes à Glasgow (quelque opinion que vous puissiez avoir de nous, monsieur Owen), Sandie Steenson, John Pirie, et un troisième que je ne nommerai pas pour le moment, qui vous avanceront les sommes propres à conserver le crédit de votre maison et ne vous demanderont pas d’autre garantie. »

Les yeux d’Owen s’animèrent à cette perspective de sortir d’embarras ; mais sa figure se rembrunit aussitôt en songeant au peu d’espoir qu’il y avait de recouvrer les billets.

« Ne désespérez pas, ne désespérez pas, reprit M. Jarvie, je ne me suis pas intéressé à ce point dans vos affaires pour en rester là ; je m’y suis mis jusqu’à la cheville : en bien, je m’y enfoncerai jusqu’aux genoux. Je suis, en cela, comme mon père le diacre : je ne puis me mêler des affaires d’un ami sans en faire la mienne propre. Ainsi donc, demain matin je mets mes bottes et je prends la route de Drymen-Mice avec M. Frank, qui est là ; car si je ne réussis pas à faire entendre raison à Rob et à sa femme, je ne sais pas qui en viendra à bout. Je me suis plus d’une fois montré bon ami pour eux, sans parler du silence que j’ai gardé la nuit dernière, où je n’avais qu’à prononcer son nom pour l’envoyer à la potence. J’en entendrai parler dans le conseil, j’en suis bien sûr, soit par le bailli Grahame, soit par Mac-Vittie et quelques autres. Ils m’ont déjà jeté au nez ma parenté avec Rob ; ils m’en ont étourdi plusieurs fois. Je leur ai répondu que je n’excusais les fautes de personne ; mais qu’excepté ce qu’il avait fait contre les lois du pays, et la levée du black-mail dans le comté de Lennox, et quelques affaires où il avait eu le malheur de tuer quelques personnes, il était plus honnête homme qu’aucun de ceux que portaient leurs jambes. Et pourquoi m’inquiéterais-je de leurs bavardages ? Si Rob est un proscrit, qu’on le lui dise à lui-même. Il n’y a plus de loi maintenant contre ceux qui communiquent avec des proscrits, comme il y en avait dans les malheureux temps des derniers Stuarts. Mais laissez faire : j’ai dans la bouche une langue écossaise, et quand ils me parlent, je sais leur répondre. »

Ce fut avec beaucoup de plaisir que je vis le bailli franchir enfin les bornes de sa prudence habituelle, grâce à la double influence de l’esprit public et de l’intérêt bienveillant qu’il prenait à nos affaires, jointe à un désir bien naturel d’éviter la perte qui le menaçait et de faire quelque profit ; je dois ajouter aussi, grâce à un petit sentiment d’innocente vanité. Ces différents motifs réunis agirent assez puissamment sur lui pour lui faire prendre la généreuse résolution de se mettre lui-même en campagne pour m’aider à recouvrer les papiers de mon père. Les renseignements qu’il m’avait donnés me portèrent à croire que, si ces papiers étaient en effet entre les mains de l’aventurier montagnard, il serait peut-être possible de le déterminer à rendre ce dont il ne pouvait tirer parti pour son avantage personnel, et je sentais que la présence de son parent pouvait avoir sur lui une grande influence. Je souscrivis donc avec empressement à la proposition que fit M. Jarvie de partir le lendemain matin.

L’honnête négociant mit autant de vivacité et de promptitude à exécuter sa résolution, qu’il avait mis de lenteur et de réflexion à la former. Il cria à Mattie de mettre à l’air son surtout, de graisser ses bottes et de les laisser toute la nuit devant le feu de la cuisine, enfin de veiller à ce que son cheval mangeât l’avoine et eût tout son équipage de route en bon état. Après être convenu de venir le joindre le lendemain matin à cinq heures, et avoir décidé avec lui qu’Owen, dont la présence ne pouvait nous être d’aucune utilité dans notre expédition, attendrait notre retour à Glasgow, nous nous séparâmes de cet ami généreux, dont nous avions été si loin d’attendre tant de zèle pour nos affaires. J’installai Owen dans une chambre qui dépendait de mon appartement, et après avoir ordonné à André Fairservice de se tenir prêt à m’accompagner le lendemain à l’heure indiquée, je me mis au lit avec plus d’espérance que je n’en avais conçu depuis plusieurs jours.


CHAPITRE XXVII.

VOYAGE.


L’œil, aussi loin qu’il peut s’étendre, ne rencontrait pas un seul arbre. Partout la terre, dépouillée et rougeâtre, y semblait insulter à la verdure. On l’apercevait aucun oiseau, si ce n’est quelques oiseaux de passage ; on n’entendait là ni le bourdonnement de l’abeille, ni le doux roucoulement de la colombe ; aucun ruisseau, dans son cours limpide et fugitif, ne venait récréer les yeux par sa vie ou caresser l’oreille par son murmure.
Prédiction de la famine.


Cette époque de l’année était celle de la moisson, où la température est si douce et si vivifiante. Je sortis de chez moi de grand matin pour me rendre chez M. Jarvie, qui demeurait tout près de l’hôtel de mistress Flyter, et à sa porte je trouvai Fairservice avec les chevaux, suivant l’ordre que je lui en avais donné. La première chose qui attira mon attention fut que, malgré les défauts et les infirmités du cheval que le conseiller légal de M. Fairservice, le clerc Touthope, avait eu la générosité de lui donner en échange de la jument de Thorncliff, il avait trouvé le moyen de s’en défaire et de se procurer à sa place un animal qui boitait d’une manière si complète et si étrange, qu’il ne semblait faire usage que de trois de ses pieds, le quatrième ne se levant en l’air que comme pour servir d’accompagnement aux autres. Mon premier mouvement fut de m’écrier avec impatience : « À quoi pensez-vous de m’amener ici un animal de ce genre ? et qu’avez-vous fait du cheval avec lequel vous êtes venu à Glasgow ?

— Je l’ai vendu, monsieur ; il était poussif, et il aurait mangé autant d’argent que sa tête était grosse, s’il était resté dans l’écurie de mistress Flyter. J’ai acheté celui-ci pour le compte de Votre Honneur. C’est un très-bon marché, il ne coûte qu’une livre sterling par jambe, c’est-à-dire quatre… Sa roideur se passera quand il aura fait un mille. C’est un trotteur bien connu ; on l’appelle Souple-Tam.

— Sur mon âme, dis-je, vous n’aurez de repos que lorsque vos épaules auront fait connaissance avec la souplesse de mon fouet. Si vous n’allez promptement chercher l’autre cheval, je vous promets que je vous ferai payer vos tours d’adresse. »

Malgré mes menaces, André continua de batailler, disant que pour ravoir le cheval il en coûterait une guinée de dédit. En véritable Anglais, quoique je sentisse que j’étais la dupe d’un fripon, j’allais me résigner à cette extorsion plutôt que de perdre du temps, quand je vis paraître M. Jarvie : il était botté, et affublé d’une redingote, d’un manteau et d’un bonnet, comme si nous dussions braver un hiver de Sibérie. Deux de ses commis, sous la direction immédiate de Mattie, conduisaient le paisible coursier qui avait l’honneur de porter la personne du digne magistrat de Glasgow dans ses excursions. Avant de grimper sur la selle (expression qui peint mieux la manière dont le bailli montait, que celle des chevaliers errants auxquels elle est appliquée par Spenser), il me demanda la cause de ma discussion avec mon domestique. En apprenant la manœuvre de l’honnête André, il coupa court immédiatement à la contestation, en déclarant que si Fairservice ne se hâtait pas de rendre son animal à trois pieds, et de ramener aussitôt le quadrupède plus utile dont il disait s’être défait, il l’enverrait en prison, et le condamnerait à une amende de la moitié de ses gages. « M. Osbaldistone, lui dit-il, vous a pris à son service, votre cheval et vous, deux animaux à la fois, maraud que vous êtes… Mais soyez tranquille, je vous surveillerai pendant le voyage.

— À quoi servira-t-il de me mettre à l’amende, dit André d’un air raisonneur, si je n’ai pas le premier sou pour la payer ? On ne peut prendre les culottes d’un montagnard.

— Du moins, reprit le bailli, vous avez de la chair et des os pour la payer de quelque autre manière, et j’aurai soin que justice vous soit faite d’une façon ou d’une autre. »

André fut donc obligé d’obéir à l’ordre de M. Jarvie ; seulement il grommela entre ses dents : « Mal prend d’avoir tant de maîtres, comme disait la terre au râteau en recevant un coup de chacune de ses dents. »

Il paraît qu’il n’éprouva aucune difficulté à se défaire de Souple-Tam et à reprendre possession de son ancien Bucéphale, car quelques minutes lui suffirent pour accomplir cet échange, et il ne me parla jamais de ce qu’il m’avait dit devoir payer pour le dédit.

Nous partîmes alors ; mais nous n’étions pas encore au haut de la rue dans laquelle demeurait M. Jarvie, que nous entendîmes derrière nous quelqu’un qui criait très haut et d’une voix toute essoufflée : « Arrêtez, arrêtez ! » Nous nous arrêtâmes en effet, et fûmes rejoints par les deux commis de M. Jarvie qui lui apportaient deux nouveaux témoignages des attentions de Mattie pour son maître : l’un était un énorme mouchoir de soie qui aurait pu servir de grande voile à l’un des bâtiments qu’il envoyait dans les Indes occidentales, et dont Mattie lui recommandait instamment de s’envelopper le cou, ce qu’il fit aussitôt ; l’autre était une recommandation, de la part de la ménagère, d’être prudent et de prendre garde de se faire mouiller : il me sembla que le petit drôle avait envie de rire en s’acquittant de ce message. « Bah, bah, la petite sotte ! » dit M. Jarvie ; puis se tournant vers moi il ajouta : « Cela prouve un bon cœur pourtant dans une si jeune créature… Mattie est une fille attentive. » En parlant ainsi il piqua les flancs de son coursier, et nous sortîmes de la ville.

Pendant que nous chevauchions sur une route qui nous conduisait au nord-est de Glasgow, j’eus l’occasion de remarquer et d’apprécier quelques-unes des bonnes qualités de mon nouvel ami. Quoique, de même que mon père, il considérât les opérations commerciales comme l’objet le plus important de la vie humaine, il n’en était pas engoué au point de regarder avec mépris des connaissances plus générales. Au contraire, à travers ses bizarreries et ses manières un peu triviales, avec une vanité qu’il rendait plus ridicule en cherchant à la déguiser sous un voile d’humilité beaucoup trop transparent ; enfin, quoique privé des avantages d’une éducation soignée, la conversation de M. Jarvie indiquait un esprit pénétrant, observateur, libéral, et qui avait mis à profit toutes les occasions qu’il avait eues de s’instruire. Il possédait la connaissance des antiquités locales, et m’entretint des événements remarquables dont les lieux que nous traversions avaient été le théâtre. Il connaissait bien l’histoire ancienne de son pays ; et, avec le regard prévoyant d’un patriote éclairé, il entrevoyait pour lui dans l’avenir l’aurore de cette prospérité qui ne brille que depuis quelques années. Je remarquai aussi avec plaisir que, quoique Écossais dans toute l’étendue du mot, il avait de l’Angleterre une opinion assez juste. Quand il plut à André Fairservice (que, soit dit en passant, le bailli ne pouvait souffrir) d’imputer à l’influence funeste de l’Union l’accident arrivé à un de nos chevaux qui s’était déferré, il s’attira une rebuffade sévère de M. Jarvie, qui lui dit :

« Paix, monsieur !… paix ! ce sont de mauvaises langues comme la vôtre qui propagent la haine entre les voisins et les nations. Il n’y a rien de si bien qu’il ne puisse être mieux, et on peut en dire autant de l’Union. Personne ne s’y était d’abord opposé avec plus d’acharnement que les habitants de Glasgow, avec leurs rassemblements et les soulèvements de leur populace. Mais c’est un mauvais vent que celui qui ne souffle du bon côté pour personne. Que chacun traverse le gué comme il le trouve… Je le répète, que Glasgow fleurisse, comme on l’a mis très-élégamment en forme de devise autour des armes de la ville… Au temps où saint Mungo pêchait des harengs dans la Clyde, qui pouvait dire qu’elle serait un jour plus florissante par le commerce du sucre et du tabac ? Que l’on réponde à cela. Cessez donc de murmurer contre le traité qui nous a ouvert le chemin des Indes occidentales. »

André Fairservice était loin de se rendre à ces arguments : il fit même une sorte de protestation en grommelant entre ses dents : « C’est une chose à laquelle on ne saurait s’accoutumer de voir faire en Angleterre des lois pour l’Écosse. Quant à lui, tous les barils de harengs qui étaient à Glasgow, et même toutes les balles de tabac par-dessus le marché, ne lui auraient pas fait abandonner le parlement écossais, et livrer notre couronne, notre épée, notre sceptre et Mons-Meg[107] aux mains de ces mangeurs de pouding, pour être gardés dans la Tour de Londres… Qu’auraient dit sir William Wallace et le vieux David Lindsay, de l’Union et de ceux qui l’ont signée ? »

Pendant que ces discussions faisaient trêve à l’ennui du voyage, la route que nous parcourions, et qui, à un ou deux milles de Glasgow, était découverte et sauvage, devenait de plus en plus désolée à mesure que nous avancions. Devant, derrière et autour de nous se déployait un terrain inculte dans toute sa désolante aridité, tantôt plat et partiellement couvert de la verdure traîtresse des marécages, ou de sable et de gazon, ou de ce qu’on appelle en Écosse des fondrières[108] ; tantôt s’élevant en hauteurs informes, qui, sans avoir la majesté des montagnes, étaient encore plus fatigantes à gravir. Pas un arbre, pas un buisson ne consolait l’œil fatigué de cette teinte uniforme de stérilité complète. La bruyère même était maigre et clair-semée, et de cette mauvaise espèce qui ne produit que peu ou pas de fleurs, et qui, à mon avis, forme la plus triste et la plus mesquine tapisserie dont la terre puisse être couverte. Aucun objet vivant ne s’offrait à nos regards, si ce n’est quelques moutons peints d’une étrange variété de couleurs, les uns noirs, les autres bleus ou oranges : le noir cependant dominait sur leurs têtes et sur leurs jambes. Les oiseaux eux-mêmes semblaient fuir ces déserts, et cela n’était pas étonnant, puisqu’ils avaient un moyen si prompt de s’en échapper ; du moins je n’entendis que le cri plaintif et monotone du vanneau et du courlis.

Cependant au dîner que nous fîmes, vers midi, dans la plus misérable des auberges, nous eûmes la bonne fortune de découvrir que ces oiseaux au cri fatigant n’étaient pas les seuls habitants de la bruyère. La ménagère nous dit que son mari avait été sur la montagne, et cette circonstance fut heureuse pour nous, car elle nous servit le produit de sa chasse ; c’était du gibier de bruyère mis en grillades, auquel elle joignit du saumon séché, du fromage, du lait de brebis et du pain d’avoine : c’était tout ce que la maison pouvait offrir. D’assez mauvaise bière et un verre d’excellente eau-de-vie complétèrent notre dîner ; et nos chevaux ayant aussi terminé le leur, nous reprîmes notre voyage avec une vigueur nouvelle.

J’aurais eu besoin d’être fortifié et animé par un bon dîner pour résister à l’abattement qui s’emparait insensiblement de mon esprit quand j’unissais dans ma pensée l’étrange incertitude du succès de mon voyage avec l’impression que produisait l’aspect désolé du pays. La route était plus sauvage et plus aride, s’il est possible, que celle que nous avions parcourue le matin. Les misérables huttes, qui de temps à autre avaient indiqué quelques traces d’habitation, devenaient de plus en plus rares, et lorsque nous commençâmes à gravir une suite non interrompue de hauteurs, elles disparurent tout à fait. Quelquefois cependant une échappée m’apparaissait à certains détours de la route. Enfin j’aperçus sur notre gauche une chaîne immense de montagnes d’un bleu foncé : elles s’élevaient au nord et au nord-ouest, et promettaient de renfermer dans leur enceinte un pays aussi sauvage peut-être, mais du moins d’un tout autre intérêt que celui que nous parcourions. Les sommets de ces remparts inaccessibles étaient aussi pittoresques dans leur variété que ceux des hauteurs que nous avions vues jusque là étaient fatigants par leur uniformité. Tout en contemplant cette région alpine, j’éprouvais un désir ardent d’en parcourir les profondeurs malgré la fatigue et les dangers qui pouvaient m’y attendre, désir semblable aux sentiments d’un marin qui, fatigué de la monotonie d’un long calme, soupire après les émotions et les périls d’un combat ou d’un orage. Je fis diverses questions à mon ami M. Jarvie sur les noms et les positions de ces montagnes remarquables, mais il ne pouvait où ne voulait pas y répondre. Il me dit seulement : « Ce sont les Highlands… vous aurez tout le temps de les voir et d’en entendre parler avant de revoir le marché de Glasgow… Je n’aime pas à les regarder, elles me mettent du noir dans l’âme… Ce n’est pas la peur au moins, non, ce n’est pas la peur ; c’est la compassion que m’inspirent les pauvres créatures à demi sauvages qui y meurent de faim. Mais n’en parlons plus, il ne faut pas parler des Highlandais quand on est si près de la frontière. J’ai connu plus d’un honnête homme qui ne se serait jamais aventuré si loin sans avoir fait son testament… En me voyant entreprendre ce voyage, Mattie a un peu pleuré, la petite folle… mais il n’est pas plus rare de voir pleurer une femme que de voir une oie aller nu-pieds. »

J’essayai de ramener la conversation sur le caractère et l’histoire de l’individu que nous allions visiter, mais je trouvai M. Jarvie inabordable sur ce chapitre, ce que j’attribuai en partie au voisinage de M. Fairservice, qui avait soin de nous suivre d’assez près pour que son oreille pût recueillir tout ce que nous disions, tandis qu’il donnait carrière à sa langue, et saisissait toutes les occasions de se mêler à la conversation ; il s’attira ainsi plus d’une rebuffade de M. Jarvie.

« Tenez-vous en arrière, monsieur, comme il vous convient, » lui dit le bailli au moment où André s’empressait d’approcher pour écouter la réponse à une question que j’avais faite sur Campbell ; « vous iriez volontiers devant si l’on vous laissait faire… Ce garçon-là veut toujours sortir du moule à fromage où il a été jeté… Pour répondre à vos questions, monsieur Osbaldistone, à présent qu’il n’est plus à portée d’entendre, je vous dirai franchement que vous êtes libre de m’en faire autant que vous voudrez, et que je ne le suis pas moins de n’y répondre qu’autant qu’il me conviendra… Je n’ai pas beaucoup de bien à dire de Rob, le pauvre diable ! et je n’en veux pas dire de mal, par la raison qu’il est mon cousin ; d’ailleurs nous approchons de son pays, où il n’y a pas un buisson qui ne puisse cacher quelqu’un de sa bande… Si vous voulez m’en croire, moins vous parlerez de lui, du lieu où nous allons, et de l’affaire qui nous y attire, plus nous aurons de chance de réussir. Nous pouvons rencontrer quelques-uns de ses ennemis… et il n’en manque pas dans ces environs. Robin porte encore la tête haute, mais quelque jour il sera obligé de la baisser… car, tôt ou tard, dit-on, le couteau finit par entamer la peau du renard.

— Très-certainement, lui répondis-je, je me laisserai entièrement guider par votre expérience.

— Vous avez raison, monsieur Osbaldistone, vous avez raison ; mais il faut que je parle aussi à ce bavard, car les idiots et les enfants répètent dans la place du marché ce qu’ils ont entendu au coin du feu. Eh ! écoutez ici, André… comment l’appelez-vous ?… Fairservice !… »

André qui, depuis la dernière rebuffade, se tenait en arrière, à une distance assez considérable, ne jugea pas à propos de répondre.

« André ! drôle que vous êtes, répéta M. Jarvie ; ici, monsieur, ici !

« Ici, se dit à un chien, » répliqua André en s’approchant d’un air bourru.

« Je vous traiterai aussi comme un chien, maraud que vous êtes, si vous ne faites pas attention à ce que j’ai à vous dire… Nous allons donc dans les hautes terres…

— C’est ce que je présumais, dit André.

— Taisez-vous, drôle, et laissez-moi achever ce que j’ai à vous dire… Nous allons, vous disais-je, dans les hautes terres…

— Vous me l’avez déjà dit, répondit l’incorrigible André.

— Je vous romprai les os si vous ne retenez votre langue.

— Retenir sa langue rend la bouche baveuse, » dit André.

Je me vis alors obligé d’intervenir, ce que je fis en ordonnant à André de garder le silence s’il ne voulait me le payer.

« Je ne souffle plus, dit André, j’obéirai à votre ordre légitime sans dire nenni… Ma pauvre mère disait toujours :


Que ce soit le meilleur ou que ce soit le pire.
Celui qui tient la bourse a droit de vous conduire.


Ainsi vous pouvez parler tous deux aussi long-temps que vous voudrez sans qu’André vous interrompe. »

M. Jarvie profita de la pause qu’il fit après la citation de ce proverbe pour lui donner ses instructions.

« Écoutez, monsieur, et observez bien ce que je vous dis si vous attachez quelque prix à votre vie… elle ne vaut pas grand’chose, il est vrai, mais il s’agit aussi de la sûreté de la nôtre. Dans l’auberge où nous allons, et où il est probable que nous passerons la nuit, il vient loger des gens de toutes les sectes, de tous les partis, de tous les clans ; des habitants des hautes et des basses terres, et quelquefois, quand l’usquebaugh est de la partie, on y voit plus de poignards hors du fourreau que de bibles ouvertes. Ne vous mêlez de rien, et ayez soin que votre langue babillarde n’offense personne ; tenez-vous tranquille, ne dites mot, et laissez les coqs se battre entre eux.

— Il est bien nécessaire de me dire tout cela, répondit André d’un air de dédain ; comme si je n’avais jamais vu de montagnards, et que je ne susse pas comment il faut s’y prendre avec eux ! Allez, personne ne sait mieux que moi comment il faut les traiter. J’ai trafiqué avec eux, mangé avec eux, et bu avec eux.

— Et vous êtes-vous jamais battu avec eux ?

— Non, non, je m’en suis bien gardé… Il ne me conviendrait pas, à moi qui suis un artiste et une espèce de savant dans mon métier, de combattre avec de gros rustres en jupons, incapables de dire en bon écossais, bien moins encore en latin, le nom d’une herbe où d’une fleur.

— Eh bien, si vous avez envié de conserver votre langue et vos oreilles (et elles pourraient vous faire faute, tels mauvais services qu’elles vous rendent quelquefois), je vous recommande de ne pas dire un mot, ni en bien ni en mal, à qui que ce soit dans le clachan[109] ! Souvenez-vous de ne pas bavarder sur votre maître et sur moi, de ne pas proclamer nos noms. N’allez pas dire : Celui-ci est le bailli Nicol Jarvie de Salt-Market, fils du diacre Nicol Jarvie dont tout le monde a entendu parler ; celui-là est M. Frank Osbaldistone, le fils du chef de la grande maison de commerce Osbaldistone et Tresham, de la Cité.

— C’est bon ! c’est bon ! pourquoi irais-je m’occuper de dire vos noms. J’aurai à parler de choses plus intéressantes, j’espère.

— Et c’est justement là ce que je redoute, oison que vous êtes… Ne parlez de rien, soit en bien, soit en mal, si toutefois la chose est possible.

— Si vous ne me jugez pas capable de parler aussi bien qu’un autre, dit André prenant la mouche, payez-moi mes gages et ma nourriture, et je m’en retournerai à Glasgow. Nous n’aurons pas beaucoup de chagrin en nous séparant, comme disait la vieille jument au chariot brisé. »

Voyant que l’insolence d’André augmentait à tel point que son service pouvait me devenir plutôt nuisible qu’utile, je lui déclarai péremptoirement qu’il pouvait s’en retourner s’il le jugeait convenable, mais que je ne lui paierais pas un sou pour ses gages. Un argument ad crumenam, comme l’appellent certains logiciens en plaisantant, a du poids sur la plupart des hommes, et André n’avait pas la présomption de faire exception sur ce point. Il rentra ses cornes, pour me servir de l’expression de M. Jarvie, s’empressa de protester qu’il n’avait aucune intention de me désobliger, et qu’il se laisserait guider par mes ordres, quels qu’ils fussent.

La concorde étant ainsi rétablie, nous poursuivîmes notre voyage. Après avoir monté pendant six ou sept milles d’Angleterre, la route commença à descendre à peu près dans la même proportion : le pays, aussi stérile, aussi monotone que celui que nous venions de traverser, ne nous offrait aucun objet qui pût attirer nos regards, excepté pourtant les sommets escarpés des montagnes qui nous apparaissaient dans le lointain. Nous marchâmes sans nous arrêter ; et cependant, lorsque la nuit tomba et vint envelopper de ses ombres les déserts sauvages que nous traversions, M. Jarvie me dit que nous étions encore à trois milles et quelque chose de l’endroit où nous devions passer la nuit.


CHAPITRE XXVIII.

EXPLOIT DU BAILLI.


Baron de Bucklevie, puissiez-vous être emporté et mis en pièces par le diable, pour avoir bâti une ville où l’on ne trouve de nourriture ni pour les hommes ni pour les chevaux, et même pas une chaise pour s’asseoir !
Vers populaires écossais sur une mauvaise auberge.


La nuit était belle, et la lune éclairait notre route. Ses rayons donnaient au pays que nous parcourions un aspect plus intéressant que lorsque le grand jour faisait ressortir sa stérile étendue ; le contraste des ombres et de la lumière lui prêtait un attrait dont il était naturellement dépourvu : tel le voile dont se couvre une femme sans attrait irrite notre curiosité sur un objet peu agréable en lui-même.

Cependant la route continuait de descendre en faisant mille détours : enfin, quittant le terrain découvert, elle s’enfonça dans des ravins plus profonds qui nous annoncèrent les bords de quelque ruisseau ou d’une rivière. Bientôt ce présage fut réalisé. Nous nous trouvâmes enfin sur les bords d’une rivière qui ressemblait plus à celles de mon pays natal que toutes celles que j’avais vues en Écosse. Elle était étroite, profonde, et son cours calme et silencieux ; la clarté imparfaite réfléchie par ses eaux paisibles nous fit voir que nous étions au milieu des montagnes élevées où elle prend sa source. « C’est le Forth ? » me dit le bailli avec cet air de respect que j’ai remarqué dans les Écossais lorsqu’ils parlent de leurs principales rivières ; et l’on a des exemples de duels occasionnés par quelques paroles peu révérencieuses sur la Clyde, la Tweed, le Forth et le Spey. Je respecte cet innocent enthousiasme, et je reçus la communication de mon ami avec la même importance qu’il semblait y attacher. Dans le fait, je n’étais pas médiocrement satisfait, après un voyage si fatigant et si ennuyeux, d’approcher d’une région qui semblait promettre des aliments à l’imagination. Mon fidèle écuyer André ne fut apparemment pas du même avis ; car à cette importante nouvelle : « C’est le Forth ! » il murmura tout bas : » Hum ! s’il avait dit : C’est l’auberge ! c’eût été plus agréable pour moi ? »

Autant que la clarté imparfaite de la lune me permit d’en juger, le Forth me parut mériter l’admiration de ceux qu’un intérêt local attache à son cours. Une belle éminence de la forme sphérique la plus régulière, et couverte d’un taillis de noisetiers, de frênes, de chênes nains, entremêlés de quelques vieux arbres qui, élevant au-dessus du taillis leurs têtes majestueuses, déployaient au clair de lune leurs branches dépouillées et fourchues, semblait protéger le berceau, la source de cette rivière. À en croire l’histoire que me rapporta mon compagnon, histoire dont il me déclara ne pas croire un mot, quoiqu’il la racontât en baissant la voix et d’un air peu rassuré, cette montagne si régulière, couverte d’une si riche verdure et d’une si belle variété d’arbres et de taillis, passait pour renfermer dans ses cavernes invisibles les palais des fées, êtres aériens qui tenaient le milieu entre l’homme et le démon, et qui, sans être positivement nuisibles à l’humanité, devaient cependant être craints et évités à cause de leur caractère capricieux, vindicatif et irritable[110].

« On les appelle, me dit tout bas M. Jarvie, Daoine Shie, ce qui veut dire, je crois, créatures pacifiques. C’est sans doute pour gagner leur bienveillance qu’on leur a donné ce nom ; nous ferons donc aussi bien de le leur laisser, monsieur Osbaldistone ; car il est prudent de ne pas mal parler du laird lorsqu’on est sur ses domaines. » Cependant il ajouta un moment après, en voyant une ou deux lumières briller devant nous : « Ce sont des illusions de satan après tout, et je ne crains pas de le dire, car j’aperçois les lumières du clachan d’Aberfoïl, et notre voyage sera bientôt terminé. »

J’avoue que cette remarque de M. Jarvie me fut fort agréable, moins parce qu’elle lui permettait d’exprimer à haute voix ses véritables sentiments sur les Daoine Shie, que parce qu’elle nous promettait quelques heures de repos, dont, après une traite de plus de cinquante milles, hommes et chevaux, nous avions tous un égal besoin.

Nous traversâmes le Forth à sa source sur un vieux pont de pierre très-élevé et très-étroit. Mon compagnon m’apprit cependant que pour traverser cette rivière importante et profonde, ainsi que les ruisseaux qui lui paient leur tribut de leurs eaux, le passage général des hautes terres au sud se faisait à un endroit appelé les Gués de Frew, traversée toujours pénible et difficile, et quelquefois même impossible. Excepté ces gués, on ne trouve aucun passage, si ce n’est en descendant à l’est jusqu’au pont de Stirling, de sorte que la rivière de Forth constitue une ligne naturelle de défense entre les hautes et les basses terres d’Écosse, depuis sa source jusqu’au frith ou golfe que forme l’Océan, et dans lequel elle se perd. Les événements subséquents dont nous fûmes témoins rappelèrent à mon attention une remarque suggérée par la sagacité du bailli Jarvie, qui me dit avec toute son originalité proverbiale, « que le Forth bride le sauvage montagnard. »

Un demi-mille environ après avoir passé le pont, nous nous trouvâmes à la porte du cabaret où nous devions passer la nuit… C’était une hutte plus misérable encore que celle où nous avions dîné… Mais on voyait de la lumière à ses petites croisées, on entendait le son des voix dans l’intérieur, et tout semblait nous annoncer que nous y trouverions un gîte et un souper, perspective qui ne nous était nullement indifférente. André fut le premier à faire la remarque qu’il y avait une branche de saule dépouillé de son écorce, placée en travers du seuil de la porte entr’ouverte… Il recula d’un pas, et nous conseilla de ne pas entrer ; « car, nous dit-il, ceci annonce que quelques-uns de leurs chefs et de leurs grands personnages sont à boire de Tusquebaugh[111], et qu’ils ne veulent pas être interrompus. Le moins qu’il puisse nous arriver, si nous entrons la tête baissée, c’est d’attraper quelques volées de coups de poing pour nous apprendre à vivre, si pourtant leurs poignards ne prennent pas la mesure de notre panse, ce qui est tout aussi probable. »

Je regardai le bailli, qui m’avoua à l’oreille que le coucou pouvait avoir quelque raison de chanter une fois l’an.

Pendant ce temps, deux ou trois filles à demi vêtues étaient sorties de l’auberge et des chaumières voisines au bruit des pas de nos chevaux. Aucune ne nous souhaita la bien-venue, ne nous offrit ses services pour nous débarrasser de nos chevaux ; toute la réponse que nous pûmes obtenir à nos différentes questions fut : « Ha niel sassenach[112]. » Le bailli cependant trouva dans son expérience un moyen de les faire parler anglais. « Si je vous donne une bawbie[113], » dit-il à un marmot d’environ dix ans, qui était couvert d’un fragment de plaid, « entendrez-vous le sassenach ?

— Oui-dà, je l’entendrai, dit l’enfant en anglais très-passable.

— Alors, allez dire à votre maman, mon petit homme, qu’il y a ici deux Anglais qui désirent lui parler. »

La maîtresse de l’auberge parut bientôt tenant en main un morceau de sapin allumé en guise de flambeau. La térébenthine de ces espèces de torches (qui se trouve ordinairement dans les marais à tourbe) les fait prendre et brûler si facilement, qu’on s’en sert fréquemment dans les Highlands en place de chandelle. La lumière de cette torche éclairait les traits inquiets et sauvages d’une femme pâle, maigre, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, et dont les vêtements sales et en haillons, quoique un plaid y eût été ajouté, remplissaient à peine le but de la décence, et ne pouvaient guère servir à autre chose. Ses cheveux noirs et mal peignés, dont les mêches s’échappaient en désordre de dessous sa coiffe, et surtout les regards étranges et embarrassés qu’elle jetait sur nous, me donnaient l’idée d’une sorcière interrompue au milieu de ses coupables rites. Elle refusa tout net de nous admettre dans la maison. Nous insistâmes avec force, et lui représentâmes la longueur de notre voyage, l’état de nos chevaux, et la certitude de ne pas trouver un autre gîte avant Callander, que le bailli disait être à une distance de sept milles d’Écosse. Je n’ai jamais pu m’assurer au juste ce que cette distance produit en milles anglais, mais je crois qu’on peut la porter au double sans risquer de se tromper beaucoup dans son calcul. L’opiniâtre hôtesse ne tint aucun compte de nos représentations. « Il vaut mieux aller plus loin que de vous exposer à mal, » dit-elle dans le dialecte écossais des basses terres (car elle était elle-même du comté de Lennox). « Ma maison est remplie de gens qui n’aimeraient pas à être troublés par des étrangers. Ils attendent du monde, peut-être des habits rouges de la garnison… (Elle prononça ces derniers mots en baissant la voix et avec une certaine emphase.) Le temps est beau, et une nuit passée en plein air vous rafraîchira le sang… Vous pourrez dormir dans vos manteaux comme une bonne lame dans le fourreau. Il n’y a pas beaucoup de rosée dans le bois, si vous savez bien choisir votre gîte ; et vous pouvez attacher vos chevaux sur la montagne, personne ne vous dira rien.

— Mais, ma bonne femme, » lui dis-je pendant que le bailli soupirait et restait indécis, « il y a six heures que nous avons dîné ; nous n’avons pas mangé depuis ; je meurs véritablement de faim, et je n’ai pas envie d’aller me coucher sans souper au milieu de vos montagnes. Il faut absolument que j’entre ; vous vous excuserez le mieux que vous pourrez auprès de vos hôtes pour introduire un ou deux étrangers dans leur compagnie. André, conduisez les chevaux à l’écurie. »

L’Hécate me regarda d’un air de surprise en s’écriant : « Il faut laisser faire un entêté. On ne peut empêcher les gens de courir à leur perte. Mais voyez un peu ces gourmands d’Anglais ! en voilà un qui a fait un bon repas aujourd’hui, et qui risque sa vie et sa liberté pour souper chaudement. Mettez du bœuf rôti et du pouding au beau milieu de l’enfer, et vous les verrez se précipiter dessus. Mais je m’en lave les mains. Suivez-moi, monsieur, dit-elle à André, et je vais vous montrer l’écurie. »

J’avoue que je fus un peu troublé des expressions de notre hôtesse, et qu’elles me parurent le présage de quelque danger : cependant je ne voulus pas avoir l’air de reculer après avoir annoncé ma résolution, et j’entrai hardiment dans la maison. Après avoir manqué de me rompre les jambes contre des morceaux de tourbe et un tonneau à salaison placés de chaque côté de l’étroit passage qui servait d’entrée, j’ouvris une mauvaise porte d’osier toute déjetée, et suivi du bailli, j’entrai dans la salle principale de ce caravansérail écossais.

L’intérieur présentait un spectacle assez singulier aux yeux d’un Anglais. Le feu, alimenté par des morceaux de tourbe et des branches de bois sec, brûlait au milieu de la chambre, et la fumée, n’ayant d’autre issue qu’un trou pratiqué dans le toit, s’élevait en tourbillon le long des lambris de la chaumière, et formait un épais nuage à la hauteur d’environ cinq pieds du plancher. L’espace inférieur en était assez dégagé et l’on y respirait assez à l’aise, grâce aux innombrables courants d’air qui arrivaient par le panneau usé de la porte d’osier, par deux trous carrés servant de fenêtres, dont l’un était bouché par un morceau de plaid, et l’autre par un vieux vêtement en lambeaux, et enfin par les crevasses des murs, construits en cailloux et en tourbe, unis par un mortier fort grossier.

Devant une vieille table de chêne placée près du feu, étaient assis trois hommes, voyageurs suivant toute probabilité, et qu’il était impossible de regarder avec indifférence. Deux d’entre eux portaient le costume montagnard. L’un, petit homme dont les traits basanés exprimaient la vivacité et l’irritabilité naturelles, portait des trews, ou pantalons collants, faits d’une espèce de tissu jaspé comme celui des bas. Le bailli me dit à l’oreille que c’était probablement un personnage important, parce que les chefs seuls portaient des trews, qu’il était même très-difficile de fabriquer au gré de leurs seigneuries montagnardes.

L’autre était un homme grand et vigoureux, ayant les cheveux roux et fort épais, la figure bourgeonnée, les pommettes saillantes et un menton de galoche, espèce de caricature des traits nationaux de l’Écosse. Son tartan différait de celui de son compagnon en ce qu’il y avait beaucoup de carreaux rouges, tandis que le noir et le vert foncé dominaient dans l’autre.

Le troisième avait le costume des basses terres. C’était un homme robuste, à l’œil hardi et fier, et qui me parut être un militaire. Il portait une redingote couverte d’une profusion de galons, et un chapeau à cornes d’une dimension formidable. Son sabre et une paire de pistolets étaient posés sur la table devant lui. Les deux autres montagnards avaient aussi devant eux leur poignard, la pointe enfoncée dans la table. J’appris ensuite que cela signifiait qu’aucune querelle ne devait venir troubler leurs libations. Une énorme mesure d’étain placée devant ces dignes personnages pouvait contenir environ quatre pintes d’Angleterre d’usquebaugh, liqueur presque aussi forte que l’eau-de-vie, que les montagnards distillent de la drèche, et dont ils boivent une quantité surprenante. Un verre cassé, monté sur un pied en bois, tenait lieu de coupe à toute la compagnie, et circulait avec une rapidité merveilleuse. Ces hommes causaient ensemble très-haut et avec vivacité, tantôt en gaélique, tantôt en anglais.

Un autre montagnard enveloppé dans son plaid était couché par terre, la tête posée sur une pierre couverte d’un peu de paille qui lui servait d’oreiller, et dormait ou faisait semblant de dormir, sans faire attention à ce qui se passait autour de lui. C’était probablement aussi un étranger, car il était en grand costume et accoutré du sabre et du bouclier, armes que les montagnards ont coutume de porter dans leurs voyages. Le long des murs on voyait des espèces de crèches, les unes formées de vieilles planches, les autres de mauvaises claies d’osier et de branches entrelacées, et c’était là que dormait toute la famille, hommes, femmes et enfants, cachés seulement par les épais tourbillons de fumée.

Nous avions fait si peu de bruit en entrant, et les buveurs que j’ai décrits étaient engagés dans une discussion si animée, que pendant une ou deux minutes ils ne nous aperçurent pas. Mais je remarquai que le montagnard couché près du feu se leva sur son coude quand nous entrâmes, et, tirant son plaid sur la partie inférieure de sa figure, nous regarda un instant, après quoi il reprit sa première attitude, et parut se livrer de nouveau au sommeil que notre entrée avait interrompu.

Nous nous approchâmes du feu, dont la vue nous était agréable après avoir voyagé au milieu des montagnes, par l’air froid et humide d’une soirée d’automne, et nous appelâmes l’hôtesse, ce qui attira sur nous l’attention de la compagnie. Elle parut, jeta des regards inquiets, tantôt sur nous, tantôt sur ses autres hôtes, et ce fut en hésitant et d’un air embarrassé qu’elle répondit à la demande que nous lui fîmes de nous apporter quelque chose à manger. « Elle ne croyait pas, elle n’était pas sûre qu’il y eût rien dans la maison qui fût digne de nous être présenté. »

Je l’assurai que nous étions très-indifférents sur la qualité du souper ; puis, cherchant des yeux les moyens de nous asseoir, ce qui n’était pas facile à trouver, je découvris une vieille cage à poulets dont je fis un siège pour M. Jarvie ; moi-même je m’assis sur un mauvais baquet renversé. André Fairservice entra alors, et se plaça en silence derrière nous. Les naturels, comme je crois pouvoir les appeler, nous regardaient fixement et d’un air d’étonnement qui exprimait qu’ils étaient confondus de notre assurance, tandis que nous, c’est-à-dire moi du moins, je cachais de mon mieux sous un air d’insouciance l’inquiétude secrète que je ne pouvais m’empêcher d’éprouver sur l’accueil que nous allions recevoir de ceux dont nous avions troublé la conférence.

À la fin, le moins grand des deux montagnards me dit en très-bon anglais et avec beaucoup de hauteur :

« Vous faites comme si vous étiez chez vous, monsieur, à ce que je vois.

— C’est ce que je fais toujours, répliquai-je, quand je me trouve dans une maison où l’on reçoit le public.

— Et n’avez-vous pas vu, dit le plus grand, par la baguette blanche qui est à la porte, que des gentilshommes occupaient la maison publique pour leurs propres affaires ?

— Je ne me pique pas de connaître les usages de ce pays, répliquai-je, mais il me reste à apprendre comment trois personnes auraient le droit d’exclure tous les autres voyageurs du seul lieu de refuge et de repos qui se trouve à plusieurs milles à la ronde.

— Cela n’est pas raisonnable, messieurs, dit le bailli ; nous ne voulons pas vous offenser, mais ni la raison ni la loi n’autorisent cela. Si un pot de bonne eau-de-vie peut servir à arranger le différend, nous sommes des hommes paisibles, et ne demandons pas mieux de…

— Au diable votre eau-de-vie, monsieur ! dit l’habitant des basses terres en enfonçant fièrement son chapeau sur sa tête ; nous ne nous soucions ni de votre eau-de-vie ni de votre compagnie. » En parlant ainsi il se leva ; ses compagnons l’imitèrent en murmurant quelques paroles entre leurs dents, ajustant leur plaid, ouvrant les narines et aspirant l’air, suivant l’habitude de leurs compatriotes quand ils sont agités par la colère.

« Je vous ai dit ce qui en arriverait, messieurs, dit l’hôtesse ; et vous n’avez pas voulu m’écouter. Allons, sortez de ma maison et n’y causez pas de trouble. Jeanie Mac-Alpine ne souffrira pas qu’aucun gentilhomme soit dérangé dans sa maison, si elle peut l’empêcher. Voyez donc ces fainéants, ces vagabonds d’Anglais qui vont courir le pays pendant l’obscurité de la nuit, et qui viendront troubler d’honnêtes et paisibles gentilshommes qui boivent tranquillement la goutte auprès du feu ! »

Dans tout autre moment je me serais rappelé l’adage latin :

Dat veniam corvis, vexat censura columbas[114].


Mais ce n’était pas le moment de faire des citations classiques, car il était évident qu’une querelle allait avoir lieu. Je ne la redoutais pas pour moi-même, indigné comme je l’étais de l’insolence et du manque d’hospitalité avec lequel on nous traitait, mais j’en craignais les suites pour mon compagnon, dont les qualités physiques et morales me semblaient peu propres à mettre à fin une pareille aventure. Je me levai cependant en voyant les autres le faire, et me débarrassai de mon manteau pour être plus prompt à me mettre sur la défensive.

« Nous sommes trois contre trois, dit le moins grand des montagnards en jetant un coup d’œil sur nous ; si vous êtes de jolis garçons dégainez vos épées. » À ces mots il tira son sabre et s’avança sur moi. Je me mis en défense, et confiant dans la supériorité de mon arme, qui était une rapière ou petite épée, l’issue du combat me causa peu d’inquiétude. Le bailli agit avec une vigueur qui me surprit. En voyant s’avancer contre lui le gigantesque montagnard avec son arme nue, il fit quelques efforts pour tirer la poignée de son sabre, qu’il appelait sa shabble[115] ; mais voyant qu’il ne pouvait le retirer du fourreau, auquel il était attaché par la rouille, il saisit à la place un soc de charrue complètement rouge, dont on s’était servi pour tisonner le feu en guise de poker[116] ou pincettes, et le brandit avec tant de succès, qu’à la première passe il mit le feu au plaid de l’Écossais, ce qui le força de se tenir à une distance respectueuse jusqu’à ce qu’il eût pu l’éteindre. André au contraire, qui aurait dû faire face au champion des basses terres, avait trouvé moyen, je le dis à regret, de s’éclipser tout au beau commencement de la querelle. Mais son antagoniste s’étant écrié : « Partie égale, partie égale ! » se borna avec courtoisie à rester spectateur du combat. Mon but était de désarmer mon antagoniste ; mais je n’osais le serrer de trop près dans la crainte du poignard qu’il tenait de la main gauche, et dont il se servait pour parer les bottes que je lui portais. Cependant le bailli, malgré le succès de son début, était dans une position critique : le poids de son arme, sa corpulence, sa colère même, épuisaient ses forces ; à peine pouvait-il respirer. Il allait se trouver à la merci de son adversaire, quand le montagnard qui était couché sur le plancher se leva tout à coup, saisit son épée nue et son bouclier, et se jetant entre le magistrat vaincu et son assaillant, s’écria : « J’ai mangé le pain de la ville de Glasgow, et sur ma foi ce sera moi qui me battrai pour le bailli Jarvie dans le clachan d’Aberfoïl. » Et joignant les actions aux paroles, cet auxiliaire inattendu fit siffler sa lame aux oreilles de son robuste adversaire, qui lui rendit ses coups avec usure. Mais étant tous deux munis de boucliers ronds en bois plaqué de cuivre et recouvert de peau, dont tous deux se servaient avec beaucoup d’adresse pour parer les coups, leur combat fut plus bruyant que dangereux. Il paraît d’ailleurs que les assaillants voulaient plutôt nous intimider que nous faire aucun mal, car l’habitant des basses terres qui jusqu’alors était resté spectateur du combat, commença alors à se charger du rôle de médiateur.

« À bas les armes ! à bas les armes ! En voilà assez, en voilà assez ! Ce n’est pas une querelle à mort ; les étrangers se sont montrés hommes d’honneur, et nous ont donné satisfaction. Je suis aussi chatouilleux que personne sur le point d’honneur, mais je n’aime pas à voir répandre le sang sans nécessité. »

On pense bien que je n’avais pas le désir de prolonger la querelle ; mon adversaire paraissait également disposé à rengainer son épée. Le bailli, hors d’haleine, pouvait être considéré comme hors de combat ; et nos deux autres champions cessèrent de jouer de l’épée et du bouclier avec autant d’indifférence qu’ils avaient commencé.

« Maintenant, dit notre digne arbitre, buvons et causons comme de braves gens. La maison est assez grande pour nous tous. Je propose que ce bon petit homme qui a l’air d’avoir été réduit aux abois par ce combat, fasse demander un pot d’eau-de-vie ; j’en paierai un autre en guise d’archilowe[117] ; pour ce qui est du reste, nous partagerons la dépense en frères.

— Et qui est-ce qui me paiera mon beau plaid tout neuf où le poker a fait un trou par lequel passerait une marmite ? dit le grand montagnard. A-t-on jamais vu un homme sage se battre avec une arme rougie au feu !

— Que cela ne fasse pas obstacle à la paix, » dit le bailli, qui avait repris haleine et qui était aussi disposé à jouir de son triomphe qu’à éviter la nécessité de recourir de nouveau au sort incertain des armes. « Puisque c’est moi qui ai fait la blessure, ce sera moi qui fournirai l’emplâtre. Vous aurez un plaid tout neuf, et des plus beaux, aux couleurs de votre clan, mon cher, si vous voulez me dire où je puis vous l’envoyer de Glasgow.

— Je n’ai pas besoin de nommer mon clan. Je suis du clan du roi, cela est connu. Mais vous pouvez emporter un échantillon de mon plaid : pough ! il sent la tête de mouton grillée. Avec cela vous ne serez pas embarrassé de choisir. Un gentilhomme de mes cousins, qui va à Glasgow pour vendre ses œufs, ira le prendre chez vous à la Saint-Martin. Mais, brave homme, la première fois que vous vous battrez, si vous faites quelque cas de votre adversaire, que ce soit avec une épée, mon cher, puisque vous en portez une, et non pas avec des pincettes ou avec des tisons, comme un Indien sauvage.

— Ma foi, dit le bailli, chacun fait comme il peut. Mon épée n’a pas vu le jour depuis le combat du pont de Bothwell, où défunt mon père la portait ; et je ne sais trop même si elle fut tirée ce jour-là, car la bataille ne fut pas longue. Quoi qu’il en soit, elle est collée au fourreau maintenant, de manière à ne plus pouvoir l’en arracher ; en vous voyant tomber sur moi, j’ai donc empoigné la première arme qui est tombée sous ma main. J’avoue que le temps de se battre est à peu près passé pour moi, cependant je ne sais pas endurer un affront. Mais où est l’honnête garçon qui s’est chargé si bravement de ma défense ? il faut que je le régale d’un verre d’eau-de-vie, quand ce serait le dernier que je devrais boire de ma vie.

Le champion qu’il cherchait avait disparu. Il s’était échappé à la fin de la querelle, sans que personne le remarquât ; mais à ses traits sauvages, à sa chevelure rousse et crépue, j’avais eu le temps de reconnaître Dougal, le porte-clefs fugitif de la prison de Glasgow. J’en fis part tout bas au bailli, qui répondit du même ton : « Fort bien ! fort bien ! je vois que celui que vous savez bien avait raison de dire que ce Dougal a des éclairs de bon sens. Il faut que je pense à ce que je pourrai faire pour lui. »

En parlant ainsi il se rassit, et aspirant l’air fortement deux ou trois fois, comme pour reprendre haleine, il appela l’hôtesse : « Luckie, à présent que je me suis bien assuré que je n’ai pas de trou à la panse, comme j’ai eu d’assez bonnes raisons de le craindre pendant quelques instants, il me semble, dit-il, que je serais fort aise d’y mettre quelque chose. »

Dès que l’orage avait été apaisé, la dame était devenue la complaisance même ; elle nous promit de faire griller quelque chose de bon pour notre souper. Rien ne m’étonna plus, dans tout ce tumulte, que, l’extrême tranquillité avec laquelle elle et toute sa famille en furent témoins. Elle se contenta de crier à une servante : « Fermez la porte, fermez la porte ; mort ou vif, que personne ne sorte avant d’avoir payé son écot. » Quant aux dormeurs qui reposaient dans ces lits placés le long de la muraille, ils ne firent que soulever un moment leur corps sans chemise pour nous regarder, en s’écriant : « Oh ! oh ! » d’un ton proportionné à leur âge et à leur sexe, et s’étaient, je crois, profondément rendormis avant que les épées fussent rentrées dans le fourreau.

Cependant notre hôtesse parut s’occuper avec empressement de nous préparer des aliments, et, à ma grande surprise, fit frire dans la poêle diverses pièces de venaison. L’odeur appétissante de ce mets, la manière dont il était préparé, pouvaient satisfaire sinon des épicuriens, du moins des gens affamés. On plaça l’eau-de-vie sur la table ; et les montagnards, malgré leur partialité pour les liqueurs fortes qu’ils distillent chez eux, prouvèrent qu’ils la trouvaient excellente. Après que le verre eut fait une fois la ronde, l’habitant des basses terres parut désirer connaître notre profession et le motif de notre voyage.

« Nous sommes de bonnes gens de Glasgow, » dit le bailli d’un air d’humilité, « et nous nous rendons à Stirling pour recouvrer de l’argent qui nous est dû. »

J’eus la sottise, mon cher Tresham, de me sentir un peu humilié de la manière modeste dont il lui plaisait de parler de nous, mais je me rappelai que j’avais promis de garder le silence et de laisser le bailli mener les choses comme il l’entendrait. Et de bonne foi, c’était la moindre chose que je pusse faire pour cet honnête homme, qui avait quitté ses affaires et entrepris un long et pénible voyage dans lequel il s’en était même fallu de peu qu’il ne perdît la vie.

« Vous autres gens de Glasgow, » lui répondit d’un air d’ironie son interlocuteur, « vous ne savez que parcourir d’un bout à l’autre cette partie de l’Écosse pour tourmenter les pauvres gens qui, comme moi, peuvent se trouver un peu en retard.

— Si tous nos débiteurs étaient d’aussi honnêtes gens que vous, Garschattachin, ma foi, nous pourrions nous épargner cette peine, car ils viendraient nous chercher.

— Eh quoi ! comment ? par le pain que je mange ! (sans oublier le bœuf et l’eau-de-vie qui l’accompagnent) c’est mon vieil ami Nicol Jarvie, le meilleur homme qui ait jamais prêté ses écus à un gentilhomme dans l’embarras. Ne veniez-vous pas chez moi, par hasard ? N’alliez-vous pas traverser le mont Endrick pour vous rendre à Garschattachin.

— Non, ma foi, maître Galbraith, j’avais d’autres chiens à lier. N’allez pas croire non plus que je venais pour la rente annuelle de ce petit coin de terre dont j’ai hérité.

— Au diable la rente annuelle ! Je ne veux pas vous entendre parler d’affaires quand je vous rencontre si près de mon pays. Mais comme un trot-cosey[118] et un Joseph[119] changent un homme ! est-il possible que je n’aie pas reconnu mon ancien ami le diacre ?

— Dites le bailli, s’il vous plaît. Mais je sais ce qui occasionne votre méprise : la terre avait été accordée à feu mon père, qui était diacre et qui, comme moi, s’appelait Nicol, et je ne me rappelle pas que depuis son décès vous ayez rien payé de la rente ni des arrérages. C’est probablement là ce qui cause votre erreur.

— Eh bien ! que le diable emporte l’erreur et ce qui l’a causée ; je n’en suis pas moins aise d’apprendre que vous êtes bailli. Messieurs, vidons une rasade à la santé de mon excellent ami le bailli Nicol Jarvie ; il y a vingt ans que je le connais ainsi que son père. Eh bien ! avez-vous bu ? Versez de nouveau. Je bois à la prochaine nomination de Nicol Jarvie à la place de prévôt ; entendez-vous ? je dis de prévot ; je bois au lord-prévôt Nicol Jarvie. Et si quelqu’un prétend qu’il se trouve dans la ville de Glasgow un homme plus digne de remplir cette place, il fera bien de prendre garde que moi, Duncan Galbraith de Garschattachin, je ne l’entende pas. Je n’en dis pas davantage. » En parlant ainsi il porta la main à son chapeau et l’enfonça de côté sur sa tête d’un air de bravade.

L’eau-de-vie qu’il s’agissait de boire était sans doute pour nos deux montagnards ce qui leur plaisait le plus dans ces santés ; ils les portèrent sans paraître se soucier d’en comprendre le sens, et commencèrent une conversation en gaélique avec M. Galbraith qui le parlait avec facilité, sa demeure, comme je l’appris plus tard, étant voisine des hautes terres.

« J’ai reconnu de suite ce vaurien-là, me dit tout bas M. Jarvie ; mais, dans la chaleur du combat, je ne pouvais savoir de quelle manière il voudrait s’y prendre pour payer ses dettes : il s’écoulera du temps avant qu’il le fasse de bonne grâce. Il n’en est pas moins un brave garçon, qui a bon cœur. Il ne vient pas souvent à Glasgow, mais il m’envoie de temps en temps un daim et des oiseaux des montagnes. À tout prendre, je puis me passer de cet argent. Mon père le diacre avait beaucoup de considération pour la famille de Garschattachin. »

Le souper étant prêt, je cherchai des yeux André Fairservice, mais personne n’avait vu ce fidèle serviteur depuis le commencement du combat. L’hôtesse cependant me dit qu’elle croyait qu’il était dans l’écurie, mais que ses enfants et elle-même l’avaient appelé sans pouvoir en obtenir de réponse. Elle m’offrit de m’y conduire, ajoutant qu’elle ne se souciait pas d’y entrer à pareille heure. Elle était seule, elle était femme ; on savait bien comment l’esprit de Ben-ye-Gask avait traité la fermière d’Ardnagowan. Son écurie passait pour être hantée par un esprit, ce qui était cause qu’elle n’avait jamais pu garder un palefrenier.

Cependant, prenant une lumière, elle me conduisit vers le misérable hangar sous lequel nos pauvres chevaux se régalaient d’un foin dont chaque brin était aussi gros qu’un tuyau de plume d’oie. Là elle me prouva clairement qu’elle avait eu pour me faire quitter la compagnie, un autre motif que celui qu’elle avait prétexté. « Lisez ceci, me dit-elle en me glissant dans la main un morceau de papier plié. Dieu soit béni, m’en voilà débarrassée ! quelle misère que d’être entre des soldats et des Saxons, des pillards et des voleurs de bestiaux, toujours entre des rixes et du sang ! En vérité, une honnête femme vivrait plus tranquille dans l’enfer que sur la frontière des montagnes. »

En parlant ainsi elle me remit la torche et rentra dans la maison.


CHAPITRE XXIX.

L’ARRESTATION.


C’est la cornemuse et non la lyre qui résonne sur les montagnes des hautes terres. C’est le son du cor de Mac-Lean ou celui de Mac-Gregor.
Réponse de John Cooper à Allan Ramsay.


Je m’arrêtai à l’entrée de l’écurie, si l’on peut donner ce nom à un endroit où les chevaux étaient pêle-mêle avec les chèvres, les vaches, les cochons et la volaille, à l’abri du même toit que le reste de la maison, quoique, par un degré de luxe inconnu au reste du hameau, et que j’entendis ensuite attribuer à un excès d’orgueil de notre hôtesse Jeanie Mac-Alpine, cette dépendance de la hutte fut pourvue d’une entrée différente de celle qui servait à ses pratiques bipèdes. À la lueur de ma torche, je déchiffrai le billet suivant, écrit sur un morceau de papier sale, chiffoné et humide, et qui avait pour adresse : « Pour être remis aux mains de l’honoré F. 0., jeune gentilhomme anglais. » Il contenait ce qui suit :

« Monsieur,

« Beaucoup d’oiseaux de proie nocturnes sont dehors aujourd’hui, ce qui m’empêche d’aller vous trouver au clachan d’Aberfoïl, ainsi que mon respectable parent B. N. J., comme j’en avais l’intention. Je vous engage à éviter toute communication qui ne serait pas indispensable avec ceux que vous y rencontrerez ; il pourrait en résulter des conséquences fâcheuses. La personne qui vous remettra ce billet est fidèle, et vous conduira dans un endroit où, avec l’aide de Dieu, j’espère que je pourrai vous voir sans danger. J’espère aussi que mon parent et vous, vous viendrez visiter ma pauvre maison : en dépit de mes ennemis, je puis encore vous y promettre aussi bonne chère qu’il est possible à un montagnard de la faire faire à ses amis, et nous porterons solennellement la santé d’une certaine D. V. ; nous nous occuperons aussi de certaines affaires dans lesquelles je me flatte de pouvoir vous être utile. En attendant, je suis, comme il est d’usage entre gentilshommes, votre serviteur prêt à vous obéir. R. M. G. »

Je fus très-contrarié du contenu de cette lettre qui semblait remettre à un lieu et à une époque plus éloignés le service que j’avais attendu de ce Campbell. Cependant c’était une consolation d’apprendre qu’il continuait de s’intéresser à mes affaires, puisque sans lui je n’avais pas l’espoir de recouvrer les papiers de mon père. Je résolus donc de me conformer à ses instructions, de me conduire avec la plus grande prudence devant les étrangers, et de saisir la première occasion qui se présenterait de questionner l’hôtesse sur le moyen de rejoindre ce personnage mystérieux.

J’appelai alors André à haute voix, et à plusieurs reprises, sans recevoir de réponse. J’examinai tous les coins de l’écurie, la torche à la main, non sans risque d’y mettre le feu si la quantité de fumier mouillé et de boue n’avait été un heureux préservatif pour trois ou quatre bottes de paille et de foin qui s’y trouvaient. Enfin, après des cris répétés d’André Fairservice… André, animal, où êtes-vous ? j’entendis une espèce de gémissement qu’on aurait pu attribuer à l’esprit lui-même, et une voix dolente répondre : « Par ici. » Guidé par le son, je m’avançai vers le coin du hangar d’où il semblait partir, et je trouvai le vaillant André blotti contre la muraille derrière un tonneau rempli des plumes de toutes les volailles immolées à la cause publique depuis plus d’un mois ; il me fallut unir la force aux exhortations pour l’arracher de cette retraite et le conduire en plein air. Les premiers mots qu’il me dit furent : « Monsieur, je suis un honnête garçon.

— Qui diable met votre honnêteté en doute, et qu’est-ce que cela nous fait maintenant ? Nous allons souper, et j’ai besoin de vous pour nous servir.

— Oui, » répéta-t-il sans paraître faire attention à ce que je venais de lui dire ; « je suis un honnête garçon, quoi qu’en puisse dire le bailli. J’avoue que le monde et les biens du monde me tiennent assez au cœur, et j’ai cela de commun avec bien d’autres ; mais je suis un honnête garçon, et si j’ai parlé de vous quitter sur la route, Dieu sait que rien n’était plus loin de ma pensée, et que je ne disais cela que comme tant d’autres choses qu’on dit quand on contracte un marché, et qu’on tâche de le faire le meilleur possible. J’ai véritablement de l’attachement pour Votre Honneur, quoique vous soyez bien jeune, et je ne vous quitterais pas sans en avoir de sérieuses raisons.

— Où diable en voulez-vous venir ? Tout n’a-t-il pas été arrangé à votre satisfaction ? Faut-il donc que je vous entende parler de me quitter à tous moments, sans rime ni raison ?

— Oh ! mais jusqu’à présent je ne faisais que semblant ; mais l’envie m’en est venue maintenant tout de bon… Perte ou gain, je n’ose aller plus loin avec Votre Honneur, et si vous voulez suivre les conseils d’un pauvre homme, vous préférerez manquer à votre rendez-vous plutôt que de vous exposer davantage. J’ai pour vous une amitié sincère, et je suis sûr que vous ferez un jour honneur à votre famille, une fois que le premier feu de la jeunesse sera passé ; mais je ne puis vous suivre plus loin, quand même vous devriez périr en chemin faute de guide et de bons avis… Ce serait tenter la Providence que d’aller dans le pays de Rob-Roy.

— Rob-Roy ! « m’écriai-je avec surprise ; « je ne connais personne de ce nom. Quel est ce nouveau conte, André ?

— Il est dur, bien dur qu’un homme ne puisse venir à bout de se faire croire quand il a dit la pure et sainte vérité, uniquement parce qu’il lui est arrivé de temps en temps de se laisser aller à quelques petits mensonges quand la circonstance l’exigeait. Qu’avez-vous besoin de me demander qui est ce Rob-Roy, le bandit qu’il est ! quand vous avez une lettre de lui dans votre poche ? J’ai entendu un des gens de sa bande dire à cette vieille haridelle d’hôtesse de vous la remettre. Ils croyaient que je ne comprenais pas leur jargon ; mais quoique je ne parle guère, je sais entendre bien des choses. Je n’avais pas l’intention de vous en parler ; mais la peur fait souvent jaser plus qu’il ne faudrait peut-être. Oh ! monsieur Frank, toutes les manies de votre oncle, toutes les folies de vos cousins ne sont rien en comparaison de votre imprudence. Buvez à tomber sous la table, comme sir Hildebrand ; commencez la bienheureuse journée par vous remplir d’eau-de-vie, comme M. Percy ; faites le fanfaron, comme M. Thorncliff ; courez les filles, comme M. John ; soyez joueur, comme M. Richard ; gagnez des âmes au pape et au diable, comme M. Rashleigh ; jurez, blasphémez, n’observez pas le sabbat, et obéissez au pape, comme ils le font tous ; mais, au nom de la miséricorde divine, ayez pitié de votre jeune sang, et n’allez pas trouver ce Rob-Roy ! »

André exprimait ses alarmes d’une manière trop naturelle pour que je pusse les considérer comme une feinte. Je me contentai pourtant de lui dire que mon intention était de passer la nuit dans cette maison, et je lui recommandai d’avoir soin de nos chevaux. Quant au reste, je lui enjoignis un profond silence sur le sujet de ses craintes, en l’assurant qu’il pouvait compter que je ne m’exposerais à aucun danger sérieux sans prendre toutes les précautions convenables. Il me suivit dans la maison d’un air consterné, et en murmurant entre ses dents : « Les hommes devraient passer avant les animaux. De toute cette bienheureuse journée, je n’ai mis dans mon estomac que les deux cuisses coriaces d’un vieux coq de bruyère. »

En rentrant, je crus m’apercevoir que quelque chose avait troublé le bon accord de la compagnie pendant mon absence, car je trouvai M. Galbraith et mon ami le bailli se disputant vivement.

« Je ne souffrirai pas, disait M. Jarvie, que l’on parle ainsi ni du duc d’Argyle ni du nom de Campbell. Le duc est un digne seigneur, plein de patriotisme, l’ami et le bienfaiteur du commerce de Glasgow.

— Je ne dirai rien de Mac-Callum More ni du Slioch-nan-Diarmid, dit en riant le moins grand des deux montagnards, je ne suis pas situé du bon côté de Glencoe pour chercher dispute à Inverrara.

— Notre lac n’a jamais vu la galère[120] des Campbell, dit le plus grand ; je dirai ce que je pense, sans avoir égard aux personnes. Je ne fais pas plus de cas d’un Campbell que d’un Cowan, et vous pouvez dire à Mal-Callum More que c’est Allan Iverach qui l’a dit : il y a loin d’ici à Lochow[121]. »

M. Galbraith, sur qui les différentes santés qu’il avait bues n’avaient pas été sans influence, frappa du poing sur la table avec violence, et s’écria : « Il y a une dette de sang contractée par cette famille, et il faudra qu’elle la paie un jour. Les os d’un brave et loyal Grahame se soulèvent depuis long-temps dans leur tombeau pour demander vengeance de ces ducs perfides. Il n’y a jamais eu de trahison en Écosse que quelque Campbell ne s’y soit trouvé mêlé. Et maintenant que les méchants ont le dessus, qui est-ce qui les soutient, si ce ne sont les Campbell ? Mais cela ne durera pas long-temps ; le moment approche d’aiguiser la pucelle[122] pour leur tondre la barbe de près. Croyez-moi, la rouille qui la couvre ne l’empêchera pas de faire une moisson sanglante.

— Fi donc ! Garschattachin, s’écria le bailli ; n’avez-vous pas de honte, monsieur, de parler ainsi devant un magistrat ? et ne craignez-vous pas ce qui peut en arriver ? Comment pouvez-vous soutenir votre famille et satisfaire vos créanciers, tant moi que les autres, si vous agissez de manière à vous exposer à la poursuite des lois, au préjudice de tous ceux qui ont des liaisons avec vous ?

— Que mes créanciers aillent au diable, et vous avec eux si vous êtes du nombre ! Je vous dis qu’il y aura bientôt du changement. Les Campbell cesseront de porter la tête si haute ; ils ne lâcheront plus leurs chiens là où ils n’osent aller eux-mêmes ; ils ne protégeront plus les voleurs, les assassins, les oppresseurs ; ils ne les exciteront plus à attaquer, à piller des gens qui valent mieux qu’eux, des clans plus respectables que le leur. »

Le bailli aurait volontiers continué la discussion ; mais le fumet agréable de la venaison que notre hôtesse plaça devant nous opéra une diversion si puissante, qu’il s’occupa avec beaucoup d’ardeur de remplir nos assiettes, et laissa le champ libre aux étrangers.

« Et cela est vrai, » dit le plus grand des deux montagnards qui, comme je l’appris ensuite, s’appelait Stuart ; « nous ne serions pas obligés d’abandonner nos maisons et de nous réunir en corps pour nous emparer de Rob, si les Campbell ne lui donnaient pas un asile. Un jour, avec trente hommes de mon nom, les uns venant de Glenfinlas, les autres d’Appine, nous chassâmes les Mac-Gregor, comme nous aurions chassé le daim, jusqu’à ce que nous atteignîmes le pays des Glenfalloch. Là les Campbell nous arrêtèrent, et ne voulurent pas nous laisser aller plus loin, de sorte que nous perdîmes nos peines. Mais je donnerais bien quelque chose pour être aussi près de Rob que je l’étais ce jour-là. »

Le malheur voulait que, dans tous les sujets de conversation que choisissaient ces braves gentilshommes, mon ami le bailli trouvât quelque motif d’offense. « Vous me pardonnerez de dire ce que je pense, monsieur ; mais je crois que vous auriez volontiers donné la plus belle plume de votre bonnet pour être aussi loin de Rob-Roy que vous l’êtes en ce moment. Ma foi, mon soc de charrue, tout rouge qu’il était, n’est encore rien en comparaison de son sabre.

— Vous ferez bien de ne plus parler de votre soc de charrue[123] ou je vous ferai rentrer vos paroles dans le ventre avec deux pouces d’acier dans la gorge pour vous les faire digérer, » dit le plus grand des deux montagnards en portant la main sur son poignard avec un regard farouche et menaçant.

« Nous ne voulons pas de querelle, Allan, dit le plus petit. Si le gentilhomme de Glasgow prend quelque intérêt à Rob-Roy, il est possible qu’il ait le plaisir de le voir ce soir les fers aux pieds, et demain matin flottant au bout d’une corde. Il y a trop long-temps qu’il est le fléau du pays, et sa carrière est finie… Mais il est temps d’aller rejoindre nos gens.

— Un moment, Inverashalloch, dit Galbraith ; rappelez-vous le vieux dicton : il fait un beau clair de lune, dit Bennygasck ; une autre pinte, dit Lesley : nous ne partirons pas sans une autre chopine[124].

— J’ai assez de chopines comme cela, dit Inverashalloch. Je bois volontiers mes deux pintes d’usquebaugh ou d’eau-de-vie avec un ami ; mais du diable si j’en avale une goutte de plus quand j’ai de la besogne à faire le lendemain matin ! Et à mon avis, Garschattachin, vous feriez mieux de songer à faire entrer avant le jour vos cavaliers dans le clachan, afin que nous pussions partir tous ensemble.

— Pourquoi diable être si pressé ? boire et manger n’ont jamais nui à la besogne. Si l’on m’avait consulté, du diable si je vous aurais dérangé pour venir à notre aide. La garnison et nos cavaliers auraient suffi pour s’emparer de Rob ; et voilà le bras qui le couchera par terre, » ajouta-t-il en montrant le sien, sans avoir besoin pour cela du secours d’aucun montagnard.

— Vous auriez mieux fait alors de nous laisser où nous étions. Je ne suis pas venu de soixante milles sans en avoir reçu l’ordre. Mais, si vous voulez connaître mon opinion, il faudrait moins jaser si vous voulez réussir. Des gens qui sont sur leurs gardes vivent long-temps, et il en peut être ainsi de celui que vous savez bien. Le moyen d’attraper un oiseau n’est pas de lui jeter votre bonnet. Ces messieurs aussi ont entendu des choses qui n’auraient pas dû aller à leurs oreilles si l’eau-de-vie n’avait été un peu trop forte pour votre tête, major Galbraith. Vous n’avez pas besoin d’enfoncer votre chapeau et de faire le tapageur avec moi, voyez-vous ; car je ne le souffrirai pas.

— J’ai dit que je ne me querellerais plus d’aujourd’hui avec les hautes ou les basses terres, « dit Galbraith avec cet air de gravité que prend quelquefois un ivrogne. « Quand je ne serai pas de service, je me battrai avec vous ou avec tout autre habitant du pays plat ou des montagnes ; mais, étant de service, non. Je voudrais avoir des nouvelles de ces habits rouges. S’il était question de quelque chose contre les partisans du roi Jacques, ils seraient ici depuis long-temps ; mais quand il ne s’agit que de la tranquillité du pays, ils ne se remuent pas si aisément. »

Il parlait encore que le pas régulier d’une troupe d’infanterie se fit entendre, et un officier, suivi de deux ou trois soldats, entra dans l’appartement. Son accent anglais sonna très agréablement à mon oreille, fatiguée du mélange des jargons des hautes et des basses terres d’Écosse.

« Je présume, dit-il, que je parle au major Galbraith, commandant la milice du comté de Lennox, et que voici les deux gentilshommes des hautes terres que je dois rencontrer ici. »

Ils répondirent affirmativement, et l’invitèrent à se rafraîchir, ce qu’il refusa.

« Je suis en retard, messieurs, et je désire regagner le temps perdu. J’ai ordre de chercher et d’arrêter deux individus coupables de trahison.

— C’est de quoi je me lave les mains, dit Inverashalloch. Je suis verni ici avec mes hommes pour combattre Mac-Gregor le Rouge, qui a tué Duncan Mac-Laren d’Invernentey, mon cousin au septième degré ; mais je ne veux pas me mêler de ce que vous pouvez avoir à faire contre d’honnêtes gentilshommes qui voyagent dans le pays pour leurs affaires.

— Ni moi non plus, » dit Iverach.

Le major Galbraith prit la chose plus au sérieux, et, après avoir poussé un hoquet, en forme d’exorde, il prononça le discours suivant :

« Je ne dirai rien contre le roi George, capitaine, parce que, de fait, je tiens de lui ma commission. Mais, si ma commission est bonne, il ne s’ensuit pas que les autres soient mauvaises ; et il y a beaucoup de gens qui pensent que le nom de Jacques est aussi bon que celui de George : c’est du roi régnant et de celui qui devrait régner de droit que je parle ; et je dis, capitaine, qu’on peut être honnête homme, et fidèle à tous deux. Mais, pour le moment, je suis de l’opinion du lord gouverneur, comme il convient à un officier de la milice et à un lieutenant député ; et, quant à la trahison et tout ce qui s’ensuit, c’est du temps perdu d’en parler : moins on en dit à ce sujet mieux cela vaut.

— Je suis fâché de voir de quelle manière vous avez employé votre temps, monsieur, reprit l’officier anglais (en effet, le raisonnement du digne gentilhomme se ressentait terriblement de la liqueur qu’il avait bue) ; et j’aurais désiré qu’il en eût été autrement dans une occasion aussi importante. Je vous engage à essayer de dormir pendant une heure. Ces messieurs appartiennent-ils à votre société ? » ajouta-t-il en regardant le bailli et moi, qui, occupés à souper, avions fait peu d’attention à l’entrée de cet officier.

« Ce sont des voyageurs, monsieur, dit Galbraith : le rituel nous dit de prier pour les voyageurs par terre et par mer.

— Je suis chargé, dit le capitaine en prenant une lumière pour nous mieux examiner, d’arrêter un homme d’un certain âge et un jeune homme ; or ces deux messieurs me paraissent répondre au signalement donné.

— Prenez garde à ce que vous dites, monsieur ! s’écria M. Jarvie ; votre habit rouge et votre chapeau galonné ne pourront vous protéger si vous attentez à ma liberté, à ma personne. Je vous poursuivrai en diffamation, en détention arbitraire. Je suis un bourgeois et un magistrat de Glasgow. Mon nom est Nicol Jarvie : avant moi c’était celui de mon père. Je suis bailli, grâce à Dieu, et mon père était diacre.

— C’était un enragé puritain, dit le major Galbraith, et il s’est battu contre le roi au pont de Bothwell.

— Il payait ce qu’il devait et ce qu’il achetait, monsieur Galbraith, répliqua le bailli, et c’était un plus honnête homme que n’en portèrent jamais vos jambes.

— Je n’ai pas le temps d’écouter tout cela, dit l’officier ; je vous arrête, messieurs, à moins que vous ne me présentiez des personnes respectables qui me garantissent que vous êtes de loyaux sujets.

— Conduisez-moi devant un magistrat civil, répliqua le bailli, devant le shérif ou le juge du canton. Je ne suis pas obligé de répondre aux questions que voudra me faire chaque habit rouge.

— Eh bien ! monsieur, je sais comment m’y prendre avec des gens qui ne veulent point parler. Et vous, monsieur, me dit-il, quel est votre nom ?

— Francis Osbaldistone, monsieur.

— Quoi ! fils de sir Hildebrand Osbaldistone du Northumberland ?

— Non, monsieur, interrompit le bailli, fils de William Osbaldistone, chef de la grande maison Osbaldistone et Tresham de Crane-Alley à Londres.

— Je crains, monsieur, dit l’officier, que votre nom ne fasse qu’augmenter les soupçons qui existent contre vous ! Il me met dans la nécessité de vous prier de me remettre tous les papiers que vous pouvez avoir sur vous. »

Je remarquai qu’à cette requête les montagnards se regardèrent avec inquiétude.

« Je n’en ai point, » répondis-je.

L’officier ordonna que je fusse désarmé et fouillé. Résister eut été une folie ; je remis donc mes armes, et me soumis à la recherche, qui fut faite avec autant de politesse que le comporte une opération de cette espèce. Ils ne trouvèrent que le billet qui m’avait été remis par l’hôtesse.

« Je ne m’attendais nullement à cela, dit l’officier, mais j’y trouve un motif suffisant pour vous retenir prisonnier ; car je vois que vous êtes en correspondance avec ce brigand proscrit, Robert Mac-Gregor Campbell, qui est depuis si long-temps le fléau de ce district. De quelle manière expliquerez-vous cela ?

— Des espions de Rob ! s’écria Inverashalloch ; pour en faire justice, il faut les pendre au premier arbre.

— Nous nous sommes mis en voyage, dit le bailli, pour aller réclamer de l’argent qui nous est dû, et ceci sera tombé par hasard entre les mains de ce jeune homme. Il n’y a pas de loi, j’espère, qui défende à un homme d’aller demander son bien.

— Comment cette lettre se trouve-t-elle entre vos mains ? » me dit l’officier.

Ne pouvant me décider à trahir la pauvre femme qui me l’avait remise, je gardai le silence.

« En savez-vous quelque chose, mon camarade ! » dit l’officier à André, dont les mâchoires claquaient comme une paire de castagnettes depuis la menace proférée par le montagnard.

« Certainement, j’en sais quelque chose. C’est un montagnard qui a remis cette lettre à cette vieille bavarde d’hôtesse. Je puis jurer que mon maître n’en savait rien.

— Si l’on me remet une lettre pour un homme qui est chez moi, ne dois-je pas la lui rendre ? dit l’hôtesse. Oh ! je ne sais ni lire ni écrire ; par conséquent…

— Taisez-vous, bonne femme ; on ne vous accuse pas… Continuez, l’ami, reprit l’officier.

— C’est tout, monsieur l’Habit-Rouge ; seulement, comme mon maître a l’intention d’aller dans les montagnes pour voir Rob, je vous assure, monsieur, que ce serait vraiment une bonne œuvre que de le faire accompagner à Glasgow par quelques-uns de vos habits-rouges, de gré ou de force. Quant à monsieur Jarvie, vous pouvez le garder aussi long-temps que vous voudrez ; il est bien en état de payer toutes les amendes que vous voudrez lui imposer, et mon maître également, pour dire toute la vérité. Quant à moi, je ne suis qu’un pauvre garçon jardinier, et je ne vaux pas la peine que l’on s’occupe de ma personne.

— Ce que j’ai de mieux à faire, dit l’officier, est d’envoyer ces trois messieurs au quartier-général, sous bonne escorte. Ils paraissent être en correspondance directe avec l’ennemi, et je ne veux, sous aucun rapport, me trouver responsable de les avoir laissés en liberté. Messieurs, vous voudrez bien vous regarder comme mes prisonniers. Dès le point du jour je vous ferai conduire en lieu de sûreté. Si vous êtes ce que vous prétendez être, on ne tardera pas à le reconnaître, et deux ou trois jours d’emprisonnement ne seront pas un grand malheur. — Je n’écoute rien, » dit-il au bailli qui avait la bouche ouverte pour lui parler ; « mon service ne me laisse pas le temps d’entrer dans de vaines discussions.

— Fort bien, fort bien, monsieur ! dit le bailli, vous pouvez maintenant chanter tout à votre aise ; mais prenez garde que je ne vous fasse danser avant peu. »

L’officier et les montagnards eurent alors une conférence sérieuse, mais ils parlèrent si bas qu’il nous fut impossible d’en entendre un mot. Aussitôt après ils sortirent tous. Alors le bailli me dit : « Ces montagnards sont des clans de l’ouest, et, si ce que l’on dit est vrai, tout aussi peu scrupuleux que leurs voisins ; s’ils viennent du bout du comté d’Argyle pour faire la guerre à ce pauvre Robin, c’est à cause de quelque vieille haine qu’ils ont contre lui et contre son clan ; les Grahame et les Buchanan du comté de Lennox ont pris les armes par le même motif. Leurs griefs sont bien connus, et je ne puis les blâmer. Personne n’aime à perdre sa vache. Et puis voilà des soldats, pauvres diables ! qui sont obligés de marcher au premier signal. Le pauvre Rob en aura assez sur les bras demain, quand le soleil paraîtra sur la montagne. Eh bien ! quoiqu’un magistrat ne doive rien désirer contre le cours de la justice, du diable si je serais fâché d’apprendre que Rob leur a donné à tous un bon coup de peigne ! »


CHAPITRE XXX.

LE COMBAT DU DÉFILÉ.


Général, écoutez-moi, observez-moi bien, regardez avec attention mon visage ; c’est celui d’une femme. Voyez si l’ombre d’une crainte, si la moindre alarme, si une teinte de pâleur s’y montre, excepté celle de la colère, pour venir invoquer votre pitié.
Bonduca.


Nous passâmes le reste de la nuit aussi bien que le permettait le misérable cabaret où nous étions, Le bailli, fatigué de son voyage et des scènes qui venaient de se passer, moins inquiet d’ailleurs que moi de notre arrestation qui, pour lui, ne pouvait être que l’affaire d’un dérangement temporaire ; peut-être aussi moins difficile sur la propreté et la décence de son lit, se jeta dans une des crèches dont j’ai déjà parlé, et ne tarda pas à ronfler d’une manière bruyante. Pour moi, je restai assis auprès de la table, la tête appuyée sur mes bras, et je ne goûtai qu’un sommeil souvent interrompu. Dans le cours de la nuit j’eus l’occasion de remarquer du doute et de l’hésitation dans les mouvements des soldats. Des détachements envoyés en reconnaissance revinrent sans apporter aucune information qui parut satisfaire l’officier commandant : il paraissait inquiet, en faisait partir d’autres, qui ne revenaient pas tous au clachan.

Aux premiers rayons du jour, un caporal et deux hommes se précipitèrent dans la hutte, entraînant avec eux un montagnard que je reconnus immédiatement pour mon ancienne connaissance le porte-clefs. Le bailli, éveillé en sur saut par le bruit qu’ils firent en entrant, le reconnut également, et s’écria : « Que Dieu nous fasse grâce ! ils ont attrapé ce pauvre Dougal… Capitaine, je donnerai caution, une caution raisonnable pour ce Dougal. »

Cette offre lui était sans doute dictée par un souvenir reconnaissant de l’heureuse intervention du montagnard en sa faveur, mais le capitaine ne lui répondit qu’en le priant de se mêler de ses propres affaires, et de se rappeler que lui-même était prisonnier en ce moment.

« Je vous prends à témoin, monsieur Osbaldistone, » dit le bailli, qui probablement connaissait mieux les formes de la procédure civile que celles de la jurisprudence militaire ; « je vous prends à témoin qu’il a refusé une caution valable. Je suis d’avis que, d’après l’acte de 1701, Dougal pourra lui intenter une action en dommages et intérêts pour emprisonnement arbitraire, et j’aurai soin certainement que justice lui soit rendue. »

L’officier qui, je l’appris alors, s’appelait Thornton, ne fit aucune attention aux menaces du bailli ni à ses remontrances, et soumit Dougal à un interrogatoire très-sévère sur son genre de vie et ses relations ; il le força successivement de convenir, quoique avec l’air de la plus grande répugnance, qu’il connaissait Rob-Roy Mac-Gregor, qu’il l’avait vu depuis un an, depuis six mois, depuis un mois, cette semaine même ; enfin, qu’il n’y avait qu’une heure qu’il l’avait quitté. Tous ces aveux échappaient au prisonnier l’un après l’autre comme autant de gouttes de sang, et paraissaient ne lui être arrachés que par la menace que lui fit le capitaine Thornton de le faire pendre au premier arbre s’il ne donnait pas des renseignements plus positifs et plus détaillés.

Maintenant, mon ami, dit le capitaine, vous voudrez bien me dire combien votre maître a d’hommes avec lui en ce moment. »

Dougal promena ses regards de tous côtés, excepté de celui de son interrogateur, et répondit qu’il ne pouvait pas être sûr de cela.

« Regardez-moi, chien de montagnard, dit l’officier, et rappelez-vous que votre vie dépend de votre réponse. Combien de coquins ce misérable proscrit avait-il avec lui quand vous l’avez quitté ?

— Ah, il n’en avait que six, moi non compris.

— Et où est allé le reste de ses bandits ?

— Ils sont allés avec le lieutenant se battre contre les clans de l’ouest.

— Contre les clans de l’ouest ! Hé ! cela est assez probable. Et quelle mission aviez-vous en venant ici ?

— Je venais seulement pour voir ce que Votre Honneur faisait dans le clachan avec ces gentilshommes en habits rouges. »

« Je crois, » dit M. Jarvie qui était venu se placer derrière moi, « je crois que cet homme finira par devenir un traître. Je suis bien aise de ne pas m’être exposé à des frais à cause de lui. »

« Maintenant, mon ami, dit le capitaine, entendons-nous bien. Vous venez d’avouer que vous êtes venu ici comme espion, et vous devriez en conséquence être pendu au premier arbre. Mais si vous voulez me rendre un service, je vous en rendrai un autre. Il faut que vous me conduisiez, moi et quelques-uns de mes gens, à l’endroit où vous avez laissé votre chef : j’ai deux mots à lui dire pour une affaire sérieuse ; après quoi je vous laisserai aller librement, et je vous donnerai cinq guinées par-dessus le marché.

— Oh, oh ! s’écria Dougal réduit aux dernières extrémités de la perplexité et de la détresse… je ne puis faire cela, j’aime mieux être pendu.

— Eh bien, vous serez satisfait, mon ami, vous allez l’être, et que votre sang retombe sur votre tête… Caporal Cramp, chargez-vous de l’emploi de grand-prévôt… emmenez-le !… »

Le caporal s’était placé depuis quelques instants en face du pauvre Dougal, tenant à la main une corde qu’il avait trouvée dans la maison, et affectant d’y faire un nœud coulant pour lui en faire comprendre la destination. Sur l’ordre du capitaine, il la jeta autour du cou du malheureux, et, avec l’aide de deux soldats, l’entraîna jusqu’à la porte. Vaincu par l’effroi d’une mort immédiate, Dougal s’écria du seuil de la porte : « Arrêtez, messieurs, arrêtez… je ferai tout ce que Son Honneur voudra.

— Emmenez-le, dit le bailli, il mérite plus que jamais d’être pendu… Emmenez-le donc, caporal ; pourquoi ne l’emmenez-vous pas ?

— Brave homme, dit le caporal, je pense et je puis dire que si vous vous voyiez vous-même aussi près de la potence, du diable si vous ne seriez pas aussi peu pressé. »

Cet aparté m’empêcha d’entendre ce qui se passait entre le prisonnier et le capitaine Thornlon ; mais j’entendis le premier dire d’un ton pleureur et tout à fait subjugué : « Vous n’exigerez pas que je vous suive, quand je vous aurai montré l’endroit où est Mac-Gregor ?

— Trêve à vos lamentations, coquin ! Non, je vous donne ma parole que je ne vous emmènerai pas plus loin. Caporal, faites ranger la troupe devant la maison et préparer les chevaux de ces messieurs ; il faut que nous les emmenions avec nous. J’ai besoin de tout mon monde, je ne puis laisser ici personne pour les garder. Allons, mes enfants, aux armes. »

Les soldats s’empressèrent d’obéir, et furent bientôt prêts à marcher ; nous fumes emmenés comme prisonniers avec Dougal. En sortant de l’auberge, j’entendis notre compagnon de captivité rappeler au capitaine sa promesse de lui donner cinq guinées.

« Les voici, » dit l’officier en lui mettant de l’or dans la main, « mais songez bien que si vous essayez de nous tromper, je vous brûle la cervelle de mes propres mains.

— Ce misérable, dit le bailli, est encore pire que je ne l’avais jugé ; c’est une créature intéressée et perfide : oh ! vil amour du lucre auquel les hommes s’abandonnent ! mon père le diacre disait que l’argent perdait plus d’âmes que le fer ne tuait de corps. »

L’hôtesse s’avança alors, et demanda le paiement de l’écot, y compris tout ce qui avait été bu par le major Galbraith et les deux montagnards. L’officier anglais voulut faire quelque observation, mais mistress Mac-Alpine lui déclara que si elle ne s’en était pas fiée à ce qu’ils lui avaient dit, qu’ils attendaient Son Honneur, elle ne leur aurait pas fait crédit d’une pinte de liqueur ; qu’elle ne savait pas si elle reverrait jamais M. Galbraith, mais que, en tous cas, elle était bien sûre de ne jamais voir son argent ; qu’elle était une pauvre veuve, et n’avait pour vivre que ce que lui rapportait son auberge.

Le capitaine Thornton coupa court à ses remontrances en lui payant son mémoire, qui ne montait qu’à quelques schellings d’Angleterre, quoique le total en parût formidable en monnaie du pays. Il voulut même pousser la libéralité jusqu’à nous comprendre, M. Jarvie et moi, dans le paiement général ; mais le bailli, sans avoir égard au conseil de l’hôtesse qui l’engageait à laisser faire les Anglais, qui à coup sûr nous donnaient assez de tourment, calcula la part de l’écot qui nous regardait et la paya. Le capitaine saisit cette occasion pour nous faire quelques excuses sur notre détention : « Si vous êtes, nous dit-il, de fidèles et paisibles sujets du roi, vous ne regretterez pas un jour de retard quand cela peut être utile à son service : dans le cas contraire, je n’aurai fait que mon devoir. »

Force était de nous contenter de son apologie, et nous le suivîmes, quoiqu’à regret.

Je n’oublierai jamais avec quelle sensation délicieuse je quittai l’atmosphère sombre, étouffante et enfumée de la hutte montagnarde où nous avions passé si incommodément la nuit, pour la fraîcheur embaumée de l’air du matin, et les rayons éclatants du soleil levant, qui, sortant d’un tabernacle d’or et de pourpre, éclairait le paysage le plus pittoresque, le plus abondant en beautés naturelles, qui ait jamais ravi mes yeux. À gauche était la vallée à travers laquelle le Forth serpentait en poursuivant son cours vers l’est, et entourait d’une guirlande de bois taillis le pied d’une belle colline entièrement détachée ; à droite, au milieu de rocs nus, d’épais buissons et d’une profusion de monticules, s’étendait un large lac, dont la surface, légèrement ondulée par la brise du matin, formait de petites vagues que les rayons du soleil rendaient étincelantes. Les bords de cette magnifique nappe d’eau étaient environnés de masses de roches et de montagnes majestueuses sur lesquelles se balançaient des forêts de bouleaux et de chênes. Le frémissement harmonieux du feuillage agité par le vent, le reflet des rayons du soleil, donnaient à cette solitude un air de vie et de mouvement. L’homme seul paraissait petit dans ces lieux où la nature se montrait sous les formes les plus élevées et les plus majestueuses. Les misérables petites huttes qui, au nombre d’une douzaine, formaient le village appelé le clachan d’Aberfoïl, étaient construites de pierres brutes cimentées par du limon au lieu de mortier, et couvertes de mottes de gazon grossièrement placées sur des branches de bouleau et de chêne coupées dans les bois voisins ; ces toitures descendaient si près de la terre qu’André Fairservice remarqua que la nuit précédente nous aurions pu faire galoper nos chevaux par-dessus les maisons du village, sans nous en apercevoir, à moins que les pieds de nos bêtes n’eussent passé à travers le toit.

D’après ce que nous vîmes, la maison de mistress Mac-Alpine, toute misérable qu’elle nous avait paru, était encore bien supérieure à toutes les autres. Et dans le cas où ma description vous inspirerait quelque curiosité de la voir, je ne crois pas que vous y trouviez beaucoup de changements au moment actuel, car les Écossais ne sont pas un peuple qui accueille facilement les innovations, même quand elles tendent à améliorer leur sort[125].

Le bruit de notre départ donna l’éveil aux habitants de ces misérables demeures, et plus d’une vieille femme vint faire une reconnaissance sur la porte entr’ouverte de sa chaumière. En voyant ces sibylles avancer leurs têtes grises à peine couvertes d’une calotte de flanelle, et nous montrer leurs fronts ridés et leurs bras longs et décharnés, en les entendant marmotter entr’elles quelques paroles en gaélique, accompagnées de gestes bizarres, mon imagination me représenta les sorcières de Macbeth, et je crus lire sur les traits sinistres de ces vieilles toute la malice des trois Parques. Les petits enfants qui sortaient aussi des maisons, les uns tout à fait nus, les autres à moitié couverts de lambeaux de vieux plaids, frappaient dans leurs petites mains et faisaient des grimaces aux soldats anglais avec une expression de haine nationale et de malignité qui était au-dessus de leur âge. Je remarquai surtout qu’on ne voyait pas un homme, pas même un garçon de dix ou douze ans, parmi les habitants d’un village dont la population semblait forte en proportion de son étendue, et l’idée me vint que nous étions destinés à recevoir de leur part, dans le cours de notre excursion, des témoignages de malveillance plus effectifs encore que ceux qui se peignaient sur toutes les figures, et qui s’exprimaient par les murmures de ceux que nous voyions.

Ce ne fut que lorsque nous fûmes hors du village que ces gens se livrèrent à l’expression de toute leur haine. À peine l’arrière-garde avait-elle dépassé les dernières maisons pour prendre un petit sentier rompu formé par les traîneaux sur lesquels les habitants transportent leur tourbe, et qui conduisait dans les bois qui garnissent l’autre côté du lac, que nous entendîmes un bruit confus de voix de femmes dont les hurlements aigus se mêlaient aux cris des enfants et à des battements de mains dont les montagnards accompagnent toujours les exclamations que leur fait pousser la rage ou la douleur. Je demandai à André, qui était pâle comme la mort, ce que tout cela signifiait. « Je crains que nous ne le sachions que trop tôt, dit-il. Cela signifie que les femmes montagnardes poursuivent de leurs malédictions et de leurs imprécations les habits rouges, leur souhaitant malheur comme à tout ce qui a jamais parlé la langue saxonne. J’ai entendu des femmes anglaises et écossaises proférer des malédictions, cela n’a rien d’extraordinaire nulle part ; mais je n’ai jamais entendu de langues semblables à celles de ces chiennes de montagnardes, ni former des souhaits aussi affreux : elles disent qu’elles voudraient voir ces hommes égorgés comme des moutons ; se laver les mains jusqu’au coude dans leur sang ; les voir souffrir la mort de Walter Cuming de Guiyock[126] qui fut mis en pièces de telle sorte qu’il ne restait pas de son corps un morceau assez gros pour suffire au souper d’un chien et bien d’autres paroles qu’on est étonné d’entendre sortir d’un gosier humain. Je ne crois pas qu’elles puissent se perfectionner dans le talent de blasphémer et de maudire, à moins que le diable lui-même ne vienne leur donner des leçons. Et, ce qu’il y a de pire, elles nous ont dit de continuer à suivre le lac, et nous que verrons ce qui nous arrivera. »

En réunissant les explications d’André avec ce que j’avais remarqué moi-même, je ne pus douter qu’on ne méditât quelque attaque contre notre troupe. La route, à mesure que nous avancions, semblait offrir toute espèce de facilité à ce désagréable incident. D’abord, se détournant des bords du lac, elle nous conduisit à travers une prairie marécageuse, couverte de bois taillis parsemés çà et là de sombres et épais buissons propres à favoriser une embuscade. Tantôt il nous fallait traverser des torrents qui descendaient des montagnes et dont les eaux étaient si grosses et si rapides que les soldats y entraient jusqu’aux genoux, et ne pouvaient résister à leur violence qu’en se tenant deux ou trois par le bras. Quoique je n’eusse aucune expérience de l’art militaire, il me sembla que des guerriers à demi sauvages, tels qu’on m’avait représenté les montagnards, pouvaient, dans de semblables lieux, attaquer avec avantage des forces régulières. Le bon sens du bailli et sa pénétration lui avaient fait faire les mêmes remarques ; je le vis par la demande qu’il fit de parler au capitaine, à qui il adressa ces paroles : « Capitaine, ce n’est pas pour m’attirer aucune faveur de votre part, car c’est une chose que je méprise, et je commence même par protester que je me réserve toujours mon action contre vous pour cause de violence et de détention arbitraire… mais comme ami du roi George et de son armée je prends la liberté de vous faire quelques observations. Ne pensez-vous pas que vous pourriez prendre un moment plus favorable pour vous enfoncer dans ce vallon ? Si vous cherchez Rob-Roy, tout le monde sait qu’il n’a jamais avec lui moins d’une cinquantaine d’hommes déterminés ; et s’il a pu rassembler les gens de Glengyle, de Glenfinlas et de Balquidder, il peut vous jouer un mauvais tour. Mon avis sincère, comme ami du roi, serait que vous feriez mieux de retourner au clachan car les vieilles femmes d’Aberfoïl sont comme les chouettes de mer, dont le glapissement lugubre est toujours suivi d’une tempête.

— Tranquillisez-vous, monsieur, répondit le capitaine Thornton. Je ne fais qu’exécuter mes ordres. Et puisque vous dites que vous êtes un ami du roi George, vous serez bien aise d’apprendre qu’il est impossible que cette bande de brigands, qui a si long-temps ravagé le pays avec impunité, échappe aux mesures qui sont prises en ce moment pour la détruire. L’escadron de milice commandé par le major Galbraith, qu’ont rejoint un ou deux autres détachements de cavalerie, occupe en ce moment les défilés inférieurs de ce pays sauvage ; trois cents montagnards, sous les ordres des deux gentilshommes que vous avez vus à l’auberge, se sont emparés des hauteurs, et différents corps de troupes de la garnison doivent garder les collines et les défilés dans toutes les directions. Les dernières nouvelles que nous avons reçues de Rob-Roy s’accordent avec l’aveu fait par cet homme que, se trouvant cerné de tous côtés, il a renvoyé le plus grand nombre de ses gens, dans le dessein de se cacher ou de parvenir à s’échapper, grâce à la connaissance parfaite qu’il a des passages.

— Je ne m’y fierais pas, dit le bailli… Il y avait ce matin plus d’eau-de-vie que de cervelle dans la tête de Garschattachin, et si j’étais à votre place, capitaine, je ne voudrais pas mettre ma principale confiance dans ces montagnards. Les faucons n’arrachent pas les yeux aux faucons. Ils peuvent bien se quereller entre eux, se dire des injures, peut-être même se donner quelques coups de sabre, mais ils finissent toujours par se réunir contre ceux qui portent des culottes et qui ont de l’argent dans leurs poches. »

Il paraît que cet avis ne fut pas tout à fait perdu. Le capitaine Thornton commanda à ses soldats de marcher en bon ordre, d’armer leurs mousquets et de mettre la baïonnette au bout du fusil. Il forma un avant-garde et une arrière-garde, composées chacune de deux soldats sous les ordres d’un sous-officier, et leur ordonna de se tenir sur le qui vive. Dougal subit un autre interrogatoire très-sévère, mais il persista dans ses déclarations précédentes ; et le capitaine lui ayant reproché de nous conduire par des chemins qui paraissaient suspects et dangereux, il répondit avec une espèce d’humeur qui me parut assez naturelle : « Ce n’est pas moi qui les ai faits. Si ces messieurs aiment les grandes routes, ils auraient dû retourner à Glasgow. »

Cette réponse mit fin à l’interrogatoire, et nous nous remîmes en marche.

Notre route, quoique nous conduisant vers le lac, avait été jusque là si ombragée par les bois, que nous n’avions pu entrevoir que de temps à autre cette belle nappe d’eau ; mais tout à coup le chemin s’étant séparé du bois et venant côtoyer le bord du lac, nous pûmes en admirer à notre aise la vaste surface qui, maintenant que l’air du matin ne l’agitait plus, réfléchissait dans un calme majestueux les hautes et sombres montagnes couvertes de bruyères, et les masses grises de rochers qui l’environnent. Bientôt les bords du rivage se rétrécirent tellement et devinrent si escarpés, qu’ils ne nous permettaient plus d’autre passage que l’étroit sentier que nous suivions, et qui était dominé par des rochers, du haut desquels on aurait pu nous écraser en roulant des pierres, sans qu’il eût été possible de faire la moindre résistance. Ajoutez à cela que la route suivait les détours de chaque promontoire et de chaque baie du lac, ce qui souvent empêchait la vue de s’étendre à cent pas devant et derrière nous. Notre commandant parut concevoir quelque inquiétude sur notre position ; il réitéra l’ordre à ses soldats de se préparer à une alerte, et menaça plusieurs fois Dougal de le mettre à mort sur-le-champ s’il l’avait attiré dans quelque embuscade. Celui-ci écouta ses menaces d’un air d’impassibilité stupide, qui pouvait aussi bien provenir du sentiment de son innocence que de son inflexibilité dans le parti qu’il avait pris.

« Si ces gentilshommes cherchent Gregarach le rouge, dit-il, il est certain qu’ils ne peuvent pas s’attendre à le trouver sans courir quelque danger. »

Au moment où le montagnard prononçait ces mots, le caporal qui commmdait l’avant-garde cria halte, et envoya un de ses hommes dire au capitaine que le défilé qui s’ouvrait devant eux était occupé par des montagnards postés sur un point élevé qui paraissait inexpugnable. Presque au même instant un soldat de l’arrière-garde vint dire qu’il avait entendu le son d’une cornemuse dans les bois que nous venions de traverser. Le capitaine Thornton, officier aussi habile que brave, résolut immédiatement de forcer le défilé qui était devant lui sans attendre qu’on vînt l’assaillir par derrière. Il assura à ses soldats que les cornemuses qu’ils avaient entendues leur annonçaient l’arrivée de leurs amis les montagnards qui venaient à leur secours ; il leur fit sentir l’importance de s’avancer, et de s’emparer, s’il était possible, de Rob-Roy, avant que ses auxiliaires vinssent leur enlever la moitié de l’honneur du succès, et partager la récompense promise pour la tête de ce fameux brigand. Il ordonna à l’arrière-garde de rejoindre le centre, fit serrer sur l’avant-garde ; en un mot, il fit toutes les dispositions nécessaires pour être maître du chemin et présenter un front aussi étendu que le permettait son peu de largeur. Il dit à Dougal que s’il l’avait trompé il paierait cher sa trahison, et le fit placer au centre entre deux grenadiers, auxquels il ordonna de tirer sur lui s’il essayait de s’échapper. La même place nous fut assignée comme étant la moins dangereuse, et le capitaine Thornton, prenant sa demi-pique des mains du soldat qui la portait, se mit à la tête de son détachement, et donna l’ordre de marcher en avant. La troupe s’avança avec la bravoure naturelle aux soldats anglais. Il n’en fut pas de même d’André Fairservice, à qui la frayeur avait presque fait perdre l’esprit ; et s’il faut dire la vérité, le bailli et moi, sans éprouver le même degré d’effroi, nous ne pouvions voir, avec une indifférence stoïque, notre vie exposée aux plus grands dangers dans une querelle où nous n’étions pas intéressés. Mais il n’y avait pas de remède, car ce n’était pas le moment des remontrances.

Nous avançâmes jusqu’à une vingtaine de pas de l’endroit où l’avant-garde avait aperçu l’ennemi. C’était un de ces promontoires qui s’avancent dans le lac, et autour de sa base le sentier tournait comme je l’ai déjà dit. Cependant, au lieu de côtoyer le rivage, le sentier montait en zigzags rapides sur le rocher, où il disparaissait quelquefois ; sans cela cette masse grisâtre et escarpée aurait été inaccessible. C’était sur le sommet de ce rocher que le caporal déclarait avoir vu les bonnets et les longs fusils de plusieurs montagnards probablement couchés à plat ventre au milieu de la haute bruyère et des broussailles dont il était couvert. Le capitaine lui ordonna de se porter en avant avec trois files et de déloger l’ennemi ; lui-même s’avança d’un pas plus lent, mais ferme, avec le reste de sa troupe, pour le soutenir.

Mais l’exécution de ce projet fut suspendue par l’apparition soudaine d’une femme sur le sommet du rocher. « Arrêtez ! dit-elle d’un ton d’autorité, et dites-moi ce que vous cherchez dans le pays des Mac-Gregor. »

J’ai rarement vu un port plus noble que celui de cette femme. Elle pouvait avoir de quarante à cinquante ans ; sa figure avait dû offrir dans sa jeunesse les traits d’une beauté mâle, et quoique la vie dure qu’elle menait l’exposât sans cesse aux ardeurs du soleil ou aux outrages de l’air, jointe à l’influence des chagrins dévorants et des passions qui l’agitaient et qui y avaient tracé de profonds sillons, ils étaient remarquables par leur caractère prononcé et l’énergie qu’ils exprimaient. Elle ne portait pas son plaid sur la tête et sur les épaules, comme c’est l’usage des femmes en Écosse, mais elle le drapait autour de son corps, suivant la coutume des soldats montagnards. Elle avait un bonnet d’homme, surmonté d’une plume, une épée nue à la main, et une paire de pistolets à sa ceinture.

« C’est Hélène Campbell, la femme de Rob, me dit tout bas le bailli d’un ton fort alarmé, avant peu il y aura plus d’une tête cassée parmi nous. »

« Que cherchez-vous ici ? » demanda-t-elle une seconde fois au capitaine Thornton, qui s’était avancé lui-même pour reconnaître.

« Nous cherchons le proscrit Rob-Roy Mac-Gregor Campbell, répondit l’officier. Nous ne faisons pas la guerre aux femmes ; n’opposez donc pas une vaine résistance aux troupes du roi, et vous pouvez être assurée que vous ne recevrez que de bons traitements.

— Oui, répliqua l’amazone, je connais toute l’étendue de votre humanité et de votre clémence. Vous ne m’avez laissé ni nom, ni réputation ; les os de ma mère tressailleront dans la tombe quand les miens iront les rejoindre. Vous n’avez laissé à moi et aux miens ni maison, ni asile, ni lit, ni couverture, ni bestiaux pour nous faire vivre, ni toison pour nous vêtir ; vous nous avez tout pris ; tout, jusqu’au nom de nos ancêtres ; et maintenant vous venez nous enlever la vie.

— Je ne viens prendre la vie de personne, répondit le capitaine, mais il faut que j’exécute mes ordres. Si vous êtes seule, bonne femme, vous n’aurez rien à craindre ; s’il y a quelqu’un avec vous d’assez téméraire pour tenter une inutile résistance, que son sang retombe sur sa tête. En avant, sergent !

— En avant, marche ! répéta le sous-officier. Houzza ! mes enfants ! pour la tête de Rob-Roy une bourse pleine d’or. »

Il s’avança au pas de charge suivi de six soldats, mais au moment où ils atteignaient le premier tournant du défilé, une douzaine d’armes à feu partirent de différents côtés. Le sergent frappé d’une balle au milieu du corps, fit encore un effort pour continuer de monter, s’appuyant sur ses mains pour gravir la surface du roc ; mais ses forces l’abandonnèrent, et après ce dernier effort il tomba, et roula le long du rocher jusqu’au fond du lac, où il disparut. Trois soldats tombèrent tués où blessés ; les trois autres atteints, plus ou moins dangereusement, se replièrent sur le corps principal.

« Grenadiers, en avant ! » cria le capitaine. Je dois vous rappeler qu’à cette époque les grenadiers portaient en effet cette arme destructive d’où ils ont tiré leur nom. Quatre grenadiers marchèrent donc en tête de la troupe, et Thornton se disposa à les soutenir. « Messieurs, nous dit-il alors, mettez-vous à l’abri du danger ; retirez-vous… Grenadiers, ouvrez vos gibernes ; grenades en main ; allumez la mèche ; en avant ! »

La troupe s’avança en poussant des cris, le capitaine en tête ; les grenadiers jetaient leurs grenades dans les buissons où se cachait l’ennemi, et les fusiliers gravissaient bravement le rocher. Dougal, oublié dans ce tumulte, se glissa prudemment dans les broussailles qui couvraient le roc, et qui dominaient cette partie de la route où nous nous étions arrêtés d’abord ; il y grimpa avec l’agilité d’un chat sauvage. Je suivis son exemple avec une espèce d’instinct qui me fit penser que le feu des montagnards balaierait tout ce qui se trouverait dans le sentier battu. J’étais hors d’haleine ; car un feu roulant dont chaque coup était répété par mille échos, le sifflement des fusées des grenades et leur explosion, les cris des soldats, les hurlements des montagnards, formaient un fracas qui, je ne crains pas de l’avouer, semblait me donner des ailes pour arriver à un lieu de sûreté. Les difficultés augmentèrent bientôt tellement, que je désespérai de rejoindre Dougal qui s’élançait de roc en roc et sautait de tronc d’arbre en tronc d’arbre avec la légèreté d’un écureuil. Enfin je m’arrêtai, afin de jeter un regard derrière moi et de découvrir ce qu’étaient devenus mes compagnons ; je les vis tous deux dans une position très critique.

Le bailli, à qui la peur avait probablement donné un degré d’agilité extraordinaire, était parvenu à gravir à la hauteur de vingt pieds environ sur le roc, lorsque son pied ayant glissé en voulant passer d’une pointe de rocher à une autre, il aurait été rejoindre son père le digne diacre, dont il aimait tant à citer les faits et gestes, si une branche d’épine qui s’avançait en saillie n’eût accroché les pans de sa redingote et ne l’eût retenu. Ainsi suspendu dans une position peu commode, il ressemblait assez à l’enseigne de la Toison d’or, qu’on voit sur la boutique d’un mercier dans la Trongate[127] de sa ville natale.

Quant à André Fairservice, il avait atteint non sans peine le sommet d’un rocher nu et stérile qui dominait le bois ; mais il s’y trouvait placé entre deux feux, et dans une position telle qu’il lui était aussi impossible d’avancer que dangereux de reculer. Parcourant en tous ses sens son étroite plate-forme, il criait merci alternativement en gaélique et en anglais, suivant le côté vers lequel semblait pencher la victoire. Le bailli répondait à ses cris par des gémissements que lui arrachaient à la fois la peur et la gêne résultant de sa situation précaire.

Mon premier mouvement fut d’aller au secours de M. Jarvie ; mais c’était chose impossible sans le concours d’André, que mes signes, mes prières, mes ordres, mes menaces, ne purent décider à quitter sa périlleuse station où, semblable à un ministre d’état qui sent son incapacité et les dangers de sa place sans pouvoir descendre du poste éminent auquel il a eu la présomption d’aspirer, il continuait de pousser des cris pitoyables que personne n’entendait, et de s’agiter en tous sens, faisant les contorsions et prenant les postures les plus bizarres pour éviter les balles qui sifflaient autour de lui.

La cause de sa terreur ne dura que quelques minutes, car le feu, bien nourri jusqu’alors, cessa tout à coup, signe certain que le combat était terminé. Alors j’essayai d’atteindre quelque endroit d’où je pusse faire un appel à la clémence du vainqueur, quel qu’il fût, persuadé qu’on ne laisserait pas l’honnête bailli suspendu comme le tombeau de Mahomet entre ciel et terre, sans venir à son secours. À force de grimper, je parvins à une éminence d’où je découvris en plein le champ de bataille. Le combat avait effectivement fini, comme je le pressentais, par la défaite complète du capitaine Thornton. Une troupe de montagnards étaient occupés à désarmer cet officier et une douzaine d’hommes qui lui restaient et dont la plupart étaient blessés. Environnés par des forces triples des leurs, privés de la faculté d’avancer ou de reculer, exposés à un feu meurtrier auquel ils pouvaient à peine répondre avec quelque succès, ils avaient mis bas les armes par ordre de leur officier qui avait senti qu’une plus longue résistance ne pouvait que faire perdre la vie à des braves, car la retraite était impossible. Protégés par leur position, les montagnards avaient acheté la victoire à peu de frais ; ils n’eurent qu’un homme tué, et deux furent blessés par les grenades. J’appris plus tard tous ces détails. Dans ce moment, je compris seulement le résultat de l’affaire, en voyant l’officier anglais, la figure couverte de sang, dépouillé de son chapeau et de ses armes, et ses hommes, dont les visages tristes et abattus exprimaient la rage et la honte, environnés d’une troupe de guerriers à demi sauvages qui faisaient subir aux vaincus toutes les conséquences des lois de la guerre.


CHAPITRE XXXI.

LA FEMME DU CHEF.


Malheur aux vaincus ! s’écriait le sauvage Brennus quand l’épée des Gaulois abattit l’orgueil de Rome. Malheur aux vaincus ! disait-il en jetant dans la balance le poids additionnel de son sabre massif. Et de nos jours encore, sur le champ de bataille, le malheur du vaincu n’a de bornes que dans la volonté du vainqueur.
La Gauliade.


Je cherchai à distinguer Dougal parmi les vainqueurs. Je ne doutais plus que le rôle qu’il avait joué ne fut préparé d’avance pour attirer l’officier anglais dans le défilé, et je ne pouvais m’empêcher d’admirer avec quelle adresse ce sauvage ignorant et en apparence si simple avait voilé son dessein, s’était laissé arracher comme par force les faux renseignements que son but était de donner. Je prévis qu’il y aurait du danger à s’approcher des vainqueurs dans la première chaleur d’un triomphe qui était terni par des actes de cruauté, car j’avais vu des montagnards, ou pour mieux dire des enfants qui se trouvaient parmi eux, poignarder un des deux soldats que leurs blessures empêchaient de se relever. J’en concluais donc qu’il serait peu sûr de se présenter sans quelque médiateur, et comme je ne voyais pas Campbell, en qui j’étais bien alors forcé de reconnaître le fameux Rob-Roy, je résolus de réclamer la protection de son émissaire Dougal.

Après avoir vainement jeté les yeux de tous côtés, je retournai sur mes pas pour voir quel secours il me serait possible de donner à mon malheureux ami ; mais, à ma grande satisfaction, je reconnus que M. Jarvie avait été enlevé de son poste dangereux : la figure noire de contusions, les vêtements en désordre, il était assis au pied du même roc auquel il avait été suspendu un moment auparavant. Je me hâtai de le rejoindre et de lui offrir mes félicitations sur sa délivrance ; mais il ne les reçut pas d’abord avec autant de cordialité que je les lui offrais, et une violente quinte de toux lui laissait à peine assez d’haleine pour exprimer les doutes qu’il éprouvait sur ma sincérité.

« Hem ! hem ! hem !… On dit qu’un ami vaut mieux qu’un frère !… hem ! hem ! hem ! Quand je suis venu ici, monsieur Osbaldistone, dans ce pays maudit de Dieu et des hommes… hem ! hem ! hem ! que Dieu me pardonne de jurer ! rien que pour vos propres affaires, croyez-vous qu’il soit bien à vous… hum ! hum ! de me laisser d’abord exposé à être fusillé ou noyé, entre les habits rouges et les montagnards, et puis suspendu entre ciel et terre comme un épouvantail, sans faire seulement un effort… hem ! hem !… un effort pour me délivrer ? »

Je lui fis mille excuses, et lui expliquai tellement ma position et l’impossibilité où j’étais de lui porter aucun secours, que je réussis enfin à le persuader ; et le bailli, qui était aussi facile à apaiser qu’à mettre en colère, me rendit encore une fois ses bonnes grâces. Je pris ensuite la liberté de lui demander comment il était parvenu à se tirer d’embarras.

« Me tirer d’embarras ! je serais resté suspendu là jusqu’au jour du jugement dernier, plutôt que de m’en tirer moi-même, ayant la tête pendante d’un côté et les deux pieds de l’autre, comme la balance d’un changeur de monnaies. C’est cette créature Dougal qui m’a tiré d’embarras comme il a déjà fait hier. Il a coupé les pans de ma redingote avec son poignard, et, assisté d’un autre montagnard, m’a remis sur mes pieds, aussi lestement que s’il ne me fût rien arrivé. Mais voyez un peu ce que c’est que d’avoir des habits de bon drap ; si ma redingote eût été d’un de vos mauvais camelots de France, ou de ces draps légers qu’on porte à présent, elle se serait déchirée comme un vieux chiffon sous un tel poids que celui de mon corps. Béni soit l’ouvrier qui en a fabriqué le tissu ; je balançais là-haut avec autant de sécurité qu’une gabarre attachée au rivage par un triple câble à Broomiselaw[128]. »

Je lui demandai alors ce qu’était devenu son libérateur.

« La créature, dit-il (c’était le nom qu’il se plaisait à donner à Dougal), m’a fait entendre qu’il y aurait du danger à s’approcher de la dame en ce moment, et m’a recommandé d’attendre ici son retour. Je pense qu’il vous cherche. C’est une créature qui a du bon sens, et, ma foi, je gagerais qu’il a raison dans ce qu’il dit de la dame, comme il l’appelle. Hélène Campbell, avant d’être mariée, n’était pas une fille remarquable par sa douceur ; et elle n’est pas devenue, je crois, une des femmes les plus traitables. Il y a des gens qui disent que Rob lui-même a peur d’elle. Je crois qu’elle ne me reconnaîtra pas, car il y a bien des années que nous ne nous sommes vus ; je suis donc décidé à attendre Dougal avant de nous approcher d’elle. »

J’approuvai beaucoup cette résolution ; mais le sort avait décidé que ce jour-là la prudence du bailli ne serait d’aucune utilité pour lui ou pour les autres.

Quoique la fusillade eût cessé, André Fairservice restait perché sur la plateforme, mais dans une immobilité complète. Cette position ne permettait pas qu’il échappât aux yeux de lynx des montagnards, lorsqu’ils eurent le temps de jeter les regards autour d’eux. Ils poussèrent un grand cri, et trois ou quatre d’entre eux, s’enfonçant aussitôt dans le taillis, gravirent le flanc rocailleux de la montagne, chacun dans une direction différente, pour arriver au lieu où ils avaient remarqué cette bizarre apparition.

Arrivés à une portée de fusil du pauvre André, ils ne s’inquiétèrent pas de lui offrir aucun secours ; mais, le mettant en joue, ils lui firent entendre par des signes auxquels il était impossible de se méprendre, qu’il lui fallait descendre et s’abandonner à leur merci, s’il ne voulait leur servir de cible. Placé entre deux dangers égaux, André ne pouvait hésiter long-temps ; il se mit donc sur-le-champ en devoir de descendre, s’accrochant tantôt aux branches de chêne et de lierre, tantôt aux pointes saillantes du roc, avec une anxiété presque délirante, et ne manquant jamais, chaque fois qu’il avait une main libre, de l’étendre vers les montagnards qui étaient en bas, comme pour les prier de détourner de lui les canons de leurs fusils. Les montagnards s’amusaient beaucoup de la terreur d’André : ils tirèrent deux ou trois coups de fusil sans aucun dessein de le blesser, je le crois, mais seulement dans l’intention de se divertir de sa frayeur excessive, et de le voir redoubler et d’efforts et d’agilité pour atteindre le terme d’une course périlleuse que la crainte d’une mort immédiate pouvait seule lui donner le courage d’entreprendre.

Enfin il arriva en terre ferme, ou pour mieux dire il tomba sur un terrain plat ; car, ayant glissé lorsqu’il était peu éloigné du pied de la montagne, il roula jusqu’en bas. Quelques montagnards, qui s’apprêtaient à le recevoir, l’aidèrent à se relever ; mais avant qu’il fût affermi sur ses jambes, ils l’avaient déjà dépouillé non seulement du contenu de ses poches, mais lui avaient enlevé perruque, chapeau, habit, veste, bas et souliers, et cela avec une dextérité si admirable, que cet homme que l’on avait vu tomber complètement habillé, se releva presque nu. En un clin d’œil il était devenu un véritable épouvantail. Sans avoir égard à la douleur que faisaient éprouver à ses pieds nus les broussailles et les aspérités du roc, les montagnards l’entraînèrent vers le théâtre du combat.

Pendant qu’ils descendaient ainsi, ils nous découvrirent à notre tour, M. Jarvie et moi. Aussitôt une demi-douzaine de montagnards armés se précipitent vers nous, et nous menacent à la fois de leurs épées, de leurs poignards et de leurs pistolets. Le moindre signe de résistance eût été un acte de folie, d’autant plus que nous étions sans armes. Nous nous soumîmes donc à notre sort, et ce fut avec quelque rudesse que ceux qui s’étaient chargés de notre toilette se préparaient à nous réduire à peu près à l’état de nature (pour me servir de l’expression du roi Lear), comme ils avaient fait au pauvre bipède sans plumes qui grelottait, à quelques pas de nous, de frayeur autant que de froid. Un hasard favorable nous épargna pourtant ce dernier malheur, car au moment où je venais d’être débarrassé de ma cravate (une élégante steinkerque, par parenthèse, et garnie de denlelles), et où le bailli venait d’être dépouillé des restes de sa redingote, Dougal parut, et la scène changea. Au moyen de vives remontrances, mêlées de jurements et de menaces, du moins à ce que put me faire présumer la violence de ses gestes, il força les pillards, malgré leur répugnance, non seulement à s’arrêter au milieu de leur opération, mais encore à nous rendre ce qu’ils s’étaient déjà approprié. Il arracha ma cravate des mains de celui qui l’avait prise, et dans son zèle pour me la restituer, il la tourna autour de mon cou en la serrant d’une telle force, que je fus porté à croire que pendant sa résidence dans la prison de Glasgow, il était non seulement substitut du geôlier, mais qu’il avait bien pu aussi y prendre des leçons comme apprenti du bourreau. Il jeta sur les épaules de M. Jarvie les lambeaux de sa redingote, et voyant accourir d’autres montagnards, il se mit en marche avec nous, nous précédant de quelques pas, après avoir recommandé à notre nouvelle escorte de nous prêter assistance, à M. Jarvie surtout, pour que nous pussions descendre avec plus de facilité. André Fairservice implora la protection de Dougal de toute la force de ses poumons, le priant du moins d’intervenir pour qu’on lui rendît ses souliers : ce fut en vain. « Non, non, répondit Dougal, vous n’êtes pas un gentilhomme, vous ; je ne crains pas de me tromper en disant qu’il y a ici des gens qui valent mieux que vous, et qui cependant marchent nu-pieds. » Et laissant André poursuivre sa marche à loisir, ou plutôt laissant à la foule des montagnards qui l’entouraient le soin de le faire marcher, il nous fit entrer dans le défilé où l’escarmouche avait eu lieu, afin de nous présenter comme de nouveaux prisonniers au chef femelle de sa troupe. Dans ce trajet, Dougal se donna un grand mouvement ; il menaçait, frappait même ceux qui, s’approchant de nous de trop près, semblaient vouloir prendre à notre capture un intérêt plus vif qu’en apparence il n’en prenait lui-même.

À la fin nous parûmes devant l’héroïne du jour, dont l’aspect, de même que celui des figures farouches, bizarres et pourtant guerrières qui l’environnaient, ne laissa pas, je dois l’avouer, de me frapper de terreur. Je ne sais pas si Hélène Mac-Gregor avait joué un rôle actif dans le combat, et ce que j’appris ensuite dut même me faire penser le contraire ; mais les taches de sang qu’on voyait sur son front, sur ses mains, sur ses bras nus, sur la lame de l’épée qu’elle tenait à la main ; ses joues enflammées, le désordre de ses cheveux d’un noir de jais, dont une partie s’échappait du bonnet rouge, surmonté d’une plume, qui formait sa coiffure : tout semblait indiquer qu’elle avait pris une part active au combat. Ses yeux noirs et vifs, ainsi que toute sa physionomie, exprimaient l’orgueil de la victoire, le plaisir de la vengeance satisfaite. Cependant elle ne paraissait ni cruelle ni sanguinaire ; et lorsque la première émotion que me causait cette entrevue fut dissipée, elle me rappela quelques portraits des héroïnes sacrées que j’avais vus dans les églises catholiques de France. Elle n’avait pas toute la beauté d’une Judith, ni l’air inspiré d’une Deborah, ni celui de la femme d’Héber le Cynéen, au pied de laquelle le puissant oppresseur d’Israël s’inclina et tomba mort[129] ; mais l’enthousiasme dont elle était agitée donnait à sa figure et à son port, qui avaient une sorte de dignité farouche, quelque ressemblance avec ces héroïnes de l’Écriture sainte : un artiste y eût puisé une heureuse inspiration.

J’éprouvais un grand embarras pour adresser la parole à cette femme extraordinaire ; mais M. Jarvie, rompant la glace par une toux préparatoire (car la rapidité avec laquelle on nous avait fait marcher l’avait mis encore une fois hors d’haleine), commença ainsi son discours : « Hem ! hem ! je m’estime très-heureux d’avoir cette agréable occasion (le tremblement de sa voix démentait l’emphase avec laquelle il s’efforçait de prononcer le mot agréable), cette agréable occasion de souhaiter le bonjour à la femme de mon cousin Robin. Hem ! hem ! comment vous portez-vous ? » ajouta-t-il en tâchant de prendre le ton de familiarité et d’importance qui lui était ordinaire ; « comment vous êtes-vous tous portés depuis que nous ne nous sommes vus ? Vous avez peut-être oublié votre cousin, mistress Mac-Gregor Campbell ! Hem ! hem ! mais vous vous rappelez du moins mon père, le digne diacre Nicol Jarvie, de Salt-Market à Glasgow. C’était un honnête homme, un homme sûr, un homme qui vous respectait beaucoup, vous et les vôtres. Ainsi donc, comme je le disais, je suis enchanté de vous voir, mistress Mac-Gregor Campbell ; et je vous demanderais la permission de vous embrasser comme ma cousine, si vos gens ne me tenaient les bras un peu trop serrés ; et puis, pour vous dire la vérité, comme un magistrat doit le faire, je crois qu’avant de dire bonjour à vos amis, il serait convenable que vous employassiez tant soit peu l’eau. »

La familiarité de ce discours n’était nullement en rapport avec l’état d’exaltation où se trouvait la personne à qui il était adressé ; car, échauffée par la victoire, elle allait prononcer des arrêts de mort.

« Qui êtes-vous, s’écria-t-elle, vous qui osez réclamer la parenté des Mac-Gregor, et qui n’avez ni leurs habits ni leur langage ? Qui êtes-vous, vous qui avec la langue et la robe du chien de chasse, cherchez à vous introduire au milieu des daims ?

— Je ne sais pas, reprit l’imperturbable bailli, si notre parenté vous a jamais été bien expliquée ; mais elle est bien connue et peut être prouvée. Ma mère Elspeth Mac-Farlane était femme de mon père le diacre Nicol Jarvie : que leurs âmes reposent en paix ! et Elspeth était fille de Parlane Mac-Farlane de Loch-Sloy. Or ce Parlane Mac-Farlane, comme peut vous le certifier sa fille encore vivante, Maggy Mac-Farlane, alias Mac-Nab qui a épousé Duncan Mac-Nab O’stuckavralachan, était cousin au quatrième degré de votre mari Robin Mac-Gregor, car… »

La virgo coupa soudain l’arbre généalogique, en demandant avec hauteur si le ruisseau libre dans son cours reconnaissait comme une portion de lui-même l’eau qu’on y avait puisée pour les vils usages domestiques de ceux qui habitaient près de ses bords.

« C’est juste, cousine, répliqua le bailli, mais cela n’empêche pas que le ruisseau serait bien aise que cette eau lui fût rendue, quand, pendant l’été, son lit desséché n’est plus rempli que de pierres qui blanchissent au soleil. Je sais bien que vous autres montagnards vous méprisez les habitants de Glasgow à cause de leurs vêtements et de leur langage ; mais chacun parle sa langue natale, celle qu’il a apprise dans son enfance, et ce serait une drôle de chose que de me voir, moi, avec mon gros ventre et mes courtes jambes, porter le plaid montagnard et des jarretières au dessous du genou. D’ailleurs, cousine, » continua-t-il malgré les signes que lui faisait Dougal pour lui recommander le silence (car l’amazone témoignait quelque impatience d’une telle loquacité) ; « d’ailleurs, vous respectez infiniment votre mari, et je vous approuve beaucoup, puisque l’Écriture le commande ; enfin, dis-je, vous le respectez : en bien ! cousine, alors, vous devez vous rappeler que j’ai été plus d’une fois utile à Robin, et que, sans parler du collier de perles dont je vous ai fait présent le jour de votre mariage, je lui ai rendu plus d’un service dans le temps où il faisait honnêtement et loyalement le commerce de bestiaux, dans le temps où il ne songeait ni à piller, ni à se battre, ni à troubler la paix du roi, ni à désarmer ses soldats, toutes choses contraires aux lois. »

Il avait touché là une corde qui résonnait mal aux oreilles de sa cousine. Elle se redressa avec fierté, et répondit avec un sourire plein d’amertume et de dédain :

« Oui, vous et vos pareils vous pouviez prétendre à une parenté entre nous, quand nous avions la lâcheté de consentir à vous servir comme de misérables esclaves dignes de vivre sous vos lois, quand nous nous abaissions à être vos fendeurs de bois, vos porteurs d’eau, à vous pourvoir de bestiaux pour vos banquets, à nous laisser opprimer par vos lois tyranniques. Mais maintenant nous sommes libres, libres par suite de l’acte même qui ne nous a laissé ni foyer, ni nourriture, ni vêtements, qui m’a privée de tout et dont le souvenir me fait frémir quand je pense que tous les moments de ma vie ne peuvent être consacrés à la vengeance ! Mais j’achèverai une journée si bien commencée, par une action qui brisera tous les liens qui peuvent exister entre les Mac-Gregor et les vils habitants des basses terres. Allan, Dougal, liez ces trois hommes ensemble par le cou et par les pieds, et précipitez-les dans le lac. Ils iront y chercher leurs parents montagnards ! »

Le bailli, alarmé de cet ordre, allait recommencer des remontrances qui probablement n’auraient fait qu’irriter les passions violentes de sa cousine, lorsque Dougal, se jetant devant lui, se mit à parler à sa maîtresse dans sa propre langue avec une abondance et une rapidité qui contrastaient étrangement avec la manière lente, imparfaite et presque stupide dont je l’avais entendu s’exprimer en anglais : à ce que je présumai par la vivacité de ses gestes, son plaidoyer était en notre faveur.

Sa maîtresse lui répondit, ou plutôt interrompit sa harangue, en s’écriant en anglais, comme si elle eût voulu nous donner un avant-goût du sort qu’elle nous préparait : « Vil chien ! fils d’un chien ! oses-tu bien discuter mes ordres ? Si je t’ordonnais de leur couper la langue et d’en faire un échange entre eux, pour voir celui des deux qui a la plus déliée ; si je t’ordonnais de leur arracher le cœur, afin de découvrir lequel renferme le plus de trahison contre les Mac-Gregor, ton devoir ne serait-il pas d’obéir ? Cela s’est fait au jour de la vengeance, quand nos pères avaient de grandes injures à punir.

— Sans doute, sans doute, » répliqua Dougal du ton de la plus profonde soumission, « votre volonté doit être faite, c’est une chose raisonnable. Mais si vous aimiez autant faire jeter dans le lac ce traître de capitaine avec le caporal Cramp et deux ou trois de ces habits rouges, je m’en chargerais avec beaucoup plus de plaisir, car ces deux honnêtes gentilshommes sont des amis de Gregarach, et ils venaient ici sur l’invitation du chef, et non pour aucun projet de trahison, comme je puis le certifier moi-même. »

La dame allait répondre, quand on entendit les notes sauvages de la cornemuse du côté de la route d’Aberfoïl : c’était la même sans doute que l’arrière-garde du capitaine Thornton avait entendue, et qui l’avait déterminé à forcer le défilé en avant plutôt que de s’exposer à être mis entre deux feux. L’escarmouche ayant été de très-courte durée, les hommes que précédait cette musique militaire, quoiqu’ils eussent hâté leur marche en entendant la fusillade, n’avaient pu arriver à temps pour y prendre part. La victoire s’était donc achevée sans eux, et ils semblaient arriver tout juste à temps pour féliciter leurs compatriotes de leur triomphe.

Il y avait une différence remarquable entre ces nouveaux venus et la troupe qui avait battu notre escorte, et cette différence était entièrement au désavantage de celle-ci. Parmi les montagnards qui environnaient la commandante[130], si je puis l’appeler ainsi sans offenser la grammaire, on voyait des vieillards, des enfants à peine en âge de porter les armes, même des femmes, enfin tous ceux qui ne combattent que dans les occasions désespérées, circonstance qui avait ajouté à l’amertume du chagrin et à la confusion du brave capitaine Thornton, quand il avait reconnu quels méprisables ennemis, grâce à leur nombre et à leur position, avaient vaincu ses braves vétérans. Mais les trente ou quarante montagnards qui venaient de se réunir aux premiers étaient des hommes dans la fleur ou dans la force de l’âge, bien faits et vigoureux, et leur costume exposait dans tout leur avantage leurs membres robustes et leurs muscles fortement dessinés. Ils étaient aussi supérieurs à la première troupe par les armes que par la bonne tenue. À un petit nombre près qui portaient des fusils, les montagnards qui entouraient le chef femelle étaient armés de haches, de faulx et autres armes étranges, quelques-uns même n’avaient que de gros bâtons, des poignards et de longs couteaux ; mais la plupart des nouveaux venus avaient des pistolets à la ceinture, un poignard et un sabre au côté, un fusil à la main, et un bouclier rond, fait d’un bois léger, curieusement recouvert de plaques de cuivre, avec une pointe de fer qui partait du centre. Ils portaient ce bouclier sur l’épaule gauche pendant la marche ou quand ils se servaient de leurs armes à feu, et le tenaient attaché au bras gauche quand ils chargeaient avec l’épée.

Mais il était facile de voir que cette troupe d’élite n’arrivait pas à la suite d’une victoire semblable à celle que venaient de remporter leurs compagnons. La cornemuse faisait entendre de temps à autre quelques notes lugubres qui semblaient bien éloignées d’exprimer l’orgueil du triomphe. Ils s’approchèrent de l’épouse du chef dans un morne silence, le regard sombre et baissé, et les cornemuses recommencèrent leurs accords sauvages et plaintifs.

Hélène se précipita vers eux avec un visage où la colère se mêlait à la crainte. « Que signifie ceci, Allaster ? dit-elle au joueur de cornemuse ; pourquoi ces sons plaintifs après une victoire ? Robert, Hamish, où est Mac-Gregor ? où est votre père ? »

Ses fils, qui commandaient la troupe, s’approchèrent d’elle d’un pas timide et lent, et lui murmurèrent tout bas quelques mots en gaélique. En les entendant elle poussa un cri qui fit retentir les rochers, et auquel les femmes et les enfants, en joignant les mains, répondirent par des hurlements qui semblaient être les derniers de leur vie. Les échos des montagnes répétèrent ces cris frénétiques et discordants de la douleur, qui chassèrent de leur asile les oiseaux de la nuit, effrayés d’entendre en plein jour un concert plus lugubre et plus affreux que le leur.

« Prisonnier ! » répéta Hélène lorsque les clameurs eurent cessé. « Prisonnier ! captif ! et vous vivez pour le dire ! Vils poltrons ! vous ai-je nourris pour que vous épargniez votre sang quand il s’agit de combattre les ennemis de votre père ? ou pour le voir prisonnier, et venir me l’annoncer ? »

Les fils de Mac-Gregor, auxquels s’adressaient ces reproches, étaient des jeunes gens dont l’aîné avait à peine atteint sa vingtième année. Hamish ou James, l’aîné des deux, était plus grand de toute la tête et beaucoup plus beau que son frère ; ses yeux d’un bleu clair, la forêt de cheveux blonds qui s’échappait de son bonnet bleu, lequel n’était pas sans élégance, donnaient à son ensemble quelque chose d’agréable, et présentaient en lui un échantillon des jeunes montagnards sous leurs traits les plus flatteurs. Le plus jeune se nommait Robert, mais, pour le distinguer de son père, ses compatriotes avaient joint à son nom l’épithète de oig, qui veut dire jeune. Des cheveux noirs et un teint brun, mais animé des vives couleurs de la vigueur et de la santé, et des membres plus robustes et mieux formés qu’ils ne le sont ordinairement à son âge, le caractérisaient d’une manière particulière.

Tous deux se tenaient en silence devant leur mère avec un visage abattu par la honte et la douleur, écoutant avec la soumission la plus respectueuse les reproches dont elle les accablait. Enfin, lorsqu’elle eut en quelque sorte exhalé son ressentiment, l’aîné lui parlant en anglais, vraisemblablement pour n’être pas compris de leurs gens, essaya de se justifier ainsi que son frère. J’étais assez près de lui pour entendre presque tout ce qu’il allait dire, et il m’importait tellement de m’instruire de tout ce qui se passait dans ce moment de crise, que je l’écoutai avec la plus grande attention.

« Mac-Gregor, dit le jeune-homme, était invité à une entrevue par un habitant des basses-terres qui lui remit une lettre de la part de… (il prononça le nom si bas que je ne fus pas sûr de l’avoir bien entendu, mais il me parut qu’il ressemblait au mien) ; il accepta l’invitation, mais il nous ordonna de garder en otage le Saxon qui avait apporté cette lettre, pour lui garantir qu’on ne lui manquerait pas de foi. Il alla donc au lieu du rendez-vous (qui avait quelque étrange nom montagnard que je ne puis me rappeler), suivi seulement d’Angus Breck et du petit Rory, défendant que personne le suivît. Une demi-heure après, Angus Breck nous apporta la triste nouvelle que Mac-Gregor avait été surpris et fait prisonnier par un détachement de la milice de Lennox, commandé par Galbraith de Garschattachin. Il ajouta que Galbraith, sur la menace que lui fit Mac-Gregor, au moment de son arrestation, d’user de représailles sur l’individu resté en otage, avait ri de cette menace, et lui avait répondu : « Eh bien ! Rob, que chacun pende son homme : nous pendrons le cateran[131], et les caterans pendront le douanier. Par là le pays sera délivré à la fois de deux maudites pestes, un brigand montagnard et un agent du fisc. » Angus Breck, surveillé moins rigoureusement que son maître, réussit à s’échapper après être resté captif assez long-temps pour entendre cette discussion.

— Et quand vous l’apprîtes vous-mêmes, misérables traîtres. » s’écria la femme de Mac-Gregor, vous n’avez pas volé sur-le-champ au secours de votre père, pour le délivrer ou laisser vos cadavres à ses ennemis ! »

Le jeune Mac-Gregor répondit d’un air modeste, « que d’après la supériorité des forces de l’ennemi, et voyant qu’il ne se disposait pas à quitter le pays, il était revenu dans les montagnes, afin de rassembler une troupe suffisante pour tenter la délivrance de son père avec quelques chances de succès. » Il termina en disant « qu’il avait entendu dire que le détachement de la milice devait prendre ses quartiers soit dans la maison voisine de Gartantan, soit dans le vieux château du pont de Monteith, ou quelque autre forteresse de ce genre, qui, bien que forte et en état de défense, pouvait cependant être surprise, s’ils rassemblaient assez d’hommes pour l’exécution du projet. »

J’appris ensuite que le reste des troupes de Rob-Roy avait été divisé en deux bandes, l’une destinée à surveiller les mouvements de la garnison d’Inversnaid, dont un détachement sous les ordres du capitaine Thornton venait d’être vaincu ; l’autre à faire face aux clans montagnards qui s’étaient réunis aux troupes régulières et aux habitants des basses terres pour envahir simultanément le malheureux territoire qui, situé entre le Loch-Lomond, le Loch-Katrine et le Loch-Ard, était communément appelé le pays des Mac-Gregor. Des messagers furent dépêchés de tous côtés afin de concentrer, à ce que je présumai, toutes les forces de Mac-Gregor pour attaquer les habitants des basses terres ; et l’abattement et le désespoir, qui un moment auparavant étaient peints sur tous les visages, firent place à l’espoir de délivrer le chef et à la soif de la vengeance. Ce fut sans doute sous la brûlante influence de cette dernière passion que la femme de Mac-Gregor ordonna qu’on amenât devant elle le malheureux qu’on avait gardé en otage. Je crois que par un sentiment d’humanité ses fils l’avaient tenu éloigné de ses yeux ; mais cette précaution ne retarda que de peu d’instants sa malheureuse destinée. On amena donc devant elle un infortuné à demi mort de terreur, et dans les traits duquel je reconnus avec autant d’horreur que de surprise ma vieille connaissance Morris.

Il tomba prosterné devant l’épouse du chef, et fit un effort pour embrasser ses genoux, mais elle tressaillit et se recula comme si cet attouchement eût été une souillure, de sorte que tout ce qu’il put faire pour lui témoigner l’excès de son humiliation, fut de baiser le bas de son plaid. Jamais peut-être on n’entendit demander la vie avec d’aussi mortelles angoisses et d’une manière plus suppliante. La crainte agissait sur son esprit avec un tel degré d’exaltation, qu’au lieu de paralyser sa langue, comme cela arrive fréquemment, elle lui donnait presque de l’éloquence. Les joues couvertes d’une pâleur livide, les mains serrées convulsivement, roulant de tous côtés des yeux qui semblaient adresser ses derniers adieux à tout ce qui l’entourait, il protesta avec les serments les plus solennels de son ignorance totale des desseins que l’on avait contre Rob-Roy, jurant qu’il l’aimait et l’honorait de toutes les forces de son âme. Par une inconséquence, suite naturelle de sa terreur, il dit qu’il n’était que l’agent d’un autre, et il murmura le nom de Rashleigh. Il ne demandait que la vie… pour la vie il donnerait tout ce qu’il possédait au monde : c’était la vie seule qu’il implorait, la vie, dût-elle se prolonger dans les tortures et les privations, dût-il ne plus en jouir que dans les cavernes les plus sombres et les plus étouffées de ces montagnes.

Il est impossible de dépeindre le mépris, l’aversion et le dégoût que semblaient inspirer à l’épouse de Mac-Gregor les humbles supplications de cet homme qui se traînait à ses pieds en demandant la vie.

« Je te laisserais vivre, dit-elle, si la vie devait être pour toi un fardeau aussi pesant, aussi insupportable qu’elle l’est pour moi et pour tout être noble et généreux. Mais toi, misérable ! tu ramperais dans le monde, insensible à tous les malheurs qui l’affligent, à ses misères ineffables, à la masse de crimes et de chagrins qui s’y accumulent chaque jour… Tes jours seraient calmes et heureux, tandis que des âmes nobles et généreuses sont trahies dans leur confiance ; tandis que des misérables sans nom et sans naissance foulent aux pieds des hommes braves et illustrés par une longue suite d’aïeux. Oui, au milieu de la désolation générale, tu goûterais le bonheur que goûte le chien du boucher en se vautrant dans la fange et dans le sang des animaux les plus nobles et les plus innocents qui tombent sous le couteau de son maître. Non ! tu n’auras pas ce bonheur ! tu mourras, lâche, infâme que tu es ! tu mourras avant que ce nuage ait achevé d’obscurcir le soleil. »

Alors elle dit quelques mots à ceux qui l’entouraient : deux d’entre eux se saisirent du suppliant toujours prosterné, et l’entraînèrent au bord d’un rocher suspendu sur le lac. Il poussait les cris les plus perçants, les plus effroyables que la crainte ait jamais arrachés : je puis les appeler effroyables, car, bien des années après, ils me poursuivaient encore dans mes rêves. Pendant que ses assassins, ou, si vous voulez, ses bourreaux, l’entouraient, il me reconnut, et les derniers mots que je lui entendis articuler, furent : « Ô monsieur Osbaldistone, sauvez-moi ! sauvez-moi ! »

Je fus si ému de cet horrible spectacle, que, quoique je m’attendisse à tout moment à partager le même sort, je tentai de parler en sa faveur ; mais, comme on devait s’y attendre, mon intervention fut accueillie avec un froid mépris. Quelques montagnards tenaient la victime de manière à ne pas lui permettre un mouvement ; d’autres, ayant enveloppé une grosse pierre dans un plaid, la lui attachèrent au cou, et d’autres encore le dépouillaient de ses vêtements. Ainsi lié et à demi nu, ils le précipitèrent dans le lac, qui avait en cet endroit douze pieds environ de profondeur, en poussant un hurlement de triomphe et de vengeance, au milieu duquel le dernier cri de l’infortuné se fit cependant entendre. La pesanteur de sa chute fit rejaillir jusqu’à nous les eaux bleuâtres du lac, et les montagnards, avec leurs piques et leurs épées, veillèrent quelques moments dans la crainte que, parvenant à se dégager du poids qu’on lui avait attaché, il ne fît quelques efforts pour regagner le rivage. Mais le nœud avait été serré trop solidement ; le malheureux s’enfonça sans résistance… Les eaux que sa chute avait troublées se refermèrent sur lui et reprirent leur calme ordinaire, et cette vie, dont il avait si ardemment imploré la conservation, fut à jamais rayée du livre de l’humanité[132].


CHAPITRE XXXII.

L’AMBASSADE.


Qu’il soit rendu sain et sauf avant le coucher du soleil, ou, par la vengeance dont un cœur outragé est capable, et par le pouvoir de la satisfaire qui gît dans la force du crime, votre terre en souffrira.
Ancienne comédie.


Je ne sais comment il se fait qu’un acte isolé de violence et de cruauté affecte plus péniblement notre sensibilité que ceux que nous voyons exercer d’une manière plus générale. Ce jour-là plusieurs de mes braves compatriotes avaient péri sous mes yeux pendant le combat, et il m’avait semblé qu’ils accomplissaient le sort réservé à l’humanité ; mon cœur, quoique affecté d’un regret douloureux, n’était pas pénétré de cette inexprimable horreur avec laquelle je vis mettre à mort, de sang-froid, l’infortuné Morris. Je jetai les yeux sur mon compagnon, M. Jarvie, et je lus sur son visage l’expression des sentiments qui m’agitaient moi-même. Ne pouvant maîtriser son indignation, il laissa même échapper à demi-voix ces mots entrecoupés :

« Je proteste solennellement contre cette action… C’est un meurtre cruel, abominable… c’est un acte maudit, et qui attirera quelque jour la vengeance de Dieu.

— Vous ne craignez donc pas de le suivre ? » dit la virago en portant sur lui des regards qui semblaient un arrêt de mort, et tels que ceux du faucon qui va s’élancer sur sa proie.

« Cousine, répondit-il, aucun homme ne coupe avec plaisir le fil de sa vie avant qu’il ait été entièrement dévidé… J’ai beaucoup de choses à faire dans ce monde, si la mort m’épargne… des affaires publiques et privées, de magistrature et de commerce… Et puis il y a des êtres qui ont encore besoin de moi, comme cette pauvre Mattie, qui est orpheline… Elle est petite-cousine du laird de Limmerfield… Or, d’après toutes ces considérations, vous comprenez bien qu’un homme abandonnera tout ce qu’il a pour conserver la vie.

— Et si je vous mettais en liberté, dit l’impérieuse Hélène, quel nom donneriez-vous à la noyade de ce chien de Saxon ?

— Hem ! hem ! dit le bailli en s’éclaircissant la voix à plusieurs reprises, « j’en dirais là-dessus le moins possible : moins on parle, moins on s’expose à dire des sottises.

— Mais si vous étiez sommé de parler devant ce que vous nommez les cours de justice, demanda-t-elle encore, quelle serait votre réponse ? »

Le bailli jeta les yeux de côté et d’autre, comme quelqu’un qui médite une fugue ; puis, du ton d’un homme qui, ne voyant nul moyen d’effectuer sa retraite, se détermine à faire face au danger, il dit : « Je vois que vous voulez me mettre au pied du mur ; mais je vous dirai franchement, cousine, que j’ai déjà parlé d’après ma conscience, et quoique votre mari, que j’aurais bien voulu trouver ici, pour son intérêt autant que pour le mien, puisse vous certifier, comme cette brave créature de montagnard qu’on appelle Dougal, que Nicol Jarvie sait autant que personne fermer les yeux sur les fautes d’un ami, cependant j’ajouterai, cousine, que ma langue ne parlera jamais contre ma pensée ; et plutôt que de dire que ce pauvre malheureux a été légalement exécuté, je préférerais aller lui tenir compagnie… quoique je pense que vous seriez la première montagnarde qui eût condamné à un tel sort le cousin de son mari au quatrième degré. »

Il est probable que le ton de fermeté avec lequel le bailli prononça ces dernières paroles était plus capable de faire impression sur le cœur endurci de sa cousine que l’air suppliant qu’il avait pris d’abord ; de même que le verre cède à la pointe du diamant, quoiqu’il résiste à des corps moins durs. Elle ordonna qu’on nous plaçât tous deux devant elle.

« Votre nom, me dit-elle, n’est-il pas Osbaldistone ? Il m’a semblé que le chien saxon de la mort duquel vous venez d’être témoin vous a appelé ainsi ?

— Mon nom est Osbaldistone, répondis-je.

— Je suppose alors, continua-t-elle, que Rashleigh est votre nom de baptême ?

— Non. Mon nom de baptême est Francis.

— Mais vous connaissez Rashleigh Osbaldistone ; il est votre frère, si je ne me trompe, du moins votre proche parent, votre ami intime.

— Il est mon parent, mais non mon ami. Nous nous battions en duel, il y a peu de jours, quand nous fûmes séparés par votre mari. Son épée est encore teinte de mon sang, et la blessure qu’il m’a faite est à peine fermée. J’ai peu de motifs de le regarder comme un ami.

— Mais si vous êtes étranger à ses intrigues, vous pourriez aller trouver Garschattachin et son détachement sans aucune crainte d’être arrêté, et leur porter un message de la femme de Mac-Gregor.

— Je ne connais aux gentilshommes de la milice aucun motif raisonnable de me retenir, et je n’ai aucune raison pour craindre de tomber entre leurs mains. Je suis prêt à me charger de votre message si, en récompense, vous consentez à prendre sous votre protection mon ami et mon domestique qui resteront vos prisonniers. »

Je saisis cette occasion pour lui dire que je n’étais venu dans ce pays que sur l’invitation de son mari, qui m’avait promis son secours dans une affaire qui m’intéressait vivement, et que mon ami M. Jarvie m’avait accompagné dans le même but.

« Et je voudrais, moi, dit le bailli, que les bottes de M. Jarvie eussent été pleines d’eau bouillante quand il les a mises pour un pareil voyage. »

« Dans ce que ce jeune Saxon[133] vient de dire vous devez reconnaître votre père, dit Hélène Mac-Gregor en se tournant vers ses fils. Sage lorsque le bonnet de montagnard couvre sa tête et qu’il a le sabre à la main, jamais il n’échange le plaid contre un habit que pour s’enfoncer dans les misérables intrigues des habitants des basses terres, et devenir, malgré tout ce qu’il a souffert, leur agent, leur instrument, leur esclave.

— Ajoutez, madame, lui dis-je, leur bienfaiteur.

— Soit, dit-elle ; c’est le titre le plus léger de tous, puisqu’il n’a jamais semé de bienfaits que pour en recueillir la plus noire ingratitude… Mais en voilà assez sur ce sujet… Je vous ferai conduire aux avant-postes de l’ennemi ; demandez le commandant, et dites-lui de la part de moi, Hélène Mac-Gregor, que s’ils touchent à un cheveu de la tête de Mac-Gregor, et qu’ils ne le remettent pas en liberté sous douze heures, il n’y a pas une femme du comté de Lennox qui, d’ici à Noël, n’entonne le coronach[134] pour ceux qui lui sont chers ; il n’y a pas un fermier dont la grange ne soit en feu ou le troupeau pillé ; pas un laird, pas un propriétaire qui se couche le soir avec l’assurance de voir le lendemain la lumière du soleil. Et pour première exécution de mes menaces, dès que ce délai sera expiré, je leur enverrai ce bailli de Glasgow, ce capitaine saxon et le reste des prisonniers, chacun enveloppé dans un plaid, coupés en autant de morceaux qu’il y a de carreaux dans ce tartan[135]. »

Aussitôt qu’elle eut cessé de parler, le capitaine Thornton, qui était assez près pour l’entendre, ajouta avec le plus grand sang-froid : « Présentez à l’officier commandant mes compliments, les compliments du capitaine Thornton de la garde royale ; dites-lui qu’il fasse son devoir, et qu’il garde son prisonnier sans s’inquiéter de mon sort. Si j’ai été assez fou pour me laisser attirer dans une embuscade par ces sauvages artificieux, je serai assez sage pour mourir d’une manière qui ne déshonore pas ma profession… Je n’ai qu’un seul regret, ajouta-t-il, c’est de voir mes malheureux soldats entre des mains si barbares.

— Chut ! chut ! dit le bailli ; êtes-vous las de vivre ?… Monsieur Osbaldistone, vous présenterez mes civilités à l’officier commandant, les civilités du bailli Nicol Jarvie, magistrat de Glasgow, comme l’était avant lui son père le diacre. Dites-lui qu’il y a ici d’honnêtes gens dans la peine et à qui il peut arriver pis encore, et que la meilleure chose qu’il puisse faire pour le bien général, c’est de laisser rentrer Rob dans ses montagnes, et de ne pas s’en occuper davantage… Il y a déjà eu assez de malheurs ; mais je crois qu’il ne faudra pas parler de celui du douanier. »

Chargé de ces commissions si opposées par les parties les plus intéressées au succès de mon ambassade, et après la recommandation répétée de l’épouse de Mac-Gregor de ne pas oublier un mot de ce qu’elle m’avait ordonné de dire, on me laissa enfin partir, et l’on permit même à André Fairservice de m’accompagner, pour se débarrasser, je crois, de l’importunité de ses prières. Cependant, de crainte que je ne me servisse de mon cheval pour échapper à mes guides, ou peut-être par le désir de conserver une prise de quelque valeur, ou m’annonça que je ferais la route à pied, escorté par Hamish Mac-Gregor et par deux de ses montagnards, tant pour me montrer le chemin que pour reconnaître la force et la position de l’ennemi.

Dougal avait été désigné pour ce service, mais il trouva moyen de s’en dispenser. Son but, comme nous l’apprîmes plus tard, était de veiller à la sûreté de M. Jarvie que, suivant ces principes de fidélité qu’on trouve parmi les sauvages, il regardait, comme ayant des droits à ses bons offices pour avoir été en quelque sorte son patron pendant qu’il était porte-clefs de la prison de Glasgow.

Après une heure de marche très-rapide, nous arrivâmes à une éminence couverte de broussailles qui dominait la vallée, et d’où nous découvrîmes le poste occupé par la milice. Comme ce détachement était principalement composé de cavalerie, il avait sagement évité de s’engager dans le défilé qui avait été si fatal au capitaine Thornton. La position qu’on avait choisie indiquait quelque connaissance militaire : c’était la pente d’une colline au centre de la petite vallée d’Aberfoïl, au milieu de laquelle serpente le Forth et près de la source de ce fleuve. Cette vallée est formée par deux chaînes de montagnes, en face desquelles s’élèvent des remparts de roches calcaires mêlées d’énormes masses rocailleuses et adossées à des sommets plus élevés. Ces chaînes de montagnes laissaient cependant assez de largeur à la vallée pour mettre la cavalerie à l’abri d’une surprise de la part des montagnards, et on avait eu soin de placer de tous côtés des sentinelles et des avant-postes à distance convenable du corps principal, pour qu’à la moindre alarme la troupe pût avoir le temps de monter à cheval et de se mettre sous les armes. À la vérité on ne croyait pas alors que les montagnards pussent attaquer la cavalerie en rase campagne, quoique des événements récents aient prouvé qu’ils pouvaient le faire avec succès[136]. À cette époque, les montagnards avaient encore une crainte superstitieuse de la cavalerie, l’aspect des chevaux étant beaucoup plus imposant et plus formidable que celui des petits schelties de leurs montagnes, et ces hommes grossiers étant dans la croyance qu’on les dressait à combattre avec les pieds et les dents.

Les chevaux attachés à des piquets, et paissant dans cette petite vallée ; les soldats qui formaient différents groupes, les uns assis, les autres debout, ou se promenant auprès de la rivière ; ces chaînes de rochers nus, mais pittoresques, qui bornent le paysage des deux côtés, formaient le premier plan d’un tableau imposant et pittoresque, tandis qu’à l’est l’œil apercevait le lac de Menteith ; et, quoique dans un horizon plus vague, le château de Stirling et les montagnes bleuâtres d’Ochill terminaient la perspective.

Après avoir contemplé ce paysage avec un vif intérêt, le jeune Mac-Gregor me dit de me rendre à l’avant-poste, et de demander le commandant pour m’acquitter auprès de lui du message dont j’étais chargé. Il m’enjoignit avec un geste menaçant de ne lui dire ni quels avaient été mes guides, ni en quel lieu je m’étais séparé de mon escorte. Ayant reçu ces instructions, je descendis vers le poste militaire, suivi d’André, qui, n’ayant conservé du costume anglais que les culottes et les bas, sans chapeau, n’ayant aux pieds que des brogues ou espèces de sabots que Dougal lui avait donnés par pitié, et couvert d’un lambeau de plaid pour suppléer à tous ses autres vêtements, ressemblait à un montagnard échappé de Bedlam. Nous ne tardâmes pas à être aperçus d’une des vedettes, qui, galopant vers nous, me présenta sa carabine, et me commanda de m’arrêter : j’obéis, et quand le soldat fut près de moi, je le priai de me conduire devant l’officier commandant. Il me mena sur-le-champ dans un endroit où quelques officiers étaient assis en cercle sur le gazon ; parmi eux s’en trouvait un qui paraissait d’un rang supérieur. Il portait une cuirasse d’acier poli sur la quelle étaient gravés les emblèmes de l’ancien ordre écossais du Chardon. Je reconnus parmi ce groupe le major Galbraith, qui, avec quelques gentilshommes, les uns en uniforme, les autres en habits bourgeois, mais tous bien armés, semblaient recevoir les ordres de ce personnage distingué. Quelques domestiques en riche livrée, et qui, probablement, faisaient partie de sa maison, étaient à quelques pas.

Ayant salué ce seigneur avec le respect que son rang semblait exiger, je lui appris que je m’étais trouvé témoin involontaire de la défaite que les soldats du roi avaient éprouvée dans le défilé de Loch-Ard (car j’avais appris que c’était le nom de l’endroit où M. Thornton avait été fait prisonnier), et que les vainqueurs menaçaient de faire mourir ceux qui étaient tombés en leur pouvoir, et de ravager sans pitié les basses terres en général, si leur chef, qui avait été fait prisonnier le matin, ne leur était rendu sain et sauf. Le duc (car tel était le rang de celui auquel je parlais) m’écouta avec beaucoup de calme, et répondit qu’il aurait le plus grand regret d’exposer les malheureux prisonniers à la cruauté des barbares entre les mains desquels ils étaient tombés, mais que c’était une folie de supposer qu’il pourrait remettre en liberté l’instigateur de tous ces désordres, de tous ces outrages, et encourager ainsi sa troupe à l’impunité. « Vous pouvez retourner vers ceux qui vous envoient, ajouta-t-il, et leur dire que, bien certainement, demain à la pointe du jour je ferai exécuter ce Rob-Roy Campbell, qu’ils appellent Mac-Gregor, comme un proscrit pris les armes à la main, et qui a mille fois mérité la mort ; que je me montrerais indigne de mon rang et de la place que j’occupe, si j’agissais autrement ; que je saurai protéger le pays contre leurs insolentes menaces, et que s’ils touchent à un cheveu de la tête des infortunés qui sont en leur pouvoir, j’en tirerai une telle vengeance, que les pierres mêmes de leurs rochers en gémiront pendant plus d’un siècle. »

Je lui fis humblement quelques représentations sur le danger de l’honorable mission dont il me chargeait ; sur quoi il me répondit que je pouvais envoyer mon domestique.

« Le diable soit de moi ! » dit André sans égard pour la présence du duc, et sans attendre ma réponse ; « il faudrait que le diable fût dans mes jambes pour me faire faire un pas de ce côté. Est-ce qu’on croit que j’ai un autre cou dans ma poche pour remplacer le mien lorsqu’il aura été coupé par un des messieurs les montagnards, ou que je puisse plonger dans leur lac et revenir sur l’eau ? Non, non, chacun pour soi, et Dieu pour tous. Ces gens feront bien d’envoyer quelque autre messager ; ce n’est pas André qui se chargera de telles commissions. Rob-Roy ne s’est jamais approché de la paroisse de Dreep-Daily, il ne m’a jamais volé ni poire ni pépin. »

Après avoir, non sans peine, fait taire mon domestique, je représentai vivement au duc le danger certain auquel étaient exposés le capitaine Thornton et M. Jarvie, et le suppliai de modifier de telle sorte les termes du message dont il me faisait porteur, qu’il pût leur sauver la vie. Je l’assurai qu’aucun péril ne m’effraierait, si je pouvais leur être de quelque utilité ; mais que, d’après ce que j’avais vu et entendu, je ne pouvais douter qu’ils ne fussent tous immédiatement massacrés au moment où les montagnards apprendraient que leur chef aurait été mis à mort.

Leduc parut très affecté. « C’est une circonstance très-douloureuse, dit-il, et dont je suis profondément affligé ; mais j’ai un devoir plus impérieux à remplir envers le pays. Il faut que Rob-Roy périsse ! »

Ce ne fut pas sans émotion que j’entendis prononcer cette sentence de mort contre Campbell, qui m’avait déjà rendu et voulait encore me rendre un important service. Je ne fus pas le seul qui éprouvât cette impression, car la plupart de ceux qui entouraient le duc se hasardèrent à lui parler en sa faveur. Il vaudrait mieux, disaient-ils, l’envoyer au château de Stirling, et l’y retenir étroitement prisonnier, comme gage de la dispersion et de la soumission de sa troupe. Il serait déplorable d’exposer le pays à être pillé, ce qu’il serait très-difficile d’empêcher maintenant que les longues nuits approchaient, puisqu’il était impossible de garder tous les passages, et que les montagnards ne manqueraient pas de choisir ceux qui resteraient sans défense. Ce serait, ajoutaient-ils, une chose terrible que de laisser les infortunés prisonniers exposés à la mort qui les attendait, et on ne pouvait douter que les montagnards ne les massacrassent dans les premiers transports de leur vengeance.

Garschaltachin alla encore plus loin, se fiant, dit-il, dans l’honneur du noble personnage auquel il s’adressait, quoiqu’il connût les raisons particulières de son ressentiment contre leur prisonnier. « Quoique voisin assez dangereux des basses terres, et surtout de Sa Grâce, et quoiqu’il ait porté le métier de pillard plus loin qu’aucun homme de son temps, Rob-Roy ne manque pas de bon sens, et on peut trouver moyen de lui faire entendre raison. Au contraire, sa femme et ses fils sont des démons incarnés qui ne connaissent ni la crainte ni la pitié, et qui, à la tête de ses vilains, seront une peste plus terrible pour le pays que Rob ne l’a jamais été lui-même.

— Bon, bon, dit le duc, c’est précisément le bon sens et la ruse de cet homme qui l’ont soutenu si long-temps. Un brigand montagnard ordinaire aurait été réduit en moins de semaines qu’il n’a vécu d’années dans l’impunité. Sans lui, sa bande ne peut être long-temps à craindre. Son existence est terminée : c’est une guêpe sans tête, dont l’aiguillon piquera peut-être encore une fois, mais qui va bientôt retourner dans le néant. »

Garschatlachin ne se laissa pas si facilement réduire au silence. « On ne peut supposer, milord duc, dit-il, que j’aie aucune partialité pour Rob, pas plus que lui pour moi, puisqu’il a deux fois vidé mes étables, sans parler des ravages commis chez mes tenanciers ; cependant…

— Cependant, Garschattachin, » dit le duc avec un sourire qui avait une expression particulière, « je vois que vous croyez cette liberté excusable dans l’ami d’un ami, car on suppose généralement que Rob n’est pas l’ennemi des amis que le major Galbraith peut avoir de l’autre côté de la mer.

— Si cela est, milord, » dit Garschattachin du même ton de plaisanterie, « ce n’est pas ce que j’ai entendu dire de pire sur son compte ; mais je voudrais que nous eussions quelques nouvelles des clans que nous attendons depuis si long-temps. Je gagerais qu’ils nous tiendront parole à la manière des montagnards. Je ne les ai jamais connus plus favorablement… Les loups ne se mangent pas entre eux[137].

— Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, dit le duc ; ces messieurs sont des hommes d’honneur, et je dois supposer qu’ils seront fidèles au rendez-vous. Envoyez deux cavaliers en avant pour voir s’ils arrivent. Nous ne pouvons sans eux risquer l’attaque du défilé où le capitaine Thornton s’est laissé prendre, et qui, à ma connaissance, pourrait être défendu par dix fantassins contre un régiment de la meilleure cavalerie de toute l’Europe. En attendant, faites distribuer des vivres à la troupe. »

Je profitai de ce dernier ordre, qui m’était d’autant plus agréable et d’autant plus nécessaire que je n’avais rien pris depuis le repas que nous avions fait à la hâte à Aberfoïl. Les vedettes qu’on avait dépêchées revinrent sans nouvelles des auxiliaires attendus, et le coucher du soleil approchait, quand un montagnard, appartenant à l’un des dans sur la coopération desquels on comptait, arriva : il remit au duc, de l’air le plus respectueux, une lettre dont il était porteur,

« Je parierais une barrique de claret, dit Garschattachin, que ce message est pour nous prévenir que ces maudits montagnards, que nous sommes venus chercher ici avec tant de peines et de tourments, abandonnent notre cause, et nous laissent nous tirer d’affaire comme nous pourrons.

— Ce n’est que trop vrai, messieurs, » dit le duc rougissant d’indignation après avoir parcouru la lettre, qui était écrite sur un mauvais chiffon de papier, mais adressée avec toutes les formes possibles de cérémonial : À très-haut et puissant seigneur le duc de… « Nos alliés, messieurs, ont fait séparément leur paix avec l’ennemi.

— C’est le sort de toutes les alliances, dit Garschattachin ; les Hollandais nous en auraient fait autant si nous ne les avions prévenus à Utrecht.

— Vous plaisantez, monsieur, dit le duc d’un ton qui prouvait qu’il goûtait peu cette plaisanterie ; « cependant l’affaire qui nous occupe ici semble prendre une tournure fort sérieuse… Je ne crois pas qu’aucun de ces messieurs soit d’avis de pénétrer plus avant dans le pays, privés comme nous le sommes de l’appui des montagnards et de l’infanterie d’Inversaid ? »

Tout le monde tomba d’accord que cette tentative serait une véritable folie.

« Il ne serait guère plus sage, reprit le duc, de rester exposé dans ce lieu à une attaque de nuit ; je propose donc que nous nous retirions sur le château de Duchray et sur celui de Gartartan : nous y ferons bonne garde jusqu’au matin. Mais, avant de nous séparer, je veux interroger Rob-Roy en votre présence, pour vous convaincre par vos yeux et vos oreilles du danger qu’il y aurait à lui rendre une liberté dont il ne se servirait que pour commettre de nouveaux ravages. »

Le duc donna ses ordres pour que le prisonnier fût amené devant lui. Rob-Roy arriva, les bras liés jusqu’au coude, et maintenus le long de son corps au moyen d’une sangle de cheval : il marchait entre deux sous-officiers et sous l’escorte de six soldats, la baïonnette au bout du fusil.

Je ne l’avais jamais vu dans le costume de son pays, qui faisait ressortir d’une manière frappante ce que son physique offrait de remarquable. Une forêt de cheveux roux, que le chapeau et la perruque qu’il portait dans les basses terres avaient en quelque sorte cachée, s’échappait de son bonnet de montagnard, et justifiait le surnom de Roy ou le Rouge, par lequel il était généralement connu dans les basses terres, et qui n’y est pas encore oublié. On en reconnaissait toute la justesse en jetant les yeux sur la partie de ses membres que le costume montagnard laissait à nu : ses cuisses, ses jambes, et surtout ses genoux, étaient couverts d’un poil rouge, court et épais, ce qui, joint à leur extrême force et à la vigueur de leurs muscles, les faisait ressembler aux membres des taureaux rouges qu’on trouve dans les montagnes. L’effet produit par son changement de costume, et la connaissance que j’avais acquise de son véritable caractère, qui me paraissait déjà formidable, lui donnèrent à mes yeux, en ce moment, quelque chose de si extraordinaire, de si farouche, que je le reconnus à peine.

Malgré ses liens, il portait la tête haute ; son regard était assuré, et son maintien avait une sorte de dignité. Il salua le duc, fit un signe de tête à Garschattachin et aux autres, et témoigna quelque surprise de me voir parmi eux.

« Il y a long-temps que nous ne nous sommes vus, monsieur Campbell, dit le duc.

— Il est vrai, milord, et j’aurais désiré, » dit-il en jetant les yeux sur les liens qui retenaient ses bras, « j’aurais désiré que c’eût été dans une occasion où je fusse plus en état de présenter à Votre Grâce les hommages qui lui sont dus… Mais il faut espérer que ce temps viendra.

— Vous ne devez compter que sur le temps présent, monsieur Campbell ; car les heures qui vous restent pour mettre ordre à vos affaires dans ce monde s’écoulent rapidement. Je ne parle pas ainsi pour insulter à votre malheur, mais vous devez sentir vous-même que votre carrière tire à sa fin. Je ne nie pas que dans plusieurs circonstances vous n’ayez fait moins de mal que certains chefs de caterans, et que vous n’ayez quelquefois donné des preuves de talent, et même de dispositions qui faisaient concevoir de meilleures espérances. Mais depuis si long-temps vous êtes la terreur et le fléau d’un pays paisible ; vous avez soutenu et étendu votre autorité usurpée par des actes de violence si fréquents, que… En un mot, vous savez que vous avez mérité la mort, et il faut vous y préparer.

— Milord, je pourrais sans injustice attribuer tous mes malheurs à Votre Grâce ; je ne dirai cependant pas que vous en ayez été vous-même personnellement l’auteur volontaire. Si je l’avais cru, milord, je n’entendrais pas aujourd’hui Votre Grâce prononcer contre moi une sentence de mort : trois fois vous vous êtes trouvé à portée de mon fusil quand vous ne songiez qu’à chasser le cerf, et on sait que je manque rarement mon but. Quant à ceux qui, abusant de la confiance de Votre Grâce, l’ont rendue l’ennemie d’un homme jadis l’un des plus paisibles habitants de ce pays, et qui se sont servis de votre nom pour compléter ma ruine et me réduire au désespoir, j’en ai déjà tiré vengeance ; et, malgré les menaces de Votre Grâce, j’espère vivre assez pour en tirer une plus complète encore.

— Je sais, » dit le duc en s’échauffant, « que vous êtes un brigand audacieux et déterminé, fidèle à son serment quand il jure de faire le mal ; mais j’aurai soin d’y pourvoir. Vous n’avez d’autres ennemis que vos propres crimes.

— Si je m’étais appelé Grahame au lieu de Campbell, » dit Mac-Gregor avec une indomptable intrépidité, » vous en parleriez beaucoup moins.

— Vous ferez bien, monsieur, de prévenir votre femme, vos enfants et votre bande de bien prendre garde à la manière dont ils traiteront les personnes qui sont tombées entre leurs mains… Je leur rendrai au centuple, à eux, à leurs parents, à leurs alliés, le plus léger mal qu’ils se permettraient de faire aux fidèles sujets de Sa Majesté.

— Milord, mes ennemis eux-mêmes ne peuvent m’accuser d’être un homme sanguinaire. Si j’étais à la tête de mes gens, je saurais me faire obéir de quatre ou cinq cents montagnards armés, aussi facilement que Votre Grâce elle-même donne ses ordres à ces huit ou dix laquais ; mais si Votre Grâce est déterminée à retrancher la tête de la famille, il s’ensuivra du désordre parmi les membres. Cependant, quoi qu’il puisse arriver, il y a parmi eux un honnête homme de mes parents auquel je ne veux pas qu’il arrive de mal… Y a-t-il quelqu’un ici qui veuille rendre un service à Mac-Gregor ?… Il le lui rendra un jour, quoiqu’il ait en ce moment les mains liées. »

Le montagnard qui avait apporté la lettre au duc s’avança en disant : « Je ferai ce que vous désirez, Mac-Gregor, et je retournerai pour cela dans les montagnes, s’il le faut. »

Il s’approcha du prisonnier, qui le chargea pour sa femme d’un message verbal que je n’entendis pas, parce qu’il était donné en gaélique, mais qui avait probablement rapport à la sûreté de M. Jarvie.

« Voyez-vous l’impudence de ce drôle ! dit le duc : il se fie à son caractère d’envoyé… Sa conduite est le pendant de celle de ses chefs, qui nous ont invités à faire cause commune contre ces brigands, et qui nous ont abandonnés dès que les Mac-Gregor ont consenti à leur rendre le territoire de Balquidder qu’ils se disputaient.


Nulle vérité sous les plaids,
Sous le tartan nulle foi véritable :
Comme un caméléon, le sauvage highlandais
Prend toutes les couleurs, est toujours variable.


— Votre aïeul n’eût jamais parlé ainsi, milord, répondit le major Galbraith ; et, sauf votre respect, Votre Grâce n’aurait pas occasion de le faire si vous consentiez avant tout à rendre justice à ceux qui y ont des droits les premiers[138] ; que chacun rentre dans ses biens, que chaque tête porte le bonnet qui lui appartient, et le comté de Lennox verra renaître la tranquillité, aussi bien que le reste du pays.

— Paix, Galbraith ! paix ! il est dangereux pour vous de tenir un pareil langage à personne, et surtout à moi ; mais vous vous croyez apparemment un personnage privilégié. Dirigez votre détachement vers Gartartan. J’escorterai moi-même le prisonnier à Duchray, et demain je vous enverrai des ordres : vous voudrez bien n’accorder de permission d’absence à aucun homme de la troupe.

— Toujours des ordres et des contr’ordres, » murmura Garschattachin entre ses dents ; « mais patience, patience ! on pourra bien quelque jour jouer à : Changez de place, le roi revient[139]. »

Les deux troupes de cavalerie se formèrent alors, et se préparèrent à évacuer le poste, afin de profiter d’un reste de jour pour se rendre à leurs quartiers. Je reçus un ordre plutôt qu’une invitation de suivre la troupe, et je m’aperçus que, quoique je ne fusse pas prisonnier, on paraissait me regarder avec un œil de soupçon. À la vérité, on était alors environné de dangers : le pays était divisé entre les jacobites et les hanovriens ; des querelles continuelles et des jalousies existaient entre les montagnards et les habitants des basses terres ; enfin, un grand nombre de causes inexplicables de haine divisaient les familles les plus marquantes de l’Écosse. Toutes ces causes répandaient dans les esprits une méfiance si générale, que l’étranger isolé et sans protection ne pouvait manquer de se trouver exposé au soupçon, et de rencontrer quelque aventure désagréable dans le cours de ses voyages. Je me soumis à mon sort de la meilleure grâce que je pus, me consolant par l’espérance que je pourrais peut-être obtenir du prisonnier quelques renseignements sur Rashleigh et ses intrigues. Je me dois la justice d’ajouter que mes vues n’étaient pas purement personnelles, et que je prenais trop d’intérêt au sort de ma singulière connaissance pour ne pas désirer lui rendre tous les services que sa malheureuse position me permettrait de lui donner.


CHAPITRE XXXIII.

LA FUITE.


En arrivant au pont brisé, il se jeta à la nage ; puis, regagnant le gazon, il prit ses jambes à son cou, et s’enfuit.
Gil Morrice.


Les échos des rochers et des montagnes des deux côtés de la vallée répétèrent les sons des trompettes de la cavalerie, qui, se formant en deux corps séparés, commença sa marche au petit trot : celui que commandait le major Galbraith tourna bientôt à droite, et traversa le Forth dans le dessein de prendre les quartiers qu’on lui avait assignés, pour la nuit, dans un vieux château du voisinage. Cette troupe, en traversant la rivière, formait un tableau animé ; mais bientôt elle disparut à nos yeux en s’enfonçant dans les détours d’un bois qui était sur l’autre rive.

Nous continuâmes notre route en fort bon ordre. Pour s’assurer du prisonnier, le duc l’avait fait placer en croupe derrière un de ses soldats nommé Ewan de Brigglands, un des hommes les plus grands et les plus robustes de la troupe. Une sangle qui les entourait tous deux, et qui était attachée sur la poitrine du soldat, mettait Rob-Roy dans l’impossibilité de se dégager de son gardien. On me donna ordre de marcher derrière eux, et l’on me fournit un cheval. Les soldats nous serraient d’aussi près que le permettait la largeur de la route ; plusieurs avaient le pistolet à la main. André Fairservice, monté sur un petit cheval montagnard, eut la permission de se joindre aux domestiques, dont un grand nombre suivaient le détachement, mais sans se mêler au reste des cavaliers.

Nous marchâmes ainsi pendant quelque temps. Enfin nous arrivâmes à un endroit où il nous fallait aussi traverser la rivière ; le Forth, formé du superflu des eaux d’un lac, est d’une profondeur considérable, même dans les endroits où il a le moins de largeur, et l’on descendait au gué par un ravin rapide et étroit qui ne permettait qu’à un seul cavalier d’y passer à la fois. Le centre et l’arrière-garde de notre petit corps s’arrêtèrent donc, tandis que les premiers rangs traversaient successivement, ce qui occasionna un délai considérable, et même quelque confusion, car un certain nombre de cavaliers qui n’appartenaient pas à l’escadron s’attroupèrent irrégulièrement sur le bord du Forth, et jetèrent un peu de désordre dans la cavalerie de la milice, quoiqu’elle fût assez bien disciplinée.

Pendant que nous étions tous confondus les uns avec les autres, j’entendis Rob-Roy dire à voix basse à l’homme derrière lequel il était en croupe : « Votre père, Ewan, n’aurait pas ainsi conduit un vieil ami à la boucherie comme un veau qu’on va égorger, pour tous les ducs de la chrétienté. »

Ewan ne répondit pas, mais fit un mouvement d’épaules qui semblait dire qu’il agissait contre son gré.

« Et quand les Mac-Gregor descendront de leurs montagnes, et que vous verrez vos étables vides, votre foyer teint de sang, et le feu dévorant les poutres de votre maison, vous penserez peut-être, Ewan, que si votre ami Robin eût été à leur tête, les biens que vous regretterez auraient été en sûreté. »

Ewan de Brigglands fit un nouveau mouvement d’épaules en poussant un soupir, mais garda le silence.

« C’est une chose pénible, » continua Rob en prononçant ces paroles insinuantes dans l’oreille d’Ewan, d’un ton si bas que j’étais le seul qui pût les entendre ; « c’est une chose bien pénible, qu’Ewan de Brigglands, que Roy Mac-Gregor a si souvent aidé de son bras, de son épée et de sa bourse, s’inquiète plus de la colère d’un grand seigneur que de la vie de son ami. »

Ewan parut très-agité, mais il continua de garder le silence. En ce moment on entendit le duc crier de l’autre côté : « Faites traverser le prisonnier. »

Ewan mit son cheval en mouvement, et j’entendis encore Rob lui dire : « Ne mettez pas en balance le sang d’un Mac-Gregor, quand il ne s’agit pour le sauver que de rompre une misérable sangle ; car il faudra en rendre un bien autre compte dans ce monde et dans l’autre. » Ils passèrent rapidement devant moi, et s’élancèrent dans la rivière avec quelque précipitation.

« Pas encore, pas encore, monsieur, » me dit, au moment où je me préparais à les suivre, un des cavaliers qui, comme beaucoup d’autres, se pressait pour passer.

À la faible lueur du crépuscule, je vis le duc, de l’autre côté, occupé de faire reprendre leurs rangs à ses gens à mesure qu’ils avaient traversé la rivière, les uns au-dessus, les autres au-dessous du gué. Le passage n’était pas encore effectué, lorsqu’un bruit soudain, accompagné du rejaillissement de l’eau, m’apprit que l’éloquence de Mac-Gregor avait décidé Ewan à lui donner la liberté et une chance de salut. Le duc l’entendit comme moi, et en devina immédiatement la cause : « Chien, s’écria-t-il à Ewan lorsqu’il fut près de lui, où est ton prisonnier ? » Et, sans attendre la réponse que ce vassal épouvanté commençait à balbutier, il lui tira un coup de pistolet. Je ne sais si le coup fut mortel ; mais le duc s’écria aussitôt : « Messieurs, dispersez-vous, et poursuivez le brigand ; cent livres de récompense à celui qui m’amènera Rob-Roy. »

Au même instant tout fut confusion sur les deux rives. Rob-Roy, dégagé de ses liens, sans doute parce qu’Ewan avait débouclé la sangle, s’était plongé dans l’eau en passant sous le ventre du cheval du soldat qui était à sa gauche ; mais, comme il fut obligé de revenir un instant à la surface pour respirer, son plaid attira l’attention des soldats, dont quelques-uns entrèrent dans la rivière sans penser au danger qu’ils couraient. Quelques chevaux perdirent pied, d’autres se noyèrent et mirent dans le plus grand danger ceux qui les montaient. Plusieurs soldats allaient et venaient le long de la rivière, pour guetter l’endroit où le fugitif prendrait terre. Le murmure confus de tant de voix, les cris de détresse des malheureux qui se noyaient, ceux des soldats qui croyaient apercevoir le fugitif ; la détonation fréquente des pistolets et des carabines qui étaient déchargés sur le moindre objet qui excitait le soupçon ; la vue de tant de cavaliers courant çà et là, s’enfonçant dans la rivière ou galopant sur ses bords, et frappant de leur sabre tout ce qui attirait leur attention ; les vains efforts des officiers pour rétablir le bon ordre : toute cette scène, enfin, ayant pour théâtre un lieu si sauvage, et n’étant éclairée que par la pâle lueur d’un crépuscule d’automne, présentait le spectacle le plus tumultueux et le plus extraordinaire que j’aie jamais vu. J’étais seul occupé à l’observer, car toute notre cavalcade s’était dispersée à la poursuite de Rob-Roy, ou au moins pour voir le résultat de cette recherche. Dans le fait, comme je le soupçonnai un peu alors, et comme je l’appris avec certitude dans la suite, la plupart de ceux qui paraissaient mettre le plus d’activité dans leurs efforts pour recouvrer le fugitif étaient réellement les derniers à désirer qu’il fût repris, et ne se joignaient aux autres que pour augmenter la confusion générale, et donner à Rob-Roy plus de facilité de s’échapper.

Il ne fut pas très-difficile à un nageur aussi habile que l’était le montagnard de se soustraire à ses ennemis dès qu’il eut échappé aux premières poursuites. Il y eut pourtant un moment où il se trouva serré de près, et plusieurs coups de feu vinrent frapper dans l’eau tout près de lui. Cette scène me rappelait la chasse à la loutre, dont j’avais été témoin à Osbaldistone, où l’animal se découvre aux chiens par la nécessité de mettre son museau au-dessus de l’eau pour respirer, et leur échappe en plongeant tout aussitôt qu’il a renouvelé sa provision d’air. Mac-Gregor, cependant, eut recours à une ruse que la loutre ne peut employer : au moment où il était poursuivi de plus près, il réussit à se dégager de son plaid, qu’il laissa flotter sur l’eau. Ce vêtement attira bientôt l’attention générale : un grand nombre de cavaliers se laissèrent tromper à cet indice ; et tandis que tous les coups se dirigeaient de ce côté, celui auquel ils étaient destinés s’éloignait rapidement.

Dès qu’on eut une fois perdu de vue le prisonnier, il devint presque impossible de le reprendre, car, dans beaucoup d’endroits, la rivière était inaccessible par la hauteur de ses rives ; dans d’autres, elles étaient couvertes de buissons, d’aunes, de peupliers et de bouleaux qui en défendaient l’approche aux cavaliers. Des méprises et des accidents avaient aussi eu lieu pendant ces poursuites, que l’obscurité rendait de plus en plus difficiles : quelques cavaliers se trouvèrent emportés par le courant, et se seraient noyés sans le secours de leurs compagnons ; d’autres, blessés par des coups de feu ou des coups de sabre dans la mêlée, imploraient de l’aide et criaient vengeance ; il y eut même une ou deux circonstances de ce genre qui amenèrent un combat entre plusieurs hommes de la troupe. Enfin les trompettes sonnèrent la retraite, ce qui annonça que l’officier commandant renonçait, quoique bien à regret, à l’espoir de reprendre le prisonnier qui lui avait si soudainement échappé. Les soldats commencèrent à se rassembler lentement, se querellant les uns les autres. Je les vis obscurcir de leurs masses le bord méridional de la rivière, dont le murmure, long-temps couvert par des cris de poursuites et de vengeance, se mêlait maintenant d’une manière confuse aux voies irritées et mécontentes des cavaliers dont l’espoir venait d’être trompé.

Jusque là je n’avais été que spectateur, quoique bien loin d’être indifférent à cette singulière scène ; mais bientôt j’entendis une voix s’écrier tout à coup : « Où est l’étranger anglais ? c’est lui qui a donné à Rob-Roy un couteau pour couper la courroie ? — Il faut fendre le ventre à ce mangeur de pouding ! cria une autre ; — ou lui envoyer une couple de balles dans la cervelle ! dit une troisième ; — ou lui enfoncer trois pouces de fer dans la poitrine ! dit une quatrième. »

En ce moment j’entendis plusieurs cavaliers galoper de côté et d’autre, sans doute dans la bienveillante intention d’exécuter ces menaces. J’ouvris tout à coup les yeux sur le danger de ma situation, et je ne doutais pas que des hommes armés, dont les passions irritées n’étaient contenues par aucun frein, ne commençassent par tirer sur moi ou me frapper à coup de sabre, quitte à examiner après la justice de cette action. Frappé de cette idée, je sautai à bas de mon cheval, et, lui laissant la liberté d’aller où bon lui plairait, je m’enfonçai dans un épais buisson d’aunes, où, grâce à l’obscurité de la nuit, je pensai que je courais peu de risque d’être découvert. Si j’avais été assez près du duc pour invoquer directement sa protection, je l’aurais fait ; mais il avait déjà commencé sa retraite, et je ne voyais sur la rive gauche de la rivière aucun officier dont l’autorité fût assez puissante pour me protéger. Je ne crus pas que, dans cette circonstance, il y allât de mon honneur d’exposer inutilement ma vie. Lorsque le tumulte commença à s’apaiser et que le bruit des pieds des chevaux ne se fit plus entendre près de moi, ma première pensée fut de me rendre aux quartiers du duc, où la discipline serait rétablie, et de me remettre entre ses mains comme un sujet fidèle qui n’avait rien à craindre de la justice et tout à attendre de sa protection et de son hospitalité. Dans ce dessein, je sortis de ma retraite et je jetai les yeux autour de moi.

L’obscurité était complète, aucun cavalier ne restait sur les rives du Forth, et je n’entendais plus que le bruit éloigné des pieds des chevaux et le son prolongé des trompettes résonnant dans les bois pour rappeler les traînards. La situation où je me trouvais était hérissée de difficultés. Je n’avais pas de cheval, et le courant rapide et profond du fleuve, que la lueur confuse d’une lune décroissante rendait plus formidable encore, n’avait rien de bien engageant pour un homme à pied, nullement accoutumé à passer à gué les rivières, et qui venait de voir des chevaux engagés dans ce dangereux passage avec de l’eau jusqu’à la selle. D’un autre côté, en restant sur cette rive, je n’avais d’autre perspective que de terminer les fatigues de cette journée et de la nuit précédente en passant à la belle étoile celle qui se préparait, après avoir regagné les montagnes.

Après un moment de réflexion, je pensai que Fairservice, qui, suivant sa louable coutume de s’occuper de sa sûreté avant celle des autres, avait sans doute traversé la rivière, ne manquerait pas de donner pleine satisfaction au duc ou à toute autre autorité compétente sur mon rang et ma situation dans le monde ; qu’en conséquence, ma réputation n’exigeait pas que je parusse sur-le-champ, au risque de me noyer dans le Forth ou de ne pouvoir retrouver l’escadron si je le traversais sans accident, ou enfin d’être massacré sans examen par quelque traînard, qui trouverait dans cet exploit une excuse commode pour ne pas avoir rejoint plus tôt ses rangs. Je n’avais plus rien à craindre pour Rob-Roy ; il était alors en liberté ; et j’étais certain, s’il m’arrivait de rencontrer quelqu’un de ses gens, de m’assurer de leur protection en leur apprenant cette nouvelle. Je ne pouvais non plus abandonner M. Jarvie dans la situation difficile où il se trouvait en grande partie à cause de moi. Enfin ce n’était que par Rob-Roy, que je pouvais espérer d’avoir des nouvelles de Rashleigh et des papiers de mon père ; motif qui m’avait seul déterminé à une expédition que tant de dangers venaient traverser. J’abandonnai donc toute pensée de traverser le Forth, et, me retournant du côté du gué des Frew, je pris seul le chemin du petit village d’Aberfoïl.

Un vent froid et piquant, qui se faisait entendre et sentir de temps en temps, avait chassé le brouillard, qui, autrement, aurait enveloppé la vallée jusqu’au matin ; et quoique ces nuages de vapeurs n’eussent pas été entièrement dissipés, ils s’étaient formés en masses confuses et changeantes, qui tantôt s’étendaient sur le sommet des montagnes, tantôt, telles que de volumineuses colonnes d’une épaisse fumée, s’engouffraient dans les profondeurs des rochers, laissées vides par l’écroulement des masses calcaires, dont les fragments, entraînés vers la vallée, ont creusé dans leur passage des ravins profonds et déchirés, semblables au lit desséché d’un torrent. La lune se montrait alors tout entière sur l’horizon, et brillait de toute la vivacité qu’elle a dans les nuits de gelée ; elle jetait une lueur argentée sur les sinuosités de la rivière, ainsi que sur les pointes de rochers et les cimes de montagnes que le brouillard ne cachait pas, tandis que ses rayons, qui semblaient entièrement absorbés par cette masse blanchâtre de vapeurs dans les endroits où elle avait le plus d’épaisseur et de densité, donnaient aux nuages légers et vaporeux qui s’en détachaient çà et là une sorte de brillant reflet qui les faisait ressembler à un voile de la gaze d’argent la plus transparente. En dépit de l’incertitude de ma situation, un spectacle si pittoresque, joint à l’influence active et fortifiante d’un air vif et glacé, rendit de la vigueur à mes nerfs et de la gaieté à mon esprit. Je me sentis disposé à chasser les soucis et à défier le danger, et, sans y penser, je me mis à siffler, comme pour accompagner la cadence de mon pas, que le froid, qui me gagnait, m’avait fait accélérer. Je sentais toutes mes artères battre avec plus d’énergie et mon sang circuler avec plus de chaleur, à mesure que je prenais confiance dans ma force, dans mon courage et dans mes ressources. J’étais si absorbé dans ces pensées et dans les sensations qu’elles excitaient, que je n’entendis pas deux cavaliers venir derrière moi, et ne m’aperçus de leur présence que lorsqu’ils furent tous deux à mes côtés. Alors celui qui était à ma gauche, arrêtant son cheval, m’adressa ces paroles en anglais,

« Eh ! l’ami, où allez-vous si tard ?

— Chercher un souper et un lit à Aberfoïl.

— Les passages sont-ils libres ? » me demanda-t-il d’un ton d’autorité.

« Je l’ignore ; je le saurai quand je serai arrivé. » Mais le sort de Morris se représentant à mon imagination, j’ajoutai : « Si vous êtes Anglais, je vous conseille de retourner en arrière jusqu’à ce que le jour vous permette de continuer votre route ; il y a eu des troubles dans ce voisinage, et je n’oserais assurer que des étrangers y fussent en sûreté.

— Les soldats n’ont-ils pas eu le dessous ?

— Oui, en vérité, et un détachement commandé par un officier a été détruit ou fait prisonnier.

— Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ?

— Aussi sûr que je le suis de vous entendre parler ; j’ai été involontairement témoin du combat.

— Involontairement ! N’y avez-vous donc pris aucune part ?

— Non. J’étais retenu par l’officier qui commandait les troupes du roi.

— Sur quel soupçon ? Qui êtes-vous, et quel est votre nom ?

— Je ne sais, monsieur, pourquoi je répondrais à tant de questions faites par un inconnu. Je vous en ai dit assez pour vous convaincre que vous allez dans un pays où vous pouvez courir des dangers. S’il vous plaît de continuer votre route, ce sont vos affaires ; mais je ne vous fais pas de questions sur votre nom et sur le but de votre voyage, et vous me ferez plaisir en ne m’en adressant aucune.

— Monsieur Francis Osbaldistone ne devrait pas siffler ses airs favoris, quand il veut ne pas être reconnu, » dit l’autre cavalier, d’une voix qui fit tressaillir tous mes nerfs.

Et Diana Vernon, car c’était elle, enveloppée d’un grand manteau de cavalier, se mit à siffler avec une imitation enjouée la seconde partie de l’air que leur approche avait interrompu.

« Grand Dieu ! » m’écriai-je frappé d’étonnement, « est-il possible que ce soit vous, miss Vernon, dans un tel lieu, à une telle heure, dans un pays aussi livré à la violence, et dans un…

— Et dans un costume aussi masculin, alliez-vous dire ? Mais que voulez-vous : après tout, la philosophie de l’excellent caporal Nym[140] est la meilleure : Laissons aller les choses comme elles peuvent : pauca verba. »

Pendant qu’elle parlait, je saisis avec empressement un moment où la lune jetait une clarté plus vive pour examiner l’extérieur de son compagnon : car on supposera facilement que la rencontre que je faisais de miss Vernon dans un endroit aussi solitaire, et poursuivant un voyage si dangereux sous la protection d’un homme seul, était une circonstance faite pour exciter en moi autant de jalousie que de surprise. Le cavalier n’avait pas l’organe mélodieux de Rashleigh ; sa voix était plus forte et plus impérieuse ; il me parut aussi plus grand, quoiqu’il fût à cheval, que cet objet de ma haine et de mes soupçons. Il ne ressemblait non plus à aucun de mes autres cousins ; car son ton et ses manières avaient ce je ne sais quoi d’indéfinissable qui, dès le premier mot, fait reconnaître un homme d’un esprit et d’une éducation distingués.

Celui qui était l’objet de cet examen sembla vouloir s’y soustraire.

« Diana, » dit-il d’un air où la tendresse se mêlait à l’autorité, « donnez à votre cousin ce qui lui appartient, et ne nous arrêtons pas plus long-temps. »

Miss Vernon tira un portefeuille de dessous son manteau, et se penchant vers moi, me dit d’un ton qui, malgré l’enjouement et l’originalité d’expression qui lui étaient habituels, déguisait mal un sentiment plus sérieux et plus profond : « Vous voyez, mon cher cousin, que je suis destinée à être votre ange tutélaire. Rashleigh a été forcé de lâcher sa proie ; et si nous fussions arrivés la nuit dernière au village d’Aberfoïl, comme nous nous le proposions, j’aurais trouvé quelque sylphe montagnard qui se serait chargé de vous transmettre ces signes représentatifs de la richesse commerciale. Mais il y avait sur la route des géants et des dragons ; et les chevaliers errants ainsi que les damoiselles de nos jours, tout intrépides qu’ils soient, ne se soucient pas, comme au temps jadis, de se précipiter dans d’inutiles dangers. Imitez-les en cela, mon cher cousin.

— Diana, dit son compagnon, rappelez-vous que la soirée s’avance, et que nous sommes encore bien loin d’être arrivés.

— Je viens, monsieur, dit-elle, je viens. Songez qu’il y a bien peu de temps que je suis soumise à une autre volonté que la mienne. D’ailleurs, je n’ai pas encore remis les papiers à mon cousin, et il faut que je lui fasse mes derniers adieux. Oui, Frank, mes derniers adieux ! Il y a un abîme entre nous, un abîme de perdition absolue. Il vous est défendu de nous suivre où nous allons, de participer à ce que nous allons faire. Adieu ! soyez heureux ! »

Elle s’était courbée sur son cheval, qui était un petit bidet montagnard ; dans cette attitude, son visage toucha le mien par un mouvement qui ne fut peut-être pas tout à fait involontaire : elle me serra la main, et une larme s’échappant de ses yeux vint tomber sur ma joue. C’est un de ces moments qu’on ne peut jamais oublier, de ces moments dont l’inexprimable amertume est mêlée d’une sensation de bonheur si pénétrante et si vive, que le cœur est forcé de soulager par des larmes les émotions qui le remplissent. Il fut bien court ; car, maîtrisant à l’instant la sensibilité qui l’avait entraînée, elle dit à son compagnon qu’elle était prête à le suivre ; et, faisant prendre le grand trot à leurs chevaux, ils furent bientôt loin de moi.

Ce ne fut pas une froide indifférence, mais une sorte de stupeur, qui m’empêcha de répondre à cet adieu de miss Vernon : je voulais prononcer ce mot, mais il expira sur mes lèvres : tel l’accusé qui se reconnaît coupable, hésite à prononcer la fatale parole qui deviendra son arrêt de mort. Interdit, désespéré, je restai sans mouvement, tenant en main le paquet qu’elle m’avait remis ; et les regardant s’éloigner d’un œil fixe et comme si j’eusse voulu compter les étincelles qui jaillissaient sous les pieds de leurs chevaux, je semblais les contempler long-temps encore après que j’eus cessé de les voir et de les entendre, et je prêtais l’oreille au bruit de leur marche quand il ne pouvait plus arriver jusqu’à moi. Enfin, fatigués des efforts que je faisais pour apercevoir les objets qu’ils ne pouvaient plus découvrir, mes yeux commencèrent à se mouiller de larmes : je les essuyai machinalement, car à peine les sentais-je couler ; ma poitrine se gonflait, ma gorge était serrée par cet étouffement nerveux qui est l’hysterica passio du pauvre roi Lear[141]. Je m’assis au bord du chemin, et versai un torrent de larmes, les plus amères qui eussent coulé de mes yeux depuis mon enfance.


CHAPITRE XXXIV.

SOUPER CHEZ LE PROSCRIT.


Dangle.
Parbleu ! je crois que l’interprète est le plus difficile des deux à comprendre..
La Critique, de Sheridan.


À peine m’étais-je abandonné à cet excès de sensibilité, que je fus honteux de ma faiblesse. Je me rappelai qu’il y avait déjà quelque temps que je cherchais à considérer Diana Vernon, lorsque son image s’emparait malgré moi de mes souvenirs, comme une amie dont je ne cesserais jamais de désirer ardemment le bonheur, mais avec laquelle je ne devais plus avoir que très-peu de relations. Mais cette tendresse dont ses manières étaient empreintes et qu’elle cherchait à peine à cacher, ce qu’il y avait de soudain et de romanesque dans cette rencontre si imprévue, étaient des circonstances qui m’avaient mis entièrement hors de moi-même. Je me remis cependant plus tôt qu’on n’aurait pu le croire ; et sans me donner le temps d’examiner de trop près mes motifs, je repris le sentier que je suivais lorsque cette étrange et subite apparition avait arrêté ma marche.

Poursuivre mon chemin par la seule route qui me soit ouverte, ce n’est pas désobéir aux ordres qu’elle vient de me donner d’une manière si touchante, me disais-je à moi-même. Quoique j’aie recouvré les papiers de mon père, c’est toujours un devoir pour moi de voir mon ami, M. Jarvie, délivré de la situation dangereuse où il s’est mis pour m’être utile ; d’ailleurs, dans quel autre lieu puis-je espérer de trouver un gîte pour la nuit, si ce n’est dans la petite auberge d’Aberfoïl ? Eux aussi doivent s’y arrêter, puisqu’il est impossible à des voyageurs à cheval d’aller plus loin. Eh bien donc ! nous nous reverrons encore une fois, ce sera la dernière peut-être ; mais du moins je la verrai, je l’entendrai encore, je saurai quel est l’heureux mortel qui exerce sur elle l’autorité d’un mari ; j’apprendrai si dans les projets difficiles qu’elle semble suivre, il existe un obstacle que mes efforts puissent écarter, s’il n’est rien que je puisse faire pour lui prouver la reconnaissance que m’inspirent sa générosité et son amitié désintéressée.

En raisonnant ainsi par moi-même je cherchais à colorer par les prétextes les plus plausibles que mon imagination pût trouver, mon vif désir de revoir ma cousine et de lui parler encore une fois, quand je me sentis tout à coup frapper sur l’épaule par un montagnard qui marchait encore plus vite que moi, quoique mon pas fût assez rapide. Il m’accosta par ces paroles :… « Voilà une belle nuit, monsieur Osbaldistone…. Ce n’est pas la première fois que nous nous rencontrons pendant l’obscurité. »

Je reconnus sur-le-champ la voix de Mac-Gregor ; il avait échappé à la poursuite de ses ennemis, et allait rejoindre ses déserts et ses partisans. Il avait aussi trouvé le moyen de se procurer des armes, sans doute chez quelque ami secret, car il avait le fusil sur l’épaule, et à son côté les armes ordinaires aux montagnards. Si mon esprit eut été dans sa situation ordinaire, peut-être ne m’aurait-il pas été agréable de me trouver seul, à une heure aussi avancée de la nuit, avec un tel personnage ; car quoique je n’eusse eu avec Rob-Roy que des relations amicales, j’avouerai franchement que je ne l’avais jamais entendu parler sans éprouver une espèce de frémissement. Les intonations des montagnards donnent à leur voix un son sépulcral et sourd qu’il faut attribuer au grand nombre d’expressions gutturales qui existent dans leur langue, qu’ils parlent d’ailleurs avec beaucoup d’emphase. À ces traits nationaux Rob-Roy joignait une espèce d’indifférence dans son ton et ses manières qui indiquait une âme qu’aucun événement, quelqu’affreux, quelque soudain qu’il fût, ne pouvait ni intimider, ni affecter, ni surprendre. L’habitude du danger et une confiance sans bornes dans sa force et dans son adresse l’avaient rendu indifférent à la crainte ; la vie désordonnée qu’il menait, les dangers auxquels il était sans cesse exposé, avaient émoussé, sans cependant la détruire tout à fait, sa sensibilité pour les autres. On doit se rappeler aussi que ce jour même j’avais vu sa troupe donner la mort de sang-froid à un individu désarmé et suppliant.

Cependant, tel était l’état de mon esprit que la compagnie de ce chef proscrit me causa un grand plaisir, à cause de la diversion qu’elle devait faire aux pénibles pensées qui m’assiégeaient. Je n’étais pas non plus sans espoir qu’il pourrait me donner un fil pour me guider dans le labyrinthe où la fatalité m’avait engagé. Je lui répondis donc avec cordialité, et le félicitai d’avoir réussi à s’échapper dans des circonstances où la fuite semblait impossible.

« Bon, répondit-il, il y a autant de distance entre la corde et le cou qu’entre la coupe et les lèvres. Mais le danger était moins grand que vous ne pouviez le croire, vous qui êtes étranger. De ceux qui avaient été assemblés pour me prendre, me garder et me reprendre, il y en avait la moitié qui n’avaient aucune envie ni de me prendre, ni de me garder, ni de me reprendre, et une moitié de l’autre moitié n’aurait osé m’approcher. Je n’avais donc véritablement affaire qu’au quart d’une troupe de 50 à 60 hommes.

— Il me semble qu’il y en avait encore assez.

— Je n’en sais rien ; mais ce dont je réponds, c’est que tous ceux qui me veulent du mal n’ont qu’à se réunir sur la pelouse du clachan d’Aberfoïl, et je me charge de leur répondre à tous, l’un après l’autre, le sabre et le bouclier à la main. »

Il me demanda ensuite ce qui m’était arrivé depuis mon entrée dans les montagnes, et il rit de tout son cœur au récit que je lui fis du combat que nous avions soutenu dans l’auberge, et des exploits du bailli avec son fer rouge.

« Vivent les bourgeois de Glasgow ! s’écria-t-il ; que la malédiction de Cromwell tombe sur moi, si je pouvais désirer voir un spectacle plus divertissant que celui qu’offrait le cousin Nicol Jarvie faisant griller le plaid d’Invernach au bout de son poker, comme une tête de mouton. Mais, ajouta-t-il plus gravement, c’est un sang noble qui coule dans les veines de mon cousin Jarvie : malheureusement il a été élevé pour une profession sédentaire et mécanique qui ne peut que faire dégénérer un brave homme. Vous pouvez maintenant juger du motif qui m’a empêché de vous recevoir à Aberfoïl comme je me le proposais. On m’avait tendu de jolis filets pendant les deux ou trois jours que j’ai passés à Glasgow pour les affaires du roi… Mais je crois que j’ai rompu la ligue de telle manière qu’il ne leur sera pas facile d’ameuter un clan contre un autre comme ils l’avaient fait. J’espère voir bientôt le jour où les montagnards marcheront tous sous la même bannière. Mais que vous est-il arrivé ensuite ? »

Je lui racontai l’arrivée du capitaine Thornton et de son détachement, et comment, le bailli et moi, nous avions été arrêtés comme suspects. Les questions qu’il me fit à ce sujet me rappelèrent ce que j’avais entendu dire à l’officier, qu’il avait ordre d’arrêter un homme d’un certain âge et un jeune homme, ce qui répondait assez à notre signalement. Ce détail excita de nouveau la gaieté du proscrit.

« Par le pain qui nourrit l’homme, dit-il, les butors ont pris mon ami le bailli pour Son Excellence, et vous pour Diana Vernon… Oh ! les excellents oiseaux de proie !

— Miss Vernon » dis-je en hésitant et en tremblant d’entendre la réponse…. « porte-t-elle encore ce nom ?… Il n’y a qu’un moment qu’elle a passé par ici avec un homme qui semblait prendre sur elle un ton d’autorité.

— Oui, oui, répondit Rob, elle est maintenant sous le joug de l’autorité légitime. Il était temps, car c’est une luronne qu’on ne menait pas comme on voulait… une fille d’esprit d’ailleurs… Il est bien dommage que Son Excellence ne soit plus jeune. Un compagnon comme vous, comme mon fils Hamish, aurait été mieux assorti avec elle sous le rapport de l’âge. «

Ici s’écroulaient donc tous les châteaux de cartes que mon imagination, en dépit de ma raison, s’était plu si souvent à bâtir. Je ne devais guère m’attendre à autre chose, puisqu’il ne m’était pas permis de supposer que Diana voyageât dans un tel pays et à une telle heure avec un autre que celui qui avait un titre légal pour la protéger. Cependant le coup, tout prévu qu’il avait dû être, ne m’en parut pas moins cruel, et la voix de Mac-Gregor qui m’engageait à poursuivre mon récit frappait mes oreilles sans arriver jusqu’à mon esprit.

« Vous souffrez, » me dit-il enfin après m’avoir deux fois adressé la parole sans recevoir de réponse : « les fatigues de cette journée ont été trop fortes pour vous qui n’êtes probablement pas habitué à de pareilles choses. »

Le ton d’intérêt avec lequel il prononça ces paroles me rappela à moi-même et à ma position, et je continuai mon récit du mieux que je pus, Rob-Roy exprima une joie triomphante du succès de l’escarmouche qui avait eu lieu dans le défilé.

« On dit, observa-t-il, que la paille du roi vaut mieux que le blé des autres ; mais je ne crois pas qu’on puisse en dire autant des soldats du roi, s’ils se laissent battre par de débiles vieillards, par des enfants qui n’ont pas encore atteint l’âge de porter les armes, et par des femmes armées de leurs fuseaux et de leurs quenouilles ; en un mot, par le rebut du pays… Et Dougal donc ! Qui aurait cru qu’il y eût tant de bon sens sous cette crinière hérissée et dans ce crâne qui paraît si épais ? Mais continuez, quoique je craigne presque d’entendre la suite, car mon Hélène est une diablesse incarnée quand son sang s’échauffe… La pauvre femme… elle n’en a que trop de raisons ! »

Je lui racontai avec autant de délicatesse que possible les traitements que nous avions reçus, et je vis que ces détails lui causaient un vif déplaisir.

« J’aurais donné mille marcs pour être chez moi ! s’écria-t-il… Traiter ainsi des étrangers, et surtout mon propre cousin, un homme qui m’a rendu tant de services !… je préférerais que dans leur colère ils eussent brûlé la moitié du comté de Lennox. Mais voilà ce que c’est que de se fier à des femmes et à des enfants ; ils ne mettent dans leurs actes ni mesure, ni raison. Au surplus, tout cela vient de ce chien de douanier qui m’a trahi en m’apportant un prétendu message de votre cousin Rashleigh, qui m’engageait à l’aller trouver pour les affaires du roi ; et il me paraissait très-probable qu’il fût avec Garschattachin et autres gens du comté de Lennox, qui doivent se déclarer pour le roi Jacques. Mais, ma foi, quand j’appris que le duc était là, je vis que j’étais trahi, et lorsqu’on m’attacha les bras avec une courroie, je pus prévoir le sort qui m’était réservé. Je savais que votre cousin, peu scrupuleux lui-même, est habitué à se servir de ceux qui lui ressemblent… Je souhaite qu’il n’ait pas trempé dans ce complot. Je n’oublierai jamais l’air sot de Morris quand il m’entendit ordonner qu’on le gardât en otage jusqu’à mon retour. Enfin, me voilà revenu pourtant, mais ce n’est pas grâce à lui, ni à ceux qui l’ont employé. Maintenant il s’agit de savoir comment le douanier s’en tirera lui-même… et ce ne sera pas sans rançon, je le jure.

— Il a déjà payé la dernière rançon qu’on puisse demander à un homme.

— Quoi ? comment ? que dites-vous ?… Il a donc péri dans l’escarmouche ?

— Non, monsieur Campbell : il a été tué de sang-froid, après le combat.

— De sang-froid ? damnation ! » murmura-t-il en serrant les dents. « Comment cela s’est-il passé ? Parlez, monsieur, dites ce que vous savez, sans m’appeler ni monsieur, ni Campbell… J’ai le pied sur mes bruyères natales, et mon nom est Mac-Gregor. »

Ses passions paraissaient arrivées à un violent degré d’irritation ; mais, sans paraître m’apercevoir de la rudesse de son ton, je lui fis clairement, et en peu de mots, le récit de la mort de Morris…. Frappant alors la terre avec violence de la crosse de son fusil, il s’écria : Je jure sur mon Dieu qu’une pareille action est capable de faire abandonner femme, enfants, parents, clan et patrie… Et pourtant il y a long-temps que le misérable l’avait mérité… Quelle différence y a-t-il d’ailleurs entre être jeté à l’eau avec une pierre au cou, ou être suspendu en plein air par une corde ? c’est toujours être étouffé, après tout, et il n’a que le sort qu’il me préparait. Cependant j’aurais mieux aimé qu’on lui eût envoyé une balle au travers du corps, ou qu’on l’eût expédié d’un coup de poignard ; car la manière dont on l’a fait périr fera long-temps jaser… Mais chacun a son heure marquée ; quand elle est arrivée, il faut mourir. Et personne, du moins, ne niera qu’Hélène Mac-Gregor n’ait à venger de mortelles injures ! »

Après ces paroles, il sembla vouloir bannir entièrement ce sujet, et me demanda comment je m’étais échappé des mains de la troupe au milieu de laquelle il m’avait vu.

Mon histoire ne fut pas longue, et je finis en lui disant de quelle manière j’avais recouvré les papiers de mon père, sans oser toutefois prononcer le nom de Diana.

« J’étais sûr que vous les retrouveriez, me dit Mac-Gregor ; la lettre que vous m’avez apportée exprimait la volonté de Son Excellence à ce sujet, et mon intention était bien certainement de contribuer à vous les faire rendre. Ce fut dans ce but que je vous invitai à venir dans les montagnes ; mais il paraît que Son Excellence a rencontré Rashleigh plus tôt que je ne l’espérais. »

La première partie de cette réponse fut ce qui me frappa le plus.

« La lettre que je vous ai apportée était donc de cette personne que vous appelez Son Excellence ?… Quelle est cette personne ? quel est son rang ? quel est son nom ?

— Si vous ne le savez pas, il n’est pas très-important pour vous de l’apprendre, ainsi je ne vous en dirai rien. Mais je vous assure que la lettre était de sa propre main ; car ayant alors sur les bras assez d’affaires qui m’étaient personnelles, comme vous le voyez, j’avoue que je me serais peu inquiété de me mêler des vôtres. »

Je me rappelai en ce moment les lumières que j’avais vues dans la bibliothèque, les différentes circonstances qui avaient excité ma jalousie, le gant, l’agitation de la tapisserie qui couvrait le passage secret conduisant à l’appartement de Rashleigh ; je me souvins surtout que Diana s’était retirée pour écrire, comme je le croyais alors, le billet auquel je devais avoir recours à la dernière extrémité. Ses moments n’étaient donc pas consacrés à la solitude, mais à recevoir les vœux de quelque agent des intrigues des jacobites, qui habitait secrètement la maison de son oncle ! On a vu des jeunes filles se vendre au poids de l’or, ou se laisser égarer par la vanité au point de trahir leur premier amour ; mais Diana avait sacrifié mes sentiments et les siens pour partager le sort de quelque misérable aventurier, pour parcourir avec lui, la nuit, un pays désert et sauvage, et y chercher les repaires des brigands, sans autre espoir de rang et de fortune que l’ombre vaine que la prétendue cour des Stuarts pouvait lui offrir dans le palais de Saint-Germain.

Je la verrai, pensai-je ; je la verrai encore une fois, s’il est possible ; je lui parlerai en ami, en parent, sur les dangers qu’elle court, et je faciliterai sa retraite en France, où elle pourra, avec plus de convenance et de sûreté, attendre l’issue des mouvements que l’intrigant politique auquel elle a uni sa destinée cherche probablement à exciter.

« Je dois conclure alors, » dis-je à Mac-Gregor, après avoir de part et d’autre gardé le silence pendant quelques minutes, « que Son Excellence, puisque vous ne me faites connaître que ce titre, résidait au château d’Osbaldistone en même temps que moi.

— Certainement, certainement, et dans l’appartement de la jeune dame, comme cela devait être. « Il me semblait que par cette information gratuite il prît plaisir à irriter mon tourment… « Mais, ajouta Mac-Gregor, peu de personnes savaient qu’il était dans la maison, excepté Rashleigh et sir Hildebrand ; car il ne pouvait être question de vous ; et les autres jeunes gens n’ont pas assez d’esprit pour empêcher le chat d’approcher de la crème. Savez-vous que c’est une belle maison des anciens temps. Ce que j’en admire le plus, c’est le nombre d’endroits secrets, de passages et de cachettes… On pourrait y cacher vingt ou trente hommes, que toute une famille qui viendrait habiter le château y passerait huit jours sans s’en apercevoir, ce qui certainement, dans certaines occasions, a bien son avantage… Je voudrais que nous eussions un second château d’Osbaldistone dans les montagnes du Hoyston… mais, nous autres pauvres montagnards, il faut nous contenter de nos bois et de nos cavernes.

— Je suppose que Son Excellence a eu connaissance du premier accident arrivé à…. »

Je ne pus m’empêcher d’hésiter avant de prononcer ce nom.

« À Morris, voulez-vous dire ? » reprit Rob-Roy, trop accoutumé à des actes de violence pour que l’agitation qu’il venait d’éprouver fût durable. « J’ai souvent ri de bon cœur en pensant à ce tour, mais je n’en ai plus le courage depuis ce maudit accident du lac… Non, non. Son Excellence ne savait rien de ce complot… C’était une chose arrangée entre Rashleigh et moi… Mais c’est la suite qui fut plaisante ! D’abord cette ruse de Rashleigh de se débarrasser du soupçon en le faisant tomber sur vous, contre lequel il s’était prévenu tout d’abord ; puis miss Diana qui détruit une trame si bien ourdie, et vous tire des griffes de la justice ; ce poltron de Morris, terrifié au point d’en perdre la tête, en voyant paraître le vrai coupable au moment où il accusait l’innocent étranger ; cet imbécile de clerc, cet ivrogne de juge…. Oh ! oh ! j’en ai ri bien des fois !… Et maintenant, tout ce que je puis faire pour le pauvre diable, c’est de faire dire des messes pour le repos de son âme.

— Puis-je vous demander comment il se fait que miss Vernon ait eu assez d’influence sur Rashleigh et ses complices pour déranger votre plan ?

— Mon plan ? Ce n’était pas le mien. Aucun homme ne peut dire que j’aie jamais rejeté mon fardeau sur les épaules d’un autre. C’était Rashleigh qui avait imaginé tout cela… Mais il est certain qu’elle avait beaucoup d’influence sur nous, à cause de l’attachement de Son Excellence pour elle, et puis aussi parce qu’elle est initiée dans bien des secrets qu’il eût été dangereux de compromettre par une affaire de ce genre… Le diable soit de celui qui confie un secret à une femme, ou qui lui donne une autorité dont elle peut abuser ! » s’écria-t-il par réflexion ; « on ne doit pas mettre un bâton ferré dans la main d’un fou. »

Nous n’étions plus qu’à un quart de mille du clachan, lorsque trois montagnards, s’élançant sur nous, nous ordonnèrent de nous arrêter et de dire ce que nous cherchions. Le seul mot Gregarach, prononcé par la voix forte et imposante de mon compagnon, fut accueilli par des acclamations, ou, pour mieux dire, par des hurlements de surprise et de joie. L’un d’eux, jetant son fusil à terre, embrassa les genoux de son chef si étroitement qu’il lui fut impossible de s’en dégager, murmurant en gaélique un torrent de félicitations, élevant même de temps en temps sa voix jusqu’à une espèce de cri d’allégresse… Ce premier mouvement de joie s’étant enfin calmé, deux de ces montagnards partirent avec la vitesse d’un daim, pour porter au clachan d’Aberfoïl, où se trouvait alors un fort détachement des Mac-Gregor, l’heureuse nouvelle de la délivrance et du retour de Rob-Roy. Elle y fut reçue avec des transports et des cris de joie qui firent retentir les rochers et les montagnes ; jeunes et vieux, hommes, femmes, enfants, sans distinction de sexe ni d’âge, accoururent avec l’impétuosité d’un torrent. Quand j’entendis le bruit tumultueux et les hurlements de cette multitude enivrée qui s’approchait, je crus devoir prendre la précaution de rappeler à Mac-Gregor que j’étais étranger et sous sa protection. Aussitôt il me prit par la main, tandis que la foule s’assemblait au tour de lui avec des transports d’amour et de joie qui avaient véritablement quelque chose d’attendrissant ; chacun s’efforçait avidement de toucher la main du chef, mais il ne la présenta à personne avant de leur avoir expliqué que j’étais un ami, et que je devais être traité avec respect et avec égards.

Un ordre du sultan de Delhi n’aurait pu être plus promptement exécuté, et leur bienveillance menaça de me devenir aussi incommode que leur rudesse aurait pu l’être. À peine voulaient-ils souffrir que l’ami de leur chef se servît de ses jambes, tant ils étaient empressés à m’offrir leur aide et leurs bras pour faciliter ma marche. Enfin, profitant d’un faux pas que me fit faire une pierre que la foule ne m’avait pas permis d’éviter, ils s’emparèrent de moi tout à coup et me portèrent en triomphe jusque chez mistress Mac-Alpine.

À notre arrivée devant sa hutte hospitalière, je m’aperçus que le pouvoir et la popularité avaient leur inconvénient dans les montagnes de même que partout ailleurs ; car avant que Mac-Gregor pût entrer dans la maison où il devait trouver le repos et la nourriture dont il avait besoin, il fut obligé de raconter l’histoire de sa fuite au moins une douzaine de fois, à ce que j’appris d’un officieux vieillard qui, pour mon édification, se donna la peine de me la traduire presque aussi souvent, et auquel la politique m’obligea d’avoir l’air de prêter une attention convenable. L’auditoire étant enfin satisfait, les groupes se retirèrent l’un après l’autre pour aller dormir, les uns en plein air, les autres dans les huttes voisines ; celui-ci maudissant le duc et Garschattachin, celui-là déplorant le sort probable d’Ewan de Briggland, mais tous se réunissant pour comparer la fuite de Rob-Roy aux exploits les plus miraculeux de tous les chefs de son clan, à dater de Dougal-Ciar qui en était le fondateur.

L’outlaw mon ami, me prenant alors par le bras, me fit entrer dans l’intérieur de la hutte à travers une atmosphère enfumée. Mes yeux cherchèrent à découvrir Diana et son compagnon ; ils n’y étaient pas, et je sentis qu’en faisant des questions sur leur compte je m’exposais à trahir mon secret, qui devait rester caché. La seule figure de ma connaissance que je rencontrai fut celle du bailli qui, assis sur un tabouret auprès du feu, reçut avec une sorte de dignité et de réserve l’accueil cordial que lui fit Rob-Roy, ses excuses pour la manière incommode dont il était obligé de le recevoir, et ses questions sur sa santé.

« Cela va passablement, cousin, pas trop mal, je vous remercie. Quant à la manière dont on est ici, il faut s’en arranger ; on ne peut porter avec soi sa maison de Salt-Marck quand on voyage, comme un limaçon porte sa coquille. Au surplus, je suis charmé que vous vous soyez tiré des mains de vos ennemis.

— Eh bien, alors, qu’avez-vous donc qui vous occupe ? Tout ce qui finit bien est bien. Allons, voyons, prenez un verre d’eau-de-vie ; votre père le diacre en buvait volontiers quelquefois.

— Cela peut être, surtout lorsqu’il était fatigué ; et Dieu sait qu’aujourd’hui j’ai eu ma part des fatigues de plus d’un genre. Mais, » continua-t-il en remplissant lentement une petite mesure de bois qui pouvait contenir trois verres, « c’était un homme très-sobre en fait de boisson, comme je le suis moi-même… À votre santé, Robin (buvant), et à votre salut dans ce monde et dans l’autre (buvant encore), et à la santé de ma cousine Hélène et de vos deux grands garçons, dont je me propose de vous entretenir plus tard. »

En parlant ainsi, il avala le contenu de la mesure avec beaucoup de gravité et d’importance, tandis que Mac-Gregor me jeta en souriant un regard de côté comme pour attirer mon attention sur l’air de supériorité et d’autorité magistrale que le bailli prenait avec lui dans la conversation, et qu’il exerçait plus impunément sur Rob à la tête de son clan armé que quand ce dernier était à sa merci dans la prison de Glasgow. Il me sembla que Mac-Gregor voulait me faire comprendre, à moi étranger, que s’il se soumettait au ton que son parent avait pris avec lui, c’était en partie par égard pour les droits de l’hospitalité, mais surtout parce qu’il s’en amusait.

Ce ne fut qu’en posant sa coupe sur la table que le bailli me reconnut : il me félicita cordialement de mon retour, mais n’entra, pour le moment, en aucune explication avec moi.

« Nous nous occuperons plus tard de vos affaires, me dit-il ; il faut commencer de droit par celles de mon cousin. Je présume, Robin, qu’il n’y a personne ici qui puisse rapporter rien de ce que je vais vous dire, au conseil de la ville ou partout ailleurs, à mon préjudice ou au vôtre ?

— Soyez tranquille sur ce point, cousin Nicol : la moitié de mes gens n’entend pas ce que vous dites, et l’autre moitié ne s’en soucie guère. D’ailleurs, ils savent bien que j’arracherais la langue au premier qui oserait répéter une seule des paroles prononcées en sa présence.

— Eh bien, cousin, puisqu’il en est ainsi, et que M. Osbaldistone est un jeune homme prudent et un ami sûr, je vous dirai franchement que vous élevez votre famille à faire un vilain métier. » Puis ayant toussé deux ou trois fois pour s’éclaircir la voix, et par forme de préliminaire, il s’adressa à son parent, cherchant à remplacer son sourire familier par un regard grave et austère, comme Malvolio[142] se proposait de le faire quand il siégerait en cérémonie. « Vous savez vous-même, cousin, que vous n’êtes pas très-bien avec la justice ; et quant à ma cousine Hélène, quoique l’accueil qu’elle m’a fait dans cette bienheureuse journée, et que j’excuse à cause du trouble de son esprit, ne soit rien moins qu’amical, mettant de côté ce sujet personnel de plainte, je vous dirai de votre femme que…

— N’en dites rien, cousin, » dit Rob d’un ton grave et sévère, « rien qu’un ami ne puisse dire et qu’un mari ne puisse entendre. Quant à ce qui me regarde, je vous permets d’en parler tout à votre aise.

— Eh bien donc, » dit le bailli un peu déconcerté, « nous passerons sur ce chapitre-là. D’ailleurs, je n’approuve pas qu’on cherche à mettre la division dans les familles. Mais pour en venir à vos deux fils, Hamish et Robin, ce qui, à ce que j’ai pu entendre, signifie James et Robert, et j’espère par parenthèse, que vous leur donnerez ce dernier nom à l’avenir, car on n’a jamais rien connu de bon de ces Hamish, Eachine, Angus, etc., etc., excepté que ce sont des noms qu’on trouve toujours dans toutes les affaires des assises de l’ouest, pour des vols de vaches, à la requête de l’avocat de la couronne, etc., etc. ; mais, comme je vous le disais en parlant de vos deux fils, ils n’ont pas seulement reçu les premiers principes d’une éducation libérale ; ils ne connaissent pas même la table de multiplication, qui est la racine de toutes les connaissances utiles, et ils n’ont fait que rire et se moquer de moi quand je leur ai dit ce que je pensais de leur ignorance. Je croirais vraiment qu’ils ne savent ni lire, ni écrire, ni chiffrer, si on pouvait croire qu’il fût possible d’avoir des parents aussi ignorants dans un pays chrétien.

— Ma foi, s’ils savaient quelque chose de tout cela, cousin, répondit Mac-Gregor avec la plus grande indifférence, il faudrait qu’ils l’eussent appris tout seuls, car où diable aurais-je été leur chercher des maîtres ? Voudriez-vous que je fasse afficher sur la porte de la salle de théologie du collège de Glasgow : On demande un précepteur pour les enfants de Rob-Roy ?

— Non, cousin ; mais vous auriez pu envoyer vos garçons là où ils auraient appris la crainte de Dieu et les usages des gens civilisés. Ils sont aussi ignorants que les bœufs que vous aviez l’habitude de conduire au marché, ou que les manants anglais auxquels vous les vendiez, et ne sont capables de rien faire.

— Vous croyez ! Hamish est capable d’abattre un oiseau au vol avec un fusil chargé d’une seule balle, et Rob peut percer de son poignard une planche épaisse de deux pouces.

— Tant pis pour eux, cousin, tant pis pour eux, » répondit le négociant de Glasgow d’un ton tranchant ; « et s’ils n’en savent pas davantage, il vaudrait mieux pour eux ne rien savoir du tout. Dites-moi, Rob, comment vous êtes-vous trouvé vous-même de savoir si bien vous servir du fusil, de l’épée et du poignard ? et quel avantage avez vous retiré de votre adresse ? N’étiez-vous pas beaucoup plus heureux quand vous conduisiez devant vous vos troupeaux de bestiaux, et que vous exerciez un métier honnête, que vous ne l’êtes à présent à la tête de vos vauriens de montagnards ? »

Je remarquai que Mac-Gregor, pendant que son parent lui parlait de cette manière, sans doute par un bon motif, s’agitait en tout sens, et que la contraction de ses traits et de ses membres indiquait un homme qui souffre une douleur violente, mais qui est déterminé à ne pas laisser échapper un gémissement. Il me tardait donc de trouver une occasion d’interrompre cette conversation dans laquelle M. Jarvie, quoique assurément animé des meilleures intentions, me paraissait s’y prendre tout à fait à gauche avec le singulier personnage auquel il parlait ; leur dialogue cependant se termina sans que j’eusse besoin de m’en mêler.

« J’ai donc pensé, continua le bailli, que, comme vous êtes trop mal dans les papiers de la justice pour espérer un pardon, et que vous êtes trop vieux pour changer de vie, comme il serait réellement bien dommage d’élever ces deux garçons de belle espérance dans un métier de réprouvé comme le vôtre ; j’avais pensé, dis-je, à les prendre comme apprentis au métier de tisserand, par lequel j’ai commencé moi-même, ainsi que mon père le diacre, quoique, Dieu merci, je ne fasse plus maintenant que le commerce en gros. »

Ici il vit le front de Rob se couvrir de nuages, ce qui le porta probablement à ajouter comme palliatif ce qu’il avait réservé pour couronner sa générosité, dans le cas où sa première proposition eût été acceptée avec plaisir ; « Eh ! Robin, mon garçon, il ne faut pas prendre un air si sombre ; car je paierai tous les frais d’apprentissage, et je ne vous demanderai jamais un sou des mille marcs que vous me devez.

Ceade millia diaoul ! cent mille diables ! » s’écria Rob en se levant et se mettant à parcourir la chambre à grands pas ; mes fils tisserands ! Millia molligheart ! mille morts ! j’aimerais mieux voir tous les métiers qui sont à Glasgow, avec les dévidoirs, les ensouples et les navettes, au milieu du feu des enfers ! »

J’eus quelque peine à faire comprendre au bailli, qui se préparait à répondre, qu’il risquait de blesser sérieusement notre hôte en insistant sur ce sujet. Il cessa cependant, et Mac-Gregor reprit ou parut reprendre sa sérénité.

« Au total, vos intentions sont bonnes, et je vous en remercie ; ainsi, donnez-moi la main, Nicol ; et si jamais je mets mes enfants en apprentissage, vous aurez la préférence. Maintenant nous avons, comme vous le dites, l’affaire des mille marcs à terminer. Holà ? Eachin Mac-Analeister, apportez-moi ma bourse. »

L’individu auquel il s’adressait, grand et fort montagnard, qui paraissait agir en qualité de lieutenant de Mac-Gregor, apporta une espèce de sac de peau de loutre marine, enrichi d’ornements et de plaques d’argent, et semblable à ceux que les chefs du pays portent devant eux quand ils sont en grand costume.

« Je ne conseille à personne d’ouvrir ce sac avant d’en connaître le secret, dit Rob-Roy ; puis poussant et tirant tour à tour une complication de ressorts, le sac, dont l’ouverture était garnie de plaques d’argent, s’ouvrit de lui-même, et lui permit d’y entrer la main. Il me fit remarquer, comme pour couper court à la conversation de M. Jarvie, qu’un petit pistolet d’acier était caché dans le sac, et que la détente de cette arme étant habilement mise en rapport avec la monture, il n’y avait aucun doute que quelqu’un qui n’en eût pas connu le secret, en voulant toucher à la serrure, ne fît partir le pistolet de manière à en recevoir la charge. « Voilà, » dit-il en montrant cette arme, « le gardien de ma bourse privée »

Cette invention mécanique, destinée à fermer un sac de fourrure qu’il était si facile de couper sans toucher à la serrure, me rappela les vers de l’Odyssée, où Ulysse, dans des siècles plus grossiers encore, se croit assuré de ses trésors en entourant la cassette qui les renferme d’une complication infinie de nœuds de cordes.

Le bailli mit ses lunettes pour examiner le ressort, et quand il eut fini, il lui rendit le sac en souriant, mais sans pouvoir retenir un soupir.

« Ah ! Rob, dit-il, si toutes les bourses avaient été aussi bien gardées que celle-ci, je doute que la vôtre fût aussi bien remplie qu’elle paraît, à en juger par le poids.

— Que cela ne vous inquiète pas, cousin, » répondit Rob en riant ; « au besoin elle sera toujours ouverte à un ami et pour payer une dette légitime. Tenez, » ajouta-t-il en tirant un rouleau de pièces d’or, « voici vos mille marcs ; examinez-les et voyez si le compte est juste. »

M. Jarvie prit l’argent en silence et le soupesa quelques moments dans sa main, puis il le reposa sur la table en disant : « Rob, je ne saurais le prendre ; non, je ne veux pas toucher à cet argent, cela me porterait malheur. J’ai trop bien vu aujourd’hui de quelle manière l’or vous arrive. Bien mal acquis ne profite jamais. Et, pour vous parler franchement, je n’ose y toucher ; il me semble qu’il y a sur cet or des taches de sang.

— Bah, bah ! » dit le proscrit en affectant une indifférence qu’il n’éprouvait peut-être pas réellement. « C’est du bon or de France, et qui n’a jamais été dans la poche d’un Écossais avant d’entrer dans la mienne. Regardez-les, cousin, ce sont de beaux et bons louis d’or, aussi brillants que le jour où ils ont été frappés.

— C’est encore pire, c’est encore pire, Robin, » dit le bailli en détournant les yeux du rouleau, quoique, comme César refusant la couronne aux Lupercales, les doigts parussent lui démanger. « La rébellion est un crime pire encore que la sorcellerie et le vol : c’est un précepte de l’Évangile.

« Laissons là le précepte, cousin, » répondit le chef montagnard ; « cet or est arrivé entre vos mains d’une manière honnête, puisque c’est le paiement d’une dette légitime. Il vient d’un roi, et vous pouvez, si bon vous semble, le donner à l’autre ; cela lui servira à affaiblir l’ennemi. Le pauvre roi Jacques ne manque ni de cœur ni d’amis, mais je doute qu’il ait beaucoup d’argent.

— Alors il doit peu compter sur les montagnards, » dit M. Jarvie en remettant ses lunettes sur son nez ; et défaisant le rouleau, il se mit à compter le contenu.

« Ni sur les habitants des basses terres, » dit Mac-Gregor en fronçant le sourcil, et jetant un coup d’œil d’abord sur moi, puis sur M. Jarvie, qui sans se douter du ridicule qu’il se donnait, pesait scrupuleusement chaque pièce suivant son habitude. Le bailli, après avoir compté deux fois la somme qui formait le paiement de sa dette en principal et intérêts, remit à Rob-Roy trois pièces pour acheter une robe à sa cousine, dit-il, et deux autres pour ses enfants, en les laissant libres d’acheter ce qu’il leur plairait, excepté pourtant de la poudre à canon. À cette générosité inattendue, le montagnard regarda avec étonnement son cousin, mais il accepta son présent, l’en remercia, et remit les cinq pièces dans le lieu de sûreté d’où il les avait tirées.

Le bailli produisit alors l’obligation originale que Rob lui avait faite de cette somme, sur le dos de laquelle il écrivit un reçu en règle qu’il signa, et qu’il me pria de signer aussi comme témoin. Je fis ce qu’il désirait, et M. Jarvie, jetant avec anxiété les yeux autour de lui, comme pour en chercher un autre, la loi de l’Écosse exigeant la signature de deux témoins pour donner de la validité à un bon ou à une quittance, « Excepté nous, il vous serait difficile, dit Rob, de trouver à trois milles à la ronde un homme qui sache écrire ; mais j’ai un moyen tout aussi facile de terminer cette affaire ; » et prenant le papier des mains de son parent, il le jeta dans le feu. Ce fut au tour de M. Jarvie d’ouvrir de grands yeux, mais son cousin continua : « Voilà comme on règle les comptes dans les montagnes. Si je gardais des papiers de ce genre, qui sait s’il ne viendrait pas un temps, cousin, où mes amis pourraient être compromis à cause de leurs relations avec moi ? »

Le bailli n’essaya pas de répondre à cet argument, et l’on nous servit aussitôt un souper où régnaient une abondance et une délicatesse qui devaient surprendre dans un tel endroit. Il était en grande partie composé de viandes froides, ce qui semblait annoncer qu’elles avaient été préparées à quelque distance, et quelques bouteilles de bon vin de France relevèrent la saveur d’un pâté de venaison et de différents autres mets. Mac-Gregor faisait les honneurs de sa table avec l’hospitalité la plus attentive ; il nous adressa des excuses sur ce qu’un certain pâté avait été entamé avant de nous avoir été présenté. » Il faut que vous sachiez, » dit-il à M, Jarvie sans me regarder, « que vous n’êtes pas les seuls hôtes que Mac-Gregor ait eu à recevoir cette nuit, et vous le croirez sans peine, car sans cette raison ma femme et mes deux fils seraient ici, comme leur devoir les y oblige. »

Il me sembla voir sur la figure de M. Jarvie qu’il n’était nullement fâché que quelque circonstance les retînt ailleurs, et j’aurais été complètement de son avis, si je n’avais cru comprendre, d’après les excuses de Rob-Roy, que les hôtes dont il voulait parler étaient Diana et son compagnon, à qui je ne pouvais me déterminer à donner le nom de son mari.

Tandis que ces idées désagréables, en dépit du bon accueil et de l’excellente chère de notre hôte, faisaient disparaître mon appétit, je remarquai que Rob-Roy avait porté l’attention jusqu’à nous procurer des lits meilleurs que ceux que nous avions eus la nuit précédente. Les deux moins mauvais grabats qui étaient le long des murs de la hutte avaient été remplis de bruyère fraîche, alors en pleine fleur, si artistement arrangée, que les fleurs, se trouvant par-dessus, offraient une couche à la fois molle et embaumée ; des manteaux et des couvertures, étendus sur ce matelas végétal, rendirent notre coucher plus moelleux et plus chaud. Le bailli semblait épuisé de fatigue ; je résolus de différer jusqu’au lendemain les communications que j’avais à lui faire, et le laissai se mettre au lit aussitôt qu’il eut terminé un souper copieux. Quoique harassé moi-même, je n’éprouvais pas la même disposition au sommeil, car j’étais en proie à une espèce d’agitation inquiète qui ressemblait à celle de la fièvre. Je continuai de causer avec Mac-Gregor.


CHAPITRE XXXV.

DERNIÈRE VISITE À HÉLÈNE MAC-GREGOR.


Un chagrin sans espoir obscurcit ma destinée. J’ai reçu le dernier regard que devaient jeter sur moi ses yeux divins ; j’ai entendu les derniers accents de sa voix chérie ; j’ai vu disparaître pour jamais cet être charmant : mon sort est fixé.
Le comte Basile.


« Je ne sais que faire de vous, monsieur Osbaldistone, » dit Mac-Gregor en me passant la bouteille ; « vous ne mangez pas, vous ne semblez pas avoir envie de dormir, et cependant vous ne buvez pas, quoique ce flacon de Bordeaux soit aussi bon que s’il sortait de la cave même de sir Hildebrand. Si vous aviez toujours été aussi sobre, vous auriez peut-être échappé à la haine mortelle de votre cousin Rashleigh.

— Si j’avais toujours été prudent, » dis-je en rougissant au souvenir de la scène qu’il me rappelait, « j’aurais échappé à un malheur plus grand encore, aux reproches de ma conscience. » Mac-Gregor me jeta un regard sombre et pénétrant, qui semblait vouloir deviner si le reproche que je m’adressais, et dont il paraissait lui-même sentir la force, ne lui était pas destiné. Il reconnut que je n’avais pensé qu’à moi-même, et se retourna du côté du feu en poussant un profond soupir ; j’en fis autant, et nous restâmes tous deux, pendant quelques minutes, absorbés dans une pénible rêverie. Tout dormait ou du moins semblait dormir dans la hutte, excepté nous.

Mac-Gregor rompit le premier le silence, du ton de quelqu’un qui se décide à aborder un sujet pénible : « Mon cousin Nicol a de bonnes intentions, dit-il, mais quelquefois il manque d’égards pour mon caractère et ma situation particulière ; il oublie ce que j’ai été, ce qu’on m’a forcé de devenir, et surtout les circonstances qui m’ont fait ce que je suis. »

Il s’arrêta, et quoique je sentisse combien la conversation qui paraissait devoir s’engager était d’une nature délicate, je ne pus m’empêcher de lui répondre que je ne doutais pas qu’il n’y eût dans sa situation actuelle bien des choses qui répugnaient à ses sentiments. « J’apprendrais avec une véritable satisfaction, lui dis-je, qu’il y a pour vous quelque chance honorable d’en sortir.

— Vous parlez comme un enfant, » répliqua Mac-Gregor d’un ton sourd qui ressemblait au grondement éloigné du tonnerre ; « oui, comme un enfant qui croit que le vieux chêne noueux peut se redresser aussi facilement que le jeune arbrisseau. Puis-je oublier que j’ai été frappé de proscription, flétri comme un traître ; qu’on a mis ma tête à prix comme celle d’un loup ; que ma famille a été traitée comme la femelle et les petits du renard des montagnes ; que chacun peut la tourmenter, l’insulter, la dégrader, l’avilir ; que jusqu’à mon nom même, que je tiens d’une longue et noble suite d’aïeux guerriers, il m’est défendu de le porter, comme si c’était un talisman pour évoquer le démon ?

Tandis qu’il parlait ainsi, je vis clairement qu’il ne cherchait qu’à exalter son imagination par l’énumération de ses griefs, afin d’exaspérer son ressentiment et justifier à ses propres yeux le genre de vie dans lequel il avait été entraîné. Il y réussit parfaitement. Ses yeux d’un gris clair, contractant et dilatant alternativement leurs prunelles, semblèrent bientôt lancer des flammes, tandis que son pied s’avançait et se reculait avec un mouvement convulsif ; enfin il saisit la garde de son poignard, étendit le bras et se leva brusquement.

« Eh bien ! on verra, » dit-il de ce même ton sourd et à demi étouffé par la violence de ses passions ; « on verra que ce nom qu’on a osé proscrire, que le nom de Mac-Gregor est en effet un talisman qui peut soulever les enfers. Ceux qui entendent d’une oreille dédaigneuse le récit des affronts qui m’ont été faits, trembleront au récit de ma vengeance. Le misérable marchand de bestiaux montagnard, banqueroutier, marchant nu-pieds, dépouillé de tout, déshonoré, traqué comme une bête féroce, fondra sur ceux dont la lâche avarice ne se contenta pas de s’emparer de tout ce qui lui restait ; et ce changement sera terrible. Ceux qui méprisèrent le ver de terre et le foulèrent aux pieds, pousseront en vain des lamentations et des hurlements, quand ils verront le dragon, l’œil en feu, s’élancer sur sa proie. Mais pourquoi parler de tout ceci ? » dit-il en se rasseyant et d’un ton plus calme. « Vous ne devez pas vous étonner, monsieur Osbaldistone, que ma patience soit à bout, quand je me vois chassé sur la terre et sur l’eau comme une loutre, un veau marin ou un saumon, et cela par mes amis et mes voisins même, armés de sabres et de pistolets, comme vous l’avez vu aujourd’hui au gué d’Avondow : il y a de quoi lasser la patience d’un saint, et à plus forte raison celle d’un montagnard, car nous ne passons pas pour être grandement doués de cette qualité, monsieur Osbaldistone, comme vous pouvez savoir. Mais il y a du vrai dans ce que m’a dit Nicol. Je suis inquiet du sort de mes enfants. J’ai du chagrin lorsque je pense qu’Hamisch et Robert mèneront la vie de leur père. » Et s’abandonnant, au sujet de ses enfants, à des regrets qu’il n’éprouvait pas pour lui-même, il appuya sa tête sur sa main, et resta plongé dans un profond abattement.

Je ne puis vous dire, Tresham, à quel point j’étais moi-même attendri. J’ai toujours été plus touché de la douleur qu’éprouve une âme fière, énergique et courageuse, que de celle à laquelle cèdent si aisément les esprits plus faibles. Je sentis un vif désir de calmer sa peine, malgré le peu de probabilité, malgré l’impossibilité même d’y réussir.

« Nous avons des relations étendues avec les pays étrangers, lui dis-je ; vos fils ne pourraient-ils pas, avec quelque assistance (et certes ils ont des droits réels à toute celle de la maison de mon père), trouver une ressource honorable en entrant au service étranger ?

Je crois que ma physionomie portait des traces de la vive émotion que j’éprouvais, car mon compagnon, me prenant par la main, et m’arrêtant au moment où j’allais poursuivre, me dit : « Je vous remercie, je vous remercie, mais n’en parlons pas davantage. Je n’aurais pas cru que l’œil d’aucun homme pût voir une larme sur la paupière de Mac-Gregor. » En parlant ainsi, il passait le dos de sa main sur ses longs cils gris et ses épais sourcils rouges. « Demain matin nous en parlerons, et nous nous occuperons aussi de vos affaires, car nous nous levons de bonne heure, même quand un heureux hasard nous permet de coucher dans un lit. Ne voulez-vous pas me faire raison pour le dernier verre ? » Je refusai son invitation.

« Eh bien ! par l’âme de saint Maronoch, je me ferai raison à moi-même. » Et il se versa au moins une demi pinte de vin, qu’il but tout d’un trait.

Je me jetai sur mon lit de bruyère, résolu de retarder les questions que je voulais lui faire, jusqu’à ce que son esprit fût dans un état plus calme. Cet homme extraordinaire s’était tellement emparé de mon imagination, que je ne pus m’empêcher de suivre tous ses mouvements pendant quelques minutes. Il se promena dans la chambre, se signant de temps en temps et murmurant quelque prière latine de l’église catholique ; ensuite il s’enveloppa de son manteau, plaçant d’un côté son épée nue, et un pistolet de l’autre, de manière qu’au premier bruit il pouvait se lever et saisir aussitôt ses armes. Au bout de quelques minutes, le bruit de sa respiration m’annonça qu’il dormait profondément. Accablé de fatigue, et la tête remplie des différentes scènes extraordinaires dont j’avais été témoin dans la journée, je fus bientôt moi-même, malgré les inquiétudes qui m’agitaient, enseveli dans un profond sommeil, dont je ne sortis que le lendemain matin.

Quand j’ouvris les yeux, Mac-Gregor était déjà parti. J’éveillai le bailli qui, après avoir bâillé, soupiré, et s’être plaint d’avoir encore les os brisés par suite de l’excessive fatigue de la veille, fut enfin en état d’entendre l’heureuse nouvelle que les billets enlevés par Rashleigh Osbaldistone m’avaient été rendus. Dès qu’il m’eut bien compris, il oublia tous ses maux, et s’empressa de se lever pour examiner le contenu du paquet que je mis entre ses mains, et le comparer avec le mémorandum de M. Owen. « C’est juste, c’est juste, » se disait-il à lui-même en procédant à cette vérification ; « c’est cela même… Bailli et Wittington… Où est Bailli et Wittinglon ? 700 liv. st. 6 sh. 8 d… c’(st parfaitement exact… Pollocket Peelman. 28 liv. st. 7 sh… c’est très juste. Le ciel soit loué ! Grub et Gruider, 370 liv. Il n’y a pas de maison plus solide… Gliblad, 20 liv. Je ne sais si Gliblad tient toujours. Sliperytongue ! Ah ! Sliperytongue a manqué ! Mais ce sont de petites sommes, des bagatelles, et le reste est solide. Dieu soit béni ! Nous avons retrouvé ce que nous cherchions, et rien ne nous retient plus dans ce triste pays. Je ne penserai jamais au Loch-Ard sans avoir la chair de poule.

— Je suis fâché, cousin, dit Mac-Gregor qui entra dans ce moment, de ne pas m’être trouvé en situation de vous recevoir aussi bien que je l’aurais désiré ; cependant, si vous voulez condescendre à venir visiter ma pauvre demeure…

— Bien obligé, bien obligé, répondit M. Jarvie avec précipitation ; mais il faut que nous nous mettions en route sur-le-champ, M. Osbaldistone et moi… Les affaires ne peuvent se retarder.

— Eh bien, cousin, vous connaissez notre maxime : — Accueillez l’hôte qui vous arrive, ne retenez pas celui qui veut s’en aller. — Mais vous ne pouvez pas vous en retourner par le lac Drymen. Il faut que je vous conduise jusqu’au bac d’O’Balloch, sur le Loch-Lomond. J’enverrai vos chevaux par la route de terre, et vous les y trouverez. C’est le précepte du sage de ne jamais s’en retourner par la même route, quand il a la liberté d’en choisir une autre.

— Oui, oui, Rob, c’est une des maximes que vous avez apprises quand vous conduisiez vos bestiaux, ne vous souciant pas trop de revoir les fermiers dont votre bétail avait mangé les pâturages chemin faisant… Mais j’ai bien peur à présent que votre route ne soit encore plus mal marquée.

— Raison de plus pour ne pas y passer trop souvent. Ainsi donc je vous enverrai vos chevaux au bac d’O’Balloch par Dougal, qui, dans ce but, sera transformé en domestique du bailli, venant, non pas d’Aberfoïl, du pays de Rob-Roy, mais d’une paisible excursion à Stirling : vous comprenez pourquoi… Tenez, le voici.

— Je n’aurais pas aisément reconnu la créature, » dit M. Jarvie. Effectivement, il eût été difficile de reconnaître le sauvage montagnard quand il parut devant la porte de la chaumière, couvert du chapeau, de la perruque et de la redingote qui avaient jadis appartenu à André Fairservice. Il était monté sur le cheval du bailli, et conduisait le mien. Il reçut les derniers ordres de son maître, qui lui recommanda d’éviter certains endroits où il aurait pu exciter des soupçons… de recueillir autant que possible les nouvelles dans le cours de son voyage, et d’attendre notre arrivée à un lieu indiqué, près du bac d’O’Balloch.

Mac-Gregor nous offrit ensuite de nous accompagner dans le trajet ; et, nous avertissant que nous serions obligés de faire quelques milles avant de déjeuner, il nous recommanda un verre d’eau-de-vie, comme un excellent viatique. Le bailli lui tint compagnie tout en disant que c’était une habitude blâmable et pernicieuse, que de commencer la journée par boire des liqueurs spiritueuses, excepté pourtant quand il s’agissait de fortifier l’estomac (qui est une partie faible) contre le brouillard du matin… Dans un cas semblable, son père le diacre recommandait un petit verre, et joignait l’exemple au précepte.

« C’est très-vrai, cousin, et c’est pourquoi nous autres, qui sommes des enfants du Brouillard[143], nous avons le droit d’en boire toute la journée. »

Fortifié par cette salutaire libation, le bailli monta sur un petit cheval montagnard ; on m’en offrit un également, mais je le refusai ; et nous reprîmes, sous des auspices et avec des guides bien différents, la route que nous avions parcourue la veille. Notre escorte était composée de Mac-Gregor, avec cinq ou six montagnards, les plus beaux, les plus vigoureux et les mieux armés de sa troupe, et qui étaient comme ses gardes du corps ordinaires.

Quand nous approchâmes du défilé, théâtre du combat de la veille, et de l’acte plus affreux encore qui l’avait suivi, Mac-Gregor se hâta de prendre la parole, comme pour répondre aux réflexions qu’il supposait devoir occuper mon esprit, car je ne disais mot ; il répondait donc à mes pensées et non à mes paroles.

« Vous devez nous juger bien sévèrement, monsieur Osbaldistone, et il ne serait pas naturel qu’il en fût autrement ; mais rappelez-vous du moins que nous avons été provoqués. Nous sommes un peuple grossier, ignorant, et même violent et impétueux, mais nous ne sommes pas cruels. Nous ne troublerions ni la paix ni les lois du pays, si on nous avait laissés jouir des bienfaits de la paix et des lois. Nous avons été une race persécutée.

— Et la persécution, dit le bailli, rend fous les gens les plus sages.

— Quel effet doit-elle donc produire sur des hommes comme nous, qui vivons comme nos pères vivaient il y a mille ans, et ne possédons guère plus de lumières. Les édits sanguinaires qu’on a rendus contre nous ; les potences, les échafauds qu’on a dressés ; la manière dont on a proscrit un nom ancien et honorable : tout cela n’était-il pas fait pour provoquer notre ressentiment, et ne méritait-il pas de notre part des traitements pareils envers nos ennemis ? Moi, qui vous parle, j’ai assisté à vingt combats sans avoir de sang-froid porté la main sur personne : en bien, il y a des gens qui me trahiraient et me feraient pendre, s’ils le pouvaient, comme un chien enragé, à la porte du premier seigneur qui en aurait le désir. »

Je lui répondis qu’en effet la proscription de son nom et de sa famille paraissait, à nous autres Anglais, une mesure arbitraire et cruelle ; et voyant que ces paroles calmaient son irritation, je lui renouvelai mes offres de chercher à obtenir, pour lui et ses fils, de l’emploi au service étranger. Mac-Gregor me serra cordialement la main ; et, s’arrêtant un moment pour laisser à M. Jarvie le temps de nous précéder, manœuvre que le peu de largeur du chemin rendait d’autant plus facile, il me dit :

« Vous êtes un honorable et excellent jeune homme, et vous comprenez sans aucun doute ce qui est dû aux sentiments d’un homme d’honneur ; mais les bruyères que mes pieds ont foulées pendant toute ma vie doivent fleurir sur ma tête après ma mort. Mon âme se flétrirait, mon bras perdrait sa force et se dessécherait comme la fougère après une gelée, si je perdais de vue mes montagnes natives, et le monde entier ne pourrait m’offrir un lieu qui me consolât de la perte des cairns[144] et des rochers sauvages que vous voyez autour de nous. Que deviendrait Hélène si je la laissais exposée à de nouvelles insultes, à de nouvelles atrocités ? et comment pourrait-elle se résigner à s’éloigner de ces lieux où le souvenir des outrages qu’elle a soufferts est adouci par celui de la vengeance ? J’ai été une fois tellement serré de près par mon grand ennemi, car je peux bien lui donner ce nom, que, forcé pour le moment de céder au torrent, j’abandonnai, avec mes gens et ma famille, nos demeures natales, et me réfugiai pendant quelque temps dans le pays de Mac-Callum More. Ce fut alors qu’Hélène composa sur notre départ une complainte aussi touchante que si Mac-Rimmon lui-même en eût été l’auteur[145] ; elle était d’une mélancolie si déchirante que nos cœurs se brisaient en la lui entendant chanter. C’était comme les plaintes de celui qui pleure la mère qui vient de lui être enlevée. Les larmes coulaient sur les traits endurcis de nos montagnards. Non, je ne voudrais pas éprouver le même déchirement de cœur, pour toutes les terres que possédèrent jadis les Mac-Gregor.

— Mais vos fils sont dans un âge où vos compatriotes eux-mêmes éprouvent quelque désir de parcourir le monde.

— Aussi, aurais-je désiré qu’ils eussent pu faire leur chemin au service de France ou d’Espagne, comme le font tant de jeunes gentilshommes écossais, et hier au soir votre plan me paraissait assez praticable ; mais j’ai vu Son Excellence ce matin avant que vous fussiez levé…

— Était-il logé si près de nous ? » demandai-je avec une grande agitation.

« Plus près que vous ne le croyez ; mais il paraissait désirer que vous ne vissiez pas la jeune dame, et c’est pour cela que…

— Il avait tort de craindre, » dis-je avec quelque hauteur, « je n’aurais certainement pas cherché à le déranger.

— Il ne faut pas vous fâcher ainsi, et prendre l’air hérissé d’un chat sauvage dans un buisson de lierre, car vous devez savoir qu’il vous veut du bien, et il vous en a donné des preuves ; c’est même cela en partie qui a mis le feu aux bruyères.

— Le feu aux bruyères ? Je ne vous comprends pas.

— Quoi ! ne savez-vous pas que tous les maux de ce monde sont causés par les femmes et l’argent… Je me suis méfié de votre cousin Rashleigh dès le moment où il a vu que Diana Vernon ne serait jamais sa femme, et je crois bien que c’est pour cela surtout qu’il en a voulu à Son Excellence. Mais ensuite arriva l’affaire de vos papiers ; et nous avons la preuve qu’aussitôt qu’il eut été forcé de les rendre, il partit en poste pour Stirling, afin d’aller déclarer au gouvernement ce qui se complotait tout doucement dans nos montagnes, et même encore plus : c’est probablement ce qui fit prendre des mesures contre Son Excellence et la jeune dame, et me fit poursuivre si inopinément. Je ne doute pas non plus que ce pauvre diable de Morris, auquel il pouvait faire croire tout ce qu’il voulait, n’ait été poussé par lui ou par quelque autre traître des basses terres, à me tendre le piège où il a réussi à m’attirer. Mais quand Rashleigh Osbaldistone serait le dernier et le plus brave de son nom, si jamais nous nous rencontrons, je veux que le diable m’emporte si nous nous séparons avant que mon épée ait fait connaissance avec le plus pur de son sang. »

Il prononça ces derniers mots en fronçant le sourcil d’un air sombre, et en portant la main à son poignard.

« Je serais presque tenté de me réjouir de ce qui est arrivé, lui dis-je, si je croyais que sa trahison pût empêcher l’explosion des complots téméraires et désespérés dont j’ai long-temps soupçonné qu’il était un des principaux agents.

— Vous devez savoir que la langue d’un traître ne peut nuire à une bonne cause. Il était fort avant dans nos secrets, j’en conviens, et sans cela les châteaux de Stirling et d’Édimbourg seraient en notre pouvoir : nous ne pouvons plus guère l’espérer d’ici à quelque temps. Mais il y a trop de monde engagé dans notre entreprise, dans une cause si juste, pour qu’une trahison puisse la faire abandonner, et on en entendra parler avant peu. Cependant, pour en revenir au sujet de notre conversation, j’ai les plus sincères remercîments à vous faire de vos offres obligeantes au sujet de mes fils, et hier soir je n’étais pas éloigné de les accepter ; mais je vois que la perfidie de ce traître va décider tous nos seigneurs à se réunir pour frapper un grand coup, à moins qu’ils n’aiment mieux se laisser prendre dans leurs maisons, enchaîner comme des chiens, et traîner à Londres, comme cela est arrivé à tant de braves gentilshommes en 1707. La guerre civile est comme le basilic : il y a dix ans que nous couvons l’œuf qui la contient, et nous aurions pu le couver dix ans encore, si Rashleigh, en brisant la coquille, n’eût fait éclore prématurément le serpent qu’il renfermait. Or, dans de telles circonstances, j’ai besoin de tout mon monde ; et sans offenser les rois de France et d’Espagne, auxquels je souhaite toute espèce de bonheur, le roi Jacques les vaut bien, et a les premiers droits aux services de Rob et d’Hamish, qui sont nés ses sujets. »

Je compris facilement que ces mots présageaient une commotion générale du pays ; et comme il eût été inutile, peut-être même dangereux, de combattre les opinions politiques de mon guide, je me contentai de lui exprimer d’une manière générale mes appréhensions des malheurs et des désordres qui pourraient résulter de l’entreprise qu’on allait tenter en faveur de la famille royale exilée.

« Laissez venir l’orage, répliqua Mac-Gregor ; il n’y a rien de tel qu’une ondée pour éclaircir un temps sombre : si le monde est renversé sens dessus dessous, les honnêtes gens n’en auront que plus de chances de ne pas y mourir de faim. »

J’essayai de ramener la conversation sur Diana ; mais quoique généralement il parlât sur d’autres sujets avec plus de liberté que je ne l’aurais toujours désiré, Rob-Roy observait une réserve scrupuleuse sur celui de tous qui avait le plus d’intérêt pour moi. Tout ce qu’il voulut bien me dire fut qu’il espérait que la jeune dame serait bientôt dans un pays plus tranquille que celui-ci ne promettait de l’être de long-temps. Je fus obligé de me contenter de cette réponse, et de me consoler par l’espérance qu’un heureux hasard me favoriserait peut-être encore et me procurerait au moins la triste satisfaction de dire un dernier adieu à l’objet qui s’était emparé de mes affections d’une manière bien plus absolue que je ne l’aurais cru avant de me trouver sur le point de m’en séparer pour toujours.

Nous suivîmes les bords du lac pendant environ six milles d’Angleterre, par un sentier sinueux qui nous offrit un grand nombre de points de vue aussi variés qu’agréables. Nous arrivâmes alors à une espèce de hameau, ou plutôt à un rassemblement d’habitations, situé au bout de cette belle nappe d’eau appelée, si je ne me trompe, lac Lediard, ou de quelque nom semblable. Là, un fort détachement de la troupe de Mac-Gregor était prêt à nous recevoir. Le goût, de même que l’éloquence des tribus sauvages ou incivilisées, pour m’exprimer plus correctement, est ordinairement juste, parce qu’il est dégagé d’affectation et de tout esprit de système. J’eus un nouvel exemple de cette vérité dans le choix que les montagnards avaient fait du local où ils se proposaient de recevoir leurs hôtes. On a dit qu’il serait politique à un monarque anglais de recevoir l’ambassadeur d’une puissance rivale à bord d’un vaisseau de guerre ; et un chef écossais montrait le même degré de tact en choisissant un lieu où les traits imposants et majestueux qui appartenaient à son pays se trouvaient rassemblés de manière à produire tout leur effet sur l’esprit de ceux qui étaient venus le visiter.

Nous montâmes à environ deux cents pas des bords du lac, guidés par un ruisseau, laissant sur notre droite quatre ou cinq cabanes, entourées de petites pièces de terre labourable qui, prises sur le taillis environnant, paraissaient avoir été défrichées à la bêche plutôt qu’à la charrue : elles étaient couvertes de récoltes d’orge et d’avoine. Plus loin, la montagne devint plus escarpée, et nous aperçûmes sur sa cime les armes étincelantes et les plaids flottants d’environ cinquante des montagnards de Mac-Gregor. Le souvenir du spectacle offert alors à ma vue me remplit encore d’admiration. Le ruisseau, qui se précipitait de la montagne, rencontrait en cet endroit une barrière de roc, qu’il franchissait en formant deux cataractes différentes. La première pouvait avoir douze pieds de haut : un vieux et magnifique chêne, planté sur le bord opposé, étendait sur elle ses branches majestueuses, comme pour la couvrir d’un voile. Les eaux tombaient dans un bassin creusé dans le roc, et presque aussi régulier que s’il était dû au ciseau d’un sculpteur ; après y avoir tournoyé avec rapidité, elles formaient une seconde chute d’environ cinquante pieds dans un abîme étroit et sombre, d’où elles s’échappaient ensuite, avec moins de violence et de fracas, pour se jeter dans le lac.

Avec le goût naturel aux montagnards, et surtout aux montagnards écossais, dans lesquels j’ai souvent remarqué une tournure d’imagination romanesque et poétique, la femme de Rob-Roy et sa suite avaient préparé notre déjeuner dans un endroit si bien choisi pour pénétrer les étrangers d’admiration et d’effroi. Les Highlandais sont un peuple naturellement grave et fier ; et, quoique nous le jugions grossier, il a, sur les formes de la politesse, des idées qui pourraient nous paraître portées à un excès ridicule, sans l’appareil de force qui les accompagne. Par exemple, le salut militaire, qui, chez un paysan ordinaire, paraîtrait aussi ridicule que les politesses affectées du grand monde, produit un effet tout différent lorsqu’il est rendu ou donné par un montagnard complètement armé. Nous fûmes donc reçus avec un grand cérémonial.

Les montagnards qui étaient dispersés sur le sommet de la montagne se rassemblèrent quand ils nous eurent aperçus et se formèrent en colonne serrée ; à leur tête je reconnus Hélène et ses deux fils. Mac-Gregor ordonna à sa suite de se ranger derrière nous, et, priant M. Jarvie de descendre de cheval, parce que la montée devenait plus rapide, il s’avança entre nous et en tête de sa troupe. En approchant, nous entendîmes les sons sauvages des cornemuses, dont la discordance naturelle se mêlait au bruit de la cascade, qui l’affaiblissait en partie. Quand nous fûmes arrivés, Hélène Mac-Gregor vint à notre rencontre. Son costume était plus soigné et avait un air plus féminin que la veille, mais ses traits portaient le même caractère d’orgueil, de résolution et d’inflexibilité. Lorsqu’elle accueillit M. Jarvie par un embrassement auquel il était loin de s’attendre, et qu’il n’avait pas même l’air de désirer, je remarquai, à l’agitation de sa perruque et au mouvement convulsif de ses nerfs, qu’il éprouvait à peu près la même sensation qu’un homme qui, se sentant tout à coup pressé entre les pattes d’un ours, ne saurait si l’animal veut le caresser ou l’étouffer.

« Cousin, lui dit-elle, soyez le bienvenu, et vous aussi, jeune étranger ; » ajouta-t-elle en se tournant vers moi pendant que mon compagnon, après avoir fait deux pas en arrière, rajustait sa coiffure. « Excusez la rudesse de l’accueil que je vous ai fait hier, et n’en accusez pas nos cœurs, mais le malheur des temps. Vous êtes arrivés au milieu de nous dans un moment où le sang bouillait dans nos veines et teignait nos mains. » L’air et le ton avec lesquels elle prononça ces paroles étaient ceux d’une princesse environnée de sa cour. Elle n’employait aucune de ces expressions vulgaires que nous reprochons généralement aux Écossais des basses terres ; elle parlait avec un accent provincial assez marqué ; habituée à rendre ses idées dans sa langue natale, le gaélique, qu’elle employait pour les usages journaliers de la vie, elle parlait l’anglais avec grâce et aisance, mais avec un ton déclamatoire qui provenait de ce qu’elle ne l’avait appris que comme on étudie une langue morte : elle en faisait rarement usage. Son mari, qui dans son temps avait fait plus d’un métier, se servait d’un langage moins élevé et moins emphatique ; et cependant, si j’ai réussi à rendre fidèlement ses discours, vous avez pu remarquer que ses expressions devenaient plus pures et plus élégantes quand les sujets qu’il discutait étaient d’une nature importante et dignes d’exciter son intérêt. Il me parut que, ainsi que quelques autres montagnards que j’ai connus, il se servait du dialecte écossais des basses terres pour la conversation plaisante et familière ; mais qu’en traitant des sujets graves et sérieux, ses idées, d’abord arrangées dans sa tête suivant les règles de son idiome maternel, prenaient un caractère de noblesse et d’énergie presque poétique lorsqu’il les exprimait en anglais. En effet, le langage de la passion est presque toujours pur et éloquent, et il n’est pas très-rare d’entendre un Écossais, lorsqu’un compatriote vient de l’accabler d’un torrent de reproches amers, lui répondre par manière de sarcasme : « Voilà que vous recourez à votre anglais. «

Quoi qu’il en soit, l’épouse de Mac-Gregor nous invita à prendre part à un repas servi sur l’herbe, et composé des meilleurs mets que les montagnes pussent offrir. Mais la sombre et imperturbable gravité qui rembrunissait le front de notre hôtesse, ainsi que le souvenir ineffaçable de la scène dont nous avions été témoins le jour précédent, suffirent pour bannir toute gaieté : ce fut en vain que le chef s’efforça de la ranimer parmi les convives : un froid pesait sur nos cœurs, comme si chacun de nous eut assisté à une fête funèbre, et nous ne respirâmes librement que lorsque le repas fut terminé.

« Adieu, cousin, « dit-elle à M. Jarvie quand nous nous levâmes pour partir ; « le meilleur souhait qu’Hélène Mac-Gregor puisse former pour un ami, c’est de ne le plus revoir. »

Le bailli s’apprêtait à lui répondre, probablement par quelque lieu commun de morale ; mais la froide et sombre austérité de son visage déconcerta entièrement son importance bourgeoise et magistrale. Il toussa à plusieurs reprises, la salua, et garda le silence. « Quant à vous, jeune homme, dit-elle, j’ai à vous remettre un gage de souvenir de la part d’une personne que jamais…

— Hélène ! » interrompit Mac-Gregor d’une voix sévère, « que veut dire ceci ? Avez-vous oublié que…

— Je n’ai rien oublié de ce dont je dois me souvenir, Mac-Gregor. Ce ne sont pas des mains comme celles-ci, » dit-elle en étendant ses bras longs, nus et nerveux, qui se chargeraient de remettre un gage d’amour, si ce don était autre chose qu’un gage de chagrin et de douleur… Jeune homme, continua-t-elle en me présentant une bague que je reconnus pour être du petit nombre d’ornements que j’avais vu porter par miss Vernon, « ceci vient d’une personne que vous ne devez jamais revoir. Si c’est un gage de malheur, il ne pouvait mieux vous être remis que par les mains d’une femme à laquelle le bonheur est désormais étranger… Les derniers mots de celle qui vous l’envoie furent ceux-ci : Qu’il m’oublie pour toujours !

— Et peut-elle croire que cela soit possible ! » m’écriai-je presque sans savoir que je parlais.

— « Tout peut s’oublier, » reprit cette femme extraordinaire tout, excepté le sentiment du déshonneur et le désir de la vengeance.

Seid suas,[146] » s’écria Mac-Gregor en frappant du pied avec impatience.

Les sons discordants et perçants de la cornemuse coupèrent court à la conférence : nous prîmes congé de notre hôtesse en silence, et nous nous remîmes en route. J’emportai avec moi cette nouvelle preuve que j’étais aimé de Diana, et que je devais en être à jamais séparé.


CHAPITRE XXXVI.

ADIEU AUX MONTAGNES.


Adieu, pays que les nuages se plaisent à couvrir, où ils enveloppent comme d’un drap funèbre la cime glacée de la montagne… Adieu, mugissante cataracte, au fracas de laquelle les aigles aiment à répondre par leurs cris… Beau lac, dont la surface solitaire se déploie sous la voûte du ciel, adieu !
Anonyme.


Notre route passait à travers un pays stérile, mais pittoresque, que l’agitation de mon esprit m’empêcha d’examiner assez attentivement pour que j’essaie maintenant de le décrire. Le sommet majestueux du Ben-Lomond, qui, par sa hauteur imposante, peut être appelé le roi de toutes les montagnes environnantes, était à notre droite et nous servait de limite. Je ne fus tiré de mon apathie que lorsque, après une marche longue et fatigante, nous sortîmes d’un défilé des montagnes, et que le lac Lomond parut tout à coup devant nous. Je n’entreprendrai pas de vous faire la description d’un lieu dont vous ne pourriez jamais bien comprendre la beauté à moins de le voir vous-même. Mais certainement ce beau lac, couvert d’îles charmantes, dont les formes présentent la plus agréable variété, se rétrécissant à son extrémité septentrionale, et se perdant au milieu d’une longue et obscure perspective de montagnes, tandis qu’il s’élargit du côté du sud, et baigne les anses et les promontoires de ses bords riants et fertiles, forme un des spectacles les plus étonnants et les plus sublimes de la nature. Le côté oriental, remarquable par les rochers dont il est hérissé, était alors la résidence principale de Mac-Gregor et de son clan. Pour leur imposer un frein, on avait établi une petite garnison dans une position centrale entre le lac Lomond et un autre lac. Mais les fortifications naturelles du pays, avec ses nombreux défilés, ses marais, ses cavernes, qui pouvaient servir tout à la fois de lieu de refuge et de lieu de défense, rendaient à peu près inutile l’établissement de ce petit fort, qui paraissait être là plutôt comme une preuve du danger que comme moyen de le prévenir.

Dans plus d’une circonstance semblable à celle dont j’avais été témoin, la garnison eut à souffrir de l’esprit entreprenant et aventureux du chef proscrit et de sa bande. Quand il commandait en personne, la victoire n’était jamais souillée par la cruauté ; car, naturellement humain, il avait d’ailleurs trop de sagacité pour exciter inutilement la haine contre son clan et contre lui-même. J’appris avec plaisir qu’il avait rendu la liberté aux prisonniers qui avaient été faits le jour précédent, et l’on rapporte de cet homme remarquable plusieurs traits de clémence et même de générosité dans des occasions de ce genre.

Une barque nous attendait dans une crique abritée par un rocher ; elle était dirigée par quatre vigoureux rameurs montagnards. Là, notre hôte prit congé de nous avec beaucoup de cordialité, et même en nous donnant des marques d’amitié. Il semblait exister entre lui et M. Jarvie une sorte d’attachement réciproque qui formait un contraste frappant par la différence de leur genre de vie et de leurs habitudes. Après s’être affectueusement embrassés, et au moment même de se séparer, le bailli, dans l’effusion de son cœur, et d’une voix tremblante d’émotion, assura son parent que si jamais 100 ou 200 liv. sterl. pouvaient lui procurer ainsi qu’à sa famille une existence plus tranquille, il n’avait qu’à écrire un mot dans Salt-Market ; Rob, portant une main sur la poignée de son épée, et de l’autre serrant cordialement celle de M. Jarvie, déclara que si jamais quelqu’un osait insulter son cousin, il n’avait qu’à le lui faire savoir, et qu’il irait couper les oreilles de l’offenseur, fût-il le premier personnage de Glasgow.

Après cet échange d’assurance de secours mutuels et de continuation de bienveillance, nous nous éloignâmes du rivage en nous dirigeant vers l’extrémité sud-ouest du lac, où il donne naissance à la rivière Leven. Rob-Roy resta quelques moments debout sur le rocher où nous nous étions séparés. Nous ne pouvions déjà plus distinguer ses traits, que nous le reconnaissions encore à son long fusil, à son plaid agité par le vent, et à la plume qui surmontait son bonnet, emblème qui, à cette époque, distinguait les gentilshommes et les chefs montagnards. Aujourd’hui je remarque que le goût militaire a orné ces mêmes bonnets d’une touffe de plumes noires, semblable à celles dont on se sert dans les funérailles. Enfin, lorsque l’éloignement ne nous permit presque plus de l’apercevoir, nous le vîmes remonter lentement la pente de la montagne, suivi des montagnards qui lui servaient de gardes du corps.

Nous voguâmes long-temps en gardant le silence ; il n’était interrompu que par le chant gaélique d’un de nos rameurs qui, d’une voix basse et sourde, marquait la mesure d’une manière lente et irrégulière : de temps en temps ses compagnons, joignant leurs voix à la sienne sur un ton plus élevé, formaient un chœur aussi bizarre que sauvage.

Quoique mes pensées fussent sombres et tristes, la beauté du paysage qui m’entourait n’était pas pour moi sans douceur. Dans l’enthousiasme du moment, il me semblait que si ma foi eût été celle de l’église catholique romaine, j’aurais consenti à vivre et à mourir en ermite, dans une de ces îles si belles et si pittoresques au milieu desquelles glissait notre barque.

Le bailli se livrait aussi à ses réflexions, mais elles étaient d’un genre un peu différent, comme je m’en aperçus lorsque, après environ une heure de silence, pendant laquelle il avait été enfoncé dans de grands calculs, il entreprit de me prouver la possibilité de dessécher ce lac, et de rendre à la charrue et à la bêche plusieurs centaines, plusieurs milliers même d’acres de terre, dont l’homme ne retirait aucun profit, si ce n’est de temps en temps un brochet ou un plat de perches.

De toute une longue dissertation dont il remplit mes oreilles sans que mon esprit y comprît grand’chose, tout ce que je puis me rappeler, c’est qu’il entrait dans son projet de conserver une partie du lac assez large et assez profonde pour former une espèce de canal par lequel les bateaux et les gabarres transporteraient aussi facilement le charbon entre Dumbarton et Glenfalloch qu’on le transporte entre Glasgow et Greenock.

Enfin nous arrivâmes au lieu de débarquement, voisin des ruines d’un ancien château, et où le lac décharge le superflu de ses eaux dans le Leven. Nous y trouvâmes Dougal avec les chevaux. Le bailli avait formé un plan relatif à la créature (pour me servir du nom qu’il lui donnait), aussi bien que pour le dessèchement du lac, et peut-être, dans les deux cas, avait-il eu plus d’égard à l’utilité de son projet qu’à la possibilité de son exécution.

« Dougal, lui dit-il, vous êtes une bonne créature. Vous avez le sentiment de ce que vous devez à vos supérieurs… Mais j’ai du chagrin pour vous, Dougal, car il est impossible que la vie que vous menez ne vous conduise à la potence un peu plus tôt ou un peu plus tard. Je me flatte, attendu mes services comme magistrat et ceux que mon père le diacre a rendus avant moi, d’avoir assez d’influence dans le conseil de la ville pour en obtenir de fermer les yeux sur des fautes même plus graves que la vôtre. Ainsi donc j’ai pensé que si vous vouliez revenir à Glasgow avec nous, fort et vigoureux comme vous l’êtes, je pourrais vous employer dans mon magasin jusqu’à ce qu’il se présente quelque chose de mieux. »

Dougal répondit qu’il était très-obligé à Son Honneur le bailli, mais qu’il faudrait que le diable fût dans ses jambes pour qu’il retournât encore une fois dans une rue pavée, à moins qu’il ne fût mené à Gallowgate pieds et poings liés comme cela lui était déjà arrivé.

J’ai appris depuis que Dougal dans l’origine, avait été amené à Glasgow comme prisonnier pour s’être mêlé à quelque déprédation, mais qu’il avait, je ne sais comment, gagné les bonnes grâces du geôlier, au point que celui-ci, avec une confiance peut-être un peu légère, lui avait confié les fonctions de porte-clefs, charge que Dougal avait remplie avec assez de fidélité, du moins à ce qu’il paraît, jusqu’au moment où la présence inattendue de son ancien chef avait triomphé de tout autre devoir, et l’avait rendu à son premier genre de vie.

Étonné de recevoir un refus aussi décidé sur une offre qui lui paraissait si avantageuse, le bailli se retourna de mon côté en observant que décidément la créature était née idiote. Je témoignai ma reconnaissance à Dougal d’une manière qu’il goûta infiniment mieux, en lui glissant dans la main une couple de guinées. Il n’eut pas plus tôt senti qu’il touchait de l’or, qu’il fit deux ou trois bonds en l’air avec l’agilité du chevreuil, jetant un talon d’un côté, un talon de l’autre, d’une manière qui aurait étonné un maître de danse français. Il courut vers les rameurs pour leur montrer son trésor, et une petite gratification qu’ils reçurent eux-mêmes les disposa tout à fait à prendre part à sa joie. Ensuite il poursuivit sa route et je ne le revis plus.

Le bailli et moi montâmes à cheval et prîmes la route de Glasgow. Lorsque nous perdîmes de vue le lac et son magnifique amphithéâtre de montagnes, je ne pus m’empêcher d’exprimer les sentiments d’enthousiasme que les beautés de la nature m’avaient inspirés, quoique je sentisse bien que M. Jarvie n’était pas homme à me comprendre et à les partager dans cette occasion.

« Vous êtes un jeune homme, me dit-il, et un Anglais, ainsi tout cela peut vous paraître très-beau ; mais pour moi, qui suis un homme tout simple et qui connais un peu la différente valeur des terres, je donnerais la plus belle perspective que puissent offrir les montagnes pour voir dans le lointain la plaine de Glasgow. Si j’ai le bonheur d’y arriver, permettez-moi de vous dire, monsieur Francis, que dorénavant les affaires de qui que ce soit ne me feront perdre de vue le clocher de Saint-Mungo. »

Les vœux de ce digne homme furent accomplis ; car, ayant prolongé notre voyage long-temps après le coucher du soleil, nous arrivâmes chez lui cette nuit même, ou plutôt le lendemain matin. Après avoir remis mon digne compagnon de voyage aux soins officieux de l’attentive Mattie, je me rendis chez mistress Fleyter, et remarquai, non sans surprise, qu’à cette heure avancée il y avait encore de la lumière dans la maison. La porte me fut ouverte par M. Fairservice lui-même, qui, en entendant ma voix, jeta un cri de joie, et, sans prononcer un mot, montant rapidement au second, se précipita dans le parloir aux croisées duquel j’avais aperçu de la lumière. Pensant qu’il allait annoncer mon retour à l’inquiet Owen, je le suivis de près : Owen n’était pas seul, une autre personne était dans l’appartement… c’était mon père.

Son premier mouvement fut de conserver la dignité de son calme habituel… « Francis, dit-il, je suis bien aise de vous voir… » le second fut de me serrer étroitement dans ses bras : « Mon fils, mon cher fils ! » Owen prit une de mes mains et la mouilla de ses larmes, en me félicitant de mon retour. De semblables scènes se voient et se comprennent, mais on ne peut les raconter. Après un intervalle de tant d’années, le souvenir de cet heureux moment mouille encore mes yeux de larmes : vous vous le représenterez mieux que je ne saurais le décrire.

Quand les premiers transports de notre joie furent calmés, j’appris que mon père était arrivé de Hollande peu de temps après le départ d’Owen pour l’Écosse. Prompt dans ses résolutions et les exécutant avec la même activité, il ne s’était arrêté à Londres que le temps nécessaire pour se procurer les moyens de faire face à tout. Ses ressources étendues, son crédit, et le succès de ses spéculations sur le continent, l’eurent bientôt mis à même de surmonter les embarras qui n’existaient peut-être qu’à cause de son absence, et il partit pour l’Écosse afin d’obtenir justice de Rashleigh, et de mettre ordre en même temps à ses affaires dans ce pays. Son arrivée subite, les immenses ressources qu’il possédait, les relations plus avantageuses que jamais qu’il offrait à ses correspondants ; tout cela fut un coup de foudre pour les Mac-Vittie, qui croyaient le crédit de mon père perdu sans ressource. Mais irrité de la manière dont ils avaient traité son premier commis, son agent de confiance, M. Osbaldistone rejeta toutes leurs excuses, repoussa toutes les avances de réconciliation, solda la balance de leur compte, et leur annonça qu’ils devaient renoncer sans retour à toute relation commerciale, et rayer pour jamais son nom de leur grand livre.

Tandis qu’il jouissait de ce petit triomphe sur de faux amis, mon père était livré aux plus vives inquiétudes sur mon compte, Owen n’avait pas supposé qu’un voyage de cinquante à soixante milles, qui peut être accompli avec tant de facilité et de promptitude en Angleterre, dut être accompagné d’aucun danger ; mais bientôt, par sympathie, il partagea les inquiétudes de mon père, qui connaissait mieux que lui le pays et les désordres qu’y occasionnait le caractère des habitants.

Ses craintes étaient parvenues à leur comble par l’arrivée d’André, qui avait devancé la mienne de quelques heures, et qui leur fit un récit alarmant et exagéré de la situation où il m’avait laissé. Le duc, parmi les troupes duquel il se trouvait en quelque sorte prisonnier, après l’avoir interrogé, non seulement lui avait permis de partir, mais lui avait même donné les moyens de retourner promptement à Glasgow, afin d’annoncer à mes amis la position difficile et dangereuse dans laquelle il me supposait.

André était un de ces hommes qui profitent avec avidité de tout ce qui peut leur donner une importance même passagère, et qui ne sont pas fâchés d’attirer cette attention qu’on accorde naturellement au porteur d’une mauvaise nouvelle. Il n’avait donc pas cherché à affaiblir l’impression que devait produire son récit, surtout lorsqu’il se trouva en face d’un auditeur tel que le riche négociant de Londres. Il s’appesantit longuement sur les dangers auxquels j’avais échappé, grâce, disait-il, à son adresse, à son expérience et à sa fidélité. Mais qu’étais-je devenu après que mon ange gardien, en la personne de M. André Fairservice, m’avait été enlevé ? c’est ce qui offrait le sujet des plus tristes conjectures, le bailli n’étant bon à rien dans des positions difficiles, à moins que rien, car il ne savait que se donner de l’importance, et André détestait les airs importants. Mais, assurément, au milieu des pistolets et des carabines, des soldats qui faisaient pleuvoir les balles comme la grêle, des poignards et des sabres des montagnards, enfin des eaux profondes de l’Avondow, il y avait de quoi frémir en pensant à ce que pouvait être devenu le pauvre jeune homme.

Ce tableau aurait réduit Owen au désespoir s’il eût été livré à lui-même ; mais la connaissance profonde que mon père avait des hommes lui fit apprécier du premier coup d’œil le caractère d’André et ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans son récit. Néanmoins, en le dépouillant de toute l’exagération qu’il y avait mise, il restait encore de quoi alarmer un père, et le mien résolut de partir en personne pour chercher à me faire rendre la liberté par négociation ou par rançon. Il était, en conséquence, resté à travailler fort tard avec Owen, pour mettre à jour sa correspondance, et donner à ce dernier quelques instructions sur des affaires dont il devait être chargé pendant son absence. Ce fut par cette raison que je les trouvai encore debout.

Il était bien tard quand nous nous séparâmes pour nous mettre au lit ; mais j’étais encore trop agité pour pouvoir dormir longtemps. J’étais debout le lendemain matin de bonne heure. André parut à l’ordinaire à mon lever, et, au lieu de la figure d’épouvantail qu’il m’avait offerte à Aberfoïl, il se présenta devant moi dans le costume d’un entrepreneur de funérailles, c’est-à-dire revêtu d’un habit noir fort décent. Ce ne fut qu’après plusieurs questions, que le maraud feignit d’abord de ne pas comprendre, que je découvris qu’il avait cru convenable de se mettre en deuil à cause de la perte irréparable qu’il croyait avoir faite, regardant ma mort comme certaine : et comme le fripier dans la boutique duquel il s’était équipé avait refusé de reprendre les habits, et que les siens avaient été détruits et perdus au service de Mon Honneur, il ne doutait pas que moi et mon honorable père, que le ciel avait comblés de ses faveurs, nous ne consentissions à réparer la perte qu’avait éprouvée un pauvre diable ; d’ailleurs un habillement complet était une dépense bien légère pour les Osbaldistone (ce dont il louait le ciel) et à laquelle ils ne pouvaient regarder quand il s’agissait d’un ancien et fidèle serviteur.

Il y avait quelque justice dans ce que disait André ; sa finesse réussit, et il se trouva en possession d’un habillement complet, sans oublier le fin castor et tout ce qu’il fallait pour compléter le deuil que portait ce prévoyant serviteur d’un maître qui, Dieu merci ! était plein de vie et de santé.

Lorsque mon père fut levé, son premier soin fut d’aller voir M. Jarvie, dont les procédés obligeants et généreux lui avaient inspiré une vive reconnaissance ; il la lui témoigna en peu de mots, mais en termes convenables et énergiques. Il lui expliqua le changement qui s’était opéré dans ses affaires, et offrit au bailli à des conditions qui ne pouvaient que lui être agréables et avantageuses, de lui confier celles dont les Mac-Vittie avaient été chargés jusque-là. Le bailli félicita cordialement mon père et Owen de cette heureuse révolution, et, sans affecter de rabaisser le mérite de ce qu’il avait fait pour leur être utile dans des circonstances beaucoup moins propices, il dit qu’il avait agi à leur égard comme il voudrait qu’on agît envers lui ; que, quant à l’étendue qu’il lui proposait de donner désormais à leurs relations, il l’en remerciait, et acceptait cette offre avec plaisir ; que, si les Mac-Vittie se fussent conduits comme d’honnêtes gens, il n’aurait pas plus aimé à les supplanter de cette manière qu’à être supplanté lui-même par eux, mais que, puisqu’il en était autrement, ils ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Le bailli me tira ensuite par la manche, et, me prenant à part, me dit d’un air un peu embarrassé :

« Je désirerais de tout mon cœur, monsieur Francis, qu’il fût parlé le moins possible des choses étranges que nous avons vues là-bas. Il est inutile, à moins d’une enquête judiciaire, de rien dire de cette déplorable histoire de Morris. Vous concevez que les membres du conseil de la ville trouveraient peut-être peu convenable à un de leurs confrères et de s’être battu avec un de ces montagnards et d’avoir mis le feu à son plaid ; et surtout, quoique je sois un homme d’un aspect grave et décent quand je suis sur mes jambes, je ne puis m’empêcher de penser que je devais faire une drôle de figure, sans chapeau et sans perruque, suspendu par le milieu du corps. Le bailli Grahame donnerait bien des choses pour savoir une pareille histoire : je n’en entendrais jamais la fin. »

Je ne pus retenir un sourire en me rappelant la situation du bailli, quoique, certainement, dans le moment je ne l’envisageasse pas sous son côté comique. L’excellent négociant parut un peu confus ; mais il sourit aussi, et dit, en secouant la tête : « Je vois bien que vous en riez ; mais, du moins, n’en parlez pas. Promettez-le-moi comme un bon garçon, et surtout recommandez bien le silence à votre faquin de valet, qui a une langue d’une aune. Je ne voudrais pas pour rien au monde que cette petite Mattie en sût quelque chose : ce serait à n’en plus finir. »

Je m’aperçus qu’il paraissait fort soulagé de la crainte qu’il avait d’être exposé au ridicule quand je lui dis que l’intention de mon père était de quitter Glasgow presque immédiatement. En effet, il n’avait plus de motif d’y rester depuis qu’il avait recouvré la portion la plus précieuse des papiers que Rashleigh lui avait enlevés. Quant au reste, qu’il avait converti en argent et dépensé pour son propre usage ou pour ses intrigues politiques, il n’y avait aucun moyen de le recouvrer que par un procès qui était commencé, et qui était poursuivi, à ce que nous assurèrent nos hommes de loi, avec toute l’activité possible.

Nous passâmes la journée avec notre ami le bailli, qui voulut nous garder à dîner, et prîmes congé de lui, comme je vais maintenant le faire moi-même dans cette narration. Il continua de croître en richesses, en dignités et en crédit, et finit par arriver aux charges les plus honorables de la magistrature dans sa patrie. Environ deux ans après notre départ de Glasgow, fatigué des ennuis du célibat, il fit quitter à Mattie son humble rouet au coin du foyer de la cuisine, pour lui faire prendre place au haut bout de sa table, dont elle fit dorénavant les honneurs en qualité de mistriss Jarvie. Le bailli Grahame, les Mac-Wittie et autres (car tous les hommes ont leurs ennemis, et surtout dans le conseil d’une ville de province) ne manqueront pas de se moquer de cette métamorphose. « Mais, reprit M. Jarvie, laissons-les dire ; je ne m’en inquiète pas, et je ne sacrifierai pas mon bonheur à la crainte de faire jaser les gens pendant quelques jours. » Mon digne père le grand-diacre avait un dicton :


Sourcils d’ébène et teint de lys
À cœur tendre et fidèle unis,
Valent bien mieux, je le confesse,
Que les trésors et la noblesse.


« D’ailleurs, concluait-il, Mattie n’est pas non plus une fille du commun ; elle est petite-cousine du laird de Limmerfield. »

Soit que Mattie dût son élévation à sa naissance ou à ses qualités personnelles, c’est ce que je n’entreprendrai pas de décider ; mais il est certain qu’elle se conduisit parfaitement bien dans sa nouvelle situation, et dissipa les craintes de quelques amis du bailli, qui avaient regardé cette épreuve comme un peu périlleuse. Je ne sache pas qu’il y ait aucune autre circonstance de sa vie utile et paisible qui mérite d’être rapportée.


CHAPITRE XXXVII

L’HÉRITAGE


« Venez ici, tous les six, mes braves fils ; vous êtes tous les hommes de courage. Combien de vous, mes chers enfants, se joindront à moi pour soutenir la cause de ce digne comte ? »
Cinq d’entr’eux répondirent à cet appel, et leur réponse exprimait leur empressement. « Ô mon père ! jusqu’à notre dernier jour nous soutiendrons avec toi la cause de ce digne comte. »
Soulèvement dans le nord.


Le lendemain matin, comme nous nous préparions à quitter Glasgow, André Fairservice se précipita dans ma chambre comme un insensé, sautant, gesticulant et chantant avec plus de véhémence que de mesure :


Le four est en flamme, en flamme !
Prenez donc garde, belle dame.


Ce ne fut pas sans peine que je fis cesser ses maudites clameurs, et que je parvins à savoir ce dont il s’agissait. Il m’apprit alors, comme la plus belle nouvelle du monde, que les montagnards étaient en pleine insurrection, et que Rob-Roy, à la tête de toute sa bande de sans-culottes, serait à Glasgow avant que l’aiguille de l’horloge en eût deux fois fait le tour.

« Taisez-vous, faquin que vous êtes ! lui répondis-je ; il faut que vous soyez ivre ou fou. Et s’il y avait quelque vérité dans cette nouvelle, drôle, y aurait-il là de quoi chanter ?

— Ivre ou fou ? répliqua-t-il impudemment ; sans doute, on est toujours ivre ou fou quand on annonce aux gens des nouvelles qu’ils ne se soucient pas d’apprendre. Je puis chanter, ma foi ! mais les montagnards nous feront chanter d’une autre manière, si nous sommes assez fous ou assez ivres pour attendre leur arrivée. »

Je sortis de ma chambre, et trouvai Owen et mon père debout ; tous deux semblaient fort alarmés.

Les nouvelles d’André n’étaient que trop vraies. La grande rébellion qui a agité la Grande-Bretagne en 1715 venait d’éclater. L’infortuné comte de Marr avait levé l’étendard des Stuarts : fatale entreprise qui fut suivie de la ruine de plusieurs familles honorables d’Angleterre et d’Écosse. La trahison de quelques agents jacobites, particulièrement celle de Rashleigh, et l’arrestation de quelques autres, avaient dévoilé au gouvernement de Georges Ier les nombreuses ramifications d’une conjuration préparée de longue main, et dont l’explosion prématurée eut lieu dans une partie du royaume trop éloignée du centre pour produire aucun effet bien sensible sur le pays, si ce n’est la confusion et le désordre qu’elle y jeta.

Ce grand événement me donna l’explication de plusieurs paroles obscures et d’un sens détourné que j’avais entendues de Mac-Gregor : je vis alors que les clans de l’Ouest qui avaient été rassemblés pour marcher contre lui, avaient renoncé à soutenir leur querelle particulière, par cette considération qu’ils devaient se réunir bientôt pour combattre en faveur de la même cause. Diverses expressions dont s’était servi Galbraith en parlant au duc, et auxquelles je n’avais rien compris alors, me revinrent aussi à la mémoire. Mais la plus cruelle de mes réflexions était que Diana fût l’épouse d’un de ces hommes qui se montraient les plus ardents à propager le désordre et l’anarchie, et qu’elle-même se trouvât exposée à toutes les privations et à tous les périls du rôle dangereux que jouait son mari.

Nous tînmes une consultation sur les mesures que nous avions à prendre dans ce moment de crise, et nous adoptâmes le plan de mon père, qui était de nous procurer immédiatement les passeports nécessaires, et de nous rendre à Londres sans délai. Je lui fis part du désir que j’avais d’offrir mes services au gouvernement et d’entrer dans un corps de volontaires, dont on disait que plusieurs se formaient déjà. Il souscrivit volontiers à ce projet ; car, quoiqu’il n’aimât pas la profession des armes, personne cependant n’aurait exposé sa vie plus volontiers que lui pour la défense de la liberté civile et religieuse.

Nous traversâmes en hâte, et non sans courir quelques dangers, le Dumfrieshire et les comtés voisins de l’Angleterre. Dans ces environs tous les gentilshommes du parti tory étaient déjà en mouvement, et s’occupaient à rassembler des hommes et des chevaux, tandis que des whigs se réunissaient dans les villes principales, armaient les habitants, et se préparaient à la guerre civile. Nous manquâmes plus d’une fois d’être arrêtés, et nous fûmes souvent obligés de faire un circuit pour éviter de passer sur les points de rassemblement des troupes opposées.

En arrivant à Londres, nous nous associâmes immédiatement aux banquiers et négociants qui s’étaient réunis pour soutenir le crédit du gouvernement, et pour prévenir la baisse de fonds, sur laquelle les conspirateurs avaient en grande partie fondé leurs espérances de succès, se flattant qu’ils réduiraient le gouvernement à la nécessité de faire banqueroute. Mon père fut nommé président de ce corps formidable de capitalistes, dont chacun des membres avait la plus grande confiance dans son zèle, son activité et ses talents. Il fut aussi l’organe dont ils se servirent pour communiquer avec le gouvernement, et il trouva moyen, tant par les fonds qui lui appartenaient que par ceux dont il pouvait disposer, de faire acheter une quantité d’effets publics, qui, au moment où la rébellion éclata, furent présentés à la bourse, ce qui menaçait de produire une baisse considérable. Je ne restai pas oisif non plus, mais j’obtins une commission, et je levai aux frais de mon père un corps de deux cents hommes avec lesquels je joignis l’armée du général Carpenter.

Cependant la rébellion avait gagné l’Angleterre. Le malheureux comte de Dewentwater avait pris les armes contre le roi avec le général Foster. Mon pauvre oncle, sir Hildebrand, dont les revenus étaient réduits presque à rien, tant par sa propre insouciance que par la prodigalité, l’inconduite de ses fils et le désordre qui régnait dans sa maison, se laissa facilement persuader de se joindre à ce fatal étendard ; mais avant de prendre ce parti, il montra un degré de prévoyance dont je ne l’aurais pas cru capable, il fit son testament.

Par cet acte il laissait son domaine d’Osbaldistone et tous ses biens à tous ses enfants successivement, et à leurs héritiers mâles, jusqu’à ce qu’il arrivât à Rashleigh, qu’il détestait de toute son âme à cause de son apostasie politique. Il lui laissait donc un schelling à titre de légitime, et me substituait le domaine, comme à son proche héritier, en cas de mort de ses cinq autres fils. Le vieux gentilhomme avait toujours eu de l’affection pour moi ; mais il est probable que, se voyant entouré de ses cinq fils, jeunes, de taille et de force athlétiques, qui venaient de prendre les armes avec lui, il envisageait cette disposition comme ne devant jamais s’accomplir, et ne l’avait faite que pour témoigner à Rashleigh, d’une manière solennelle, son ressentiment de sa double trahison. Il y avait une clause par laquelle il léguait à la nièce de feue sa femme Diana Vernon, maintenant lady Diana Beauchamp, quelques diamants qui avaient appartenu à sa tante, et un grand vase en argent sur lequel étaient gravées les armes des Osbaldistone et des Vernon.

Mais il entrait dans les décrets du ciel que sa nombreuse et robuste postérité s’éteignît beaucoup plus tôt qu’il ne l’avait supposé lui-même. À la première revue que les conspirateurs passèrent dans un lieu appelé Green-Higg, Thorncliff eut une dispute sur la préséance avec un gentilhomme des frontières du Northumberland, aussi violent et aussi intraitable que lui. En dépit de toutes les représentations qu’on pût leur faire, ils montrèrent à leur commandant combien peu ils devaient compter sur la discipline du corps, en se battant à l’épée, et mon cousin fut tué sur la place. Sa mort fut une grande perte pour sir Hildebrand ; car malgré son caractère bourru et querelleur, il avait un grain ou deux de bon sens de plus que ses autres frères, Rashleigh toujours excepté.

Perceval, le buveur, eut aussi une mort digne de lui. Il fit un pari avec un gentilhomme qui, par ses hauts faits dans ce genre, s’était acquis le redoutable surnom de Brandy Swalewell (d’avaleur d’eau-de-vie), à qui viderait la plus grande coupe de cette liqueur quand le roi Jacques fut proclamé à Morpeth. J’ai oublié la quantité précise d’eau-de-vie que Percie avala dans cette circonstance ; mais elle lui occasionna une fièvre dont il mourut au bout de trois jours, en criant à chaque instant : De l’eau ! de l’eau !

Dickon se cassa le cou près du pont de Wurington, en essayant de faire briller le mérite d’une mauvaise jument qu’il voulait vendre à un négociant de Manchester qui venait de se joindre aux insurgés. Il voulut franchir une barrière, l’animal trébucha : et le malheureux maquignon perdit la vie.

Wilfred, l’imbécile, eut, comme cela arrive souvent, le meilleur sort de toute la famille : il fut tué à Proud-Preston[147], le jour où le général Carpenter attaqua les barricades. Il combattit avec beaucoup de bravoure, quoiqu’on m’ait dit qu’il n’avait jamais pu comprendre exactement la cause de la querelle, et qu’il ne se souvenait pas toujours pour lequel des deux rois il se battait. John se conduisit aussi très-bravement dans la même action et reçut plusieurs blessures dont il n’eut pas le bonheur de mourir sur le champ de bataille.

Les insurgés se rendirent le lendemain, et le vieux sir Hildebrand, déjà accablé de douleur par la perte successive de ses fils, fut au nombre des prisonniers, et conduit à Newgate avec les malheureux blessés.

J’étais alors dégagé de mes devoirs militaires, et ne perdis pas un instant pour m’occuper d’adoucir le sort de mes infortunés parents ; le crédit de mon père auprès du gouvernement, et la compassion générale qu’excitait un père infortuné qui avait perdu successivement ses quatre fils dans un si court espace de temps, auraient sans doute empêché mon oncle et mon cousin d’être mis en jugement pour crime de haute trahison : mais leur arrêt était prononcé par le tribunal suprême. John mourut de ses blessures à Newgate, me recommandant à son dernier soupir une paire de faucons qu’il avait laissés à Osbaldistone, et une chienne noire épagneule, nommée Lucy.

Mon pauvre oncle succombait sous le poids de ses malheurs domestiques et des circonstances qui les avaient amenés d’une manière si subite. Il parlait peu, mais il semblait reconnaissant des soins que je me trouvai à portée de lui rendre. Je ne fus pas témoin de sa première entrevue avec mon père après tant d’années et à une si triste occasion ; mais, autant que j’en pus juger par l’extrême abattement de ce dernier, elle dut être très-pénible. Sir Hildebrand parla de Rashleigh, le seul fils qui lui restât encore, avec beaucoup d’amertume ; il l’accusa de la ruine de sa maison, de la mort de ses frères, et déclara que ni lui ni aucun d’eux ne se seraient plongés dans ses intrigues politiques, si ce n’eût été à l’instigation de ce misérable qui avait été le premier à les abandonner. Il parla une fois ou deux de Diana avec beaucoup d’affection, et un jour que j’étais assis près de son lit il me dit : « Neveu, puisque Thorncliff est mort ainsi que tous les autres, je suis fâché qu’elle ne puisse être à vous. » Cette expression, tous les autres, m’affecta vivement : c’était par ces mots que le baronnet, lorsqu’il se disposait le matin à partir joyeusement pour la chasse, avait coutume de désigner ses enfants en général, tandis qu’il distinguait Thorncliff, son favori, en l’appelant par son nom. Le ton jovial et bruyant avec lequel il s’écriait : « Holà ! appelez Thorncliff ; appelez tous les autres ! » s’offrit à mon souvenir, et me rendit plus sensible encore à l’air morne et abattu avec lequel il venait de prononcer ces mêmes paroles. Il me fit part alors du contenu de son testament, et m’en remit une copie authentique, dont il me dit que l’original était entre les mains de mon ancienne connaissance le juge Inglewood, qui, n’étant craint de personne, et ayant la confiance de tout le monde, comme une espèce de puissance neutre, était devenu le dépositaire de la moitié des testaments faits à cette époque dans le comté de Northumberland.

Les derniers moments de mon oncle furent en grande partie consacrés à l’accomplissement des devoirs que lui prescrivait sa religion, et dans lesquels il fut assisté par le chapelain de l’ambassadeur de Sardaigne, auquel nous procurâmes, non sans peine, la permission de le voir. Je ne pus découvrir par mes propres observations, ni par les réponses des médecins que je questionnai à ce sujet, le nom de la maladie à laquelle succomba sir Hildebrand : il mourut usé par les excès physiques et les peines morales, sans agonie. Je ne saurais mieux rendre ma pensée que par cette expression, il s’éteignit : tel un vaisseau, long-temps agité et battu par la tempête, fait eau par une multitude de fentes presque imperceptibles, et coule à fond sans cause apparente de destruction.

Il est assez remarquable que mon père, après avoir rendu les derniers devoirs à son frère, parut désirer vivement que je me hâtasse d’entrer en possession des domaines de sa famille, suivant le droit que m’en donnait le testament, devenant ainsi le représentant de la maison de son père, chose qui jusque-là avait semblé avoir bien peu d’attraits pour lui. Mais il avait tant soit peu joué le rôle du renard de la fable en dédaignant ce qui était hors de sa portée ; et je ne doute pas d’ailleurs que son extrême ressentiment contre Rashleigh Osbaldistone, qui menaçait hautement d’attaquer le testament de son père, ne contribuât puissamment au désir qu’éprouvait le mien de le faire maintenir.

« J’ai, disait-il, été injustement déshérité par mon père ; le testament de mon frère a réparé, sinon en entier, du moins en partie, cette injustice, en laissant les débris de ses biens à Frank, l’héritier naturel ; et je suis résolu à ne rien ménager pour que ce legs ait son effet. »

Cependant Rashleigh n’était nullement un adversaire que l’on pût mépriser. Les révélations qu’il avait faites au gouvernement si à propos, son extrême adresse, son intelligence, et la manière artificieuse avec laquelle il avait su tirer parti des circonstances pour se donner un mérite de plus et acquérir de l’influence, lui avaient procuré des protecteurs dans le ministère. Nous étions déjà en procès avec lui au sujet de la soustraction faite à la maison Osbaldistone et Tresham, et, d’après le peu de progrès que nous avions faits dans une affaire si simple, il était à craindre que ce second procès ne se prolongeât au-delà de notre vie à tous.

Pour abréger ces délais autant que possible, mon père, d’après l’avis de son avocat, acheta en mon nom des créances considérables qui étaient hypothéquées sur le domaine d’Osbaldistone. Peut-être aussi l’occasion qui s’offrait à lui de disposer avantageusement d’une grande partie des gains immenses que la hausse rapide des fonds lui avait procurés lors de l’extinction de la rébellion, et l’expérience qu’il venait de faire des dangers du commerce, l’engagèrent-elles à réaliser de cette manière une portion considérable de sa fortune. Quoi qu’il en soit, il en résulta qu’au lieu de m’ordonner, comme je m’y attendais, de m’occuper désormais des affaires de la maison, car je lui avais déclaré que je me soumettrais à toutes ses volontés, quelles qu’elles fussent, il me fit partir pour Osbaldistone afin d’en prendre possession comme héritier légitime et représentant de la famille. Il me recommanda de m’adresser au juge Inglewood pour lui demander le testament de mon oncle qui avait été déposé chez lui, et de prendre toutes les mesures pour m’assurer d’abord la possession, ce qui, suivant les sages, est déjà avoir neuf points sur dix en sa faveur.

Dans tout autre temps, j’aurais été charmé de ce changement de destination. Mais maintenant Osbaldistone ne pouvait me retracer que de pénibles souvenirs. Cependant je réfléchis que ce n’était que dans ses environs que j’avais quelque probabilité d’obtenir des renseignements sur le sort de Diana Vernon. J’avais toute raison de craindre qu’il ne fût bien différent de celui que je lui aurais souhaité ; mais je n’avais pu jusque-là rien apprendre sur un sujet qui m’intéressait si vivement.

C’était en vain que j’avais essayé de gagner la confiance de quelques parents éloignés, qui se trouvaient au nombre des prisonniers de Newgate, par toutes les marques d’intérêt qu’il était en mon pouvoir de leur donner. Un sentiment de fierté que je ne pouvais blâmer, et le soupçon qui s’attachait assez naturellement au whig Frank Osbaldistone, cousin du double traître Rashleigh, fermaient tous les cœurs et toutes les bouches : en échange de mes bons offices je ne recevais que de froids remercîments qu’on ne m’adressait que comme à regret. Le glaive de la loi diminuait aussi graduellement le nombre de ces infortunés, et ceux qui survivaient n’en avaient que plus d’éloignement pour quiconque était en relation avec le gouvernement existant. En voyant leurs compagnons successivement conduits au supplice, ils finissaient par ne plus prendre aucun intérêt au genre humain, et perdaient même tout désir de communication avec lui. Je me rappellerai long-temps ce que l’un d’eux, nommé Ned[148] Shafton, me répondit un jour que je le priais de me dire si je ne pouvais pas lui procurer quelque aliment plus agréable que ceux de la prison : « Monsieur Frank Osbaldistone, me dit-il, je dois supposer que vos intentions sont bonnes à mon égard et je vous en remercie. Mais, de par Dieu ! on ne peut engraisser les hommes comme de la volaille ! Et quand nous voyons tous les jours quelques-uns de nos compagnons traînés au supplice, ne savons-nous pas que le même coup nous atteindra bientôt ! »

Au total, je ne fus donc pas fâché de quitter Londres et les scènes de la prison de Newgate pour aller respirer l’air vif du Northumberland. André Fairservice était resté auprès de moi, plutôt d’après le désir de mon père que d’après le mien. Les connaissances locales qu’il avait d’Osbaldistone et de ses environs pouvaient me devenir utiles en ce moment ; il m’accompagna donc, et je jouissais de la perspective de me débarrasser bientôt de lui en le rétablissant dans son ancien poste. Je ne puis concevoir comment il réussit à intéresser mon père en sa faveur, si ce n’est par l’art, qu’il possédait à un degré supérieur, d’affecter le plus grand attachement pour son maître. Cet attachement, tout en théorie, ne contrariait en rien sa pratique constante de me jouer sans scrupule toute espèce détours : je dois convenir cependant qu’il veillait avec le plus grand soin à ce que les autres n’empiétassent pas sur ses privilèges : son maître ne devait être la dupe que de lui seul.

Notre voyage dans le Nord ne fut accompagné d’aucune aventure remarquable, et nous trouvâmes ce pays, naguère livré aux fureurs de la rébellion, aussi paisible et aussi calme que jamais. Plus nous approchions d’Osbaldistone-Hall, plus mon cœur se serrait à la pensée de rentrer dans ce château aujourd’hui si désert ; pour retarder ce moment pénible, je résolus de commencer par faire ma visite au juge Inglewood.

Ce vénérable personnage, pendant tous ces troubles, avait été fort tourmenté par les souvenirs de ce qu’il avait été autrefois et de ce qu’il était alors. Ses retours naturels sur le passé avaient nui considérablement à l’activité qu’on aurait dû s’attendre à le voir déployer dans l’accomplissement de ses devoirs actuels. Sur un point, cependant, le sort l’avait favorisé. Son clerc Jobson, par dépit de son indolence, avait fini par le quitter pour faire accepter ses services à un certain squire[149] Standish qui, nouvellement investi des fonctions de juge de paix, les exerçait avec le zèle le plus ardent pour les intérêts du roi George et de la succession protestante, zèle qui était porté si loin que M. Jobson, au lieu de le stimuler comme son ancien maître, se croyait souvent obligé de le contenir dans les limites de la loi.

Le vieux juge Inglewood me reçut avec beaucoup de politesse, et s’empressa de me remettre le testament de mon oncle, qui me parut parfaitement en règle. Dans les premiers moments, le digne magistrat parut fort en peine de savoir de quelle manière il parlerait et agirait en ma présence ; mais lorsqu’il vit que si par principes j’avais soutenu le gouvernement actuel, je n’en étais pas moins disposé à la compassion pour ceux qui, par un sentiment mal entendu de fidélité et de devoir, s’étaient armés contre lui, il perdit toute contrainte et me fit une narration très-divertissante de tout ce qu’il avait fait et de tout ce qu’il n’avait pas fait ; comment il était parvenu, non sans peine, à empêcher quelques gentilshommes de se réunir aux rebelles, et comment il avait fermé les yeux sur la fuite de ceux qui avaient eu le malheur de ne pas suivre ses avis.

Nous étions tête à tête, et, d’après le désir spécial du juge, nous avions déjà bu plusieurs rasades, quand tout à coup il m’invita à remplir mon verre jusqu’au bord, bonâ fide, pour boire à la santé de la pauvre miss Diana Vernon, la rose du désert, la fleur dos monts Cheviot, qui allait être transplantée dans un maudit cloître.

« Comment ! miss Vernon n’est donc pas mariée ? m’écriai-je. Je croyais que Son Excellence…

— Bah, bah ! Son Excellence, Sa Seigneurie ! titres de la cour de Saint-Germain. Tout cela est à vau-l’eau maintenant. C’est le comte de Beauchamp, le vieux sir Frédéric Vernon, ambassadeur plénipotentiaire de France, quand le duc d’Orléans, le Régent, ne savait peut-être même pas qu’il existât. Mais vous devez l’avoir vu au château, lorsqu’il y jouait le rôle du P. Vaughan ?

— Grand Dieu ! celui qui prenait le nom de Vaughan est-il donc le père de miss Vernon ?

— Sans doute : c’est un secret inutile à garder maintenant, car il doit avoir quitté le pays ; autrement mon devoir m’obligerait à le faire arrêter. Allons ! n’oublions pas la santé de cette chère miss Diana qui est perdue pour nous :


« Allons ; pour porter sa santé,
Que nos genoux pressent la terre ;
Car c’est ainsi qu’armé du verre
Il faut honorer la beauté. »


Vous croirez sans peine, mon cher Tresham, que je n’étais pas en état de partager la gaieté du juge ; j’étais étourdi de la nouvelle que je venais d’apprendre. « Je n’avais jamais entendu dire, repris-je, que le père de miss Vernon fût encore vivant.

— Ce n’est pas la faute de notre gouvernement, reprit Inglewood ; car du diable s’il existe un homme pour la tête duquel il eût donné plus d’argent. Il a été condamné à mort pour la conspiration de Fenwick, et on croit qu’il ne fut pas étranger à l’affaire de Knight-Bridge, du temps du roi Guillaume. Comme il avait épousé une parente de la maison de Breadalbane, il avait en Écosse une influence considérable. On dit même qu’une des conditions de la paix de Ryswick était qu’il serait livré au gouvernement ; mais il feignit une maladie, et sa mort fut publiquement annoncée dans tous les journaux français. Cependant quand il revint ici, nous autres vieux Cavaliers[150], nous n’eûmes pas de peine à le reconnaître, c’est-à-dire que je le reconnus sans être Cavalier moi-même ; mais comme il n’y eut pas de dénonciation faite contre le pauvre gentilhomme et que de fréquentes attaques de goutte me rendaient souvent la mémoire fort courte, je n’aurais pas pu affirmer sous serment que c’était lui. Vous entendez ?

— Mais n’était-il donc pas connu à Osbaldistone-Hall ?

— Il ne l’était que de sa fille, du vieux baronnet et de Rashleigh, qui avait pénétré ce secret comme il en pénétrait tant d’autres, et qui s’en servait comme d’une corde passée autour du cou de cette pauvre Diana. Je l’ai vue cent fois prête à lui sauter au visage, si elle n’avait été retenue par ses craintes pour son père, dont la vie n’aurait pas été en sûreté pendant cinq minutes s’il avait été découvert par le gouvernement. Mais ne vous méprenez pas sur mes paroles, monsieur Osbaldistone : je ne veux pas dire que le gouvernement ne soit bon, juste et clément ; et s’il a fait pendre la moitié des rebelles, pauvres diables ! tout le monde conviendra qu’on n’en aurait pas touché un seul, s’ils étaient restés paisiblement chez eux. »

Détournant la discussion de ces questions politiques, je ramenai M. Inglewood à son sujet, et j’appris que Diana, ayant positivement refusé d’épouser aucun des fils Osbaldistone, et ayant exprimé une haine particulière pour Rashleigh, ce dernier, à dater de ce moment, avait commencé à se refroidir pour la cause du Prétendant, cause qu’il n’avait embrassée que parce qu’étant le plus jeune de six frères, d’un caractère entreprenant, adroit et artificieux, il avait espéré y trouver les moyens d’y faire sa fortune. Il est probable que la manière dont il s’est vu forcé, par l’autorité réunie de sir Frédéric Vernon et des chefs écossais, à rendre les billets qu’il avait enlevés à la caisse de mon père, le détermina à s’ouvrir une voie plus rapide vers la fortune en changeant de parti et en trahissant les secrets du sien. Peut-être aussi, car peu d’hommes avaient un jugement plus éclairé que lui lorsqu’il s’agissait de ses propres intérêts ; peut-être, dis-je, réfléchit-il alors que les talents et les ressources des chefs de cette cause, comme, la suite le prouva effectivement, étaient loin d’être à la hauteur des circonstances, et trop au-dessous d’une entreprise aussi importante que celle de renverser un gouvernement établi. Sir Frédéric Vernon, ou, suivant le titre que lui donnaient les jacobites, Son Excellence le comte de Beauchamp, avait eu de la peine à échapper avec sa fille aux suites de la dénonciation que Rashleigh avait portée contre lui. Là se bornaient les renseignements que M. Inglewood me donna ; mais il ne doutait pas, puisqu’on n’avait pas appris que sir Frédéric fut tombé entre les mains du gouvernement, qu’il n’eût trouvé le moyen de passer en France, où, d’après la cruelle convention faite avec son beau-frère, Diana, à cause de son refus de se choisir un époux dans la famille Osbaldistone, devait être enfermée dans un couvent. M. Inglewood ne put m’expliquer très-clairement la cause première de ce singulier arrangement ; mais il croyait avoir entendu dire que c’était un pacte de famille pour assurer à sir Frédéric les débris de ses biens qui, par suite de quelque manœuvre légale, avaient passé dans la famille Osbaldistone : c’était enfin une espèce de traité dans lequel, comme on en vit beaucoup d’autres à cette époque, on avait aussi peu d’égards aux sentiments des parties intéressées que si elles eussent été au nombre des bestiaux attachés aux domaines.

Telle est la bizarrerie du cœur humain, que je ne puis dire si cette nouvelle me fit peine ou plaisir. Il me sembla que la certitude que miss Vernon était éternellement séparée de moi, non par son union avec un autre, mais par sa retraite dans un couvent, augmentait les regrets de l’avoir perdue, au lieu de les adoucir. Je devins triste, distrait, rêveur, incapable en un mot de soutenir plus long-temps la conversation du juge Inglewood qui, à son tour, bâilla, et finit par me proposer de nous séparer de bonne heure. Je lui souhaitai donc le bonsoir et lui fis même mes adieux, déterminé à partir pour Osbaldislone le lendemain avant déjeuner.

M. Inglewood approuva ma résolution.

« Vous ferez bien, me dit-il, de vous y montrer avant que votre arrivée dans le pays soit ébruitée. J’ai entendu dire que Rashleigh est en ce moment chez M. Jobson, où il couve sans doute quelque complot. Ils sont bien dignes de s’associer ensemble, car Rashleigh a perdu le droit de se mêler à la société d’hommes d’honneur. Mais il n’est guère possible de croire que deux maudits fripons de ce genre se rassemblent sans tramer quelque intrigue contre quelqu’un. »

Il conclut en me recommandant de ne pas partir le lendemain matin sans prendre une rôtie et un verre de bière, et sans faire une attaque sur son pâté de venaison, pour me fortifier l’estomac contre l’air du matin.


CHAPITRE XXXVIII.

ENCORE LA BIBLIOTHÈQUE DU CHÂTEAU D’OBADILSTONE.


Son maître est parti, et personne que lui maintenant n’habite le château d’Ivor ; hommes, chiens, chevaux, tous sont morts : il est le seul qui ait survécu.
Wordsworth.


Il n’y a guère de sensations plus tristes que celles que nous éprouvons à la vue des lieux qui furent le théâtre de nos plaisirs passés, quand nous les retrouvons abandonnés et déserts. En suivant la route d’Osbaldistone-Hall, je passai devant les mêmes objets que j’avais vus avec miss Vernon, ce jour mémorable où nous revînmes ensemble de chez le juge Inglewood. Son image me tint compagnie pendant tout le chemin ; et quand j’approchai du lieu où je l’avais vue pour la première fois, je croyais encore entendre le cri des chiens et le son du cor, et mes yeux se fixaient, avec une attention pénible, sur la colline, comme si j’eusse dû en voir descendre encore, dans son équipage de chasse, cette charmante apparition ; mais tout était muet et solitaire. Quand j’arrivai au château, les portes, les croisées fermées, l’herbe qui couvrait les pavés, les cours où régnait le plus profond silence, tout vint me présenter le plus frappant contraste avec les scènes bruyantes et animées dont j’avais été si souvent témoin quand les joyeux chasseurs se préparaient à partir le matin pour s’adonner à leur passe-temps favori, ou revenaient le soir se livrer aux plaisirs de la table. Un éternel et profond silence avait succédé aux aboiements des chiens impatients, aux cris des piqueurs, au bruit des pieds des chevaux, et au gros rire du vieux chevalier à la tête de ses robustes et nombreux descendants.

En contemplant cette scène déserte et muette, je me sentais péniblement affecté par le souvenir de ceux même qui, pendant leur vie, n’avaient aucune part à mon affection. Mais la pensée que tant de jeunes gens d’une belle et robuste constitution, pleins de vie, de santé et d’espérances, étaient successivement, et dans un si court espace de temps, descendus dans la tombe par différents genres de mort violente et inattendue ; cette pensée, dis-je, me brisait le cœur. C’était une bien faible consolation pour moi de rentrer comme propriétaire dans des lieux que j’avais quittés en fugitif. Je n’avais pas été habitué à les considérer comme devant m’appartenir, et je me considérais comme un usurpateur, au moins comme un étranger indiscret, et je pouvais à peine me défendre de l’idée que l’ombre de quelqu’un de mes cousins allait m’apparaître, comme un spectre gigantesque dans certains romans, pour m’en disputer l’entrée.

Pendant que j’étais plongé dans ces tristes pensées, André, qui n’éprouvait rien de pareil, s’évertuait à frapper à coups redoublés à toutes les portes, criant en même temps qu’on ouvrît, d’un ton assez haut pour indiquer qu’il sentait parfaitement la nouvelle importance qu’il avait acquise comme premier écuyer du nouveau seigneur du château. Enfin Antoine Syddall, vieux sommelier et majordome de mon oncle, se présenta timidement à une fenêtre basse, défendue par des barreaux de fer, et nous demanda ce que nous voulions.

« Nous sommes venus vous relever de votre charge, mon vieil ami, dit André Fairservice ; vous pouvez rendre vos clefs aussitôt qu’il vous plaira… Chaque chien a son jour… Je vous débarrasserai du soin de l’argenterie et de l’office… Vous avez eu votre temps, monsieur Syddall, mais chaque fève a son point noir, et tout chemin son bourbier : ainsi vous pourrez prendre dorénavant au bas bout de la table la place qu’André y occupait autrefois. »

Réprimant non sans difficulté l’impertinence de mon domestique, j’expliquai à Syddall la nature de mes droits, et celui que j’avais à demander l’entrée du château, qui désormais m’appartenait. Le vieillard parut agité et embarrassé, et témoigna une grande répugnance à me laisser entrer, quoique s’exprimant d’un ton soumis et respectueux. J’attribuai cette agitation à des sentiments qui lui faisaient honneur ; mais, tout en y ayant égard, j’insistai pour qu’il m’ouvrît, et lui expliquai que son refus m’obligerait de recourir à l’autorité du juge Inglewood, et à demander l’assistance d’un constable.

« Nous étions ce matin chez M. le juge Inglewood, » dit André pour donner plus de force à la menace, « et en chemin j’ai rencontré Archie Rudledege le constable. Il ne faut pas croire que le pays sera, comme autrefois, sans aucune justice, monsieur Syddall, et que les rebelles et les papistes y feront ce qu’ils voudront. »

La menace de recourir à la loi effraya le vieillard, qui sentait combien lui-même pouvait être suspect, à cause de sa religion et par son dévouement à sir Hildebrand et à ses fils. Il ouvrit d’une main tremblante une porte garnie de verrous et de barres de fer, et dit qu’il osait espérer que je ne lui saurais pas mauvais gré de la fidélité avec laquelle il tâchait de remplir ses devoirs. Je le rassurai en lui disant que sa prudence ne pouvait que me donner la meilleure opinion de lui.

« Non pas à moi, dit André ; Syddall est un vieux routier ; il ne serait pas en ce moment blanc comme un linge, et ses genoux se choquant l’un contre l’autre, s’il n’y avait là-dessous quelque chose de plus qu’il ne veut en dire.

— Que le Seigneur vous pardonne, monsieur Fairservice, de parler ainsi d’un vieux camarade et d’un ami, reprit le sommelier.

— Où Votre Honneur désire-t-il qu’on allume du feu ? » ajouta-t-il du ton le plus humble. « Je crains que vous ne trouviez le château bien triste et bien solitaire… Mais peut-être avez-vous l’intention de retourner dîner chez le juge Inglewood ?

— Allumez du feu dans la bibliothèque.

— Dans la bibliothèque ! personne n’y est entré depuis bien long-temps… la cheminée fume… Les corneilles y ont fait leurs nids ce printemps, et nous n’avons plus de jeunes gens ici pour les abattre.

— Chacun son droit[151], dit André. Son Honneur aime la bibliothèque ; il n’est pas un de vos papistes qui se plaisent dans les ténèbres de l’ignorance, monsieur Syddal. »

Le sommelier, fort à contre-cœur, à ce qu’il me parut, me conduisit à la bibliothèque : contre mon attente, et malgré ce qu’il venait de dire, je reconnus que l’intérieur de cet appartement avait été arrangé depuis peu ; il était mieux en ordre que je ne l’avais jamais vu. Un feu clair brillait dans la cheminée, sans aucune apparence de fumée. Prenant les pincettes comme pour arranger le bois, mais en réalité afin de cacher sa confusion, le sommelier observa qu’il brûlait bien maintenant, quoiqu’il n’eût fait que fumer toute la matinée.

Désirant être seul jusqu’à ce que j’eusse pu me rendre maître des sensations pénibles que tous les objets qui m’entouraient faisaient naître en moi, je priai le vieux Syddall d’aller chercher le régisseur de la terre, qui demeurait à un quart de mille environ du château ; il partit avec une répugnance visible. J’ordonnai ensuite à André de chercher une couple de jeunes gens vigoureux, sur qui il pût compter ; car la population du voisinage était toute papiste, et je savais Rashleigh capable de se porter aux plus grands excès. André se chargea de cette commission avec empressement, et me promit de m’amener de Trinlay-Knowe deux vrais presbytériens comme lui, en état de faire face au pape, au diable et au Prétendant. « Et, ma foi ! je ne serai pas fâché moi-même d’avoir leur compagnie, car la dernière nuit que j’ai passée à Osbaldistone (je veux que tous les bourgeons de mon petit jardin soient gelés si je ne dis pas la vérité), j’ai vu ce même portrait qui est là (il montrait le portrait du grand-père de miss Vernon) se promener au clair de lune dans le jardin ! Je me souviens d’avoir dit à Votre Honneur que j’étais poursuivi par les revenants cette nuit-là, et que vous n’avez pas voulu me croire… J’avais toujours cru qu’il y avait de la sorcellerie et de la diablerie chez les papistes, mais je l’ai vu de mes propres yeux dans cette nuit effrayante.

— C’est bon, partez ! Allez chercher les hommes dont vous parlez, et ayez soin qu’ils aient plus de bon sens que vous, et qu’ils n’aient pas peur de leur ombre.

— J’ai toujours été regardé comme aussi brave qu’un autre, reprit-il vivement ; mais je ne me pique pas de pouvoir lutter contre les esprits ; » et il sortit de la bibliothèque au moment où M. Wardlaw, le régisseur, y entrait lui-même.

C’était un homme de bon sens et d’honneur, sans la prudence et l’intégrité duquel mon oncle n’aurait pu se maintenir aussi long-temps à Osbaldistone. Il examina attentivement mes titres, et en reconnut franchement la validité. Pour tout autre que moi cette succession eût été peu profitable, tant le domaine était grevé de dettes et d’hypothèques ; mais, comme je l’ai déjà dit, mon père avait acquis la plupart de ces dernières, et s’occupait d’acheter le reste des créances.

J’avais à m’occuper de beaucoup d’affaires avec M. Wardlaw, et je le retins à dîner. Malgré les instances réitérées que me faisait Syddall de descendre dans la salle à manger, qu’il avait déjà préparée pour nous recevoir, je fis servir le dîner dans la bibliothèque. Sur ces entrefaites, André arriva avec sa recrue de deux presbytériens, qu’il me recommanda, dans les termes les plus vifs, comme des hommes sobres et honnêtes, versés dans la bonne doctrine, et par-dessus tout braves comme des lions. J’ordonnai qu’on leur donnât à boire, et ils se retirèrent tous trois. Le vieux Syddall secouait la tête en les regardant aller, et je voulus en savoir la raison.

« Je n’ai pas lieu d’espérer, dit-il, que Votre Honneur veuille s’en rapporter à mes paroles, et cependant j’atteste le ciel de leur sincérité. Antoine Wingfield est le plus honnête homme qui existe ; mais s’il y a un perfide coquin dans le pays, c’est son frère Lancy. Tout le monde sait que le clerc Jobson l’emploie comme espion pour surveiller les pauvres gentilshommes qui ont pris part aux troubles ; mais c’est un non-conformiste, et il n’en faut pas davantage aujourd’hui. »

Ayant ainsi exprimé ses sentiments, auxquels j’étais peu disposé à faire attention, le sommelier mit le vin sur la table et nous quitta.

M. Wardlaw resta avec moi jusqu’à la chute du jour ; alors il fit un paquet de ses papiers, et prit congé de moi. Il me laissa dans cette situation d’esprit où l’on ne sait trop si l’on désire la solitude ou la compagnie ; au surplus, je n’avais pas la liberté du choix, car je me trouvais dans l’appartement du château le plus propre à m’inspirer des réflexions mélancoliques.

Comme la nuit commençait à obscurcir l’appartement, je vis André avancer la tête à la porte, non pour me demander si je voulais de la lumière, mais pour me recommander d’en prendre, comme mesure de précaution contre les esprits dont son imagination était effrayée. Je le renvoyai avec assez d’humeur, et m’asseyant dans l’un des fauteuils de cuir qui étaient au coin de la vieille cheminée gothique, je m’amusai à tisonner le feu. Tout en suivant des yeux le mouvement de la flamme que je venais d’alimenter. « Voilà, me disais-je, l’image des progrès et des résultats des désirs de l’homme ! Enfants de l’imagination, un rien les allume et les excite ; ils se nourrissent d’illusions et d’espoir, jusqu’à ce qu’ils aient consommé la substance qu’ils enflamment ; puis l’homme, ses passions, ses désirs, ses espérances, s’anéantissent à la fois, ne laissant plus qu’un vil amas de cendres ! »

Un profond soupir, qui partit du côté opposé de l’appartement, sembla répondre à ces réflexions. Je tressaillis de surprise et me levai précipitamment. Diana Vernon était devant moi ; elle s’appuyait sur le bras d’un homme qui ressemblait d’une manière si frappante au portrait dont j’ai déjà parlé, que je jetai les yeux sur le cadre, m’attendant presque à le trouver vide. Ma première idée fut que j’étais devenu fou, ou que je voyais deux esprits sortir de la tombe. Un second coup d’œil me convainquit que j’étais dans mon bon sens, et que les figures que je voyais étaient bien réellement deux substances corporelles. C’était Diana elle-même, quoique plus pâle et plus maigre qu’autrefois, accompagnée non d’un habitant de l’autre monde, mais du P. Vaughan, ou plutôt sir Frédéric Vernon, dans un costume tout à fait semblable à celui du portrait de son père, avec lequel il avait une grande ressemblance. Ce fut lui qui parla le premier ; car Diana tenait les yeux baissés vers la terre, et l’étonnement avait paralysé ma langue.

« Nous venons ici en suppliants, monsieur Osbaldistone, dit-il, réclamer le refuge et la protection de votre toit, jusqu’à ce que nous puissions poursuivre un voyage pendant lequel je risque à chaque pas de trouver les cachots ou la mort.

— Bien certainement articulai-je avec beaucoup de difficultés, miss Vernon ne peut croire… vous ne pouvez penser, monsieur, que j’aie oublié voire obligeante intervention dans une circonstance difficile, ou que je sois capable de trahir qui que ce soit, et vous moins que personne.

— Je le sais, dit sir Frédéric, et cependant c’est avec une répugnance inexprimable que je viens vous demander un service, désagréable peut-être, mais à coup sûr dangereux, et que j’aurais préféré pouvoir demander à tout autre. Mais le sort qui m’a conduit à travers une vie pleine de périls, me réduit en ce moment à n’avoir pas même la liberté du choix. »

En ce moment la porte s’ouvrit, et j’entendis la voix de l’officieux André : « J’apporte des chandelles ; vous les allumerez si vous voulez. »

Je me précipitai au-devant de lui, espérant arriver assez à temps pour l’empêcher de voir les personnes qui étaient dans l’appartement. Je l’en fis sortir avec violence, fermai la porte et poussai le verrou. Mais, me rappelant aussitôt et les deux compagnons qu’il avait en bas, et son humeur babillarde, et la remarque de Syddall que l’un d’eux était un espion, je le suivis aussi promptement que je pus jusque dans le vestibule, où ils étaient réunis. André parlait très-haut quand j’ouvris la porte ; mais il se tut quand il me vit entrer.

« Eh bien, qu’avez-vous donc, imbécile que vous êtes ? Vous ouvrez de grands yeux effarés, comme si vous aviez vu un esprit ?

— Rien, rien ; seulement il a plu à Votre Honneur de me traiter un peu brusquement.

— Parce que vous m’avez dérangé d’un profond sommeil, animal !… Syddall m’a dit qu’il ne pouvait pas faire préparer de lits cette nuit pour ces braves gens, et M. Wardlaw pense qu’il est inutile de les retenir. Voilà une couronne pour boire à ma santé, mes amis ; je vous remercie de votre complaisance ; vous pouvez vous retirer. »

Les deux hommes me remercièrent, prirent l’argent et se retirèrent sans montrer ni soupçons ni mécontentement. Je ne les quittai pas que je ne les eusse vus partir, afin d’être bien sûr qu’ils ne pourraient avoir aucune communication avec l’honnête André. Je l’avais suivi lui-même de si près, que je croyais qu’il n’avait pas eu le temps de leur dire plus de deux mots avant mon arrivée ; mais deux mots suffisent souvent pour causer de grands malheurs : dans cette occasion, ils coûtèrent la vie à deux personnes.

Ayant pris les mesures qui, dans ce moment de trouble, me parurent les plus efficaces pour assurer le secret de mes hôtes, je retournai vers eux leur en rendre compte, et j’ajoutai que j’avais recommandé à Syddall de répondre lui-même lorsque je sonnerais, car je devais supposer que c’était avec son aide qu’ils s’étaient cachés dans le château. Diana me remercia de cette précaution par un doux regard.

« Maintenant vous connaissez tous mes mystères, me dit-elle ; vous savez sans doute quel lien cher et sacré m’unit à celui qui trouva si souvent un refuge dans ces lieux ; et vous ne devez plus vous étonner que Rashleigh, ayant pénétré ce secret, me gouvernât avec une verge de fer. »

Son père ajouta que leur intention était de m’embarrasser de leur présence le moins long-temps possible.

Je le suppliai de ne s’occuper de rien autre chose que de leur sûreté, et de compter que tous mes efforts tendraient à ce but, ce qui amena sir Frédéric à m’expliquer les circonstances dans lesquelles ils se trouvaient.

« Rashleigh Osbaldistone m’avait toujours été suspect, me dit-il ; mais sa conduite envers ma fille, conduite dont je ne lui arrachai l’aveu qu’avec difficulté, et l’abus de confiance dont il se rendit coupable envers votre père, m’inspirèrent pour lui de l’aversion et du mépris. Dans notre dernière entrevue, je ne pus lui cacher ces sentiments autant que la prudence aurait dû m’engager à le faire ; et, pour se venger, il ajouta la trahison et l’apostasie à la liste de ses crimes. J’osais me flatter alors que sa défection serait de peu d’importance. Le comte de Marr avait une brave armée en Écosse, et lord Derwentwater, avec Forster Kenmore, Winterton et autres, assemblaient des forces sur les frontières. Comme j’avais des relations étendues avec tous ces seigneurs et gentilshommes anglais, on jugea utile que j’accompagnasse un détachement de montagnards qui, sous le brigadier Mac-Intosh de Borlum, passa le Forth, traversa les basses terres d’Écosse, et se réunit sur les frontières aux insurgés anglais. Ma fille m’accompagna, et partagea tous les périls et les fatigues d’une marche si longue et si difficile…

— Et jamais elle ne quittera son bien aimé père, s’écria miss Vernon, en s’appuyant tendrement sur son bras.

« À peine avais-je rejoint nos amis, que je reconnus que notre cause était perdue. Notre nombre diminuait au lieu d’augmenter, et nous n’étions soutenus que par ceux qui partageaient nos opinions religieuses ; les torys protestants restaient généralement indécis. Enfin nous fûmes assiégés par des forces supérieures dans la petite ville de Preston. Nous nous défendîmes bravement pendant un jour entier ; mais le lendemain le courage manqua à nos chefs, et ils résolurent de se rendre à discrétion. Me livrer à de pareilles conditions, c’eût été porter ma tête sur l’échafaud. Vingt ou trente gentilshommes environ pensèrent, comme moi, qu’il fallait affronter une mort presque certaine plutôt que de nous rendre. Nous montâmes à cheval, et plaçâmes ma fille, qui voulut absolument partager ma destinée, au milieu de notre petite troupe. Mes compagnons, frappés d’admiration pour son courage et sa piété filiale, jurèrent de périr plutôt que de l’abandonner. Nous sortîmes en corps par une rue nommée Fishergate : elle conduit à une plaine marécageuse qui s’étend vers la rivière de Kibble, ou quelqu’un de notre troupe s’engagea à nous indiquer un gué. Ce marais n’avait pas été occupé entièrement par l’ennemi, de sorte que nous ne fîmes d’autre rencontre que celle d’une patrouille de dragons d’Honeywood, que nous dispersâmes et mîmes en pièces. Nous traversâmes la rivière, gagnâmes la grande route de Liverpool, et là nous nous séparâmes pour chercher chacun une retraite. Le destin me conduisit dans le pays de Galles, où je connais plusieurs gentilshommes qui partagent mes principes politiques et religieux. Je ne pus cependant trouver une occasion sûre de m’embarquer, et fus obligé de revenir encore dans le nord. Un ami sûr et éprouvé m’avait donné rendez-vous dans ce voisinage pour me conduire dans un petit port du Solway, où une chaloupe doit m’attendre pour me transporter pour jamais hors de mon pays natal. Comme le château d’Osbaldistone n’était pas habité dans ce moment, et qu’il avait pour gardien le vieux Syddall, qui avait été notre confident dans de semblables occasions, nous nous y réfugiâmes comme dans une retraite sûre et bien connue de ma fille et de moi. Je repris un costume que j’avais porté avec succès pour effrayer les paysans ou les domestiques superstitieux que le hasard pouvait me faire rencontrer ; et nous nous attendions à tout moment à apprendre que l’ami fidèle qui doit nous servir de guide avait tout préparé, quand votre soudaine arrivée nous a mis dans l’obligation de nous confier à votre générosité. »

Ainsi finit le récit de sir Frédéric : je l’avais écouté comme celui d’un rêve. Je pouvais à peine me figurer que c’était bien réellement sa fille que j’avais devant les yeux ; elle avait perdu une partie de ses attraits ; et cette gaieté, cette légèreté de caractère qui lui avait fait supporter tous les coups de l’adversité avait fait place à une sorte de soumission mélancolique, de résignation mêlée de fermeté. Son père, quoiqu’il connût et redoutât l’effet que les louanges qu’il donnerait à sa fille devaient produire sur moi, ne put résister au plaisir de faire son éloge.

« Elle a supporté, me dit-il, des épreuves dignes de trouver place dans l’histoire d’un martyr… Elle a regardé en face les dangers et la mort sous mille formes différentes… Elle a enduré des fatigues et des privations qui auraient abattu les hommes les plus robustes… Elle a passé les jours dans les ténèbres, les nuits dans les veilles, sans qu’il lui soit jamais échappé un murmure, une plainte, le plus léger signe de faiblesse. En un mot, monsieur Osbaldistone, c’est une offrande digne de Dieu auquel (ajouta-t-il en se signant) je vais la consacrer, comme ce qui reste de plus cher et de plus précieux à Frédéric Vernon. »

Il cessa de parler ; je ne l’avais que trop bien compris ; son but était maintenant, comme lorsque je le rencontrai en Écosse, de détruire tout espoir que j’aurais pu conserver d’une union avec sa fille.

« Maintenant que monsieur Osbaldistone connaît la triste situation des infortunés qui viennent de réclamer sa protection, dit-il à Diana, nous n’abuserons pas plus long-temps de ses moments. »

Je les priai de rester, et leur offris de quitter moi-même la bibliothèque. Sir Frédéric me répondit que ce serait éveiller les soupçons de mon domestique ; que le lieu de leur retraite était plus sûr sous tous les rapports, et que Syddall l’avait pourvu de tout ce qui leur était nécessaire. « Nous aurions pu vraisemblablement y rester cachés sans que vous l’eussiez découvert, ajouta-t-il ; mais la délicatesse me faisait un devoir de confier ma sûreté à Votre Honneur.

— Vous n’avez fait que me rendre justice… Je suis peu connu de vous, sir Frédéric ; mais miss Vernon, j’en suis certain, vous dira…

— Je n’ai pas besoin du témoignage de ma fille, » dit-il d’un air poli, mais de manière à m’empêcher de m’adresser directement à elle ; « je suis disposé à attribuer les sentiments les plus honorables à monsieur Francis Osbaldistone. Mais permettez-nous de nous retirer… Il faut que nous profitions des moments de repos qui nous sont accordés, puisque nous ne savons pas si d’un moment à l’autre nous ne serons pas appelés à continuer notre dangereux voyage. »

En parlant ainsi il prit le bras de sa fille, et, après m’avoir salué, disparut avec elle par la porte que cachait la tapisserie.


CHAPITRE XXXIX et dernier.

CATASTROPHE ET CONCLUSION.


Maintenant leur sort va se décider ; les événements se sont pressés, mais au lever de la toile la scène va s’éclaircir.
Don Sébastien.


À leur départ, je me sentis comme étourdi et le cœur comme glacé d’un froid mortel. Quand notre imagination se fixe sur l’objet de notre affection pendant une longue absence, elle nous le représente non seulement sous le jour qui lui est le plus avantageux, mais encore de la manière dont nous désirons le plus le voir. L’image de Diana était restée en moi telle que je la vis quand je reçus ses adieux, quand je sentis ma joue humide de ses larmes : la bague qu’elle m’avait fait remettre par Hélène Mac-Gregor avait été pour moi le gage qu’elle emportait mon souvenir dans l’exil et même dans le cloître. Je venais de la voir, et ses manières froides et résignées où je n’aurais dû voir qu’une tranquille mélancolie, avaient trompé mes espérances, m’avaient presque offensé. Dans l’égoïsme de la passion, je l’accusai d’indifférence, d’insensibilité ; l’orgueil, la cruauté, le fanatisme, tels furent les reproches que j’adressai à son père : j’oubliais que tous deux sacrifiaient leurs intérêts, et Diana son inclination, à l’accomplissement de ce qu’ils regardaient comme un devoir.

Sir Frédéric Vernon était un catholique rigide, qui croyait que le chemin du salut était fermé à un hérétique, et Diana, qui depuis plusieurs années faisait de la sûreté de son père le principe et le mobile de ses pensées, de ses espérances et de ses actions, sentait qu’elle n’accomplissait qu’un devoir en lui sacrifiant sa vie entière, ses plus chères affections. Il n’est pas surprenant que je fusse alors incapable d’apprécier dignement des motifs si honorables ; toutefois je ne voulais faire éclater mon ressentiment que d’une manière noble et généreuse.

« Je suis donc méprisé, » dis-je en repassant dans mon esprit les paroles de sir Frédéric ; « méprisé et jugé indigne même d’échanger quelques mots avec elle… Soit ; rien du moins ne peut m’empêcher de veiller à sa sûreté. Je veux rester ici comme en sentinelle avancée, et tant qu’elle reposera sous mon toit, aucun danger ne la menacera, aucun danger que le bras d’un homme déterminé puisse détourner. »

Je fis venir Syddall dans la bibliothèque ; il y arriva suivi de l’éternel André, qui, ayant fait de beaux rêves de fortune pour lui-même depuis que j’avais pris possession du château et des terres qui en dépendaient, avait résolu que, s’il n’attrapait rien, ce ne serait pas faute de se mettre en évidence : cependant, comme il arrive souvent aux gens qui agissent par des motifs intéressés, il dépassait le but qu’il voulait atteindre et me fatiguait par ses importunités.

Sa présence m’empêcha de parler librement à Syddall comme je le désirais, et je n’osai le renvoyer, de crainte d’augmenter les soupçons qu’il avait pu concevoir de la manière brusque dont je l’avais déjà mis à la porte de la bibliothèque. « Je coucherai ici, » dis-je en leur faisant signe de rouler plus près du feu un lit de repos à l’ancienne mode. « J’ai beaucoup à travailler, et je me coucherai tard. »

Syddall, qui lut dans mes regards, offrit de m’apporter un matelas et des couvertures ; j’y consentis. Ayant allumé deux chandelles, je les renvoyai en donnant ordre qu’on ne me dérangeât pas le lendemain avant sept heures du matin.

Ils se retirèrent, et je me livrai tout entier à mes pénibles réflexions, jusqu’à ce qu’enfin la nature épuisée cédât au besoin du repos.

Je m’efforçai pourtant de détourner ma pensée du sujet sur lequel elle revenait sans cesse ; mais les sentiments que j’avais combattus avec courage quand j’étais éloigné de l’objet qui les faisait naître, reprenaient une nouvelle force maintenant que j’étais si près de lui et sur le point de m’en séparer à jamais. Si j’ouvrais un livre, le nom de Diana était écrit à chaque page, et quel que fût le sujet sur lequel je m’efforçasse de reporter mes pensées, son image était présente à mon imagination. C’était comme l’esclave attentive du Salomon de Prior :


Avant que j’eusse articulé son nom,
Abra s’offrait à ma présence ;
J’en appelais une autre, et toujours sans façon
Abra vers moi s’avance.


Tour à tour m’abandonnant ou résistant aux sentiments qui m’agitaient, je me livrais à un excès de douleur et de tendresse dont je me serais à peine cru capable, ou, me rappelant que j’avais été rejeté d’une manière que je ne croyais pas mériter, je m’armais de toute la force que mon orgueil blessé pouvait me fournir. Je parcourus à grands pas la bibliothèque jusqu’à ce que l’exaltation de ma tête m’eût réellement donné la fièvre. Je me jetai alors sur mon lit, mais ce fut en vain que je cherchai tous les moyens de me livrer au sommeil ; que je restai sans permettre à un de mes membres de changer de place, et dans un état d’immobilité aussi complète qu’un corps privé de vie ; que je cherchai à bannir toutes les pensées qui pouvaient troubler mon repos, ou à me distraire, soit en récitant quelques vers de mémoire, soit en m’occupant de quelque problème de mathématiques : mes inquiétudes délirantes enflammaient mon sang, qui circulait dans mes veines comme un torrent de feu, et, se précipitant avec violence vers mes artères, leur donnait un mouvement lourd et régulier qui avait quelque chose de douloureux.

Je me levai, j’ouvris la fenêtre, et j’y restai quelques instants : l’influence de l’air, la beauté du clair de lune, et le calme de la nuit, rafraîchirent un peu mes sens et calmèrent mon agitation. Je me jetai de nouveau sur mon lit, non le cœur plus léger, mais du moins plus disposé à la résignation ; bientôt le sommeil s’empara de moi, mais ce sommeil des sens laissait mon âme en proie au sentiment douloureux de ma situation, et il fut troublé par des rêves pénibles, épouvantables même.

Il en est un entre autres, aussi bizarre qu’affreux, qui est encore présent à ma mémoire. Il me semblait que Diana et moi nous étions au pouvoir de la femme de Mac-Gregor et sur le point d’être précipités du sommet d’un rocher dans le lac, le signal devait être un coup de canon, tiré par sir Frédéric Vernon qui, revêtu des habits de cardinal, présidait à la cérémonie. Je ne saurais dire combien fut vive et profonde l’impression que me fit éprouver cette scène imaginaire. En ce moment encore je pourrais peindre la muette et courageuse résignation qu’exprimaient les traits de Diana ; les figures hideuses et barbares de nos bourreaux réunis en foule autour de nous, grimaçant de cent façons plus effroyables les unes que les autres ; enfin, le fanatisme rigide et inflexible gravé sur la physionomie du père : je le vis allumer la mèche fatale ; j’entendis l’explosion, signal funeste de destruction, répété plusieurs fois par les échos des sommets environnants. Frappé d’horreur, je me réveillai pour passer de mes terreurs imaginaires à des craintes trop réelles.

Les sons qui m’avaient effrayé en rêve n’étaient pas purement imaginaires. Ils frappèrent de nouveau mes oreilles ; mais il s’écoula deux ou trois minutes avant que je pusse recueillir mes sens, et comprendre qu’ils provenaient de grands coups qu’on frappait à la porte. Dans mon inquiétude, je sautai à bas du lit, je saisis mon épée, et me hâtai d’aller m’opposer à ce que la porte fût ouverte. Malheureusement je fus obligé de faire un circuit, la bibliothèque ne donnant pas sur la cour, mais sur les jardins. En arrivant sur l’escalier, dont les fenêtres donnaient sur la cour, j’entendis le vieux Syddall répondre d’une voix faible et intimidée à des gens du dehors, qui, d’un ton brusque et impérieux, demandaient l’entrée au nom du roi et en vertu d’un mandat du juge Standish, menaçant le vieux domestique de toute la sévérité des lois s’il n’obéissait à l’instant même. À mon grand déplaisir j’entendis en même temps la voix d’André qui commandait à Syddall de se retirer, et de lui laisser ouvrir la porte.

« S’ils viennent au nom du roi George, nous n’avons rien à craindre, car nous avons répandu pour lui notre sang et notre or. Nous n’avons pas besoin de nous cacher comme certaines gens, monsieur Syddall ; nous ne sommes ni des jacobites, ni des papistes, j’espère. »

C’était en vain que je descendais en toute hâte ; j’entendis l’officieux drôle tirer les uns après les autres les verrous de la porte, tout en vantant sa fidélité et celle de son maître envers le roi George, et je vis aussitôt que j’arriverais trop tard pour m’opposer à l’entrée de ceux qui se présentaient. Dévouant intérieurement les épaules d’André au bâton sitôt que j’aurais le temps de récompenser ses bons offices, je courus à la bibliothèque, en barricadai la porte du mieux que je pus, et me hâtai d’aller frapper à celle par laquelle Diana et son père s’étaient retirés, en les suppliant de me laisser entrer sur-le-champ. Ce fut Diana elle-même qui m’ouvrit ; elle était habillée, et rien en elle n’annonçait la crainte ou l’émotion.

« Le danger nous est si familier, me dit-elle, qu’il nous trouve toujours prêts à lui faire face. Mon père est déjà levé ; il est dans l’appartement de Rashleigh. Nous fuirons par le jardin, et de là par la porte de derrière, dont Syddall m’a donné la clef : à tout événement nous gagnerons le bois. J’en connais les détours mieux que qui que ce soit. Tachez de les arrêter quelques moments ; et, encore une fois, trop cher Frank, adieu ! »

Elle disparut comme un météore, et je rentrai dans la bibliothèque. On frappait violemment à la porte, que l’on semblait vouloir enfoncer.

« Brigands ! voleurs que vous êtes ! » m’écriai-]e, affectant de me tromper sur la cause qui les amenait, « si vous ne vous retirez à l’instant même, je ferai feu sur vous de ma carabine à travers la porte.

« Il ne s’agit pas ici de faire feu ! s’écria André ; c’est M. le clerc Jobson qui vient avec un mandat légal.

— Pour chercher, saisir et appréhender au corps, » dit la voix de cet exécrable procureur, « certaines personnes désignées dans mon mandat, accusées de haute trahison, aux termes du troisième article de la loi rendue par le roi Guillaume dans la treizième année de son règne. »

Lorsqu’il eut cessé de parler, les efforts pour enfoncer la porte recommencèrent avec une nouvelle violence.

« Je me lève, messieurs, » dis-je afin de gagner du temps. « Pas de voies de fait, s’il vous plait ; laissez-moi examiner votre mandat, et, s’il est en forme et légal, je ne m’opposerai pas à son exécution.

— Vive le grand roi George, notre roi ! s’écria André ; je vous ai bien dit que vous ne trouveriez pas ici de jacobites. »

Après avoir traîné le temps en longueur autant qu’il m’avait été possible, je fus enfin obligé d’ouvrir la porte, de peur qu’elle ne cédât.

M. Jobson entra suivi de plusieurs estafiers, parmi lesquels je reconnus le jeune Wingfield, auquel sans doute il avait l’obligation de la dénonciation. Il produisit son mandat, décerné non seulement contre Frédéric Vernon, mais aussi contre la personne de Diana Vernon, fille mineure, et celle de Francis Osbaldistone, accusé d’être leur fauteur et complice. Dans un cas semblable, la résistance eût été une folie : après avoir encore cherché à gagner quelques minutes, je me rendis donc prisonnier.

J’eus la mortification de voir Jobson se diriger vers la chambre de miss Vernon, et de là pénétrer sans hésitation dans celle où sir Frédéric avait couché. « Les lièvres sont dénichés, » dit-il en entrant ; « mais le gîte est encore chaud, et les limiers ne peuvent tarder à les atteindre. »

Un cri parti du jardin m’annonça que sa prophétie ne se réalisait que trop bien. Au bout de quelques minutes, Rashleigh entra dans la bibliothèque, traînant sir Frédéric Vernon et sa fille, qu’il avait faits prisonniers.

« Le renard, dit-il, connaissait son ancien terrier ; mais il oubliait que le prudent chasseur était là pour en garder l’entrée. Je n’avais pas oublié la porte du jardin, sir Frédéric, ou, si ce titre vous plaît mieux, très-illustre lord Beauchamp.

— Rashleigh, s’écria sir Frédéric, tu es le plus abominable des scélérats !

— Je méritais ce nom, sire chevalier, ou milord, quand, égaré par les conseils d’un maître perfide, j’essayais d’allumer la guerre civile dans ma paisible patrie. Mais j’ai fait ce que j’ai pu pour réparer mes erreurs, » ajouta-t-il en élevant ses regards vers le ciel.

Je ne pus me contenir plus long-temps, malgré ma résolution de garder le silence : il fallait parler ou étouffer. « Ce que l’enfer, dis-je, peut produire de plus hideux, ce sont les traits de la scélératesse qui se couvre du voile de l’hypocrisie.

— Oh, oh ! mon gentil cousin, » dit Rashleigh en s’approchant avec une lumière et en m’examinant des pieds à la tête, « vous êtes le bienvenu à Osbaldistone. Je vous pardonne votre humeur. Il est dur de perdre en un jour un domaine et une maîtresse ; car nous allons prendre possession de ce château au nom de l’héritier légitime, sir Rashleigh Osbaldistone.

Pendant que Rashleigh parlait de ce ton ironique, je voyais combien il faisait d’efforts pour déguiser la colère et la honte qui l’agitaient. Mais son agitation devint encore plus évidente quand Diana Vernon lui dit :

« Rashleigh, j’ai pitié de vous ! Oui, quelque soit le mal que vous avez cherché et que vous avez enfin réussi à me faire, je ne puis vous haïr autant que je vous méprise. Ce que vous venez de faire est peut-être l’ouvrage d’une heure ; mais cette heure vous fournira un sujet de réflexions pendant toute votre vie… De quelle nature seront-elles ? c’est ce que votre conscience vous apprendra ; car vous n’étoufferez pas éternellement sa voix. »

Rashleigh fit deux ou trois tours dans la chambre, s’approcha d’une table sur laquelle j’avais laissé une bouteille de vin, et s’en versa un grand verre d’une main tremblante : mais quand il vit que nous remarquions son agitation, il s’en rendit maître par un violent effort, et, nous regardant avec un grand calme, il porta le verre à sa bouche sans en répandre une seule goutte :

« C’est le vieux bourgogne de mon père, dit-il à Jobson ; je suis bien aise qu’il en reste encore. Vous aurez soin de placer ici des gens sûrs pour garder la maison, et de mettre à la porte ce vieux radoteur et cette espèce d’imbécile écossais (désignant Syddall et André) ; puis, nous conduirons ces trois personnes en lieu de sûreté, » ajouta-t-il en se tournant vers nous. « J’ai fait préparer le vieux carrosse de famille pour ce voyage, quoique je n’ignore pas que cette jeune dame pourrait braver l’air de la nuit à pied ou à cheval, si cette excursion était de son goût. »

André se tordait les mains. « J’ai seulement dit, s’écria-t-il, que mon maître parlait sûrement à un revenant dans la bibliothèque. Ce coquin de Lancy ! trahir un vieil ami avec lequel il a chanté pendant vingt ans les mêmes psaumes dans le même livre ! »

On le chassa de la maison ainsi que Syddall, sans lui laisser le temps d’achever ses lamentations. Son expulsion, toutefois, eut de singulières conséquences. Ayant résolu, comme il me le dit ensuite, d’aller passer le reste de la nuit chez une vieille femme, appelée la mère Simpson, qui, en faveur de leur ancienne connaissance, ne pouvait refuser de lui donner un gîte, il venait de sortir de l’avenue et entrait dans un endroit appelé le Vieux-Bois, quoiqu’il servît de pâturage, lorsque tout à coup il se trouva au milieu d’un troupeau de bœufs qui paraissait devoir y passer la nuit. Il en fut peu surpris, car il savait que la coutume de ses compatriotes, en conduisant leurs bestiaux, était de se retirer à nuit close dans les meilleurs pâturages et d’en partir avant l’aurore, afin d’éviter de payer leur gîte. Mais il fut aussi effrayé qu’étonné quand un montagnard, s’élançant sur lui, l’accusa de déranger son troupeau, et refusa de le laisser passer qu’il n’eût parlé à son maître. Le montagnard conduisit André dans un taillis où se trouvaient trois ou quatre autres de ses compatriotes. « Et je vis tout de suite, dit André, qu’ils étaient trop nombreux pour conduire un troupeau de bœufs ; et par les questions qu’ils me firent, je jugeai qu’ils avaient d’autres affaires en tête. »

Ils l’interrogèrent en détail sur tout ce qui s’était passé au château d’Osbaldistone, et parurent écouter avec surprise et intérêt le récit des événements qui venaient d’y avoir lieu.

« Et ma foi, » disait André en me faisant ce récit, « je leur dis tout ce que je savais ; car de ma vie je n’ai refusé de répondre en présence de pistolets et de poignards. »

Ils se parlèrent bas entre eux, et enfin réunirent leurs bœufs, qu’ils dirigèrent vers l’entrée de l’avenue : elle pouvait avoir un demi-mille de longueur. Là ils se mirent à transporter des arbres qui avaient été abattus dans le voisinage, et à en faire une sorte de barricade en travers de la route, à quinze pas environ de l’avenue. Le jour commençait à paraître, et la pâle lueur qui venait de l’orient, se mêlant aux derniers rayons de la lune, éclairait assez distinctement les objets. Le bruit sourd d’une voiture à quatre chevaux, escortée par six cavaliers, qui roulait dans l’avenue, se fit entendre. Les montagnards écoutèrent attentivement. La voiture contenait Jobson et ses malheureux prisonniers ; l’escorte était composée de Rashleigh et de plusieurs officiers de paix à cheval. À peine eûmes-nous passé la grille de l’avenue, qu’elle fut fermée derrière la cavalcade par un montagnard posté là à dessein. Tout aussitôt après, la marche de la voiture fut arrêtée par les bestiaux au milieu desquels il lui fallait passer, et par la barricade. Deux des hommes de l’escorte mirent pied à terre pour débarrasser le chemin des arbres qui l’obstruaient, et qu’ils pouvaient croire y avoir été laissés accidentellement ; les autres se mirent en devoir de fouetter les bœufs pour les éloigner de la route.

« Qui ose frapper nos bêtes ? » dit une voix forte ; « feu sur lui, Angus ! »

Rashleigh s’écria au même instant : « C’est un coup monté ! » et il blessa d’un coup de pistolet celui qui avait parlé.

« Claymore[152]  ! » s’écria le chef des montagnards, et le combat s’engagea sur-le-champ. Surpris par une attaque si soudaine, les officiers de justice, qui généralement ne sont pas pourvus d’une grande intrépidité, firent une assez pitoyable défense eu égard à leur nombre. Quelques-uns voulurent retourner au château ; mais un coup de feu parti de derrière la grille leur fit penser qu’ils étaient cernés, et ils se dispersèrent dans toutes les directions. Rashleigh était descendu de cheval, et soutenait corps à corps un combat désespéré contre le chef des montagnards. Assis près d’une portière de la voiture, je les suivais des yeux. Enfin Rashleigh tomba.

« Demandez-vous pardon, pour l’amour de Dieu, du roi Jacques et de notre ancienne amitié ? » dit une voix que je reconnus très bien.

« Non, jamais ! » répondit Rashleigh avec fermeté.

« Eh bien, meurs donc, traître ! » dit Mac-Gregor ; et il lui plongea son épée dans le corps.

Le moment d’après, il était à la portière de la voiture ; il donna la main à miss Vernon, aida son père et moi à en sortir, et, en arrachant Jobson, il le précipita sous les roues.

« Monsieur Osbaldistone, » me dit-il tout bas, « vous n’avez rien à craindre, vous ; mais il faut que je songe à ceux qui sont en danger. Tranquillisez-vous sur le sort de vos amis. Adieu ! N’oubliez pas Mac-Gregor.

Il donna un coup de sifflet, et sa troupe se rassembla autour de lui ; bientôt je les vis s’enfoncer dans la forêt : Diana et sir Frédéric marchaient au milieu de la troupe. Le cocher et le postillon avaient abandonné leurs chevaux, et s’étaient enfuis au premier coup de pistolet ; mais ces animaux, arrêtés par la barricade, étaient restés parfaitement tranquilles, fort heureusement pour Jobson, qui, au moindre mouvement de la voiture, eût été écrasé sous les roues. Mon premier soin fut d’aller à son secours ; car ce drôle était tellement terrifié, qu’il lui eût été impossible de se relever sans aide. Je lui recommandai de faire attention que je n’avais eu aucune part à la délivrance des prisonniers, que je n’en profitais même pas pour m’échapper, et je lui conseillai de retourner au château afin de faire venir quelques-uns de ses gens qu’il y avait laissés, pour nous aider à donner du secours aux blessés. Mais l’effroi avait tellement paralysé toutes ses facultés, qu’il lui était impossible de faire un mouvement. Je résolus donc d’y aller moi-même. À quelques pas de là, je trébuchai contre un corps que je pris pour un cadavre ou pour un blessé : ce n’était pourtant qu’André Fairservice, aussi dispos, aussi bien portant qu’il eût jamais été de sa vie ; il avait jugé à-propos de prendre cette posture pour éviter les balles qui, un moment auparavant, sifflaient de divers côtés. Je fus si aise de le trouver en ce moment, que je ne pensai même pas à lui demander par quel hasard il avait été amené en cet endroit, et je lui ordonnai de me suivre.

Rashleigh fut le premier dont je m’occupai. En approchant de lui, je l’entendis pousser un gémissement que la rage sans doute, plutôt que la douleur, lui avait arraché, et il ferma les yeux comme si, semblable à Iago, il eût résolu de ne pas prononcer une parole. Nous le transportâmes dans la voiture, et rendîmes le même service à un autre homme de l’escorte étendu blessé sur le champ de bataille. Je fis comprendre à Jobson, non sans peine, qu’il fallait qu’il montât aussi dans la voiture pour soutenir Rashleigh pendant la route. Il obéit, mais comme s’il n’eût conçu qu’à moitié ce que je venais de lui dire. André et moi, après avoir ouvert la porte de l’avenue, et fait tourner les chevaux, nous conduisîmes lentement la voiture jusqu’à Osbaldistone-Hall.

Quelques-uns des fuyards y étaient déjà arrivés par différents détours, et avaient répandu l’alarme parmi ceux qui y étaient restés en annonçant que sir Rashleigh, le procureur Jobson et toute leur escorte, excepté eux qui en apportaient la nouvelle, avaient été taillés en pièces par un régiment de féroces montagnards. Aussi, quand nous y arrivâmes, entendîmes-nous un bourdonnement semblable à celui des abeilles alarmées qui se préparent à défendre leur demeure. M. Jobson, qui commençait à reprendre ses sens, trouva pourtant assez de voix pour se faire reconnaître. Il était d’autant plus empressé de sortir de la voiture qu’un de ses compagnons, officier de justice, venait, à son inexprimable terreur, d’expirer à ses côtés en poussant un gémissement épouvantable.

Sir Rashleigh Osbaldistone vivait encore, mais la blessure qu’il avait reçue était si terrible, qu’à proprement parler le fond de la voiture était rempli de son sang, et qu’on en put suivre la trace depuis le péristyle jusqu’à la salle à manger où on le plaça sur une chaise : quelques-uns s’efforçaient d’arrêter le sang avec des bandages ; les autres criaient qu’il fallait appeler un chirurgien, et personne ne s’empressait de l’aller chercher.

« Ne me tourmentez pas, dit le blessé ; je sens que tout secours est inutile. Je suis un homme mort. » Il se redressa sur sa chaise, quoique la pâleur et la sueur de la mort fussent déjà répandues sur sa figure, et avec une fermeté qui semblait au-dessus de ses forces : « Cousin Francis, me dit-il, approchez-vous. » Je m’approchai. « Je ne veux que vous dire que les angoisses de la mort ne changent rien à mes sentiments pour vous. Je vous hais, » poursuivit-il avec une expression de rage qui donnait un affreux éclat à ses yeux prêts à se fermer pour jamais ; « je vous hais en ce moment où mon sang coule et où je vais expirer devant vous, avec la même violence que si, après vous avoir terrassé, je mettais le pied sur votre poitrine.

— Je ne vous ai donné aucun sujet de me tant haïr, monsieur, et je désirerais pour vous que vous fussiez en ce moment dans une autre disposition d’esprit.

— Vous ne m’en avez pas donné sujet, vous que sans cesse j’ai trouvé sur mon chemin ! vous qui avez détruit toutes mes espérances, en amour, en intérêt, en ambition ! J’étais né pour être l’honneur de la maison de mon père, et, grâce à vous, j’en ai été l’opprobre ! Mon patrimoine est devenu le vôtre ; jouissez-en, et puisse la malédiction d’un homme mourant s’y attacher ! »

Un moment après avoir proféré cette affreuse imprécation, il retomba sur son siège : ses yeux devinrent fixes, ses membres se raidirent, mais l’expression convulsive d’une haine mortelle survécut à son dernier soupir.

Je ne m’arrêterai pas plus long-temps sur cet horrible tableau, et me bornerai à dire que la mort de Rashleigh assura mes droits à une succession que personne ne pouvait me contester. Jobson lui-même fut obligé de convenir que la ridicule accusation de haute trahison avait été portée contre moi sur un affidavit (attestation sous serment) que lui, Jobson, avait faite dans le seul but de favoriser les vues de Rashleigh en m’éloignant d’Osbaldistone-Hall. Le nom de ce fripon fut rayé de la liste des procureurs, et il mourut dans la pauvreté et le mépris.

Après avoir mis mes affaires en ordre, je retournai à Londres, heureux de quitter un séjour qui me rappelait tant et de si pénibles souvenirs. J’étais extrêmement inquiet du sort de Diana et de son père. Un Français qui vint à Londres pour des affaires de commerce m’apporta une lettre de miss Vernon qui me tranquillisa beaucoup en m’apprenant qu’ils étaient en sûreté.

Elle me disait dans cette lettre que ce n’était pas par l’effet du hasard que nous avions si à propos rencontré Mac-Gregor et sa troupe. Ceux des nobles écossais qui avaient pris part à l’insurrection désiraient vivement favoriser la fuite de sir Frédéric Vernon, qui, en qualité d’agent de confiance de la maison de Stuart, avait entre les mains des papiers qui pouvaient compromettre la moitié des grandes familles du pays. Rob-Roy, de la sagacité et du courage duquel ils avaient eu si souvent des preuves, fut choisi pour l’aider dans sa fuite, et le rendez-vous assigné à Osbaldistone-Hall. Vous avez vu comment ce plan faillit être déconcerté par le malheureux Rashleigh : néanmoins il réussit ; car lorsque sir Frédéric et sa fille furent remis en liberté, ils trouvèrent des chevaux préparés pour eux ; et, grâce à la connaissance parfaite que Mac-Gregor avait du pays (car toutes les parties de l’Écosse et du nord de l’Angleterre lui étaient également familières), ils arrivèrent à la côte occidentale, d’où ils s’embarquèrent sans accident pour la France. Le Français qui m’avait apporté cette lettre m’apprit aussi que sir Frédéric Vernon était atteint d’une maladie de langueur, suites des fatigues et des privations de tous genres qu’il avait dernièrement éprouvées, et qu’on désespérait de sa vie qui pouvait peut-être se prolonger encore quelques mois. Sa fille était dans un couvent, et l’on disait que, quoiqu’il désirât qu’elle y prît le voile, son père l’avait cependant laissée entièrement maîtresse de ses volontés.

Ces nouvelles me décidèrent à avouer franchement à mon père les sentiments et les désirs de mon cœur ; il parut d’abord un peu effrayé de l’idée de me voir épouser une catholique romaine ; mais il désirait vivement me voir établi, et il sentait qu’en m’adonnant tout entier aux affaires du commerce, comme je l’avais fait depuis quelque temps, je lui avais sacrifié mes propres inclinations. Après avoir hésité, après m’avoir adressé des questions auxquelles je répondis d’une manière qui parut le satisfaire, il finit par me dire : « Je n’aurais jamais pensé que mon fils dût devenir seigneur d’Osbaldistone, bien moins encore qu’il allât chercher une femme dans un couvent de France : mais une fille aussi soumise sera bonne épouse. Vous vous êtes occupé du commerce pour vous conformer à mes goûts, Frank ; il est bien juste que vous suiviez le vôtre en vous mariant. »

Je n’ai pas besoin de vous dire, Tresham, avec quel empressement je partis pour la France, et de quelle manière mes vœux furent accueillis ; vous savez aussi combien d’années de bonheur je dus à Diana ; vous savez combien je l’ai pleurée ; mais ce que vous ne savez pas, ce que vous ne pouvez savoir, c’est à quel point elle méritait les regrets de son époux.

Il ne me reste plus d’aventures romanesques à vous raconter : je n’ai plus même rien à vous apprendre, puisque les derniers événements de ma vie sont si bien connus de celui qui a partagé avec tout l’intérêt de la plus tendre amitié les peines et les plaisirs dont elle a été semée. J’ai été encore plusieurs fois en Écosse, mais je n’ai jamais revu l’intrépide montagnard qui a eu tant d’influence sur la première partie de ma destinée. J’ai appris de temps en temps qu’il continuait à se maintenir au milieu des montagnes du Loch-Lomond, malgré ses nombreux ennemis ; qu’il avait même obtenu en quelque sorte que le gouvernement fermât les yeux sur la manière dont il s’est érigé lui-même en protecteur de Lennox, et qu’il continuait de lever le black-mail avec autant de régularité qu’un propriétaire exige le paiement de ses revenus. On aurait cru impossible qu’il ne terminât pas ses jours d’une manière violente ; toutefois il mourut paisiblement et dans un âge avancé, vers l’année 1733. Son souvenir s’est conservé dans le pays qu’il habitait, comme celui de Robin-Hood, en Angleterre ; il fut la terreur du riche, l’ami du pauvre, et possédait des qualités de cœur et d’esprit qui auraient fait l’ornement d’une autre profession que celle à laquelle son destin semblait l’avoir condamné.

André Fairservice disait dans sa vieillesse qu’il y avait des choses qu’il ne fallait ni trop louer ni trop blâmer, entre autres Rob-Roy.


(Le manuscrit original se termine ici d’une manière un peu brusque. J’ai lieu de croire que ce qui suit a rapport à des affaires particulières.)




POST-SCRIPTUM.


L’appendice n°11 à l’Introduction de Rob-Roy contient deux lettres curieuses relativement à l’arrestation de M. Grahame de Killearn par cet audacieux montagnard, pendant que le premier était occupé à recevoir les revenus du duc de Montrose. Ces lettres ont été données d’après les copies qui sont entre les mains du duc actuel, qui a bien voulu permettre à l’auteur d’en faire usage pour la présente publication. Ce roman venait d’être mis sous presse, quand l’honorable M. Peel qui, malgré ses importantes fonctions publiques, ne perd pas de vue les intérêts de la littérature, a transmis à l’auteur une copie des lettres originales, avec leurs adresses, dont il ne possède qu’une grossière copie. Les originaux ont été découverts dans les archives, grâce aux infatigables recherches de M. Lemon, qui jette journellement plus de lumière sur cette précieuse collection. D’après ces documents si obligeamment fournis à l’auteur, il peut reproduire les adresses qui manquaient aux copies. Celle du 21 novembre 1716 est adressée au vicomte de Townshend, accompagnée d’une autre de même date, à Robert Pringle, écuyer, sous-secrétaire d’état, qu’on a insérée ici comme ayant rapport à un événement si curieux.


Lettre du duc de Montrose à Robert Pringle, esquire, sous-secrétaire d’État, adjoint au vicomte de Townshend.


« Glasgow, 21 novembre 1716.

« Monsieur,

« Ayant eu plusieurs dépêches à écrire cette nuit, j’espère que vous m’excuserez si je confie à une autre main le soin de vous rendre compte en peu de mots de l’affaire qui nécessite le départ de cet exprès, par lequel j’écris en même temps à milord duc de Roxbargh et à milord Townshend, vous priant d’avoir soin que mes lettres leur soient exactement remises.

« M. Grahame le jeune, de Killearn, était lundi dernier à Monteith, dans une maison de campagne, occupé à recevoir mes revenus, lorsque, vers les neuf heures du soir, il fut surpris par Rob-Roy et quelques-uns de ses gens armés. Après avoir entouré la maison et s’être assurés des avenues, plusieurs d’entre eux présentèrent leurs fusils aux fenêtres, tandis que lui-même, accompagné de quelques autres, entra dans l’appartement, le pistolet à la main ; il s’empara de Killearn avec son argent, ses livres, ses papiers et billets, puis entraîna son prisonnier dans les montagnes. Ce brigand me fit écrire, par Killearn, une lettre (dont vous trouverez la copie ci-incluse), par laquelle il me propose un traité fort honorable. Je ne puis vous dire à quel point je fus surpris de cette affaire et d’un tel excès d’insolence, ni vous peindre mon inquiétude et mon chagrin de voir Killearn, mon propre parent, exposé à souffrir les barbaries et les cruautés que la malice et la vengeance peuvent inspirer à ces mécréants, parce qu’il a agi comme sujet fidèle du gouvernement, et avec zèle et affection dans mes affaires particulières.

« Il est inutile que j’entre avec vous dans de plus longs détails, puisque je sais que ma lettre à lord Townshend reviendra entre vos mains. Il ne me reste donc qu’à vous offrir les assurances de la sincérité avec laquelle je suis, monsieur,

« Votre très humble serviteur,
« Montrose. »

« Il me tarde d’avoir la réponse à mes premières dépêches au secrétaire, relativement à Methven et au colonel Urquhart, et aux cousins de ma femme, Balnamoon et Phinaven.

« Je vous prie de vouloir bien présenter mes humbles civilités à M. le secrétaire Methven, et de lui dire que je suis obligé de le renvoyer à la lettre que j’écris à milord Townshend, au sujet de cette affaire de Rob-Roy, jugeant inutile de leur écrire à tous deux. »

Certifié,
Robert Lemon,
Gardien des archives.

Bureau des archives, 4 novembre 1829.


Nota. La lettre incluse dont il est question dans celle que l’on vient de lire est une autre copie de la lettre que M. Grahame de Killearn fut forcé par Rob-Roy d’écrire au duc de Montrose : c’est exactement la même que celle qui était jointe à la lettre de Sa Grâce au lord Townshend, datée du 21 novembre 1716.

R. L.

La dernière lettre de l’appendice (du 28 novembre), qui informe le gouvernement de la mise en liberté de Killearn, est aussi adressée au sous-secrétaire d’état, M. Pringle.

L’auteur remarquera ici qu’il a découvert par des notes et renseignements donnés au gouvernement, qu’immédiatement avant l’insurrection de 1715, Rob-Roy paraît avoir été employé comme agent de confiance par le parti jacobite, même dans la mission délicate de transmettre des espèces au duc de Breadalbane, lesquelles entre ses mains n’étaient pas en moins grand danger que le trésor de l’Église entre celles de Raphaël et d’Ambroise de Lamela[153].


FIN DE ROB-ROY.















IMPRIMERIE DE MOQUET ET Cie, RUE DE LA HARPE, 90.

  1. Personnage de Shakspeare, dans Beaucoup de bruit pour rien. a. m.
  2. Comme il convient à la présente édition de parler avec une entière véracité, l’auteur croit devoir déclarer que cette prétendue communication est entièrement imaginaire.
  3. Hautes terres. a. m.
  4. Outlaw, célèbre dans l’histoire d’Angleterre. Nous le verrons figurer dans le roman d’Ivanhoe. a. m.
  5. On m’a raconté qu’il n’y a pas bien long-temps on avait eu le dessein d’enlever la large pierre qui recouvre le tombeau de Dugald Ciar-Mohr pour en faire un linteau de fenêtre, un seuil de porte, ou quelque chose de pareil. Un homme du clan Mac-Gregor, dont la raison était un peu dérangée, prit feu à cette insulte faite à sa tribu ; et quand les ouvriers allèrent pour enlever la pierre, il se plaça dessus, une large hache à la main, jurant qu’il ferait sauter la cervelle du premier qui oserait toucher au monument. Comme il était taillé en athlète, et assez insensé pour ne tenir aucun compte des conséquences de ses actions, on trouva plus sage de condescendre à son caprice, et le pauvre homme se tint en sentinelle sur la pierre, nuit et jour, jusqu’à ce que le projet de l’enlever fût entièrement abandonné.
  6. Les détails qu’on vient de lire sont tirés d’une histoire du clan Mac-Gregor que j’ai pu consulter, grâce à la bienveillance de Donald Mac-Gregor, décédé major du 33e régiment. On avait pris beaucoup de peine pour réunir dans ce manuscrit toutes les traditions et les documents écrits concernant cette famille. Mais une tradition ancienne et constante qui s’est conservée parmi les habitants du pays, et particulièrement parmi les Mac-Farlane, décharge Dugald Ciar-Mohr de l’assassinat des jeunes clercs, et en fait retomber tout l’odieux sur un certain Donald ou Duncan Leon, qui accomplit cet acte de cruauté avec l’aide d’un jeune garçon qui l’accompagnait, et qu’on appelait Charlioch ou Charlie. On dit que les assassins n’osèrent plus rejoindre leur clan, mais qu’ils menèrent une vie sauvage et solitaire, comme des outlaws, dans une partie déserte du territoire des Mac-Farlane. On les y laissa pendant quelque temps en paix, jusqu’à l’instant où ils commirent un acte horrible de brutalité sur deux femmes sans défense, la mère et la fille, appartenant au clan de Mac-Farlane. Pour venger cette atrocité, les Mac-Farlane les chassèrent comme des bêtes sauvages et tirèrent dessus. On dit que le jeune brigand Charlioch aurait pu s’échapper, étant d’une agilité extraordinaire à la course ; mais son crime fut la cause de son châtiment, car la femme qu’il avait outragée s’était défendue avec un courage désespéré, et l’avait blessé avec sa propre dague à la cuisse. Il boitait donc par suite de sa blessure ; c’est pourquoi il fut plus facile de l’atteindre et de le tuer. Je suis porté à croire que cette seconde version de l’histoire est la véritable, et que le crime fut imputé à Ciar-Mhor comme à un homme plus considérable. Il est encore possible que ces deux hommes d’un rang inférieur n’aient fait qu’exécuter ses ordres. (Note traduite sur la nouvelle édition d’Édimbourg.) A. M
  7. Écuyer. a. m.
  8. Voyez la Description statistique de l’Écosse, vol. xviii, page 132, paroisse de Kippen.
  9. Habitants des plaines ou basses terres.
  10. Voyez Appendice n° 1
  11. Son courage et son affectation du ridicule étaient unis à une grande modestie naturelle, ce qui arrive fort rarement. Voici son portrait dans les vers satiriques de lord Binning, intitulés Argyle’s Levee :
    « Harry avait salué six fois sans être aperçu, avant d’oser avancer. Le duc alors, regardant autour de lui avec complaisance, dit : « Vous avez été en France ; je n’avais jamais vu jusqu’ici un homme plus poli et plus gracieux. » Alors Harry salua, rougit, et gagna la porte, bouffi d’orgueil.
    Voyez une collection de poésies originales, par des gentlemen écossais ; vol. II, page 125. a. m.
  12. Le Petit-Jean, ou le page de Robin-Hood. a. m.
  13. Split and swquander, dispersez-vous, c’est-à-dire, éparpillez-vous de manière à pouvoir vous réunir tous au premier appel. a. m.
  14. Origine de l’insurrection des montagnards, par M. Grahame de Gartmore. Voyez les Lettres de Burt sur le nord de l’Écosse, édition de Jamieson, appendice, vol. II, page 348. a. m.
  15. « Ils arrivèrent de nuit à Luss, où ils furent joints par sir Humphrey Colquhoun de Huss et James Grant de Plascander, son gendre, suivis de quarante à cinquante vigoureux gaillards en culotte courte, avec leurs plaids attachés autour de la ceinture. Chacun d’eux était armé d’un fusil qu’il portait sur l’épaule, et avait au bras gauche une belle et solide large au milieu de laquelle était vissée une pointe en acier d’un pied et demi de long ; une excellente claymore au côté, avec un ou deux pistolets, un poignard et un couteau à la ceinture. » Histoire de l’insurrection, par Rae, page 287.
  16. L’expédition de Loch-Lomond a été jugée digne d’une brochure particulière que je n’ai jamais eue sous les yeux, mais qui, d’après les citations de l’historien Rae, doit être précieuse : « Le matin du jeudi 13, ils partirent pour leur expédition, et arrivèrent à midi environ à Inersnaid, l’endroit périlleux, où les hommes de Paisley, ceux de Dumbarton et quelques autres de leur compagnie, au nombre d’une centaine, s’élancèrent sur la côte avec la plus grande intrépidité, s’avancèrent jusqu’au pied des montagnes, et firent une longue pause, battant toujours du tambour. N’apercevant pas l’ennemi, ils se mirent à chercher leurs barques, que les insurgés avaient prises. Ayant vu par hasard des cordages et des rames qu’on avait jetées dans les broussailles, ils trouvèrent enfin leurs barques, qu’on avait entraînées assez loin dans les terres, et qu’ils ramenèrent à force de bras vers le lac, celles du moins qui n’étaient pas endommagées ; car, pour celles-ci, ils les défoncèrent et les mirent en pièces. Ils revinrent la même nuit à Luss, et le jour suivant à Dumbarton, d’où ils étaient partis, ramenant avec eux toutes les barques qu’ils trouvèrent de l’autre côté du lac et dans les anses des îles, et qu’ils amarrèrent sous le canon du château. Durant cette expédition, le feu continuel des chaloupes canonnières, les décharges successives de la mousqueterie, répètes par les nombreux échos des hautes montagnes qui s’élèvent sur les deux rives du lac, firent un tel vacarme que les Mac-Gregor épouvantés s’enfuirent rejoindre le reste des rebelles, campés à Strath-Fillan. » Histoire de l’Insurrection, par Rae, in-4o page 287.
  17. La première de ces anecdotes où le plus, haut degré de civilisation est mis en contact avec un état de société à demi-sauvage, m’a été contée par le célèbre docteur feu Gregory. Ses parents ont eu la bonté de comparer mon histoire avec leurs souvenirs et leurs traditions de familles, et de me fournir des détails authentiques. La seconde a pour fondement la mémoire d’un vieillard qui était présent lorsque Rob prit tranquillement congé de son savant cousin en entendant battre le tambour, et qui communiqua cette anecdote à M. Alexandre Forbes, parent par mariage du docteur Gregory, et encore vivant.
  18. Le lecteur trouvera à l’appendice n° II, deux lettres originales du duc de Montrose, avec celle que M. Graham de Killearn lui adressa de sa prison sur l’ordre du proscrit.
  19. Vers 1792, l’auteur, en passant de ce côté un jour qu’il voyageait dans les montagnes, trouva encore une garnison à Inversnaid ; mais elle ne se composait que d’un seul vétéran. Le vénérable gardien s’occupait à moissonner son petit champ d’orge en toute paix et tranquillité ; et quand nous lui demandâmes a entrer pour nous reposer, il nous dit que nous trouverions la clef du fort sur la porte.
  20. Lettres sur le nord de l’Écosse, vol. 11, p. 314-5.
  21. Bergers fous, nom donné aux voleurs de bestiaux. a. m.
  22. On appelle ainsi des vents qui soufflent dans une vallée sauvage du Badenoch.
  23. Ce mot est attribué au brigand Donald Bean Lean, dans Waverley. a. m.
  24. D’après certains récits, Appin lui-même eût été l’adversaire de Rob-Roy en cette occasion. Autant que je me rappelle le récit d’Invernahyle, ce fut, comme je le dis, le beau-frère d’Appin. Mais le temps où l’on m’a communiqué ces renseignements est aujourd’hui si éloigné, qu’il est possible que je me trompe. Invernahyle n’était pas grand, mais bien fait, fort comme un athlète, et très-habile à manier l’épée.
  25. Ce fatal fusil, qu’on prit à Robin-Oig quand il fut fait prisonnier, bien des années après, resta long-temps entre les mains des magistrats chez lesquels on l’avait apporte comme pièce de conviction, et il fait maintenant partie d’une petite collection d’armes appartenant à l’auteur. C’est un fusil d’Espagne ; on lit sur le canon les trois lettres R. M. C., ce qui signifie Robert Mac-Gregor Campell.
  26. L’auteur ne sait trop s’il est utile de dire qu’il a eu personnellement occasion de remarquer, même de son temps, que l’autorité royale n’obtenait pas soumission parfaite dans les braes de Balquhidder. Des sommes considérables etaient dues par Stewart Alpin, principalement à la famille de l’auteur, et il était probable qu’elles seraient perdues pour les créanciers s’ils ne pouvaient exercer leurs droits sur cette même ferme d’Invernenty, théâtre du meurtre consommé sur Mac-Larens.
    Sa famille, composée de plusieurs braconniers expérimentés, restait toujours en possession de la ferme, en vertu d’un très-long bail, moyennant une rente très-modique. Il n’était pas probable que personne achetât la ferme avec un tel bail. Une transaction fut passée avec les Mac-Larens, qui, désirant émigrer en Amérique, consentirent à résilier leur bail aux créanciers pour 300 livres, et à vider les lieux au terme de la Pentecôte ; mais, soit qu’ils se repentissent de leur marché ou qu’ils désirassent en faire un meilleur, peut-être aussi par pur point d’honneur, les Mac-Larens déclarèrent qu’ils ne laisseraient point exécuter contre eux une sentence de déguerpissement, ce qui était une formalité indispensable pour la perfection légale du marché. On était si généralement persuadé qu’ils étaient capables de résister à force ouverte à l’exécution des lois, qu’aucun officier royal ne voulut instrumenter contre eux sans l’assistance d’une force militaire. Une escorte composée d’un sergent et de six hommes fut fournie par un régiment highlandais en quartier à Stirling, et l’auteur, à cette époque apprenti écrivain, ce qui équivaut à l’honorable fonction de clerc de procureur, fut investi de la direction en chef de l’expédition, étant chargé principalement de veiller à ce que l’officier du roi accomplît exactement ses fonctions, et que le brave sergent ne sortît pas des siennes par quelque acte de violence ou de pillage. Ainsi, par une circonstance assez bizarre, l’auteur entra pour la première fois sur la scène romantique de ce Loch-Katrine, dont il a peut-être contribué à étendre la réputation, chevauchant avec la dignité d’un homme qui remplit une mission quelque peu périlleuse, avec une arrière-garde et une avant-garde, et des armes chargées. Le sergent était un véritable Sergent Kilt des hautes terres, la tête pleine d’histoires sur Rob-Roy et sur lui-même, et un très-bon compagnon. Nous fîmes un paisible voyage, et arrivés à Invernenty, nous trouvâmes la maison abandonnée ; nous y prîmes nos quartiers pour la nuit, et nous soupâmes avec quelques provisions qui se trouvèrent là ; le lendemain nous nous en retournâmes aussi tranquillement que nous étions venus.
    Les Mac-Larens, qui probablement n’avaient jamais pensé sérieusement à s’opposer à la loi, reçurent leur argent, et partirent pour l’Amérique. Ayant contribué à les chasser de leur paupera regna, j’espère sincèrement qu’ils prospéreront dans ce pays. La rente d’Invernenty s’éleva sur-le-champ de 10 à 70 ou 80 liv., et quand la ferme fut mise en vente, elle fut achetée à un prix plus haut que les parties n’avaient lieu de l’espérer d’après l’augmentation du nouveau bail.
  27. Childe Harold, chant II. a. m.
  28. Voyez l’Appendice, note V. a. m.
  29. Tel était, en général au moins, son caractère ; car comme James Dohr, lors de l’attentat d’Édinbilly, afin d’intimider sa victime, appelait Glenpyle, voulant faire croire qu’il était sur la bruyère avec cent hommes pour l’assister dans son entreprise, Jeanne Key lui dit qu’il mentait ; qu’elle était bien sûre que Glengyle ne prêterait jamais son appui à une si criminelle violence.
  30. Rapt. a. m.
  31. Personnage d’une tragédie de Shakspeare. a. m.
  32. Allan Breck Stewart était homme, en pareille circonstance, à tenir sa parole. James Drummond, Mac-Gregor et lui, de même que Katherine et Petruchio, auraient été nommés avec raison « une couple de braves gens. » Allan Breck vécut jusqu’au commencement de la révolution française. En 1789, un de mes amis, résidant alors à Paris, fut invité à voir passer une procession qui devait probablement l’intéresser, des fenêtres d’un appartement occupe par un prêtre écossais de l’ordre de Saint-Benoît. Il trouva assis au coin du feu un grand homme maigre, décharné, l’air refrogné, la croix de Saint-Louis à sa boutonnière ; sa mâchoire et son menton extrêmement saillants, donnaient à son visage une expression singulière ; ses yeux étaient gris ; on voyait que sa chevelure grisonnante avait été rouge ; sa peau était hâlée et d’une teinte singulièrement rousse. Ce vieillard et mon ami échangèrent quelques propos en français ; ils vinrent à parler des rues et des places de Paris, lorsque le vieux militaire, car il en avait la tournure et il l’était en effet, dit en poussant un profond soupir et avec un accent highlandais bien marqué : « Le diable m’emporte si aucune vaut la grande rue d’Édimbourg ! » Mon ami apprit que cet admirateur d’Audl Reckie (Édimbourg), qu’il ne devait plus jamais revoir, était Allan Breck Stewart.
  33. Le procès des fils de Rob-Roy, avec des anecdotes sur lui-même et sa famille, a été publié à Édimbourg en 1818. a. m.
  34. Nom d’un journal du soir. a. m.
  35. La bourse. a. m.
  36. On ne sait pas à qui cette lettre est adressée. a. m.
  37. Une des îles des Hébrides. a. m.
  38. Cette curieuse épître est copiée sur une narration authentique des prostrés du maréchal Wade dans les Highlands ; communiquée par le célèbre antiquaire feu George Chalmers, esquire, à M. Robert Janeison, du greffe d’Édimbourg, et publiée dans l’appendice d’une édition des Lettres de Bart écrites du nord de l’Écosse, deux volumes in-8o, Édimbourg, 1818. a. m.
  39. C’en est fait. a. m.
  40. C’est au texte anglais que cette faute s’applique. a. m.
  41. Joli homme. a. m.
  42. Opéra de Gray. a. m.
  43. Antiquaire d’Oxsford. a. m.
  44. Mad Prince and Poins, personnages d’un drame de Shakspeare. a. m.
  45. The Beaux stratagem, stratagème des petits-maîtres, comédie de Farquhar. a. m.
  46. Vin de Bordeaux. a. m.
  47. Terme de course. a. m.
  48. L’établissement des douaniers, commis et inspecteurs, est un des grands sujets de plainte des Écossais, quoique suite naturelle de la réunion des trois royaumes. a. m.
  49. Mots d’argot de la Bourse, qui veulent dire les haussiers et les baissiers, ainsi que je l’ai expliqué avec détail au chap. III de mon Voyage à Londres, un volume in-8o ; Paris, 1835. a. m.
  50. Years old hogs, dit le texte. Hog a le plus généralement la signification de pourceau. a. m.
  51. Ce passage, qui semble, dit Walter Scott, avoir été écrit du temps de Wilkes, sous le règne de la liberté, se rapporte au milieu du XIX{(e}} siècle, où le lord ministre Bute avait occasionné un grand débordement de haines entre les Anglais et les Écossais. a. m.
  52. Diminutif familier, pour Thorncliff. a. m.
  53. Au lieu de Diana. a. m.
  54. Château aux ours. a. m.
  55. Ston-Hall ; ainsi nommée, sans doute, à cause des bruyantes orgies qui s’y faisaient. a. m.
  56. Chevy-Chase, dit le texte. Il existe en anglais une ballade de ce nom. a. m.
  57. Conformément au titre de cette tragédie espagnole (el Convidado de piedra, le Convié de pierre), Walter Scott écrit pierre sans majuscule.
  58. Nom familier qui remplace celui de Richard. a. m.
  59. Dic, Dickon, ou Richard. a. m.
  60. Beau service. a. m.
  61. King Hal, dit le texte. Hal est le diminutif de Harry dans la pièce de King-Hal, le roi Henri, de Shakspeare. a. m.
  62. Pay-master or plander-master to the regiment, dit le texte. C’est, comme on le voit, un jeu de mots que nous rendons ici par un équivalent. a. m.
  63. Dans les commotions politiques, au commencement du XVIIIe siècle, on saisissait souvent les chevaux des catholiques, car on les supposait toujours prêts à se révolter. a. m.
  64. Un des juges du Quorum, c’est-à-dire un de ceux qui sont investis de certains pouvoirs plus étendus ; Custos Rotulorum, un des gardes des archives. a. m.
  65. Manière de caractériser les partisans écossais des Stuarts. a. m.
  66. Le monastère de Wilton fut accordé au comte de Pembroke lorsqu’il eut été supprimé par Henri VIII ou son fils Édouard VI. À l’avènement de la reine Marie, de catholique mémoire, le comte fut forcé de rendre le couvent à l’abbesse et à ses belles recluses, ce qu’il fit en exprimant ses remords, s’agenouillant humblement devant les vierges, et les ramenant dans les possessions d’où il les avait chassées. À l’avènement d’Élisabeth, il se refit protestant ; et chassa une seconde fois les religieuses de leur couvent. Les remontrances de l’abbesse, qui lui rappelait l’expression de son repentir, ne purent lui arracher d’autre réponse que ces mots ; « Allez filer, femmes, allez filer. » a. m.
  67. Allusion à la devise latine : Vernon semper viret, Vernon est toujours fort ou vert ; et à celle-ci : Ver non semper viret, le printemps n’est pas toujours vert. a. m.
  68. Poème de Pope. a. m.
  69. Ville du comté de Northumberland. a. m.
  70. Les nouveaux navets et les rats sont des expressions figurées pour désigner de nouveaux convertis politiques. a. m.
  71. Clean wud en écossais signifie entièrement fou ; mais en anglais clean wood veut dire bois propre. C’est donc ici un jeu de mots. a. m.
  72. The deil’s over Jack Wabster, phrase proverbiale écossaise pour signifier que quelqu’un est dans de mauvaises affaires, qu’il a de vilaines choses sur les bras. a. m.
  73. Pièce de monnaie d’Écosse. a. m.
  74. Ceci est une traduction du commencement de l’Orlando furioso de l’Arioste. a. m.
  75. Paroles d’Hamlet en frappant Polonius. a. m.
  76. Un des livres mystiques du temps. a. m.
  77. Poète anglais, lequel emploie ici le mot anglisé overcrowed, dont le sens est dompté, gagné. a. m.
  78. Pied léger. a. m.
  79. Better a finger off as aye wagging, dit le texte. a. m.
  80. Middle-Marche, ou frontières mitoyennes. a. m.
  81. Hotspur, éperon chaud. a. m.
  82. Celui que les chroniques regardent comme l’auteur des premiers germes de civilisation dans ces contrées. a. m.
  83. Ruisseau près de Glasgow. a. m.
  84. Plante amère. a. m.
  85. Walter Scott fait observer ici qu’il a vainement cherché le nom de cet ecclésiastique, mais que des publications périodiques pourront le révéler, comme elles ont découvert beaucoup de personnes et de faits auxquels il n’avait jamais pensé. a. m.
  86. L’auteur fait ici observer qu’il croit commettre un anachronisme, l’église de Saint-Enoch n’étant pas encore bâtie à la date de cette histoire. a. m.
  87. Ces mots en gaélique répondent au nom de Mac-Gregor. a. m.
  88. L’expression diacre (deacon) est employée ici dans le sens de chef d’une corporation. a. m.
  89. Auld Nick, le vieux Nick, disent les Écossais pour désigner le diable. a. m.
  90. L’expression cateran, qui est écossaise, répond à celle de pillard. a. m.
  91. Stentsmasters, dit le texte, agents du fisc, chargés en Écosse de percevoir la contribution personnelle. a. m.
  92. Le sporan est la poche d’un vêtement écossais. a. m.
  93. Theft-boot, recel d’un vol ; black-mail, impôt des caterans ; spreagh, maraude ; gill-ravaging, vol de bestiaux. a. m.
  94. Scotch collops, hachis de bœuf écossais. a. m.
  95. There’s my thumb. Nous dirions en France : voilà ma main. a. m.
  96. Le texte dit red shanks, mots qui proprement signifient jambes rouges, soit à cause des bandes rouges qui pouvaient les couvrir, soit à cause de leur nudité habituelle. Cette expression peut avoir aussi le sens de jambes fortes. a. m.
  97. Inch-Cailleach est une île du Loch-Lomond où le clan de Mac-Gregor avait autrefois sa sépulture, et où l’on peut voir encore leurs tombes. Il y avait jadis un couvent dans cette île ; de là le nom d’Inch-Cailleach ou île des Vieilles Femmes.
  98. There’s balm in Gilead, dit le texte ; il y a du baume à Galaad : phrase biblique. a. m.
  99. Expression proverbiale qui rappelle la fable de l’Âne et de la Flûte : voyez Florian.
  100. Les enfants avaient autrefois l’habitude, en Écosse, d’assaillir les passants à coups de boules de neige. Ces derniers pouvaient cependant se racheter en se soumettant à l’amende attachée au droit de passage, qui était une révérence pour une femme, ou un salut pour un homme. Ceux qui s’y refusaient restaient exposés à l’orage. a. m.
  101. Pour, d’une manière évidente. L’origine de cette expression proverbiale nous est inconnue. a. m.
  102. Le mot de joli garçon est employé parmi les Écossais dans le sens du prachtig des Allemands, et veut dire un jeune gaillard, brave, actif, prompt et adroit à se servir de ses armes. a. m.
  103. Suivants, affidés. a. m.
  104. Black-mail ; impôt de déprédateurs, dont il a été déjà question. a. m.
  105. En confidence. a. m.
  106. Deux clans puissants terminèrent leurs querelles par un combat qui eut lieu en présence du roi dans la plaine septentrionale de Perth, vers l’année 1392. Il y avait trente combattants de chaque côté. Un homme ayant manqué dans un des deux partis, il fut remplacé par un petit bourgeois de Perth qui était bancal. Ce substitut, nommé Henry Wynd, ou, comme les montagnards l’appelaient, Gow Chrom, c’est-à-dire le forgeron bancal, se battit bien, et contribua grandement à décider la victoire, sans savoir pour quel côté il combattait. De là est venu le proverbe « Se battre pour soi-même, comme Henry Wynd. » a. m.
  107. Mons-Meg était une vieille et énorme pièce de canon à laquelle le bas peuple d’Écosse était fort attaché ; elle avait été fabriquée à Mons en Flandre, sous le règne de Jacques IV ou de Jacques V. Elle figure fréquemment dans les comptes publics de ce temps. Il y est question de graisse pour graisser la bouche de Meg (ce qui, comme le sait tout écolier, augmente le bruit de la détonation), de rubans destinés à l’orner, et d’instruments qui précédaient la marche quand on la tirait du château pour accompagner l’armée écossaise dans quelque expédition lointaine. Après l’union des couronnes le peuple craignait vivement que le trésor d’Écosse et cette espèce de palladium, Mons-Meg, ne fussent emportés en Angleterre pour compléter le sacrifice de l’indépendance nationale. Le trésor cessa effectivement d’être exposé à la vue du public, et on supposa généralement qu’il avait eu cette destination. Quant à Mons-Meg, elle resta dans le château d’Édimbourg jusqu’à ce qu’un ordre du ministère de la guerre l’eût fait transporter à Wolwich vers 1757. Le trésor, d’après l’ordre spécial de Sa Majesté, a été tiré en 1818 du lieu où il était resté caché, et exposé de nouveau aux regards du public d’Écosse, dans lequel sa vue doit exciter de puissants souvenirs. Dans l’hiver de 1828-29, Mons-Meg a encore été rendue à ce pays ; et ce qui ne serait partout ailleurs qu’une masse de fer rouillé, devient ici un monument curieux d’antiquité. a. m.
  108. Beat-bogs, fondrières à tourbes. a. m.
  109. Mot écossais dont le sens répond à celui de petit village. a. m.
  110. Les lacs et les précipices au milieu desquels l’Avon-Dhu, ou rivière de Forth, prend naissance, sont encore, suivant la tradition populaire, habités par un peuple d’esprits follets, création la plus originale et la plus agréable de toutes les superstitions celtiques. L’opinion que l’on a conçue de ces êtres surnaturels se rapproche beaucoup de celle des Irlandais dont M. Crofton Croker a fait une narration si remarquable. Une petite colline de forme conique et d’une grande beauté, située à l’extrémité orientale de la vallée d’Aberfoïl, est, à ce qu’on suppose, une de leurs retraites particulières, et c’est ce lieu qui éveilla dans André Fairservice la terreur de leur pouvoir. Il est assez singulier que deux ministres de la paroisse d’Aberfoïl se soient successivement occupés à écrire sur ce genre de superstition. Le premier était Robert Kirke, homme de quelque talent, et qui traduisit les Psaumes en vers gaéliques. Il avait été précédemment ministre de la paroisse voisine de Balquidder, et mourut à Aberfoïl en 1688, à l’âge peu avancé de quarante-deux ans. Il était auteur de la République secrète, qui fut imprimée après sa mort, en 1691, édition que je n’ai jamais vue, et réimprimée à Édimbourg en 1815. C’est un ouvrage sur le peuple des fées, de l’existence duquel M. Kirke paraît avoir été profondément convaincu. Il les représenté avec les facultés et les qualités que la tradition des montagnes attribue généralement à ces êtres surnaturels.
    Mais ce qui est assez singulier, c’est que l’on croit que le révérend Robert Kirke, auteur dudit traité, a été enlevé lui-même par les fées, par vengeance peut-être de ce qu’il avait jeté trop de lumière sur les secrets de leur république. Nous apprenons cette catastrophe par les renseignements que nous donne son successeur, le respectable et savant docteur Patrick Grahame, aussi ministre d’Aberfoïl, et qui, dans ses Esquisses du Perthshire, n’a pas oublié de parler des Daoine Shie.
    Il paraît que le révérend Robert Kirke se promenait un jour sur une petite éminence à l’ouest du presbytère actuel, éminence qui est encore regardée comme un Dun Shie, ou habitation des fées, lorsque tout à coup il tomba et sembla frappé (du moins aux yeux des hommes) de quelque attaque dont il mourut. Tel ne fut pas cependant son véritable sort.
    M. Kirke était proche parent de Grahame Duchray, grand-père du général actuel Grahame Stirling. Peu de temps après ses funérailles, il apparut, dans le costume qu’il portait lorsqu’il avait été frappé de mort, à un médecin de ses parents et qui était aussi celui de Duchray. « Allez, lui dit-il, trouver mon cousin Duchray, et dites-lui que je ne suis pas mort. Je tombai dans un évanouissement, et fus transporté dans la terre des fées, où je suis maintenant. Dites-lui que lorsque lui et mes amis s’assembleront pour le baptême de mon enfant (car il avait laissé sa femme enceinte), je paraîtrai dans l’appartement, et que, s’il me jette à la tête le couteau qu’il tiendra à la main, je serai délivré, et rendu à la société des mortels. » Il paraît que cette personne négligea de s’acquitter immédiatement de ce message. M. Kirke lui apparut une seconde fois, le menaçant de le poursuivre nuit et jour jusqu’à ce qu’il exécutât sa commission : ce qu’il fit en effet. L’époque du baptême arriva. Pendant qu’ils étaient réunis autour de la table, M. Kirke entra : mais, par une inexplicable fatalité, le laird de Duchray négligea de remplir lu cérémonie prescrite. M. Kirke sortit par une autre porte, et on ne le revit plus. On croit fermement encore aujourd’hui qu’il est dans le pays des fées.
  111. Eau-de-vie de grain écossaise. a. m.
  112. Ce qui veut dire : Je ne sais pas l’anglais. a. m.
  113. Le bawbie est un demi-penny anglais, équivalant à cinq centimes. a. m.
  114. Dame censure, indulgente pour les corbeaux, tourmente à plaisir les pauvres colombes. a. m.
  115. Comme qui dirait coutelas ou braquemart. a. m.
  116. Fourgon est le mot propre pour poker, quoiqu’il ne soit pas connu en France, où on ne se sert pas de cet instrument. a. m.
  117. Mot écossais d’une dérivation inconnue, et qui signifie gage de paix. a. m.
  118. Grand collet de drap. a. m.
  119. Redingote de voyage. a. m.
  120. Lymphads, dit le texte, pour désigner la galère que la famille d’Argyle et le clan des Campbell portent dans leurs armes. a. m.
  121. Lochow et les pays adjacents étaient les propriétés originaires des Campbell, et c’était une expression proverbiale que a far cry to Lochow, par allusion à un combat entre deux clans éloignée de tout secours. a. m.
  122. The maiden, espèce de couteau d’une guillotine grossière autrefois en usage en Écosse. a. m.
  123. Soc dont le bailli s’était armé. a. m.
  124. Phrases locales dont le sens est clair pour des Écossais, mais nullement pour des Français. a. m.
  125. Je ne sais comment ceci pourrait s’appliquer au temps de M. Osbaldistone ; mais je puis assurer le lecteur dont la curiosité le porterait à visiter les lieux de ces romanesques aventures, que le clachan d’Aberfoïl a maintenant une assez bonne petite auberge.
  126. Tyran féodal, lequel périt les pieds embarrassés dans les étriers de son cheval, qui l’entraîna au loin et ne fit de son corps qu’une seule plaie. a. m.
  127. Nom d’une rue de Glasgow. a. m.
  128. Sur la rivière de la Clyde, en Écosse. a. m.
  129. Allusion au meurtre de Sisara par Jaël. a. m.
  130. Chieftainess. a. m.
  131. Le brigand. a. m.
  132. Le texte dit : and the unit of that life for which he had pleaded so strongly, was for ever withdrawn from the sun of human existence : ce qui signifie littéralement : et l’unité de cette vie qu’il avait réclamée avec tant d’ardeur, fut à jamais retranchée de la somme de l’existence humaine. a. m.
  133. Sassenach, Saxon. Les Écossais des hautes terres désignent encore les Anglais par cette dénomination. a. m.
  134. Chant de mort. a. m.
  135. Étoffe quadrillée dont les Écossais font leurs plaids. a. m.
  136. Allusion aux affaires de Prestonpans et de Falkirk en 1745. a. m.
  137. It’s ill drawing boots upon trews, dit le texte ; ce qui signifie : « Il est difficile de mettre des bottes avec des pantalons bas. a. m.
  138. At the wellhead, jusqu’à la source. a. m.
  139. Refrain d’une chanson jacobite. a. m.
  140. Personnage du drame de Henri V, de Shakspeare. a. m.
  141. Drame de Shakspeare. a. m.
  142. Personnage ridicule d’une pièce de Shakspeare, ayant pour titre : As you like it (Comme il vous plaira). a. m.
  143. The Children of the Mist. La Légende de Montrose nous les fera connaître. a. m.
  144. Cairns. Petits monticules coniques, formes de pierres amoncelées. Ce sont d’anciens monuments funèbres élevés successivement par les passants, chacun d’eux étant obligé d’y ajouter une pierre. a. m.
  145. Les Mac-Rimmon ou Mac-Crimmond étaient des bardes héréditaires auprès des chefs de Mac-Leod, et célèbres par leurs talents. On prétend que le pibrorh compose par Hélène Mac-Gregor existe toujours. Il en a été parlé dans l’Introduction à cet ouvrage. a. m.
  146. Sonnez, cornemuses. a. m.
  147. Dans le comté de Lancastre. a. m.
  148. Ned, Édouard. a. m.
  149. Squire, esquire, écuyer ; titre d’honneur au-dessous de celui de baronnet. a. m.
  150. Partisans de la maison des Stuarts. a. m.
  151. Our ain reck’s better than other folk’s five, proverbe écossais qui signifie littéralement : « Notre propre fumée vaut mieux que celle des autres foyers. » a. m.
  152. Claymore, épée que portent les montagnards écossais. Cette exclamation équivaut à notre cri Aux armes ! a. m.
  153. Personnages du roman de Gil-Blas. a. m.