Rienzi, le dernier des tribuns de Rome (1835)
Traduction par Paul Lorain.
Librairie Hachette et Cie (tome Ip. 205-254).

LIVRE III

LA LIBERTÉ SANS LOI


Ben furo avventurosi i cavalieri,
Ch’erano a quella età, che nei valloni,
Nelle scure spelonche e boschi fieri,
Tane di serpi, d’orsi e di leoni,
Trovavan quel che nei palazzi altieri
Appena or trovar pon giudici buoni ;
Donne che nella lor più fresca etade
Sien degne di aver titol di beltade.

Ariosto « Orl. fur. » Cant xii, I.

CHAPITRE I.

Retour de Walter de Montréal à sa forteresse.

Walter de Montréal et ses mercenaires, en quittant Corneto, se rendirent en toute hâte à Rome ; arrivés là bien avant les barons, ils trouvèrent aux portes un accueil semblable ; mais Montréal défendit prudemment toute attaque et toute menace, et se contenta d’envoyer dans la ville son fidèle Rodolphe chercher Rienzi pour lui demander la permission d’entrer avec sa troupe. Rodolphe revint plus tôt qu’on ne s’y attendait.

« Eh bien ! dit impatiemment Montréal, vous avez l’ordre, je suppose ? Allons-nous leur faire ouvrir les portes ?

— Vous leur feriez plutôt ouvrir nos tombeaux, répliqua rudement le Saxon. J’espère bien que la prochaine mission de héraut que vous me donnerez sera pour une cour plus amicale.

— Comment ! que voulez-vous dire ?

— Ceci en deux mots : J’ai trouvé le nouveau gouverneur, ou je ne sais quel est son titre, au palais du Capitole, entouré de gardes et de conseillers, et revêtu de la plus belle armure que j’aie jamais vue depuis que j’ai quitté Milan.

— Au diable son armure ! Donne-nous sa réponse.

— Eh bien ! puisque vous y tenez, la voici : Dites à Walter de Montréal que Rome n’est plus une tanière de voleurs ; dites-lui que s’il entre, ce sera pour subir un jugement.

— Un jugement !… s’écria Montréal en grinçant des dents.

— Pour avoir participé aux méfaits de Werner et de ses francs routiers.

— Ha !

— Dites-lui de plus que Rome déclare la guerre à tous les voleurs, sous la tente ou dans la tourelle, et que nous lui enjoignons d’évacuer le territoire de l’Église sous quarante-huit heures.

— Ah ! il ne se contente pas de me tromper, il me menace par-dessus le marché. Bien, continue.

— C’est là tout ce qui vous concerne dans sa réponse ; mais moi, il a daigné m’accorder un avis encore plus obligeant : écoutez, l’ami, m’a-t-il dit, pour tout bandit allemand trouvé à Rome après-demain, notre bienvenue sera la corde et le gibet. Levez le pied.

— Assez ! assez ! s’écria Montréal rougissant de colère et de honte ; Rodolphe, vous qui avez l’œil clairvoyant en ces matières, combien de Normands ça demanderait-il pour faire passer ce gueux de parvenu à ce gibet dont il parle ? »

Rodolphe gratta sa grosse tête et sembla un instant plongé dans de profonds calculs ; il finit par dire : « C’est vous, mon capitaine, qui en serez le meilleur juge, quand je vous dirai que ses forces se composent au moins de vingt mille Romains : voilà ce qu’on m’a dit en passant, et c’est ce soir qu’il doit accepter la couronne et déposer l’empereur.

— Ha ! ha ! s’écria Montréal en riant, il est assez fou pour cela ? Alors il n’aura pas besoin de notre aide pour se faire pendre. Mes amis, attendons le dénoûment. Aujourd’hui ni peuple ni barons ne paraissent disposés à remplir nos coffres. Traversons le pays, allons à Terracine. Grâces soient rendues aux saints ! Et Montréal (qui n’était pas sans une singulière espèce de dévotion, car vraiment il croyait cette vertu essentielle en chevalerie), fit un pieux signe de croix. Les francs compagnons ne sont jamais longtemps à chercher un quartier.

— Hourra pour le chevalier de Saint-Jean ! crièrent les mercenaires.

— Et hourra pour la belle Provence et l’intrépide Allemagne ! ajouta le chevalier en levant la main ; puis enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval déjà fatigué, entonnant sa chanson favorite :

Son barbe et sa fine lame
Et les beaux yeux de sa dame,

Montréal et sa troupe piquèrent des deux bravement à travers la campagne.

Bientôt cependant le chevalier de Saint-Jean tomba dans une rêverie profonde et chagrine, et ses compagnons imitant le silence de leur chef, en quelques minutes le bruit de leurs armes et le cliquetis de leurs éperons troublèrent seuls le silence des plaines vastes et noires au travers desquelles ils se dirigeaient sur Terracine. Montréal se rappelait avec un amer ressentiment sa conférence avec Rienzi, et la bonne opinion qu’il avait de sa sagacité et de sa finesse était humiliée et mortifiée de voir qu’il avait été dupé par un intrigant plus adroit. Ses ambitieux projets sur Rome étaient aussi traversés et même étouffés pour le moment par les moyens mêmes auxquels il avait eu recours pour leur exécution. Il avait assez vu les barons pour être sûr de ceci : tant qu’Étienne Colonna, le chef de l’ordre serait en vie, Montréal n’avait pas chance d’obtenir dans l’État cette autorité qui, s’il se liguait avec un seigneur plus ambitieux ou moins timide et moins puissant, serait le prix de sa participation à l’expulsion de Rienzi. À tout événement, il crut prudent de rester à l’écart. Si Rienzi devenait plus fort, Montréal pourrait conclure avec les barons les conditions avantageuses qu’il désirait. Si le pouvoir de Rienzi tombait en décadence, son orgueil, nécessairement humilié, le pousserait à rechercher les secours et à se soumettre aux propositions de Montréal. L’ambition du Provençal, quoique vaste et audacieuse, n’était point d’une nature constante et persévérante ; l’activité et l’entreprise lui étaient jusqu’ici plus chères que les récompenses qu’il en tirait ; s’il échouait d’un côté, il se tournait avec le véritable esprit du chevalier errant vers une tout autre lice ouverte à ses exploits. Louis, roi de Hongrie, rigide, belliqueux, implacable, cherchant à venger le meurtre de son frère, l’infortuné mari de Jeanne (la belle et coupable reine de Naples, la Marie Stuart de l’Italie), s’était déjà préparé à asservir au joug hongrois le jardin de la Campanie. Déjà son frère naturel était entré dans la Péninsule ; déjà quelques-uns des États de Naples s’étaient déclarés en sa faveur ; déjà le souverain du Nord avait envoyé des promesses aux compagnies dispersées, et déjà ces farouches mercenaires s’amassaient, menaçants, autour des frontières de ce paradis de l’Italie, attirés comme des vautours vers une carcasse, par les préparatifs de guerre et l’espoir du pillage. Tel était le champ vers lequel l’esprit hardi de Montréal dirigeait maintenant ses pensées ; et ses soldats avaient joyeusement deviné son dessein, lorsqu’ils l’avaient entendu parler de Terracine pour y prendre leurs quartiers. Fécond en ressources, prudent et raffiné, ajoutant à sa valeur audacieuse et prête à tout une pénétration qui promettait, lorsque les années auraient mûri et tempéré son infatigable esprit chevaleresque, d’en faire un des plus dangereux ennemis que l’Italie eût jamais connus, Montréal, au premier indice des intentions guerrières de Louis, avait saisi et fortifié un château fort au delà de Terracine, sur cette côte délicieuse, voisine du célèbre passage défendu jadis par Fabius contre Annibal, et que la nature a si bien disposé pour la guerre comme pour la paix, qu’une poignée de soldats y pourrait arrêter la marche d’une armée. La possession d’une telle forteresse sur les frontières même du royaume de Naples donnait à Montréal une importance dont il comptait bien se prévaloir auprès du roi de Hongrie ; et maintenant que la duplicité de Rienzi l’avait arrêté dans l’exécution de ses desseins ambitieux et grandioses sur Rome, son esprit ardent, actif et souple se félicitait de s’être assuré une pareille ressource.

À la nuit tombante, la bande fit halte en deçà des marais Pontins, saisissant sans scrupule des cabanes et des baraques dont elle expulsait les misérables habitants, et massacrant sans plus de cérémonie les porcs, les bestiaux et les volailles d’une ferme voisine. Un peu après le lever du soleil elle traversa ces fatals marécages, déjà desséchés en partie par Boniface VIII, et Montréal, ranimé par le sommeil, consolé de sa récente mortification par les avantages que lui ouvrait la guerre imminente avec Naples, et se réjouissant à l’approche d’une demeure occupée par la seule personne qui partageât son cœur avec l’ambition, avait repris toute la gaieté qu’il tenait de sa nature gauloise et de ses habitudes aventureuses. Cette route funeste, mais consacrée, où les travaux d’Auguste se font voir encore dans le canal témoin du voyage décrit avec une verve si originale par Horace, retentissait des rires bruyants et des fragments de chansons grossières dont les maraudeurs barbares égayaient leur marche rapide.

Il était midi quand l’escadron entra dans ce défilé romantique dont je parlais tout à l’heure, dans les antiques Lantulæ. À gauche se dressaient, escarpés et imposants, des rochers élevés, couverts alors de la verdure prodigue et des innombrables fleurs des derniers jours de mai ; à droite, la mer, calme comme un lac et bleue comme le ciel, bouillonnait harmonieusement à leur pied. Montréal, qui possédait à fond la poésie de son pays, inspirée presque toujours par l’amour de la nature, n’aurait pas manqué, dans d’autres temps, de savourer toute la beauté de ce spectacle ; mais en ce moment son âme était agitée par des images plus intimes et plus domestiques.

Remontant brusquement les détours d’un sentier qui, jusqu’au sommet de la montagne, offrait aux pieds de leurs chevaux un rude et pénible chemin, nos cavaliers arrivèrent enfin devant une belle forteresse de pierre grise dont les tours se cachaient derrière un feuillage élevé jusqu’à ce qu’elles surgissent, menaçantes et inattendues, du sein d’une riante verdure. Le son de la trompe, la bannière du chevalier, le mot d’ordre rapidement échangé, amenèrent une longue acclamation de bienvenue de la part d’une ou deux vingtaines de soldats rébarbatifs postés sur les remparts ; on leva le pont-levis, et Montréal, se jetant en toute hâte à bas de son coursier pantelant, s’élançait sur le seuil d’un portail avancé et traversait une vaste salle, quand une dame, jeune, belle et richement habillée, vint à sa rencontre d’un pas aussi rapide et tomba, hors d’haleine et accablée de joie, dans ses bras.

« Mon Walter ! mon cher, mon adoré Walter ; soyez le bienvenu, mille fois le bienvenu !

— Adeline, ma belle, mon adorée, je te revois ! »

Tels furent les saluts échangés quand Montréal pressa sa dame sur son cœur ; essuyant d’un baiser chacune de ses larmes, et relevant la figure d’Adeline vers la sienne, il en contemplait la fraîcheur délicate avec toute l’anxiété soucieuse de l’affection après l’absence.

« Belle des belles, dit-il tendrement, tu as souffert, tu as perdu de ton embonpoint et de tes couleurs depuis notre séparation. Viens, viens, tu es trop délicate ou trop enfant pour l’amour d’un soldat.

— Ah ! Walter ! répliqua Adeline, en s’attachant à lui, maintenant que te voilà revenu, je vais être bien mieux. Tu ne me quitteras plus de longtemps, bien longtemps ?

— Non, ma douce amie, et Montréal enveloppait de son bras la taille d’Adeline, puis nos amants, car, hélas ! ils n’étaient point mariés, se retirèrent dans les appartements secrets du château.


CHAPITRE II.

L’amour et la guerre. — Le messager de paix. — La joute.

Entouré de sa soldatesque, en sûreté dans son fort féodal, charmé par la beauté des environs, terre, mer et cieux, passionnément épris de son Adeline, Montréal oublia quelque temps tous ses projets plus actifs et ses travaux plus rudes. Son caractère était capable d’éprouver une grande tendresse comme une grande férocité ; aussi son cœur se serrait, lorsqu’il regardait les belles joues de sa dame et voyait que même sa présence ne suffisait point pour y ramener le sourire et les fraîches couleurs d’autrefois. Souvent il maudissait ce fatal serment de son ordre de chevalerie qui lui interdisait le mariage, même avec une personne d’un rang plus élevé que le sien ; et le remords jetait de l’amertume dans ses heures les plus fortunées. Cette charmante dame, dans ce repaire de brigands, arrachée à tout ce qu’elle avait toujours eu de plus cher, mère, amis, bonne réputation, n’en aimait son séducteur qu’avec plus de passion ; tous ses sentiments de femme, toutes ses affections tendres n’en renonçaient qu’avec plus d’ardeur à des tendresses moins coupables pour se concentrer sur cet unique amour. Pourtant elle sentait sa honte, bien qu’elle s’efforçât de la cacher, et une douleur encore plus déchirante que celle de la honte même dévorait à la fois son énergie morale et minait, consumait sa santé. Néanmoins, en même temps, la présence de Montréal la rendait heureuse, même dans ses regrets ; et dans le dépérissement de sa santé, elle avait au moins une consolation, l’espoir de mourir avant que l’amour dont elle était l’objet eût reçu la moindre atteinte. Quelquefois ils faisaient de courtes excursions (car l’état de trouble auquel le pays était en proie leur défendait de se promener loin du château) à travers les bois inondés de soleil, et le long de la mer, polie comme un miroir, qui donnait tant de charme à ce délicieux paysage ; ce mélange d’impressions tendres et sauvages, cette escorte terrible, la tente plantée dans quelque verte clairière de ces bois, en plein midi, le luth et la voix d’Adeline, ainsi que les farouches soldats groupés et écoutant à distance, auraient bien convenu à la muse de l’Arioste et se seraient singulièrement accordés avec ces temps étranges, désordonnés mais chevaleresques, où le Midi classique devint le théâtre du roman septentrional. Cependant Montréal poursuivait toujours ses communications secrètes avec le roi de Hongrie, et, plongé dans de nouveaux projets, abandonnait volontiers pour le moment tous ses desseins sur Rome. Pourtant il pensait que ses prétentions plus augustes n’étaient qu’ajournées ; et il voyait toujours briller à l’horizon de son aventureuse carrière, le Capitole de Rome et le sceptre des Césars.

Un jour, Montréal, escorté d’une faible troupe, passait à cheval près des murs de Terracine, quand tout à coup les portes s’ouvrirent à deux battants, et une foule nombreuse en sortit, précédée d’une figure singulière, dont elle suivait les pas tête nue, appelant à haute voix les bénédictions du ciel ; un cortége de moines fermait la procession, chantant un hymne dont voici à peu près la fin.

« Comme il est beau sur les montagnes, voyez, celui dont les pieds apportent avec joie de joyeuses nouvelles ! Les fleurs naissent le long de son sentier, et des voix, entendues au ciel, chantent accompagnées de harpes angéliques ; la lutte et le carnage cessent devant ton passage béni, jeune messager de paix ! Franchissant les montagnes, traversant les marais, tes pieds sacrés glissent toujours d’un pas assuré. Jour et nuit tu ne connais point de crainte. Tu marches, solitaire, mais avec Dieu. Où la rage des païens est la plus cruelle, tu perces au travers de la multitude armée. Pour cotte de mailles, tu portes une robe blanche sans tache. Au lieu de l’épée meurtrière, brille dans ta main la baguette d’argent. Au travers des camps, au travers des cours, au travers de la sombre forteresse du bandit, la mission de la colombe emporte le ministre d’amour ; d’un mot il apprivoise les plus féroces et réclame le monde au nom du Christ ; et cependant, comme autrefois les eaux s’ouvrirent sous les pas de ton Dieu, la guerre, la colère et la rapine, s’arrêtent et se taisent autour de ta route charmée, ô messager de paix ! »

L’étranger à qui l’on rendait ces honneurs était un jeune homme imberbe, habillé d’étoffe blanche, brodée d’argent ; il était sans armes et pieds nus ; il tenait à la main un long bâton d’argent.

Montréal et sa suite s’arrêtèrent, étonnés, émerveillés, et le chevalier, piquant des deux vers la foule, se mit en face de l’étranger.

« Comment, l’ami, dit le Provençal, est-ce que tu appartiens à un nouvel ordre de pèlerins, ou quelle sainteté particulière t’a valu cet hommage ?

— Arrière ! arrière ! crièrent quelques-uns des plus hardis de la foule, que le voleur n’ose point arrêter le messager de paix ! »

Montréal fit de la main un signe dédaigneux.

« Ce n’est pas à vous que je parle, bons sires, et les dignes frères qui forment votre arrière-garde savent parfaitement que jamais je n’ai insulté héraut ni pèlerin.

Les moines, cessant leur chant, se hâtèrent d’avancer sur les lieux ; et la vérité est que la dévotion de Montréal lui avait toujours gagné la bienveillance des monastères voisins de sa demeure temporaire.

« Mon fils, dit le plus vieux des frères, voici un spectacle étrange et vraiment sacré ; quand tu sauras tout, tu donneras au messager un passe-port, qui lui serve de sauvegarde contre le courage irréfléchi de tes amis, plutôt que d’interrompre sa mission de paix.

— Vous embrouillez encore plus ma pauvre cervelle, fit Montréal impatienté ; que le jouvenceau parle lui-même. Sur son manteau j’aperçois les armes de Rome mêlées à d’autres écartelures, qui sont un mystère pour moi, et pourtant je crois me connaitre à la science du blason, comme il sied à un noble et à un chevalier.

— Seigneur, dit le jeune homme, reconnaissez en moi le messager de Cola de Rienzi, tribun de Rome, chargé de lettres pour bon nombre de barons et de princes sur les routes entre Rome et Naples. Les armes brodées sur mon manteau sont celles du pape, de la cité et du tribun.

— Hum ! Il faut que tu sois bien hardi de traverser la campagne sans autre arme que ce bâton d’argent !

— Tu te trompes, sire chevalier, répliqua hardiment le jeune homme ; tu juges du présent par le passé ; sache que pas un maraudeur n’est maintenant en embuscade dans la campagne ; les armes du tribun ont rendu chaque route, dans les environs de la ville, aussi sûre que la plus large rue de la ville elle-même.

— Tu me contes des merveilles.

— À travers la forêt et dans la forteresse, à travers les plus sauvages déserts, à travers les cités les plus populeuses, mes camarades ont porté cette baguette d’argent, sans être molestés, ni insultés ; partout où nous passons, des milliers d’habitants nous donnent la bienvenue, et des larmes de joie bénissent les messagers de celui qui a expulsé le brigand de son repaire, le tyran de son château, et protégé le gain du marchand et la hutte du paysan.

— Pardieu, dit Montréal avec un froid sourire, je dois être reconnaissant de la préférence qu’on m’a montrée ; je n’ai pas encore reçu les ordres ni ressenti la vengeance du tribun ; pourtant, ce me semble, mon humble château est justement placé sur les limites du patrimoine de Saint-Pierre.

— Pardon, seigneur cavalier, reprit le jeune homme ; mais ne parlé-je pas au renommé chevalier de Saint-Jean, guerrier de la Croix et pourtant chef de bandits ?

— Mon garçon, je vous trouve bien hardi : oui, je suis Walter de Montréal.

— Alors, sire chevalier, je suis chargé de visiter votre château.

— Prends garde d’y arriver avant moi, ou tu as grande chance d’en faire une prompte sortie.

« Eh bien, mes amis ! ajouta-t-il en voyant la foule, à ces mots, se serrer davantage autour du messager, croyez-vous que moi, qui ai des rois pour compagnons, j’irais faire une victime d’un adolescent sans armes ? Fi ! faites place ! place ! Jeune homme, suivez-moi à la maison ; vous êtes en sûreté dans mon château comme dans les bras de votre mère. » Ainsi parlant, Montréal, avec beaucoup de dignité, de résolution et de gravité, chevaucha lentement vers son château, tandis que ses soldats s’étonnaient à quelque distance, et que le messager à la robe blanche le suivait avec la multitude qui refusa de se séparer de lui : tel était son enthousiasme, qu’elle monta même jusqu’aux portes du château redouté, et s’obstina à attendre au dehors jusqu’à ce que le retour du jeune homme les rassurât sur son salut. Montréal, bien que sans loi partout ailleurs, respectait strictement, dans son voisinage immédiat, les droits du dernier paysan, et affectait même de se rendre populaire avec les pauvres ; il fit entrer la foule dans la cour, ordonna à ses serviteurs de leur fournir du vin et des rafraîchissements, régala les bons moines en sa grande salle, puis il passa le premier dans un petit cabinet où il reçut le messager.

— Voici qui vous expliquera mieux que je ne pourrais le faire l’objet de ma mission » dit le jeune homme en présentant une lettre à Montréal.

Le chevalier coupa le ruban de soie avec son poignard et lut l’épître avec beaucoup de calme apparent.

« Notre tribun, dit-il après avoir terminé cette lecture, n’a pas été long à apprendre le style laconique du pouvoir. Il m’ordonne de rendre ce château et d’évacuer sous dix jours le territoire du pape. Bien obligé : il me faut le temps de respirer, de réfléchir à cette proposition ; asseyez-vous, je vous prie, jeune sire. Excusez, mais j’aurais pensé que votre maître avait assez à démêler avec ses barons romains pour le rendre un peu plus indulgent envers nous autres visiteurs étrangers. Étienne Colonna…

— Est retourné à Rome et a prêté le serment de fidélité ; les Savelli, les Orsini, les Frangipani ont tous signé leur soumission au Bon État.

— Comment ! s’écria Montréal, grandement surpris.

— Non-seulement ils sont revenus, mais encore ils se sont soumis à la dispersion de tous leurs mercenaires et ont laissé démanteler toutes leurs places fortes. Les ferrures du palais des Orsini servent maintenant à barricader le Capitole, et les ruines des châteaux forts des Colonna et des Savelli ont ajouté de nouveaux remparts aux portes du Latran et du Saint-Laurent.

— Singulier homme ! dit Montréal, saisi d’admiration malgré lui. Et comment a-t-il pu faire tout cela ?

— Par un commandement sévère, appuyé d’une force considérable. Au premier son de la grande cloche, vingt mille Romains se lèvent en armes. Contre une telle armée que sont les brigands d’un Orsini ou d’un Colonna ? Sire chevalier, votre valeur et votre renommée vous font admirer même à Rome ; et moi, en qualité de Romain, je vous prie de bien réfléchir.

— C’est bon, je te remercie ; tes nouvelles, mon ami, me coupent la respiration. Ainsi donc les barons font leur soumission ?

— Oui, dès le premier jour, un des Colonna, le seigneur Adrien a prêté serment ; huit jours après, Étienne, sous la garantie d’un sauf-conduit, a quitté Palestrina, ayant les Savelli à sa suite ; les Orsini sont venus après lui ; même Martino di Porto a succombé sans rien dire,

— Le tribun… mais est-ce là le titre de sa dignité ? Il devait être roi, ce me semble ?

— On lui a offert ce titre et il l’a refusé. Sa dignité présente, qui n’entreprend point sur les honneurs patriciens, lui a beaucoup servi à se concilier les nobles.

— Voilà un rusé coquin ! mille pardons ! Un sage prince ! Eh bien ! alors, le tribun marche de pair, je suppose, avec tous ces grands noms romains ?

— Pardon, il applique en toute rigueur une justice impartiale au paysan comme au patricien, mais il conserve aux nobles tous leurs priviléges légitimes et leur rang légal.

— Ah ! et toutes ces marionnettes abandonnent la proie pour l’ombre ? J’entends. Mais, c’est égal, cela annonce du génie. Le tribun est célibataire, je crois ? Est-ce parmi les Colonna qu’il cherche une femme ?

— Sire chevalier, le tribun est déjà marié ; trois jours après son élévation au pouvoir, il a obtenu et emmené dans sa maison la fille du baron de Raselli.

— Raselli ! ce n’est pas un grand nom ; il aurait pu trouver mieux.

— Mais on dit, reprit en souriant le jeune homme, que sous peu le tribun sera allié aux Colonna par sa charmante sœur la signora Irène. Le baron de Castello la recherche en mariage.

— Quoi, Adrien Colonna ! Assez ! Me voilà convaincu ; un homme qui contente le peuple et en impose aux nobles ou se les concilie est né pour l’empire. J’enverrai moi-même ma réponse à cette lettre. Pour vous remercier de vos nouvelles, sire messager, acceptez ce bijou, et le chevalier retira de son doigt un diamant de quelque prix. Non, vous n’avez que faire de craindre, il m’a été donné aussi librement et de bon cœur que je vous le donne aujourd’hui. »

Le jeune homme qui avait été agréablement surpris et prévenu par les manières du célèbre franc routier, et qui était tout étonné de la familiarité, de l’aisance avec lesquelles il avait pu communiquer au Fra Moreale, dans sa propre forteresse, les nouvelles de Rome, fit une profonde révérence en acceptant le présent.

Le malin Provençal vit bien l’impression qu’il avait produite, et reconnut en même temps qu’il lui serait avantageux d’ajourner la décision qu’il pouvait avoir à prendre.

« Assure au tribun, dit-il en donnant congé au messager, dans le cas où tu serais de retour avant l’arrivée de ma lettre, que j’admire son génie, que je rends hommage à son pouvoir, et que je ne manquerai point de réfléchir aussi favorablement que possible à sa demande.

— Mieux nous vaudraient, dit vivement le messager (il était de bonne famille et de noble maintien), mieux nous vaudraient dix tyrans pour ennemis qu’un Montréal.

— Pour ennemi ! Croyez-moi, messire, je ne recherche pas l’inimitié des princes qui savent gouverner ni d’un peuple qui a la sagesse de savoir à la fois commander et obéir. »

Tout le reste du jour, cependant, Montréal demeura pensif et mal à son aise ; il dépêcha des messagers de confiance au gouverneur d’Aquila (alors en correspondance avec Louis de Hongrie), à Naples et à Rome ; ce dernier était chargé d’une lettre au tribun, dans laquelle Montréal, sans se compromettre absolument, prenait un ton soumis, et ne demandait qu’un plus long délai pour ses préparatifs de départ. Mais en même temps de nouvelles fortifications étaient ajoutées au château, d’abondants approvisionnements y étaient introduits, et jour et nuit des espions et des éclaireurs postés le long du défilé et jusque dans la ville de Terracine. Montréal était précisément le chef qui ne faisait jamais tant de préparatifs de guerre que lorsqu’il affectait les dispositions les plus pacifiques. Le matin du cinquième jour qui suivit l’apparition du chevalier romain, Montréal, après un examen scrupuleux de ses fortifications et de ses magasins, se sentant sûr de pouvoir tenir au moins pendant un mois de siége, se retira avec une mine plus gaie que de coutume dans l’appartement d’Adeline.

La dame était assise près de la croisée de la tour, d’où l’on pouvait voir un magnifique paysage, composé de bois, de vallons, de bosquets, d’orangers, jardin étrange pour un tel palais ! Comme elle appuyait sa tête sur sa main, tournant un peu son profil vers Montréal, elle avait une grâce inexprimable dans l’inclinaison de son cou, dans sa tête mignonne si pleine de noblesse, dans ses cheveux bouclés, divisés sur le front de cette manière simple que les temps modernes ont si heureusement fait revivre. Mais la physionomie de cette tête à demi détournée, la fixité distraite de son regard, la profonde immobilité de son maintien, étaient si tristes, si douloureuses, que Montréal sentit expirer sur ses lèvres le salut galant et joyeux qu’il préparait déjà pour elle. Il approcha en silence et lui mit la main sur l’épaule.

Adeline se retourna, puis prenant cette main dans les siennes, la pressa sur son cœur, et chassa dans un sourire toute sa tristesse. — « Ô ma bien-aimée ! dit Montréal, si tu pouvais savoir combien la moindre ombre de chagrin sur ta charmante figure assombrit mon cœur, jamais tu ne t’affligerais. Mais il n’est pas étonnant que, dans ces murailles sévères, privée de la compagnie des dames de ton rang, et n’ayant pour entretenir ta gaieté que l’humeur morose de Montréal ou les éclats discordants de ses hommes d’armes,… il n’est pas étonnant que tu te repentes de ton choix.

— Oh ! non, non, Walter, je ne me repens jamais. Seulement je pensais à notre enfant quand vous êtes entré. Hélas ! c’était notre seul enfant ! Qu’il était beau, Walter, et comme il vous ressemblait !

— Non, il avait tes yeux et ton front, répliqua le chevalier d’une voix tremblante, et en détournant la tête.

— Walter, reprit la dame en soupirant, vous en souvenez-vous ? C’est aujourd’hui son jour de naissance. Il a dix ans aujourd’hui. Voilà onze ans que nous nous aimons, et tu ne t’es pas encore lassé de ta pauvre Adeline.

— Comme si les saints pouvaient se fatiguer du paradis, répliqua Montréal avec une amoureuse tendresse qui changeait en douceur toute la rudesse imposante de son héroïque maintien.

— Si je pouvais le croire, je serais vraiment bien heureuse ! répondit Adeline ; mais encore quelque temps, et il faudra que le peu de charmes qui me restent disparaissent ; quel autre droit alors pourrai-je réclamer sur toi !

— Tous les droits : le souvenir de tes premières rougeurs, de ton premier baiser, de tes sacrifices dévoués, de tes longs et patients voyages, de ton amour résigné et satisfait ! Ah ! Adeline, nous sommes de Provence et non pas d’Italie, et quand a-t-on vu un chevalier de Provence fuir son ennemi ou trahir son amour ? Mais, ma chérie, voilà assez de tristesse pour aujourd’hui ; ne reste pas à t’affliger ici. Je viens t’engager à sortir. J’ai envoyé nos serviteurs planter notre tente près de la mer ; nous allons jouir, tandis que nous le pouvons encore, du parfum des fleurs d’oranger. Avant la fin d’une autre semaine peut-être serons-nous réduits à des passe-temps moins agréables et à des promenades moins étendues.

— Comment, mon cher Walter ! tu ne craindrais pas quelque danger ?

— Tu parles, mon oiseau du bon Dieu, dit en riant Montréal, comme si le danger était chose nouvelle ; il me semble que, par le temps qui court, il devrait t’être aussi familier que l’air que nous respirons.

— Ah ! Walter, est-ce que cela durera toujours ! Te voilà riche et renommé ; ne peux-tu donc abandonner cette vie de batailles ?

— Allons donc, Adeline ! à quoi bon les richesses et la renommée, si ce n’était pas un moyen d’arriver au pouvoir ! Quant à la vie de batailles, le bouclier des guerriers fut mon berceau ; priez les saints d’en faire mon tombeau ! Ces vicissitudes de la vie, que le sort ballotte dans ses jeux bizarres de la chaumière à la tente, de la caverne au palais, aujourd’hui exilé, errant, demain l’égal des rois, constituent le véritable élément de la chevalerie de mes aïeux normands. La Normandie m’a appris la guerre, et la douce Provence l’amour. Un baiser, ma douce Adeline ; et maintenant, que tes femmes viennent se mettre à ta toilette. N’oublie pas ton luth, chère amie. Nous réveillerons les échos avec nos chants de Provence.

Le caractère flexible d’Adeline se laissa aisément entraîner à la gaieté de son seigneur ; et bientôt la cavalcade sortit du château pour gagner l’endroit où Montréal comptait faire halte et se reposer le reste du jour. Mais, déjà préparé contre toute surprise, le château était laissé sous bonne garde, et, outre les domestiques attachés au service intérieur, un détachement de dix soldats armés de toutes pièces accompagnait nos amants. Montréal lui-même portait son corselet, et ses écuyers le suivaient avec son casque et sa lance. Au delà du défilé étroit qui commençait à la base du château, la route s’ouvrait alors sur une large pelouse verdoyante, bordée de bois de tous côtés, excepté en face de la mer, et parsemée de myrtes et d’orangers, au milieu d’un désert d’arbustes odoriférants. En ce lieu, à l’abri du hêtre aux longs rameaux, du classique fagus (que les Anglais traduisent si mal par le nom de beech), on avait préparé un riant pavillon qui dominait la mer étincelante ; il était à couvert des rayons du soleil, mais s’ouvrait aux douceurs de la brise. C’était le divertissement favori, si cela pouvait s’appeler un divertissement, de la pauvre Adeline. Elle se plaisait à s’échapper des sombres murailles de sa prison de châtelaine, pour venir jouir du soleil et des douceurs de ce voluptueux climat sans éprouver la fatigue que lui donnait depuis quelque temps tout exercice. C’était une galanterie de la part de Montréal, qui, prévoyant qu’avant peu les troupes de Rienzi pourraient bien venir assiéger ses murs, avait voulu faire jouir Adeline une fois encore de ce plaisir auparavant : et d’ailleurs lui-même, il se plaisait autant sous un berceau de feuillage que dans la mêlée d’un champ de bataille.

Tandis qu’ils se reposaient dans le pavillon, l’amoureux et sa dame, les serviteurs, au dehors, flânaient sur la plage ou préparaient la tente d’un bateau destiné à une promenade en mer au coucher du soleil ; d’autres, sous une tente plus grossière, cachée dans le bois, s’occupaient du repas du milieu du jour, tandis que les cordes du luth, touchées par Montréal lui-même, avec une grâce nonchalante, ajoutaient leur harmonie au charme des rêves paisibles qu’inspire l’heure brûlante de midi.

Ils en étaient là lorsqu’un des éclaireurs de Montréal arrive, hors d’haleine et tout échauffé, au pavillon.

« Capitaine, dit-il, un escadron de trente lances, armé de toutes pièces, avec une longue suite d’écuyers et de pages, vient de quitter Terracine. Leurs bannières portent les armes accouplées de Rome et des Colonna.

— Ho ! ho ! dit gaiement Montréal, une troupe pareille est faite pour ajouter aux plaisirs de notre compagnie ; envoie ici mon écuyer. »

L’écuyer paraît.

« Vite, à cheval ! cours au-devant du cortége que tu rencontreras dans le défilé (allons, ma douce dame, rapportez-vous-en à moi pour donner des ordres !), adresse-toi au chef, et dis-lui que le bon chevalier Walter de Montréal lui envoie mille politesses et le prie, en traversant notre territoire, de se reposer quelque temps avec nous à titre de convive bienvenu ; et… attends… tu ajouteras que, s’il ne lui déplaît pas de passer une heure ou deux à quelque amusement de bon goût, Walter de Montréal serait heureux de rompre une lance avec lui ou avec tout autre chevalier de sa suite en l’honneur de nos dames respectives. Vite, vite, en selle !

— Walter, Walter, commença Adeline, qui avait ce sentiment pénétrant et délicat de sa position, que mainte fois son insouciant amoureux oubliait de gaieté de cœur, Walter, cher Walter, crois-tu faire honneur à…

— Tais-toi, douce fleur de lis ! Tu n’as point vu depuis longtemps semblable passe-temps ; je brûle de te faire reconnaître que tu es toujours la plus belle dame d’Italie, oui, et de la chrétienté. Mais ces chevaliers italiens ne sont que des poltrons, et tu n’as pas à craindre que ma proposition soit acceptée. D’ailleurs, en vérité, dame de mes amours, j’ai de plus graves motifs pour me réjouir d’un événement qui jette sur ma route un noble Romain, peut-être un Colonna ; les femmes n’entendent rien à ces affaires, et tout ce qui concerne Rome en ce moment nous regarde de près.

Là-dessus le chevalier fronça le sourcil comme il faisait toujours quand il réfléchissait, et Adeline, n’osant en dire davantage, se retira dans le compartiment le plus reculé du pavillon.

Cependant l’écuyer s’approchait du cortége qui venait de s’engager au beau milieu du défilé ; et c’était une fière et brave compagnie. Si l’armure complète des soldats semblait annoncer quelque dessein guerrier, en revanche il n’y paraissait guère, à voir la suite nombreuse d’écuyers et de pages sans armes, magnifiquement habillés, tandis que le splendide blason de deux hérauts précédant les porte-étendards proclamait un but pacifique et comme une marche sacrée. Il suffisait d’un coup d’œil de ce côté pour reconnaître le chef de la troupe. Revêtu d’une cuirasse en acier, richement ornée d’arabesques d’or, recouverte d’un manteau de velours vert foncé brodé de perles, tandis qu’au-dessus de ses longues boucles brunes ondoyait une plume d’autruche noire attachée à une haute toque macédonienne (comme en porte aujourd’hui, je crois, le grand maître de l’ordre de Saint-Constantin), chevauchait, en tête de l’escadron, un jeune cavalier qui se distinguait de ses compagnons, rangés à ses côtés, par son gracieux maintien autant que par son splendide costume.

L’écuyer s’approcha respectueusement, et, mettant pied à terre, s’acquitta de sa commission.

Le jeune cavalier sourit en répondant : « Rapporte au sire Walter de Montréal le salut d’Adrien de Colonna, baron de Castello ; et dis-lui que l’objet solennel de mon présent voyage ne me permettra guère de rencontrer la lance redoutable d’un si célèbre chevalier ; j’en ai d’autant plus de regret que je ne puis encore céder à aucune dame la palme de beauté qui appartient à la reine de mes amours. Il faut que j’ajourne l’espoir d’une occasion plus heureuse. Pour le reste, c’est de tout cœur que j’aurai le plaisir de goûter quelques heures près de lui des charmes d’une hospitalité si courtoise. »

L’écuyer fit un profond salut. « Mon maître, dit-il en hésitant, sera bien affligé de manquer un si noble adversaire. Mais mon message s’adresse à toute cette belle et brave compagnie de chevaliers ; et si le seigneur Adrien de Castello pense que l’objet de son présent voyage lui interdise une passe d’armes, sans doute un de ses camarades se chargera volontiers de le remplacer près de mon maître. »

Aussitôt on entendit la réponse d’un jeune noble, voisin d’Adrien, Riccardo Annibaldi, qui dans la suite rendit plus d’un service à Rome et au tribun, et dut plus tard à sa bravoure une fin prématurée.

« Avec la permission du seigneur Adrien, s’écria-t-il, je romprai une lance avec…

— Chut ! Annibaldi, interrompit Adrien. Et vous, messire l’écuyer, sachez qu’Adrien de Castello ne se bat pas par procureur. Avisez le chevalier de Saint-Jean que nous acceptons son hospitalité, et que si, après avoir conversé sur de plus sérieuses matières, il désirait encore cette légère distraction, j’oublierais que je suis envoyé comme ambassadeur à Naples pour me rappeler seulement que je suis chevalier du Saint-Empire. Vous avez notre réponse. »

L’écuyer, avec de grandes cérémonies, fit sa révérence, se remit en selle et poussa un petit temps de galop vers son maître.

« Pardonnez-moi, cher Annibaldi, dit Adrien, d’avoir réprimé votre valeur ; et croyez-le bien, jamais je n’aspirai à rompre une lance avec un homme plus ardemment qu’avec ce vantard de Français. Mais, voyez-vous, bien que pour nous, élevés dans l’esprit des lois délicates de la chevalerie, Walter de Montréal soit le fameux chevalier de Provence, pour le tribun de Rome, dont nous remplissons maintenant la sérieuse mission, ce n’est que le capitaine mercenaire d’une compagnie de francs routiers. Nous souillerions cruellement notre dignité aux yeux de Rienzi, en acceptant à la légère un duel pour rire avec un brigand de profession, un maraudeur déclaré.

— Avec tout cela, dit Annibaldi, il ne faut pas que le brigand puisse se vanter d’avoir vu un chevalier romain fuir une lance provençale.

— Assez, je t’en prie, » fit impatiemment Adrien. Et de fait, le jeune Colonna était déjà de mauvaise humeur contre lui-même d’avoir été obligé d’écarter par un refus discret et poli la proposition de Montréal ; il était encore piqué de la manière méprisante dont le Provençal avait parlé de la chevalerie romaine, et d’un certain ton de supériorité que Montréal avait pris à son égard toutes les fois qu’il s’agissait de questions militaires ; il sentait donc en ce moment sa joue s’enflammer et sa lèvre trembler. D’une haute habileté dans la science de la guerre pour son temps, il avait un désir naturel et excusable de prouver qu’au moins il n’était pas un adversaire indigne même de la meilleure lance d’Italie ; de plus, la galanterie de ce temps-là lui faisait regarder comme une trahison envers sa maîtresse de ne pas saisir la première occasion de proclamer ses perfections.

C’était donc avec un mouvement d’irritation marqué qu’Adrien, arrivé en vue du pavillon de Montréal, aperçut l’écuyer qui revenait à lui. Le lecteur jugera s’il n’avait pas raison lorsque celui-ci, descendant encore une fois de cheval, l’accosta ainsi :

« Mon maître, le chevalier de Saint-Jean, en entendant la courtoise réponse du seigneur Adrien de Castello, me charge de lui dire que, si la conversation plus sérieuse à laquelle le seigneur Adrien fait allusion, est de nature à gâter l’aimable divertissement qu’il lui propose, il prend la liberté respectueuse de lui offrir le carrousel avant l’entretien. Le gazon, devant la tente, est si doux et si uni que même une chute de cheval n’entraînerait aucun danger ni pour le cavalier, ni pour son coursier.

— Par notre dame ! s’écrièrent d’un même souffle Adrien et Annibaldi, voilà des paroles qui ne sont plus si courtoises !

— Eh bien ! (continua Adrien après avoir repris son sang-froid), puisque ton maître veut se passer cette fantaisie, qu’il regarde aux sangles de son cheval. Je ne veux point contrarier son idée. »

Montréal, qui avait insisté pour ce spectacle, peut-être par cet esprit de bravade, joyeux et batailleur, commun encore à ses vaillants compatriotes ; peut-être parce qu’il était curieux de faire parade, devant des gens destinés à devenir bientôt ses ennemis déclarés, de son adresse singulière et sans égale dans le métier des armes, en fut bien plus avide encore en apprenant le nom du chef de l’escadron romain ; car son âme vaine et fière, bien qu’elle eût à cette époque déguisé son ressentiment, n’avait jamais oublié certains mots un peu vifs lancés par Adrien dans le palais d’Étienne Colonna et dans ce malheureux voyage à Corneto. Adrien, faisant halte à l’entrée du défilé, se fit aider par ses écuyers pour endosser, avec une indignation qui n’excluait pas la prudence et le soin, le reste de son armure ; il regarda lui-même aux sangles, aux étriers et à toutes les boucles du caparaçon de son noble palefroi. En même temps Montréal, enchanté, embrassait sa belle, trop douce pour s’irriter, mais profondément contrariée (encore sa contrariété était-elle oubliée à demi dans ses craintes pour la sûreté de son bien-aimé), lui enlevait son écharpe bleue pour la jeter sur sa cuirasse, et achevait de s’équiper avec l’indifférence d’un homme certain de la victoire. Cependant il avait à subir un désavantage, et le plus grand : son armure et sa lance avaient bien été apportées du château, mais il n’avait pas son cheval de bataille. Son coursier n’était pas assez robuste pour supporter le poids de son armure, et des chevaux de son escorte pas un ne pouvait, comme force et comme encolure, être comparé à celui d’Adrien. Il choisit néanmoins le plus vigoureux qui se trouvât sous sa main, et une bruyante acclamation de ses farouches serviteurs témoigna de leur admiration, lorsque, sans aide aucune, il s’élança du sol et d’un saut se mit en selle, tour d’agilité rare et difficile chez un homme complétement équipé de la puissante armure qui sortait des forges de Milan, et qu’on portait bien plus lourde en Italie qu’en aucune partie de l’Europe. Tandis que les deux compagnies se groupaient lentement et se mêlaient en une sorte de cercle autour de la vaste pelouse, tandis que les hérauts romains, avec un air d’importance, tâchaient de mettre l’ordre parmi les spectateurs, Montréal fit tourner son coursier autour de la lice, le forçant à exécuter diverses caracoles, pour faire briller avec la vanité qui lui était particulière, son talent d’écuyer parfait et consommé.

Enfin Adrien, la visière baissée, chevaucha lentement dans le tapis vert, au milieu des acclamations de ses partisans.

Nos deux chevaliers, aux deux extrémités, se placèrent gravement vis-à-vis l’un de l’autre ; ils se firent avec leurs lances les saluts en usage dans les tournois de plaisir et d’amitié ; et lorsqu’ils s’arrêtèrent après, attendant le signal de la charge, les Italiens tremblèrent pour l’honneur de leur chef : la haute taille et la vaste poitrine de Montréal faisaient un terrible contraste, même sous l’armure, avec les formes de son adversaire, bien pris dans sa petite taille, mais d’une stature délicate et mince. Il est vrai que dans ce temps-là la science des armes était portée à une telle perfection qu’une grande vigueur et une haute stature étaient loin d’être des qualités indispensables ni même les attributs ordinaires des plus illustres chevaliers ; le maniement habile et puissant du cheval faisait presque tout, et souvent moins de poids dans la charge servait bien le cavalier plutôt que de lui nuire ; plus tard même, les vainqueurs les plus célèbres dans les tournois, les Bayard en France, et les Sidney en Angleterre, étaient loin d’avoir rien de remarquable par leur grosseur et par leur taille.

Quelle que fût la supériorité de Montréal comme force physique, elle était bien contre-balancée par l’infériorité de son cheval qui, de race calabraise, aux articulations massives et robustes, n’avait cependant ni l’ardeur, ni la souplesse, ni la docilité intelligente du coursier septentrional monté par le Romain. La robe luisante du dernier, noire comme un charbon, était relevée par une housse écarlate brodée d’or ; le cou et les épaules étaient revêtus d’un réseau de mailles ; et du front s’avançait une longue pointe, comme le bois d’une licorne, tandis que sur sa tête ondoyait un grand panache de plumes rouges et blanches. Comme la mission d’Adrien à Naples était toute de pompe et de cérémonie, pour répondre à l’éclat d’une cour très-brillante, son équipage et sa suite avaient été appropriés à l’occasion et à cet amour de parade qui était propre à l’époque ; la bride même de son cheval, laquelle avait trois pouces de largeur, était ornée de dorures et de joyaux. Le chevalier aussi portait une cotte de mailles, chef-d’œuvre du célèbre Louis de Milan ; enfin, tout son ensemble était d’une distinction et d’une splendeur extraordinaires ; mais ce qui faisait encore plus ressortir cet éclat, c’était l’armure de Montréal, simple, quoique d’un poli éclatant, et d’une souplesse parfaite, ornée seulement de l’écharpe de sa dame, ainsi que la cotte de mailles rude et commune de son coursier. Ce contraste, cependant, ne souriait guère au Provençal, dont la vanité se complaisait surtout à s’étaler dans ses harnais de guerre, et qui, s’il eût prévu le « passe-temps » qui l’attendait, aurait voulu éclipser jusqu’aux Colonna.

Les trompettes de chaque compagnie sonnèrent une courte fanfare ; les chevaliers restèrent droits comme des statues de fer ; une seconde fanfare, et chacun d’eux s’inclina légèrement sur l’arçon ; une troisième, et, la lance baissée, ils lâchaient les brides, et au grand galop se précipitaient en avant pour se rencontrer en un choc furieux au milieu de la lice. Avec l’insouciante arrogance qui lui appartenait, Montréal s’était figuré qu’au premier coup de sa lance Adrien viderait les arçons ; mais à sa grande surprise le jeune Romain resta ferme et solide, et, au milieu des acclamations de ses partisans, passa à l’autre bout de la lice. Montréal lui-même avait été rudement ébranlé, mais il restait toujours droit sur sa selle et ferme dans les étriers.

« Diable ! ce n’est pas là un chevalier de salon, » murmurait-il en lui-même, rappelant en ce moment toute son adresse pour une seconde passe, tandis qu’Adrien, s’apercevant de la grande supériorité de son palefroi, résolut d’en profiter contre son adversaire. Aussi, quand nos chevaliers se chargèrent une seconde fois, Adrien, se couvrant bien de son bouclier, dirigea moins son attention contre le champion, que pas une lance maniée par une main d’homme n’était, il le sentait bien, en état de déloger, que contre l’animal moins noble qu’il montait. Le choc de Montréal, quand il vint à charger, fut comme une avalanche : sa lance éclata en mille pièces, Adrien perdit les étriers, et, sans les solides arçons de fer qui protégeaient sa selle par devant et par derrière, il eût été, ma foi ! démonté ; toujours est-il qu’il fut presque renversé sur lui-même ? Les oreilles lui tintèrent, la tête lui tourna, et pour un moment ou deux il faillit perdre connaissance. Mais son coursier lui avait bien payé dans ce moment-là le soin et la dépense qu’il avait coûtés pour le former. Aussitôt que les combattants furent l’un contre l’autre, l’animal, se cabrant de toute sa hauteur, poussa en avant, de son puissant cimier, contre son adversaire, avec une force irrésistible, au point de faire reculer de plusieurs pas le cheval de Montréal ; en même temps la lance d’Adrien, dirigée avec une habileté exquise, alla frapper le casque du Provençal, et fit oublier un moment au chevalier rudement ébranlé le soin de sa bride. Montréal serrant trop la gourmette dans la précipitation qu’il mit à reprendre équilibre, son cheval se dressa sur ses pieds, et, en ce moment, recevant en plein poitrail la corne acérée et le plastron de mailles de fer du coursier d’Adrien, se renversa sur le gazon par-dessus son cavalier. Montréal en colère se débarrassait en grande honte, lorsqu’un faible cri vint de son pavillon jusqu’à son oreille redoubler sa mortification. Il se releva avec une agilité qui étonna les spectateurs ; car l’armure portée en ce temps-là était si lourde que bien peu de chevaliers, une fois étendus sur le sol, auraient pu se redresser sans aide ; tirant son épée, il s’écria furieux : « À pied ! Combattons à pied ! ce n’est pas ma faute si je suis tombé, c’est celle de cette maudite bête, qu’il m’a fallu, pour mes péchés, élever au rang de cheval de bataille. Arrivez…

— Non, sire chevalier, dit Adrien, retirant ses gantelets et débouclant son casque, qu’il jeta à terre, je viens à toi comme hôte et comme ami ; mais combattre à pied, c’est une rencontre qui ne convient qu’à des ennemis mortels. Si j’acceptais ton offre, ma défaite ne serait qu’une tache à ton honneur de chevalier. »

Montréal, que la colère avait un moment égaré, se soumit d’un air sombre à ce raisonnement. Adrien s’empressa de calmer son antagoniste. « Au reste, dit-il, je ne puis prétendre au prix. Votre lance m’a fait perdre les étriers, la mienne vous a laissé ferme en selle. Vous dites vrai ; la défaite, s’il y en eut, est au compte de votre cheval.

— Nous pourrons nous rencontrer une autre fois quand je serai monté d’une façon moins inégale, dit Montréal, encore échauffé.

— Que Notre-Dame nous en garde ! s’écria Adrien, avec un recueillement si sérieux que les assistants ne purent s’empêcher de rire ; et Montréal lui-même, d’un air renfrogné et presque malgré lui, se joignit à cet accès de gaieté. La courtoisie de son adversaire, néanmoins, l’avait touché, et elle lui gagna les qualités franches et militaires de son caractère : il se remit donc et répliqua :

— Seigneur de Castello, je reste ton débiteur pour une courtoisie que j’ai trop peu imitée. Toutefois si tu veux me faire ton obligé pour toujours, tu me permettras d’envoyer chercher mon cheval de bataille et tu me laisseras une chance de réhabiliter mon honneur. Avec ce coursier-là ou avec un autre égal au tien qui me paraît de race anglaise, je parie tout ce que je possède, terres, château, argent, j’y engage jusqu’à mon épée et mes éperons, que je garderai ce passage, contre tous ceux de ta suite l’un après l’autre. Heureusement, peut-être, pour Adrien, avant qu’il pût répondre, Ricardo Annibaldi s’écria avec une grande ardeur : Sire chevalier, j’ai avec moi deux chevaux qui ont l’habitude des tournois, choisis l’un d’eux et accepte-moi comme champion de la chevalerie romaine contre la chevalerie française ; voici mon gage !

— Seigneur, répliqua Montréal, avec une joie mal contenue, ta proposition témoigne d’un sentiment si généreux et si spontané que ce serait grand péché de ma part si je la rebutais. J’accepte ton gage, et quel que soit celui de tes chevaux dont tu ne veux pas, au nom de Dieu, amène-le ici, et ne perdons point de mots inutiles avant d’agir. »

Adrien savait bien que, jusqu’ici, les Romains avaient été favorisés par la fortune plus que par le mérite ; il essaya, mais en vain, d’empêcher cette seconde épreuve. Mais Annibaldi en fut très-irrité, et sa haute condition rendait impolitique, de la part d’Adrien, une défense péremptoire qui l’aurait offensé ; le Colonna consentit donc avec répugnance à cet engagement. Les chevaux d’Annibaldi furent amenés sur les lieux : l’un était un beau rouan, l’autre un bai, de race et d’encolure un peu moins distinguées, mais encore d’une vigueur et d’un prix considérables. Montréal, voyant qu’on le pressait de choisir, prit avec courtoisie le dernier, le moins avantageux.

Annibaldi fut bientôt prêt à entrer en lice, et Adrien donna le signal aux trompettes. Le Romain était d’une taille presque égale à celle de Montréal, et quoique plus jeune de quelques années, présentait sous son armure, à peu près la même stature et la même force musculaire, de sorte que les champions actuels paraissaient au premier abord plus équitablement assortis que les précédents. Mais cette fois Montréal, bien monté, excité à la fois par la honte et l’orgueil, se sentait capable de tenir tête à une armée ; il poussa si bravement le jeune baron, que la plume du casque du Provençal n’en fut pas même ébranlée du coup, tandis que l’Italien fut lancé à quelques pas de son cheval, et ne put reprendre ses sens que quelques instants après, quand ses écuyers eurent levé sa visière. Ce dénoûment rendit à Montréal toute sa gaieté, sa jovialité naturelle, et releva puissamment le courage et l’humeur de ses gens, qui s’étaient sentis humiliés par la première rencontre.

Lui-même il aida Annibaldi à se relever avec une grande politesse et une profusion de compliments que le fier Romain accueillit par un sombre silence, puis il les invita à le suivre au pavillon, ordonnant à voix haute de servir le banquet. Annibaldi, cependant, restait en arrière ; Adrien pénétrait sa pensée ; il voyait qu’entre les flacons une querelle entre le Provençal et son ami allait éclater selon toute apparence, et le tirant à part, il lui dit : « Il me semble, cher Annibaldi, qu’il vaudrait mieux que tu poursuivisses ta route avec le gros de notre escorte jusqu’à Fondi, où je te rejoindrai au coucher du soleil. Mes écuyers et huit lances me suffiront ici comme sauvegarde, et, à vrai dire, je désire échanger en particulier quelques mots avec notre hôte étranger, dans l’espérance de pouvoir l’amener pacifiquement à se retirer d’ici sans l’aide de nos troupes romaines, qui ont ailleurs assez d’autre occupation pour leur vaillance. »

Annibaldi pressa la main de son compagnon.

« Je te comprends, répliqua-t-il avec une faible rougeur, et je l’avoue, je ne pourrais pas me faire aux airs de fatuité de ce barbare après son triomphe. J’accepte ton offre. »


CHAPITRE III.

Entretien du Romain et du Provençal. — Histoire d’Adeline. —
Un clair de lune en mer. — Le luth et les romances.

Aussitôt qu’Annibaldi l’eut quitté avec la plus grande partie de son cortége, Adrien, se débarrassant de ses lourdes jambières, entra seul au pavillon du chevalier de Saint-Jean. Montréal avait déjà ôté son armure, sauf la cuirasse ; il s’avança maintenant pour saluer son hôte avec cette grâce aisée et séduisante qui convenait mieux à sa naissance qu’à sa profession. Il reçut les excuses d’Adrien pour l’absence d’Annibaldi et des autres chevaliers de sa suite avec un sourire qui semblait prouver qu’il en devinait facilement le motif, et le conduisit dans la partie la plus retirée du pavillon où était préparé le repas dont leur exercice récent leur faisait à tous deux ressentir le besoin ; là, pour la première fois, Adrien découvrit Adeline. Une longue habitude de l’existence variée et aventureuse de son amant, rehaussée chez elle d’une certaine fierté de race qu’elle n’avait pas perdue dans sa condition nouvelle, donnait aux manières de cette belle dame, une aisance et une liberté qui souvent cachaient, même à Montréal, ses profonds regrets. Parfois, il est vrai, seule avec lui, qu’elle aimait d’un dévouement romanesque, elle n’était sensible qu’au charme d’une présence qui la consolait de toutes choses, mais en ses fréquentes absences ou à la vue d’un étranger, l’illusion disparaissait, la réalité revenait. Pauvre dame ! Elle n’était point disposée par la nature, formée par l’éducation ni réconciliée par l’habitude au chagrin de l’opprobre !

Le jeune Colonna fut vivement frappé de sa beauté et plus encore de sa grâce noble et distinguée. Comme son amant, elle semblait plus jeune qu’elle n’était ; le temps semblait avoir épargné une fleur où un œil expérimenté eût reconnu les signes d’une mort prématurée ; il y avait quelque chose d’enfantin dans la délicatesse de ses formes, dans les tresses luxuriantes de ses beaux cheveux châtains, dans les roses que chaque instant, chaque parole faisait éclore et disparaître. Entre elle et Montréal il y avait un contraste naturel de confiance dévouée et de force protectrice ; chacun d’eux semblait plus beau en présence de l’autre, et Adrien, en s’asseyant à cette table bien garnie, pensa qu’il n’avait jamais vu de couple mieux assorti pour les poétiques légendes des troubadours de leur patrie.

Montréal causa gaiement sur mille sujets, fit circuler les flacons, et choisit pour son hôte les morceaux les plus délicats du délicieux spicola de la mer voisine et de la chair succulente du sanglier des Marais-Pontins.

« Dites-moi, reprit Montréal, une fois leur appétit satisfait, dites-moi, noble Adrien, comment se porte votre parent, le seigneur Étienne, un solide vieillard pour son âge.

— Il se porte comme le plus jeune d’entre nous, répondit Adrien.

— Les derniers événements ont dû le contrarier un peu, fit Montréal avec un malin sourire. Ah ! vous prenez un air sérieux. Voyons, vous reconnaissez du moins ma prévoyance. J’ai été le premier à prédire à votre parent l’élévation de Cola de Rienzi ; il m’a tout l’air d’un grand homme, et jamais il ne s’est montré plus grand qu’en conciliant les Colonna et les Orsini.

— Le tribun, répliqua Adrien d’une manière évasive, est certainement un homme d’un génie extraordinaire. Et maintenant, en le voyant gouverner, je m’étonne seulement d’une chose, c’est qu’il ait jamais pu se résigner à obéir ; la majesté semble son essence.

— Quand on parvient au pouvoir, on endosse aisément le harnais du pouvoir, la dignité, répondit Montréal ; et si ce que j’entends dire est vrai (faites-moi raison à la santé de votre dame), le tribun, sans être lui-même de haute naissance, s’unira bientôt à une haute famille.

— Il est déjà marié à une Raselli ; c’est une vieille maison de Rome.

— Vous prenez un faux-fuyant. Le doulx soupir ! Le doulx soupir ! pour me servir des termes du vieux Cabestan, dit en riant Montréal. Allons, vous m’avez fait raison d’une coupe pour votre dame, videz-en une autre à la santé de la belle Irène, la sœur du tribun, pourvu pourtant que les deux ne fassent pas une seule personne. Vous souriez et secouez la tête ?

— Je ne vous dissimule point, sire chevalier, répondit Adrien, qu’une fois ma présente mission remplie, je suis sûr qu’une alliance entre le tribun et un Colonna favorisera beaucoup nos intérêts réciproques.

— On ne m’avait donc point trompé, dit Montréal d’un ton grave et pensif ; il faut vraiment que le pouvoir de Rienzi soit bien grand.

— L’objet de mon ambassade en est une preuve. Êtes-vous instruit, seigneur de Montréal, que Louis, roi de Hongrie…

— Ah ! qu’y a-t-il sur son compte ?

— S’en est rapporté pour la décision du différend qui s’est élevé entre lui et Jeanne de Naples touchant la mort de son frère, l’époux de la noble reine, à l’arbitrage du tribun ? C’est la première fois, ce me semble, depuis la mort de Constantin, qu’on ait jamais honoré un Romain d’une si grande confiance et d’une si haute mission.

— Par tous les saints du calendrier, s’écria Montréal en se signant, cette nouvelle est vraiment étonnante ! Le farouche Louis de Hongrie mettre le glaive au fourreau et choisir un autre arbitre que le champ de bataille !

— Et c’est là, continua Adrien d’un ton significatif : c’est là ce qui m’a fait accepter votre courtoise invitation. Je sais, brave Montréal, que vous entretenez correspondance avec Louis. Louis a donné au tribun les meilleurs gages d’amitié et d’alliance, agirez-vous sagement en vous…

— En me mettant en guerre avec l’allié des Hongrois, interrompit Montréal : c’est ce que vous alliez ajouter ; la même pensée traversait mon esprit. Monseigneur, pardonnez-moi, mais souvent les Italiens inventent ce qu’ils désirent. Sur l’honneur d’un chevalier du Saint-Empire, cette nouvelle est-elle la vérité pure et simple ?

— Sur mon honneur et sur ma croix, répondit Adrien en se redressant ; et, en preuve du fait, je suis envoyé de ce pas à Naples pour régler avec la reine les préliminaires du procès présumé.

— Deux têtes couronnées devant le tribunal d’un plébéien, et l’une d’elle pour se justifier d’une accusation de meurtre ! murmura Montréal, voilà de quoi troubler mon cerveau. »

Il demeura rêveur et silencieux quelque temps, jusqu’à ce que, levant les yeux, il aperçut le regard d’Adeline fixé sur lui avec tendresse et tout plein de cette profonde sollicitude avec laquelle elle surveillait l’impression produite dans les traits de son amant par des plans et des projets qu’elle était trop modeste pour désirer connaître, trop innocente pour partager.

« Ma douce amie, dit affectueusement le Provençal, qu’en dis-tu ? faut-il abandonner notre château montagnard et ces sauvages et pittoresques forêts pour les murs monotones d’une cité ? Voilà ce que je crains. La dame Adeline, poursuivit-il en s’adressant à Adrien, a un goût singulier ; elle hait le joyeux va-et-vient des rues et des carrefours et n’estime aucun palais autant que le fort solitaire du proscrit. Et pourtant, ce me semble, elle pourrait éclipser toutes les beautés d’Italie,… excepté ta maîtresse, bien entendu, seigneur Adrien.

— C’est une exception qu’un amant seul et encore un amant fiancé oserait réclamer, répliqua galamment Adrien.

Non, dit Adeline d’une voix singulièrement douce et harmonieuse, non, je sais trop bien à quel prix estimer la flatterie de mon seigneur et maître et la courtoisie du seigneur de Castello. Mais vous êtes délégué, sire chevalier, à une cour, qui, si la renommée dit vrai, se vante de posséder, en la personne de sa reine, l’idéal et le modèle de la véritable et parfaite beauté.

— J’ai vu la reine de Naples il y a quelques années, répondit Adrien, et je ne pensais guère alors, en contemplant cette figure angélique, que je vivrais pour l’entendre accuser du plus lâche assassinat qui jamais déshonora même un diadème italien.

— Et comme si elle était résolue à prouver son crime, dit Montréal, bientôt, soyez-en sûr, elle épousera l’auteur même du méfait. J’en ai une preuve certaine. »

Pendant ces causeries, le jour s’en allait peu à peu, et nos chevaliers, du fond de la tente entr’ouverte, contemplaient le soleil couchant qui jetait l’éclat de ses derniers rayons sur la mer empourprée. Depuis longtemps Adeline s’était retirée de table, et maintenant ils la virent assise avec ses femmes sur un monticule voisin de la plage, tandis que les sons de son luth frappaient faiblement leurs oreilles.

Montréal, en entendant l’air qu’elle jouait, laissa languir la conversation, et, poussant un soupir, se couvrit à demi la figure de l’une de ses mains. Les deux chevaliers avaient presque oublié les petites jalousies, les petites castilles qui les avaient piqués à Rome l’un contre l’autre. Animés tous deux de l’esprit militaire de l’époque, leur rivalité du matin n’avait fait que leur inspirer l’un pour l’autre cette singulière espèce de respect, de cordialité même, qu’un homme brave ressent toujours (et bien plus encore à cette époque) pour son pareil, quand il a éprouvé son courage en lui donnant aussi la preuve de sa propre valeur. C’est comme la découverte d’un sentiment sympathique caché jusque-là ; découverte qui, dans la vie des camps, jette souvent au sein même de l’inimitié le germe d’une amitié soudaine et durable. Ce sentiment s’était encore mûri et confirmé par leurs relations familières, et du côté d’Adrien il s’augmentait encore de l’espérance qu’en persuadant à Montréal qu’il ferait acte de bonne politique en se retirant du territoire romain, il avait obtenu une concession avantageuse qui le payait amplement des dangers et des retards qu’il avait pu risquer.

Le soupir et le changement des manières de Montréal n’échappèrent point à Adrien, et il les attribua naturellement à ses pensées de tendresse pour celle dont la musique avait évidemment causé sa distraction.

« Votre aimable dame, lui dit-il doucement, touche le luth d’une main délicate et magique, et je trouve que cet air plaintif ressemble aux chants de vos ménestrels provençaux.

— C’est l’air que je lui ai appris, dit tristement Montréal ; les paroles ne sont pas brillantes, mais ce sont celles que j’y ai mariées, alors que je courtisais un cœur qui n’aurait jamais dû se donner à moi ! Oui, jeune Colonna, mainte et mainte fois, à la lueur des étoiles, mon bateau a été amarré au bas de la Sorgia qui baigne le palais de son orgueilleux père, et ma voix éveilla les échos endormis des joncs ondoyants par une sérénade de soldat. Doux souvenirs ! Fruit amer !

— Amer, pourquoi ? Vous vous aimez toujours.

— Oui, mais mon vœu m’enchaîne au célibat, et Adeline de Courval n’est qu’une amante là où elle devrait être une épouse. Il me semble que cette pensée me torture plus qu’elle-même : chère Adeline !

— Votre dame, il est facile de le voir, est de famille noble ?

— Elle est noble, répondit Montréal, avec une sensibilité profonde et visible qui, sauf en amour, ne traversait guères que bien rarement son cœur audacieux. Elle est noble : notre histoire est courte : nous nous sommes aimés d’enfance. Sa famille était plus riche que la mienne ; on nous sépara. On m’a fait croire qu’elle m’avait délaissé. J’en fus désespéré, et dans mon désespoir je pris la croix de Saint-Jean. Le hasard nous a remis en face l’un de l’autre. J’appris que son amour n’avait jamais fléchi. Pauvre enfant ! car, même alors, messire, ce n’était qu’une enfant ! Et moi, j’étais impétueux, ardent, et peut-être un peu trop habile dans l’art de séduire. Elle n’a pu résister à mes prières ou à sa propre affection ! Nous avons pris la fuite. Ces mots vous donnent le fil du reste de mon histoire. Mon épée et mon Adeline étaient toute ma fortune. La société nous repoussait ; l’Église menaçait mon âme, le grand-maître ma vie. Je devins chevalier de fortune. Le sort et mon bras m’ont favorisé. Ceux qui me dédaignaient, je les ai fait trembler à mon nom. Ce nom étincellera encore quelque jour, étoile ou météore, aux yeux des nations consternées, et je puis arracher de force au pontife la dispense refusée à mes prières. Je puis, en un même jour, offrir à Adeline le diadème et l’anneau nuptial. Assez sur ce sujet. Vous avez remarqué les joues d’Adeline. Ne la trouvez-vous point délicate ? Je n’aime guère ce changement perpétuel de couleur ; et puis elle est languissante dans ses mouvements, elle dont le pas était si leste et si joyeux.

— Le changement de résidence et l’air doux du midi lui rendront bientôt la santé, dit Adrien, et dans le genre de vie qui vous est particulier, elle a si peu d’occasion de se trouver en contact avec d’autres personnes, surtout de son sexe, qu’elle ne peut guère s’apercevoir, par comparaison, de ce qu’il y a de pénible dans son état. Or l’amour de la femme, Montréal, comme nous pouvons le savoir tous deux, est un manteau qui la garantit contre bien des orages !

— Vos paroles sont bienveillantes, répliqua le chevalier, mais vous ne connaissez pas toute la cause de notre douleur. Le père d’Adeline, un fier gentilhomme, est mort… on a dit de chagrin… mais les vieillards meurent de bien d’autres maladies ! La mère, qui se vantait d’avoir des princes pour aïeux, a pris la chose plus sévèrement que le père ; elle a crié vengeance, ce qui était étrange, car elle était aussi dévote qu’un dominicain, et la vengeance n’est pas un sentiment chrétien chez une femme, quoique ce soit un sentiment chevaleresque chez un homme ! Eh bien, messire, nous avions un fils unique, notre seul enfant, la consolation d’Adeline en mon absence, et dont les charmants enfantillages valaient le monde pour elle ! Elle l’aimait tant que, s’il n’avait eu les yeux de sa mère, et s’il ne lui avait pas tant ressemblé lorsqu’il dormait dans son berceau… j’aurais été jaloux de lui ! Il grandissait au milieu de notre vie désordonnée, vigoureux et beau ; le petit scélérat, c’eût été un fameux chevalier ! Ma mauvaise étoile m’a conduit à Milan, où j’avais affaire avec les Visconti. Un beau matin, au mois de juin, notre enfant a été volé ; vraiment ce mois de juin a été plutôt un décembre pour nous !

— Volé ! comment ! par qui ?

— La réponse est facile à la première question. L’enfant était avec sa bonne dans la cour ; la sotte pécore l’a quitté seulement une minute ou deux à ce qu’elle affirme, pour aller lui chercher un jouet : à son retour il n’était plus là ; de lui plus de traces, si ce n’est sa jolie toque ornée d’une plume. Pauvre Adeline ! que de fois l’ai-je trouvée baisant cette relique jusqu’à ce qu’elle fût baignée de ses pleurs !

— Singulier hasard, en vérité ! Mais quel intérêt a pu…

— Je vous dirai, poursuivit Montréal, la seule conjecture que j’aie pu former ; la mère d’Adeline, en apprenant que nous avions un fils, a envoyé à ma bien-aimée une lettre qui lui a presque brisé le cœur, lui reprochant son amour pour moi et ainsi de suite, comme si cela eût fait d’elle la dernière des femmes. Elle la priait d’avoir pitié de son enfant et de ne pas l’élever dans cette vie de brigandage, c’est le nom gracieux qu’elle donnait à la carrière hardie de Walter de Montréal. Elle offrait d’éduquer l’enfant dans son triste château pour le préparer, sans doute, à se raser la boule et à la cacher sous un capuchon de moine. Elle fut furieuse de voir qu’une mère ne voulait pas se séparer de son trésor. Elle seule, en partie par vengeance, en partie par une sotte compassion pour l’enfant d’Adeline, peut-être aussi par quelque fanatisme dévot, a pu, à mon avis, nous voler notre enfant. Dans mes recherches, j’ai appris de la bonne (ah ! si elle n’avait pas été du même sexe qu’Adeline, celle-là aurait tâté de mon poignard !) que dans leurs promenades, une femme d’un âge avancé, mais selon toute apparence, d’une humble condition (ce pouvait être un déguisement), s’était souvent arrêtée à caresser et admirer l’enfant. Je repassai aussitôt en France, je courus au vieux château de Courval ; il était passé au plus proche héritier, et la vieille veuve était partie personne ne savait où ; on présumait seulement que c’était pour prendre le voile dans quelque couvent éloigné.

— Et vous ne l’avez jamais vue depuis ?

— Si, si, à Rome, répondit en pâlissant Montréal. La dernière fois que j’y suis allé, je me suis trouvé face à face avec elle ; alors enfin j’ai appris le sort de mon enfant et la confirmation de mes conjectures ; elle a avoué le vol, et mon fils était mort ! Je n’ai pas osé en parler à Adeline ; il me semble que ce serait arracher le fer de la plaie, elle mourrait du coup en perdant le doute qui la soutient encore. Elle a du moins l’espérance, c’est toujours ça : mais mon cœur saigne quand je pense combien cette espérance est vaine. Passons là-dessus, mon cher Colonna. »

Et Montréal de se lever brusquement, comme s’il se fût efforcé, par une violente secousse, de chasser l’émotion qui l’avait dominé dans ce récit.

« N’y pensons plus. La vie est courte, elle ne manque pas d’épines, profitons au moins de ses fleurs. C’est piété et c’est sagesse ; la nature, qui m’a fait pour la lutte et la fatigue, m’a donné heureusement le cœur ardent et l’âme énergique d’un Français ; et j’ai assez vécu pour avouer que mourir jeune n’est pas un bien grand malheur. Venez, seigneur Adrien, rejoignons ma dame avant votre départ, puisqu’il faut que vous partiez ; la lune sera bientôt levée, et Fondi n’est qu’à une courte distance d’ici. Vous savez que si je n’admire point votre Pétrarque, vous, plus courtois, vous n’en louez pas moins nos ballades provençales, et vous devriez en entendre une chantée par Adeline, afin de les estimer encore davantage. La race des troubadours est morte, mais la gaie science survit au ménestrel ! »

Adrien, qui ne savait quelle consolation donner au chagrin de son compagnon, fut un peu soulagé par ce changement d’humeur, bien que sa nature plus grave et plus sensible fût surprise de la précipitation de ce changement. Mais, comme nous l’avons déjà vu, le caractère de Montréal (et ceci peut-être en faisait le charme) était comme un ciel mobile et changeant, emporté par une rapide alternative de l’aurore la plus gaie à la plus furieuse tempête. Des qualités singulièrement puissantes et grandioses, qui, sagement dirigées et ménagées, auraient fait de lui le bonheur et la gloire de son époque, étaient gaspillées avec une légèreté d’enfant, aujourd’hui dans les désolations de la guerre, demain dans un repos stérile, avec toute la soudaineté du hasard, et l’inconstance du caprice.

Comme ils descendaient nonchalamment sur la grève, les sons du luth d’Adeline parvinrent plus distincts à leurs oreilles, et d’instinct ils étouffèrent le bruit de leurs pas sur le gazon abondant et parfumé, lorsque d’une voix, qui n’était pas bien éclatante, mais merveilleusement douce et harmonieuse, bien adaptée surtout au style simple des paroles et de l’air, elle chanta les stances dont voici le sens :

LE LAI DE LA DAME DE PROVENCE.
1.

Ah ! mon cœur, pourquoi es-tu triste ? Pourquoi sombre et solitaire ? Est-ce pour toi seulement que le ciel bienheureux se couvre de nuages ?

Hélas ! hélas !

Rendez la terre à la joie ! La douleur fuit la gaieté, elle ne l’envie pas ; je ne vous demande qu’un espace tranquille, où la gaieté ne puisse entrer, pour soupirer.

Hélas ! hélas !
2.

Comme un oiseau, même par un beau ciel, sent l’orage s’abaisser, mon âme présage l’approche de la tempête à l’heure où brille le soleil.

Hélas ! hélas !

Soyons gais tandis que nous le pouvons encore ! Je te l’ordonne, mon cœur, sois gai ; mais toujours, je ne sais pourquoi, tu me réponds avec un soupir, tendre cœur :

Hélas ! hélas !
3.

Comme ce crépuscule dont se voilent les cieux, le doute amène la douleur ; quand la lumière du jour s’éteint, qui sait quel sera le lendemain ?

Hélas ! hélas !

Sois joyeux, sois joyeux, mon luth, bientôt tes cordes seront muettes. Sois joyeux ! — Mais écoutez, quand il expire, la note prophétique soupire son dernier

Hélas ! hélas !

— Ma chère Adeline, mon aimable rossignol, murmurait à demi voix Montréal, et, s’approchant bien doucement, il se mit aux pieds de sa dame : « Ton chant est trop triste pour cette heureuse soirée.

— Jamais aucun son, dit Adrien, ne pénétra au cœur sans que le trait en fût trempé dans la douleur. Le vrai sentiment, Montréal, est le frère jumeau de la mélancolie qui n’est pas la tristesse. »

La dame leva sur les traits d’Adrien un regard approbateur : elle était satisfaite de leur expression ; plus satisfaite encore de ces paroles dont les femmes, mieux que les hommes, reconnaissent la vérité. Adrien y répondit par un regard animé d’une sympathie et d’un respect profonds et éloquents ; en effet la courte histoire qu’il avait apprise de Montréal lui avait inspiré un vif intérêt pour elle ; et jamais sa courtoisie ne rendit à la brillante reine, vers laquelle il était député, un hommage aussi chevaleresque, aussi sérieux que ce soir-là à la dame solitaire plongée dans ses tristes rêveries sur les rivages de Terracine.

Adeline rougit légèrement et soupira ; puis, pour rompre le silence embarrassant qui s’était fait entre eux, au moment où Montréal, sans avoir pris garde à la dernière remarque d’Adrien, accordait les cordes du luth : « Sans doute, dit-elle, le seigneur de Castello partage l’enthousiasme universel à l’égard de Pétrarque ?

— Ah ! s’écria Montréal, madame est folle de Pétrarque comme les autres ; mais tout ce que je sais, c’est que jamais chevalier qui ceignit l’épée, jamais honnête amant n’a soupiré ses amours en des stances aussi prétentieuses et aussi tourmentées.

— En Italie, répondit Adrien, la langue vulgaire même est exagérée ; mais votre poésie de troubadour pourrait aussi vous dire que l’amour cherchant sans cesse un langage nouveau qui lui appartienne, ne peut s’empêcher de tomber souvent dans ce qui paraît à tout le monde, excepté aux amoureux, recherche et bel esprit.

— Voyons, cher seigneur, dit Montréal, mettant le luth dans les mains d’Adrien, qu’Adeline décide entre nous quelle est, de ma musique ou de la vôtre, celle qui, dans un chant d’amour, flattera le plus l’oreille.

— Ah ! dit en riant Adrien, je crains pour moi, sire chevalier, que vous n’ayez déjà gagné votre juge. »

Les yeux de Montréal et d’Adeline se rencontrèrent, et dans ce regard, Adeline oublia toutes ses douleurs.

D’une main habile et exercée, Adrien toucha les cordes ; et, choisissant une romance moins péniblement écrite que les morceaux les plus en vogue parmi ses compatriotes, quoique toujours composée dans l’esprit italien et conforme au sentiment qu’il avait précédemment exprimé à Adeline, il chanta ce qui suit :

L’AMOUR SE JUSTIFIANT DU REPROCHE DE TRISTESSE.

Ne me gronde pas, bien-aimée, si souvent avec toi je ne sens point un ravissement parfait ; car toujours le cœur rempli d’amour déborde de mélancolie. À des torrents qui coulent en plein midi le ciel d’été donne bien l’ombre ; de même mon cœur aussi empreinte le nuage, mais c’est le nuage des cieux ! Ton image empreinte dans mon âme garde si bien ce fidèle miroir, qu’il ne faut pas m’en vouloir si l’ombre aussi y repose auprès de la lumière.

« Et maintenant, dit Adrien en terminant, le luth est à vous : je n’ai fait que préluder au prix que vous allez remporter. »

Le Provençal de rire et de secouer la tête : « Avec tout autre arbitre j’aurais eu mon luth brisé sur le dos pour m’apprendre à avoir l’ambition de provoquer un tel rival ; mais je ne dois pas reculer devant une lutte que j’ai demandée moi-même, quand je devrais être battu deux fois en un jour. » Et là-dessus, d’une voix pleine, exquise, harmonieuse, qui n’eût eu besoin que d’être cultivée plus savamment pour défier toute rivalité, le chevalier de Saint-Jean répandit les doux accents du

LAI DU TROUBADOUR.
I.

Gentille rivière, les rayons de la lune viennent s’assoupir sur ton courant ; le long de ton sentier lumineux je glisse vers ma douce dame. J’amarre mon bateau sur le bord où l’onde rapide baigne le manoir. Tout repose, excepté la demoiselle et son jeune troubadour ; belle amie, tu es pour mon âme ce que sont les étoiles pour les eaux qui portèrent ma barque, que tu vois se soulever encore, attachée au rivage ; de même mon cœur s’amarre à ta beauté.

Bel’ amie, bel’ amie, bel’ amie !

2.

Veux-tu fuir loin du monde ? Il a des richesses pour la vanité ; mais l’amour brise ses liens quand il y a de l’or dans ses chaînes. Veux-tu fuir loin du monde ? Il a des cours pour l’orgueilleux ; mais l’amour, né dans des retraites solitaires, s’ennuie à mourir dans la foule. Si le sein de ton ami était pour toi le monde, ô ma chérie, ton monde ne pourrait manquer d’une éclatante sérénité ; car tu serais toi-même son soleil, et quel lieu pourrait rester obscur sous ta lumière ?…

Bel’ amie, bel’ amie, bel’ amie !

3.

Les riches et les grands te courtisent, chérie, et ton jeune troubadour est pauvre, bien que ses ancêtres soient des princes ; mais jamais son cœur n’a faibli que pour toi, mon adorée : son luth est pur de tout mensonge, comme sans tache est son épée. Ah ! je me résigne volontiers à connaître la douleur, si je puis seulement compter sur toi pour me consoler ; et la terre tout entière serait mon ennemie que je ne m’en soucierais point si ton doux cœur se trouvait fidèle à mes côtés !

Bel’ amie, bel’ amie, bel’ amie !

4.

La demoiselle rougit, la demoiselle soupira ; pas un nuage au ciel, pas une brise sur les flots, mais la tempête et le vent auraient déchiré les ondes, qu’elle eût de même, je crois, abandonné le château ! Ô lis, emblème de douceur, bien que, transplanté sur ce sein, tu te sois depuis courbé sous la bise, tu changerais encore, si nous pouvions révoquer le passé, ton jardin contre le rocher.

Bel’ amie, bel’ amie, bel’ amie !

C’est ainsi qu’ils passèrent le temps en causerie et en musique, pendant que les collines boisées prolongeaient leurs ombres sur la mer ; pendant que du sein des fleurs étagées et des taillis de citronniers et d’orangers mis en relief par le sombre et solennel aloès, s’envolait la brise d’été chargée d’un mélange de parfums ; au-dessus de la mer colorée de pourpre et de rose par les teintes adoucies que le soleil, depuis longtemps, avait léguées au crépuscule, voltigeaient les lampyres brillants qui illuminent cette côte enchantée. Enfin la lune se leva lentement au-dessus des forêts sombres et escarpées ; elle rayonnait sur le gai pavillon et le pennon splendide de Montréal, sur la verdoyante pelouse, sur les cottes de mailles polies des soldats étendus sur le gazon en divers groupes, à demi recouverts de l’ombre des chênes et des cyprès ; les chevaux de bataille réunis paisiblement ensemble au pâturage, complétaient ce mélange sauvage de l’âge d’or et de l’âge de fer.

Adrien, se rappelant à regret le voyage qui lui restait à faire, se leva pour partir.

« Je crains, dit-il à Adeline, de vous avoir déjà retenue trop tard au grand air de la nuit ; mais l’égoïsme ne réfléchit guère.

— Non, vous voyez que nous sommes prudents, dit Adeline en montrant le manteau de Montréal, qui d’une main prévoyante l’en avait déjà enveloppée ; mais s’il faut que vous partiez, adieu, et puisse le succès vous accompagner !

— Nous pourrons nous revoir, j’espère, répliqua Adrien. »

Adeline poussa un doux soupir, et le Colonna, contemplant ses traits éclairés par la lune, vers laquelle ils étaient légèrement levés, fut douloureusement frappé de leur délicatesse presque diaphane. Touché de compassion, avant de se mettre en selle, il tira Montréal à part :

« Pardonnez-moi si je vous semble présomptueux ; mais pour un noble tel que vous, cette vie errante n’est guère une carrière convenable. Je sais bien que de notre temps la guerre consacre tous ses enfants ; mais assurément un poste fixe à la cour de l’empereur ou une réconciliation honorable avec vos frères en chevalerie vaudrait mieux…

— Qu’un camp de tartare et un château de brigand, interrompit Montréal avec quelque impatience. C’est ce que vous alliez dire, vous vous trompez. La société m’a repoussé de son sein : que la société recueille le fruit qu’elle a semé. Un poste fixe ? dites-vous. Quelque office subalterne, pour combattre sous le commandement d’autrui ! Vous ne me connaissez pas, Walter de Montréal n’a pas été fait pour obéir. Combattre quand je veux, reposer quand il me plaît, voilà la devise de mon écusson. L’ambition me propose des récompenses que vous ne savez pas ; je suis du moule aussi bien que de la race de ceux dont l’épée a conquis des trônes. Du reste, ce que vous m’avez dit de l’alliance de Louis de Hongrie avec votre tribun oblige l’ami de Louis à s’abstenir de toute inimitié contre Rome. Avant la fin de la semaine, les hiboux et les chauves-souris pourront se réfugier dans ces tours grises.

— Mais votre dame…

— Elle est endurcie au changement. Dieu veille la secourir et mesurer le vent à la toison de l’agneau !

— Assez, sire chevalier ; mais si vous désirez à Rome un refuge où une personne si aimable et si distinguée soit en sécurité, par la main droite d’un chevalier, je promets à dame Adeline un toit sûr et une maison honorée. »

Montréal pressa sur son cœur la main qu’on lui offrait ; puis, retirant brusquement la sienne, il la passa sur ses yeux, et rejoignit Adeline dans un silence qui montrait qu’il ne pouvait se décider à répondre. En quelques minutes, Adrien et sa suite se mirent en marche ; mais le jeune Colonna se retournait encore pour revoir son hôte impétueux et cette aimable dame, qui s’arrêtaient toujours sur la pelouse caressée par la lune, tandis que la mer jetait à leurs oreilles son bouillonnement plaintif.

Peu de mois après ce jour, le nom de Fra Moreale répandait la terreur et la consternation par toute la belle Campanie. Devenu le bras droit du roi de Hongrie dans son invasion de Naples, il fut choisi par Louis pour être son lieutenant à Aversa, et la gloire et le destin semblèrent, de concert, le conduire en triomphe dans cette ambitieuse carrière qu’il avait choisie pour arriver au trône… ou à l’échafaud.