À la Librairie illustrée (p. 115-172).

DEUXIÈME PARTIE
______
I
DE 1862 À 1870
Depuis la chute de Tannhœuser jusqu’à la guerre de 1870-71. — La musique de Wagner aux Concerts populaires. — Tristan et Yseult (1865), les Maîtres chanteurs (1868), Rheingold (1869) et la Walküre (1870) à Munich. — Rienzi au Théâtre-Lyrique (1869). — Art allemand et politique allemande (1868). — Une Capitulation (1870).

L’échec de Tannhœuser, loin de décourager les admirateurs de Wagner, ne fit qu’échauffer leur zèle, et l’un des plus ardents apôtres de l’art nouveau, M. Pasdeloup, entreprit de faire reviser par le public des Concerts populaires la condamnation prononcée à l’Opéra par les abonnés. Les exercices de la Société des jeunes artistes, transportés de la salle Hertz au Cirque d’hiver dans le mois d’octobre 1861, devinrent ainsi les Concerts populaires de musique classique dont la fondation lui a fait tant d’honneur.

Le vendredi 10 mai 1862, à 8 heures 1/2 du soir, dans un concert de bienfaisance donné au profit de l’œuvre de Notre-Dame des Arts, l’orchestre de M. Pasdeloup exécuta la marche de Tannhœuser avec chœurs. Grand succès, constaté par Elwart dans son Histoire des Concerts populaires.

25 décembre 1864, ouverture du Vaisseau-fantôme. À la première audition, comme plus tard en 1868 (25 janvier et 29 décembre) et même par la suite, cette composition a été accueillie comme une œuvre banale, vide, confuse et bruyante. Partout, le public a manifesté la même opinion.

Ouverture de Tannhœuser, les 5 mars, 2 avril et 10 décembre 1865, 15 avril et 9 décembre 1866.

Prélude de Lohengrin, 11 février, 18 mars, 11 novembre 1866 et 24 novembre 1867.

Nous savons par le témoignage de Berlioz, tout fier et tout heureux d’avoir entendu redemander le septuor des Troyens dans un concert extraordinaire donné par l’orchestre de M. Pasdeloup au profit d’une Société de bienfaisance, que, ce même jour (7 mars 1866), le public sifflait l’ouverture du Prophète[1] et applaudissait la marche de Lohengrin.

La Société des Concerts, dirigée par George Hainl, s’aventura pour la première fois, en 1866, dans le répertoire wagnérien, en exécutant, le 8 avril, la marche de Tannhœuser qu’elle rejoua le 26 décembre 1869.

Au concours européen de musiques militaires, institué à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867[2], la garde de Paris, dirigée par Paulus, exécuta la Marche et chœur des fiançailles de Lohengrin et l’emporta sur le 1er régiment d’infanterie bavaroise (chef : M. Siebenkaës), qui avait fait entendre le même morceau. Le premier prix fut décerné ex-æquo à la garde de Paris, au 2e régiment de la garde royale et aux grenadiers de la garde prussienne, dirigée par Wieprecht et au régiment du duc de Wurtemberg (Autriche), dont la musique avait pour chef M. Zimmermann.

Au Concert populaire, on donna l’ouverture de Rienzi le 3 novembre 1867, le 24 janvier 1869, le 20 février 1870.

Le 26 janvier 1868, l’ouverture du Vaisseau-fantôme fut accueillie par des applaudissements suivis d’une bordée de sifflets.

Le 8 février, à la salle Hertz, M. Ch. Lamoureux donna un concert avec orchestre et chœur où la Marche des fiançailles de Lohengrin était bissée. Le lendemain, 9, première audition au Cirque d’hiver de la Marche religieuse de Lohengrin. Grand succès, morceau redemandé. Rejouée le 8 mars 1868 et le 10 janvier 1869.

Le 16, au Conservatoire, le Chœur des pèlerins de Tannhœuser, exécuté sous la direction de George Hainl, fut bissé. Rejoué le 11 décembre de la même année.

Le Vendredi-Saint, 10 avril, M. Pasdeloup offrait à son auditoire plusieurs fragments de Tannhœuser : introduction du troisième acte et récit de Wolfram, retour des pèlerins, prière d’Elisabeth, romance de l’Étoile, plus la fameuse marche, avec, pour solistes, Mme Nilsson et M. Faure. Déluge d’applaudissements.

Le 19 avril 1868, prélude de Lohengrin, récit et air du troisième acte, chanté par M. Capoul. Succès.

Mais au mois d’octobre (18 et 25), M. Pasdeloup voulut faire connaître aux Parisiens quelques fragments de la partition des Maîtres-Chanteurs, qui avait été jouée cette année-là à Munich. Il avait choisi la Méditation pour orchestre, la valse et la marche des corporations. Le prélude fut écouté sans protestations, la valse avec un sentiment de plaisir marqué, la marche provoqua l’explosion de l’ouragan. À la seconde audition, le prélude fut sifflé.

Bien commencée pour Wagner, l’année finit très mal, car le 6 décembre, le prélude de Lohengrin causa un violent tumulte. M. Pasdeloup prit la parole, pour apaiser le conflit, s’engageant à ne rejouer qu’à la fin du concert le prélude redemandé par un groupe d’enthousiastes.

Le 24 janvier 1869, au Conservatoire, première audition de la Marche religieuse de Lohengrin.

M. Pasdeloup se risqua le 12 décembre 1869 à faire exécuter l’ouverture des Maîtres-Chanteurs. Le public, désorienté par les enchevêtrements polyphoniques de la fugue et par le bousillage d’une exécution médiocre, témoigna son mécontentement par des huées. Les wagnériens se cabrèrent, le brouhaha dégénéra en bousculades et horions. Les mêmes scènes de désordre se répétèrent le dimanche suivant, dès le début du morceau.

L’année d’après, à la première audition de l’ouverture de Faust (6 mars 1870), l’opposition ne répondit aux applaudissements que par quelques coups de sifflet.

De son côté, George Hainl, alors chef d’orchestre de la Société des Concerts, tout dévoué aux compositeurs modernes, avait réussi à faire accepter par les habitués du Conservatoire trois morceaux de Tannhœuser et de Lohengrin. Grâce à ses efforts et à la persévérance de M. Pasdeloup, qui, devenu directeur du Théâtre Lyrique, avait commencé par monter Rienzi, tout porte à croire que le triomphe de Wagner en France aurait été bien plus précoce sans la survenue de la guerre de 1870 et la scission profonde qu’elle produisit entre les deux nations devenues ennemies.

Quand Wagner, après l’insuccès de Tannhœuser, eut quitté Paris, la presse cessa de se préoccuper de lui et fit l’oubli sur ses œuvres comme sur ses actes. C’est seulement, dès lors, dans les recueils spéciaux ou dans les écrits des musiciens que nous trouverons quelques détails sur les événements de sa vie et des appréciations sur les créations de sa troisième manière.

Le poème de l’Anneau du Nibelung ayant paru en Allemagne en 1863, la Gazette musicale inséra une analyse du sujet de la Tétralogie, signée : Duesberg et S. (nos des 13 juillet, 6, 13 et 20 septembre 1863), analyse sujette à caution, car elle contient des erreurs. Le rédacteur juge au-dessous de lui de prendre au sérieux ce poème, lequel « est une absurdité digne du Pied de mouton. » Voilà le ton de l’article. Un assez joli mot à citer sur les ébats aquatiques des filles du Rhin dans Rheingold : « C’est l’école de la natation jointe à celle de la vocalise. »

Chargé d’une mission musicale en Allemagne par le ministre d’État, comte Walewski, M. Ernest Reyer publia son Voyage dans le Moniteur universel, au mois de novembre et décembre 1864. Dans le numéro du 22 décembre, il donne son opinion de critique musical sur le Fliegende Hollœnder.

« C’est à Weimar que j’ai entendu pour la première fois le Hollandais volant (der Fliegende Hollœnder) de M. Richard Wagner, partition qui, dans l’œuvre du maître, succède à Rienzi et dont le style m’a paru plus orageux que dramatique. On y sent les premières inquiétudes d’un esprit chercheur, les aspirations hardies d’un génie aventureux, mais il n’y a pas là encore ce souffle puissant, cette grandeur épique qui élèvent au niveau des plus belles productions de l’art musical certaines pages de Lohengrin et de Tannhœuser ; cependant, comme, lorsqu’il composa le Hollandais volant, M. Richard Wagner n’avait point encore été proclamé, — fort improprement d’ailleurs, l’apôtre de la musique de l’avenir, comme il n’était pas encore plongé dans les abstractions les plus quintessenciées de son système qui l’ont conduit depuis à écrire Tristan, la muse avec laquelle il était plus familier, venait le visiter plus souvent et l’on trouve, s’en trop s’en étonner, dans cette œuvre de jeunesse, des phrases pleines de fraîcheur et d’une allure toute naturelle, des cadences qui n’ont aucune prétention à l’originalité, des morceaux d’une coupe tout à fait classique, un air, une ballade, une chanson, une cavatine et même des points d’orgue[3]. »

Le 25, après avoir apprécié la traduction de cet ouvrage publié en français par l’éditeur Flaxland, sous le titre de Vaisseau-fantôme[4], M. Reyer ajoute : « On dit que M. Carvalho, — alors directeur du Théâtre Lyrique, — hésite entre le Vaisseau-fantôme et Lohengrin. À sa place, je n’hésiterais pas, je jouerais les deux. »

Si M. Reyer se montrait indulgent pour le Vaisseau-fantôme et se déclarait admirateur de Lohengrin, il avoue que le système musical dans lequel est conçu Tristan et Yseult lui est antipathique. C’est du moins l’opinion qu’il exprimait en 1864, après avoir entendu au piano deux actes de la partition, exécutés par M. Ed. Lassen, aujourd’hui maître de chapelle à Weimar. Cette audition intime avait lieu chez le docteur X…, un des plus fervents adeptes de la musique wagnérienne. « Lassen se mit au piano, je devrais dire à l’orchestre, et il joua l’ouverture — qui n’est à proprement parler qu’un prélude instrumental. — Je tournais les pages silencieusement ; le docteur X…, assis dans un fauteuil, s’épanouissait. L’ouverture finie, les récits succédèrent aux récits, et d’autres récits leur succédèrent encore. Je n’apercevais au loin et de tous côtés que des horizons de sable ; la chaleur devenait accablante, et pas une oasis pour nous reposer, pas le plus petit filet d’eau pour étancher notre soif !… Enfin, la voix de Tristan s’unit à la voix d’Yseult. Ce que deux hautbois ou deux clarinettes peuvent exécuter, sinon sans inconvénient pour l’oreille, du moins sans difficulté, deux voix, quelque exercées qu’on les suppose, sont inhabiles à le faire : il est des intervalles rapprochés, des dissonances dont il ne faut pas abuser, bien moins encore dans le chant que dans l’orchestre ; deux voix qui se rencontrent trop souvent à la faible distance d’une seconde diminuée, par exemple, finissent par se heurter, par se frotter l’une à l’autre et par produire la plus horrible cacophonie…

« Au milieu du duo j’éprouvai cette folle rage de l’enfant qui, désespérant d’apprendre la leçon qu’on lui a donnée à étudier, trépigne et pleure, ferme son livre avec colère et le jette bien loin de lui. De mes doigts crispés je frappai tout à coup le clavier comme l’eussent fait les griffes d’un chat furieux, et, mêlant au hasard les mots allemands et les phrases les plus bizarres, je poussai des cris plus ou moins inintelligibles, des sons inarticulés, incohérents, sauvages. Lassen, toujours calme et souriant à peine, continuait à déchiffrer. Je me retournai pour voir quelle mine faisait le docteur. — Il avait disparu. — Alors Lassen s’arrêta, et j’allais le prier de me dire franchement s’il trouvait une grande différence entre la manière dont le duo avait fini et celle dont il avait commencé, lorsque le docteur reparut. « Continuez, nous dit-il ; j’étais dans « mon cabinet, mais je n’ai pas perdu une note. « N’est-ce pas que c’est admirable (wunderschœn) ?»

Le nom de R. Wagner revient souvent d’ailleurs dans ces Souvenirs d’Allemagne et particulièrement au sujet du poème de l’Anneau du Nibelung. M. Reyer parle des conditions spéciales de mise en scène et d’exécution réclamées dans sa préface par l’auteur de la Tétralogie et ne paraît pas approuver l’innovation consistant à rendre l’orchestre invisible. Cette mesure ne pouvait d’ailleurs être jugée qu’après l’expérience tentée à Bayreuth.

Au moment où M. Reyer traversait l’Allemagne, Richard Wagner était maître de chapelle à Munich où il avait été appelé en 1864 par le roi Louis II, dès son avènement au trône de Bavière. Il résidait dans une villa située sur le bord du Wurmsee, près du château de Starnberg, présent du jeune prince à l’auteur de Tristan, qui, bientôt, devint son favori. En reconnaissance des bienfaits du souverain, Wagner composa et lui dédia le Huldigungsmarsch.

À propos des honneurs extraordinaires rendus par le roi de Bavière à son maître de chapelle, Fétis déclarait, dans le dernier volume de la Biographie universelle des musiciens[5], publié en 1865 (article sur R. Wagner) : « Tout cela est plus facile que de faire arrivera la postérité la musique de Lohengrin, de Tannhœuser et de Rheingold. »

Grâce à la toute-puissante protection de Louis II, Tristan et Yseult, déclaré inexécutable à Carlsruhe, à Vienne et ailleurs, fut mis à l’étude à l’Opéra de Munich. De l’aveu même de l’auteur, les deux principaux rôles furent remplis avec un talent extraordinaire par le ténor Louis Schnorr de Carosfeld et sa femme. Quant à l’exécution instrumentale, dirigée par M. Hans de Bulow, elle fut incomparable.

En France, la nouvelle œuvre de Wagner fut assez pauvrement jugée. Avant même qu’elle eût été représentée, Fétis prévenait déjà l’esprit de ses compatriotes à l’encontre de Tristan et Yseult[6]. « Je ne connais pas cette musique, mais j’ai lu le livret où il n’y a ni conception véritablement dramatique, ni art de la scène, ni bon sens, et le pis, c’est que rien n’est plus ennuyeux. »

La Gazette musicale du 4 juin 1865 insérait une correspondance de Munich sur la répétition générale qui avait eu lieu le 15 mai précédent. L’œuvre de Wagner y est condamnée catégoriquement. « Wagner a donné dans cet opéra un libre cours à sa tendance : écarter toute mélodie et adapter aux paroles et à l’esprit du texte une musique purement déclamatoire, colorée par une instrumentation en harmonie avec les sentiments dramatiques, en rapport avec la situation. De chant véritable, il n’en est pas question ; les voix des chanteurs et le puissant orchestre sont condamnés à gémir, à soupirer, à faire rage et même à hurler comme l’exige le libretto le plus insensé en certaines parties qui ait jamais été fait. »

La première représentation eut lieu le 10 juin seulement. Ce fut un succès d’enthousiasme. L’auteur parut sur la scène aux acclamations du public. À cette première représentation, peu de Français étaient venus. Il y avait, uniquement, outre le personnel de l’ambassade, Gasperini, MM. Éd. Schuré et Léon Leroy, plus deux touristes qui se trouvaient là par hasard, un peintre et un étudiant en pharmacie. Gasperini adressa au Ménestrel une lettre qui parut dans le numéro du 18 juin. Malgré son enthousiasme pour Wagner, on le sent désorienté par le nouveau style de l’auteur de Tannhœuser.

« Dès les premières mesures de l’introduction, vous sentez qu’un monde harmonique nouveau vient de s’ouvrir. Vous êtes surpris, quelque chose se révolte en vous et ce n’est pas sans effroi que vous vous décidez à suivre le compositeur. Puis, ces harmonies étranges s’éclaircissent, le jour se fait dans ce chaos, vos oreilles s’accoutument à ces intervalles inusités. Peu à peu, vous trouvez dans ces accords un charme inconnu qui vous attire ; vous vous livrez sans résistance, vous n’écoutez plus l’harmonie, vous appartenez tout entier à la pensée du maître qui vous pénètre et vous envahit. Cette introduction est certainement une des grandes pages de l’œuvre ; le point culminant au point de vue dramatique est le finale du premier acte. »

Il exprime même ces réserves : « … Quand Wagner obéit à son système, il s’égare, il se perd, il s’affaisse ; dès qu’il oublie ses théories, dès qu’il se laisse être grand artiste, il touche aux plus hauts sommets que le génie humain ait jamais abordés. »

Si Gasperini avait été envoyé à Munich par le journal la France, M. Léon Leroy avait spontanément offert à M. Aurélien Scholl, directeur du Nain Jaune, de lui envoyer une correspondance de Bavière. Dans une longue lettre, datée du 19 juin 1865 et insérée le 24, il décrivait les nombreuses tribulations de Wagner en quête d’un théâtre disposé à représenter Tristan et Yseult, les luttes que l’artiste avait eues à soutenir contre le parti ultramontain, révolté des tendances au nirvana bouddhique de ce drame dédié à l’athée Feuerbach, mais dont l’opposition avait échoué devant la volonté immuable d’un prince à peine âgé de vingt ans, les retards de la dernière heure causés par l’indisposition de Mme Schnorr, atteinte d’une laryngite.

Dans le poème, il blâme l’empiétement des idées métaphysiques sur l’action scénique, et regrette l’influence exercée par les théories de Schopenhauer sur la conception du draine. « Il y a dans tout cela, dans les tendresses des deux amants, une fièvre de bouddhisme et d’anéantissement qui, à la longue, vous pèse et vous énerve.

« Je me hâte d’ajouter qu’au point de vue exclusivement musical, Wagner s’est parfois élevé à des hauteurs sublimes et j’insiste sur le mot. L’introduction, la presque totalité du premier acte, tout le second jusqu’à la scène du roi Marke, toute la seconde moitié du troisième et particulièrement la scène de la mort d’Yseult, sont d’immortels chefs-d’œuvre. Je ne crois pas que jamais l’art du symphoniste soit allé aussi loin, comme richesse de coloris instrumental et comme puissance et comme vérité d’expression. »

Dans un article sur Mendelssohn (Revue des Deux-Mondes du 1er juillet 1865) M. Blaze de Bury accusait Wagner de s’être fabriqué un succès de commande : « Il lui faut, pour que cette musique s’impose à vous, la faveur des rois, le patronage turbulent des journalistes excentriques et des belles dames évaporées. »

À cette époque, Gasperini commençait, dans le Ménestrel, la publication de son ouvrage : la Nouvelle Allemagne musicale, Richard Wagner, qui parut en volume l’année suivante[7]. C’est la plus importante et la plus favorable des premières publications françaises consacrées à la vie et à l’œuvre de Wagner. À une biographie de l’artiste, très complète et très détaillée, à laquelle j’ai déjà fait de nombreux emprunts, succède un court chapitre corrigeant les bévues de la presse, suivi d’un parallèle entre Berlioz et Wagner. L’auteur expose ensuite les théories du novateur sur la mélodie continue, sur le drame musical, etc. ; puis il aborde l’étude des partitions. Il n’y a pas là de vues bien nouvelles, mais, dans les derniers chapitres, Gasperini s’occupe de Tristan et Yseult. Il donne du poème une analyse très développée, en blâme la tendance au nirvanâ bouddhiste et les spéculations inspirées de Schopenhauer[8]. Sur le style musical de l’ouvrage, son appréciation est celle d’un esprit timoré. « C’est une langue nouvelle qui nous frappe, des formes mélodiques étranges, insaisissables qui passent devant nous ; des harmonies irritantes nous poursuivent ; les chanteurs ont disparu ; ce sont des acteurs qui déclament, accompagnés par l’orchestre ; des rythmes bizarres surgissent et s’évanouissent aussitôt ; un flot de tonalités changeantes se joue de tous nos instincts, de nos habitudes les plus invétérées ; devant ces violences, devant ces bouleversements, en face de ce monde nouveau, l’esprit s’arrête et s’effraie. »

Pour faire comprendre au lecteur le système de développement symphonique des leitmotive, il écrit cette phrase remarquablement heureuse par la justesse de l’expression : — Lorsque Wagner a créé une idée mélodique, « elle revient sous mille formes, modifiée par les plus délicats procédés de la modulation, par les évolutions infinies du rythme, elle se développe au moment où elle semblait épuisée, elle s’enrichit d’épisodes imprévus qui débordent tout à coup, elle se prolonge en de majestueux épanouissements, puis elle se décolore peu à peu, elle se dépouille de ses vives arêtes, elle se fluidifie, elle se perd et s’éteint méconnaissable dans un dernier soulèvement. »

Il serait trop long d’exposer ici ses considérations successives sur la mélodie, l’harmonie et l’instrumentation de Tristan. Les musiciens que ces détails peuvent intéresser, sauront les trouver dans son ouvrage, s’ils ne les connaissent déjà. Dans un épilogue tout actuel, Gasperini faisait allusion au nouvel exil de Wagner, chassé de Munich par l’hostilité des Bavarois envers le despotique favori de leur prince, terrible à la liste civile par ses prodigalités insatiables.

Un nouvel article de Gasperini sur Tristan et Yseult fut publié dans la Saison musicale de 1866. Il y racontait la genèse de l’œuvre, l’histoire des déboires de l’auteur, la mise à l’étude successive de la partition à Vienne et à Munich, l’opposition fanatique suscitée dans la catholique Bavière par le parti ultramontain, vaincue par la fermeté de Louis II, décrivait l’aspect du théâtre à la première représentation et aux trois soirées suivantes. Il analysait ensuite l’influence des théories de Schopenhauer sur la création de Wagner. Son appréciation sur l’œuvre diffère peu des jugements déjà formulés par lui dans le Ménestrel et dans la Nouvelle Allemagne musicale.

Au point de vue musical, Tristan doit être considéré comme le signal d’une réforme urgente. « Tristan est une erreur, mais une erreur qui sera féconde. Si Wagner a agi sur ceux de son temps par Tannhœuser, par Lohengrin, il agira bien plus efficacement par son Tristan, si incomplète, si fausse et si boiteuse que soit cette grande œuvre. »

Dans l’Almanach des musiciens de l’avenir[9] qui parut l’année suivante, Gasperini donna un nouveau souvenir à Wagner, en reproduisant dans un article sur Ed. Roche, l’anecdote que nous avons citée plus haut, sur ses rapports avec l’auteur de Tannhœuser. Cet almanach reproduisait la mélodie de Beethoven intitulée : les Regrets et le lied des Deux Grenadiers, écrit par Wagner sur les strophes de Heine.

En vérité, il fallait qu’en France on fût alors bien ignorant des publications étrangères pour n’avoir fait aucune attention à l’ouvrage de R. Wagner, Art allemand et politique allemande, publié en 1868 et traduit en français la même année à Bruxelles[10]. Il est inconcevable que, dans la presse parisienne, les ennemis de Wagner aient laissé passer une telle occasion de signaler ce virulent réquisitoire contre la perversion du goût allemand par l’esprit français, par les productions de notre art et de notre littérature. Nous reviendrons tout à l’heure sur cette diatribe, mille fois plus haineuse, plus injurieuse à notre égard que la fameuse farce : Une capitulation, dont les journalistes ont si bien exploité les insultes à Paris assiégé. Je ne vois pas qu’en 1869, on se soit prévalu de la gallophohie de Wagner pour empêcher M. Pasdeloup de monter Rienzi au Théâtre Lyrique.

Dans un volume intitulé les Musiciens célèbres[11], Félix Clément jugeait l’œuvre et le système de Wagner avec les idées de Fétis, mais en invoquant en leur faveur certains jugements de Gasperini. Sa conclusion fera sourire : « Quoi qu’il advienne de M. R. Wagner, sa tentative est jugée et la musique de l’avenir ne se relèvera pas de l’arrêt qui a été porté contre elle dans la mémorable soirée du 13 mars 1861. » Ces lignes sont datées de 1868 ; on pouvait alors ne pas prévoir le triomphe futur des idées et des œuvres de Wagner, mais les préférences pour telle ou telle école n’excusent pas le parti pris d’indifférence et de dédain avec lequel le même Félix Clément a rédigé dans le Dictionnaire Larousse, les notices sur Tannhœuser, Lohengrin, Tristan et les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg.

« En 1868, — écrivait M. Joncières, rappelant ce souvenir dans son article nécrologique sur Wagner, — lors de la première représentation des Maîtres-Chanteurs à Munich, nous étions quatre Français qui avions fait le voyage pour entendre l’œuvre du maître : Pasdeloup, Leroy, notre ancien collaborateur de la Liberté, un dilettante dont nous avons oublié le nom et celui qui écrit ces lignes. » Quatre, c’est-à-dire un de plus que pour celle de Tristan !

Cette première représentation eut lieu le 21 juin. La Gazette musicale inséra, les 28 juin et 5 juillet, deux articles de M. Ch. Bannelier. Le premier avait trait au poème, le second à la musique. Voici un extrait de son appréciation : « Le prélude des Maîtres-Chanteurs, plus développé que celui de Lohengrin, lui est bien inférieur… La scène de la réunion dans l’église et le chant de Walther au premier acte, celle entre Hans Sachs et Eva, la sérénade où Beckmesser envoie en grattant sa guitare, ses soupirs et ses hoquets amoureux à la femme de chambre d’Eva, déguisée sous les habillements de sa maîtresse et le finale du deuxième acte, le rêve de Walther qu’il répétera plus tard dans l’assemblée publique au deuxième tableau du troisième acte, le mouvement de valse vers le début du dernier finale et la scène entière du concours sont à citer comme les pages principales de la partition. Les deux mélodies chantées par Walther sont ravissantes et rachètent bien des erreurs de goût. »

Les feuilles quotidiennes d’il y a vingt ans ne donnaient pas autant de place aux nouvelles théâtrales que nos journaux bien informés.

Le Figaro fut donc le seul journal français qui entretint ses lecteurs de la comédie musicale de R. Wagner. Il inséra deux lettres de M. Léon Leroy. La première, anecdotique (23 juin), décrivait la passion du roi Louis pour les poèmes et la musique de son musicien favori et les visites soudaines qu’il lui rendait en Suisse. La seconde (25 juin) comprenait un récit de la représentation et une analyse de l’œuvre de Wagner. « Son style s’est très sensiblement éclairci, sa phrase s’est précisée, les tonalités ne sont plus aussi fuyantes que par le passé et, en dépit de la multiplicité des éléments mélodiques et harmoniques dont l’emploi simultané est encore un des caractères principaux de la manière de Wagner, la lumière jaillit plus vite de cette masse symphonique qu’il manie avec tant de sûreté et de puissance. »

M. Léon Leroy annonçait le 26 janvier 1868, dans la Liberté, que M. Carvalho venait de signer un traité avec M. Nuitter, mandataire du compositeur et traducteur du poème, pour la représentation de Lohengrin au Théâtre Lyrique. Les répétitions devaient être surveillées par M. Hans de Bulow et la première était fixée au mois de mai.

À ce moment, M. Carvalho voyant péricliter son entreprise artistique, eut l’extraordinaire invention, pour relever son crédit, de fonder une nouvelle exploitation théâtrale à la salle Ventadour. Le 16 février, la Gazette musicale annonçait que le ministre des Beaux-Arts venait d’autoriser M. Bagier, imprésario du Théâtre Italien, à louer cette salle à M. Carvalho, pour y donner des représentations les lundis, mercredis et vendredis[12]. Le Théâtre Lyrique de la place du Châtelet devant être réservé aux jeunes compositeurs, le répertoire français de la salle Ventadour devait se composer des grands opéras tels que Faust, Roméo et Juliette et d’ouvrages étrangers traduits, comme Lohengrin.

L’inauguration du Théâtre de la Renaissance, — c’est ainsi que M. Carvalho avait appelé sa succursale, — eut lieu le 16 février, avec Faust.

Les embarras financiers de M. Carvalho, accrus des charges d’une double gestion, fit remettre la représentation de Lohengrin à des temps meilleurs. La partition française qui avait été gravée chez Flaxland, de manière à paraître à l’époque de la première représentation, c’est-à-dire en mai, fut mise en vente en avril 1868[13].

M. J. Weber en donna une très complète analyse dans le Temps du 3 septembre 1868.

« Dans Lohengrin, Wagner se rattache étroitement à l’école de Weber, quoique, à certains égards, il soit plus avancé. Il est plus avancé parce qu’il se préoccupe avant tout de la marche du drame, sans nulle considération pour des formes conventionnelles, sans nulle complaisance pour les habitudes du public ; il supprime presque entièrement les ornements mélodiques (il conserve particulièrement le gruppetto) ; ses mélodies sont presque toujours syllabiques et il ne lie guère plus de deux notes sur la même syllabe ; il fait peu d’usage de la répétition de mots ou de phrases, excepté cependant dans les chœurs et les morceaux d’ensemble où il en use comme tout le monde. Il amoindrit la division trop tranchée entre le récitatif et les morceaux de chant proprement dits ; les passages qui ressemblent à des récitatifs sont presque toujours mesurés ; on peut rencontrer des morceaux dont la forme est celle d’un air d’une romance, d’une cavatine ; mais les duos (il y en a trois), sont plutôt de longs morceaux dialogues où les voix s’unissent rarement et où les mélodies et les passages de déclamation lyrique alternent selon les phases de l’action dramatique. »

L’exploitation simultanée de deux entreprises théâtrales avait augmenté les embarras financiers de M. Carvalho au point de le forcer à renoncer à la direction du Théâtre Lyrique, mais son bail pour la location de la salle Ventadour continuant à courir, il voulait persister à y donner des représentations d’opéras français, avec le concours de son chef d’orchestre, M. Deloffre et de sa femme, la Marguerite de Faust et la Juliette de Roméo. Son traité avec Wagner lui assurait même le droit exclusif de représenter Lohengrin à Paris, s’il en usait avant le 26 janvier 1869. Il dut bientôt renoncer à une tentative si périlleuse et Mme Carvalho eut le bonheur d’être engagée à l’Opéra dans l’automne de 1868.

Après la publication chez Flaxland de la partition française de Lohengrin, après la représentation de cet opéra au théâtre de Bade, devant de nombreux Parisiens en villégiature, représentation médiocre d’ailleurs et qui eut peu de succès, deux directeurs exprimaient l’intention de monter cet ouvrage. À cette occasion, M. Reyer (Débats du 30 septembre et du 7 octobre), fit une étude approfondie du poème de Lohengrin, réservant son appréciation sur la musique pour le lendemain de la représentation. Il citait des passages de l’ouvrage de Liszt, Lohengrin et Tannhœuser, et comparait le système de Wagner aux tentatives de réforme proposées par Gluck dans l’épître dédicatoire d’Alceste. Cette étude a été recueillie par l’auteur dans son volume : Notes de musique.

D’après M. Reyer, la représentation du théâtre de Bade avait eu peu de succès. Mme J. Mendès qui y avait assisté et qui envoya à la Presse (8 septembre 1868) un article enthousiaste, assurait que les Français avaient fait un excellent accueil à la musique de Wagner et par leur attitude respectueuse, avaient fait au génie amende honorable pour les scandales de Tannhœuser.

Le fait lui semblait significatif de la part d’un public qui n’était autre que le public parisien des premières. « Les quelques Allemands qui assistaient à cette soirée avaient résolu de ne pas applaudir, ne voulant pas influencer l’opinion française, disaient-ils. »

Un peu plus tard, Mme J. Mendès publia dans la Presse du 17 octobre suivant, sous le titre : Richard Wagner et la critique, une longue étude où elle répondait à certains passages des articles de M. Reyer sur Lohengrin. D’après elle, les opéras de Wagner ne sont pas conçus d’après le même système que ceux de Gluck et, à l’appui de cette affirmation, elle citait des extraits de la Lettre sur la musique, expliquant l’innovation de Wagner. Le parallèle lui semble d’autant moins juste que Gluck n’a commencé à obéir à ses idées de réforme qu’à l’âge de quarante-quatre ans.

Wagner a toute sa vie tendu vers le but qu’il s’était proposé. M. Reyer a tort de penser que Wagner traite avec mépris les maîtres qui l’ont précédé et elle lui oppose des citations choisies dans la Lettre à F. Villot, contenant des éloges pour Mozart, Gluck et Beethoven, sans se douter que ces éloges ont été écrits à Paris pour pallier les critiques acerbes d’Opéra et Drame.

M. Reyer répondit à Mme J. Mendès par une Lettre courtoise et spirituelle et n’eut pas de peine à lui démontrer qu’il savait son Gluck aussi bien qu’elle et que la discussion portait sur un mot, mais son admiration pour Wagner, disait-il, n’allait pas jusqu’à aimer Tristan et Yseult.

Dans un second article (Presse du 30 octobre), Mme J. Mendès donnait de chacune des œuvres du maître, y compris Tristan et les Maîtres-Chanteurs une analyse plutôt poétique que musicale, mais absolument hyperbolique.

À peine eut-il obtenu, par décret du 22 août 1868, le privilège de M. Carvalho, M. Pasdeloup avait songé à représenter Lohengrin[14]. Devenu directeur du Théâtre Lyrique, il se proposait de monter successivement tous les opéras de Wagner. Il avait choisi Rienzi pour son début parce que cette œuvre avait été composée sur le modèle de l’opéra français. « Rienzi, a dit Wagner lui-même, a été conçu et exécuté sous l’empire de l’émulation excitée en moi par les jeunes impressions dont m’avaient rempli les opéras héroïques de Spontini et le genre brillant du Grand-Opéra de Paris d’où m’arrivaient des ouvrages portant les noms d’Auber, de Meyerbeer et d’Halévy… Ce Rienzi fut achevé pendant mon premier séjour à Paris ; j’étais en face des splendeurs du Grand-Opéra et j’étais assez présomptueux pour concevoir le désir, pour me flatter de l’espoir d’y voir représenter mon ouvrage[15]. »

M. Pasdeloup avait d’ailleurs invité l’auteur à venir diriger les répétitions de son opéra, mais, soit qu’il méprisât absolument cette production de sa jeunesse, soit qu’il craignît un nouvel affront à sa gloire, s’il revenait à Paris, Wagner avait décliné cette offre. Dans la lettre écrite en mars 1869 à Mme Judith Gautier, il expliquait les raisons de son refus.

« La mise en scène de Rienzi au Théâtre-Lyrique n’a été qu’une question toute personnelle entre M. Pasdeloup et moi… Quand M. Pasdeloup est venu me dire qu’il prenait la direction du Théâtre-Lyrique dans l’intention de donner plusieurs de mes ouvrages, je ne crus pas pouvoir refuser à cet ami zélé et capable l’autorisation de les représenter et, comme il désirait débuter par Rienzi, je lui dis qu’en effet, c’était celui de mes opéras qui m’avait toujours paru devoir s’adapter le plus aisément à une scène française. » Je souhaite le succès, disait Wagner, à mon ami Pasdeloup « qui, depuis une série d’années, a vaillamment arboré et énergiquement soutenu ma cause. »

Cette lettre fut reproduite par M. Éd. Drumont dans une plaquette[16], publiée en 1869, avant la représentation de Rienzi. Cette courte brochure, ornée d’un fort mauvais portrait de Wagner, comprend une biographie puisée aux sources déjà connues, agrémentée de nombreuses anecdotes dont plusieurs m’ont paru invraisemblables, suivie de quelques renseignements intimes sur le maître allemand.

« Il écrit, vêtu d’une robe de chambre en velours violet ou bleu de roi que relèvent de grosses torsades d’or, debout, sur un pupitre à hauteur d’appui. Il ne trace pas une note sur le papier sans avoir tout le morceau dans sa tête… ; telle est sa fermeté de conception qu’il ne fait pas une rature en cent pages, malgré la diversité des motifs et la richesse de l’orchestration. »

Le caractère de l’homme est sévèrement jugé… « Jamais homme de génie ne fut plus égoïste que Wagner. Nul n’a rencontré plus de dévouements, plus de fanatisme, plus de séides enthousiastes et prêts à mourir pour lui. Nul n’a moins reconnu et apprécié le dévouement… L’artiste est grand, l’homme est petit. »

Au moment où Rienzi faisait son apparition au Théâtre-Lyrique, il y avait un mois que Berlioz était mort. L’Opéra jouait le Faust de M. Gounod, converti en drame lyrique et allongé d’un ballet. Sur l’affiche du Théâtre-Français, les Faux ménages de M. Pailleron ; à l’Odéon, Gutenberg, drame en cinq actes en vers d’Éd. Fournier ; au Théâtre-Cluny, les Inutiles de M. Ed. Cadol. M. V. Sardou triomphait à la Porte-Saint-Martin, avec Patrie, au Gymnase, avec Séraphine. L’Ambigu reprenait le Vautrin de Balzac, et les Variétés donnaient l’immortelle Belle Hélène, en attendant la Cour du roi Pétaud[17], opéra-bouffe en trois actes de MM. Ph. Gille et Jaime fils, musique de M. Delibes. Quelques jours plus tard, allait paraître l’Homme qui rit, de Victor Hugo.

Nous trouvons dans une lettre de Georges Bizet[18], avec ses impressions sur la musique, un curieux tableau de la répétition générale de Rienzi au Théâtre-Lyrique. « On a commencé à 8 heures, — on a terminé à 2 heures. — Quatre-vingts musiciens à l’orchestre, — trente sur la scène, — cent trente choristes, — cent cinquante figurants. — Pièce mal faite. Un seul rôle : celui de Rienzi, remarquablement tenu par Montjauze. — Un tapage dont nul ne peut donner une idée ; un mélange de motifs italiens ; bizarre et mauvais style : musique de décadence plutôt que de l’avenir. — Des morceaux détestables ! des morceaux admirables ! au total : une œuvre étonnante, vivant prodigieusement ! une grandeur, un souffle olympiens ! du génie, sans mesure, sans ordre, mais du génie ! Sera-ce un succès ? Je l’ignore ! — La salle était pleine, — pas de claque ! des effets prodigieux, des effets désastreux ! des cris d’enthousiasme ! pais des silences mornes d’une demi-heure. — Les uns disent : c’est du mauvais Verdi ! les autres ; c’est du bon Wagner ! C’est sublime ! — C’est affreux ! c’est médiocre ! — ce n’est pas mal ! Le public est dérouté ! c’est très amusant. — Peu de gens ont le courage de persister dans leur haine contre Wagner. Le bourgeois, le gandin sentent qu’ils ont affaire à un grand b…, et ils pataugent. — Nous verrons mardi ; — le public d’hier, composé d’invités, était forcé d’être poli. »

La première représentation de Rienzi eut lieu le 6 avril 1869. M. Pasdeloup lui-même conduisait l’orchestre[19]. La mise en scène de ce drame tumultueux était luxueuse, les costumes avaient été dessinés par M. Eugène Lacoste, qui, depuis, devint le dessinateur attitré de l’Opéra, mais la distribution était médiocre[20]. Seul, Montjauze obtint un grand succès, dans le rôle de Rienzi et Mlle Priola fit un très heureux début comme coryphée des messagers de paix.

Vu l’insuffisance des interprètes et la longueur de l’opéra, on avait été obligé de couper presque tous les airs, duos et trios de la partition allemande. De la version originale, il ne restait plus qu’un dialogue perpétuel entre Rienzi et le peuple romain, quelque chose comme une séance du forum mise en musique. Aussi, presque tous les critiques se récrièrent-ils sur le manque de contrastes de l’action représentée, sur la monotonie des situations ramenant à tout propos les morceaux d’ensemble les plus bruyants et les tutti les plus furibonds.

Gustave Bertrand, collaborateur du Ménestrel, — qui plus tard devait prendre la direction du Théâtre des Nations érigé sur l’emplacement du Théâtre-Lyrique, — déclara que le choix de Rienzi ne prouvait rien pour ou contre Wagner, l’auteur ayant désavoué cette œuvre de jeunesse sur laquelle il serait absurde de le juger. D’après lui, mieux valait tomber avec Lohengrin que réussir avec Rienzi. M. Pasdeloup qui avait fait de grandes dépenses pour la mise en scène de l’ouvrage de Wagner, n’était peut-être pas du même avis. La sévérité de Gustave Bertrand ne fit grâce qu’au finale du premier acte, au chœur des messagers de paix et à la prière de Rienzi. « Le troisième acte est mauvais ; je n’excepte de cet arrêt sommaire que la prière des femmes pendant le combat qui est originale et revient avec plus de bonheur encore en se compliquant de l’hymne santo spirito cavalière. Je pourrais aussi, par excès de conscience, signaler telles phrases çà et là, mais elles sont noyées, abîmées dans le brouhaha presque continu d’une musique d’hippodrome : ce ne sont que marches, fanfares, pas redoublés, chants de guerre à pied et à cheval, chants du départ et du retour, chœurs de victoire dont plusieurs m’ont paru reculer les bornes de la trivialité. La pauvreté des motifs n’est qu’imparfaitement dissimulée par les harmonies compactes dont ils sont presque partout sous-tendus et par l’abus orgiaque des sonorités vocales et instrumentales[21]. »

Italianisme,… réminiscences de Verdi,… abus de formules, rôle de femme suraigu, ballets mal réussis, voilà les griefs de M. Ch. Bannelier, exposés dans la Gazette musicale (11 avril). « Le deuxième motif de l’ouverture est une insupportable vulgarité italienne empruntée au finale du second acte. »… « Nous citerons comme fort bien réussis au point de vue dramatique et ne dépassant pas le but : la fin du quatrième acte, les premières moitiés du premier et du deuxième… Le chœur des messagers et la prière de Rienzi reposent un peu du fracas qui les encadre. »

« Quant à la mélodie, écrivait Hipp. Prévost dans la France du 18 avril, eh bien ! il y en aurait de quoi défrayer toute une honnête partition. Si on rassemblait toutes les phrases, tous les motifs, tous les fragments d’idées d’un tour facile et vocal même pour les ajuster bout à bout avec quelque goût et quelque ingéniosité, on pourrait en constituer un certain nombre d’airs, de duos et de trios, lesquels font presque entièrement défaut à cette trop longue partition. »

À la violence avec laquelle Paul de Saint-Victor a fulminé contre Tannhœuser, on ne s’étonnera pas de le voir très indulgent à Rienzi[22]. Il admire cet opéra, tout en déplorant le tumultueux fracas de l’orchestration, mais il proteste que son admiration se restreint à ce seul ouvrage de Wagner. « Pour moi, Rienzi est une oasis dans le désert bruyant et vide de son œuvre… Depuis Rienzi, M. Wagner a érigé en dogmes, la cacophonie et l’incohérence », et le critique apprécie l’ensemble d’une œuvre qu’il ne connaît pas en des termes féroces qui durent révolter Mme Judith Mendès. Celle-ci, quelques jours auparavant, avait publié dans la Liberté un article apologétique sur Wagner, défendant l’homme contre les calomnies et les insultes et proclamant la valeur de l’artiste.

Les fanfares de Rienzi avaient fait bondir le vaillant cœur de Théophile Gautier. Cette bataille musicale, livrée contre les siffleurs de Tannhœuser par les jeunes adeptes de l’art wagnérien, lui inspira un feuilleton dithyrambique (Journal officiel du 12 avril).

« Wagner a le don de passionner la foule, de provoquer des enthousiasmes frénétiques et des répulsions violentes… C’est une agitation, un tumulte, une furie qui rappellent les grandes luttes romantiques de 1830, où les jeunes bandes d’Hernani se ruaient au théâtre avec leur mot de passe, scalpant les faux toupets classiques et proclamant la liberté et l’autonomie de l’art… L’éclatant succès obtenu à la première représentation et qui se continuera sans nul doute, permet d’espérer que nous verrons bientôt le Vaisseau-fantôme, Tannhœuser, Lohengrin, Tristan, les Maîtres-Chanteurs et tout ce répertoire inconnu, riche écrin de beautés nouvelles. »

M. de Pontmartin (Gazette de France, avril 1869) consacrait à R. Wagner l’un de ses samedis[23]. Il comparait le livret de Rienzi au drame de Gustave Drouineau, « une bonne tragédie de rhétorique. » Si, comme il est probable, la vocation de Wagner lui a été révélée par la représentation du Freischütz de Weber, ce chef-d’œuvre du romantisme allemand, combien, par la suite, n’a-t-il pas dû mépriser les compromis scéniques de Scribe et de Meyerbeer !

Comme auteur de poèmes dramatiques et de poèmes dont les personnages « ont une grandeur épique », Wagner appartient à la causerie littéraire. « À une époque industrielle et prosaïque, il rend dans toute son intensité, le sens des âges chevaleresques… Il mérite d’être à la fois populaire et national, ce qui n’est pas la même chose… C’est peut-être dans l’histoire de l’art la première fois qu’avant de savoir si la musique d’un compositeur est bonne ou mauvaise, on se sent irrésistiblement amené à le saluer comme un poète ou un artiste. »

Dans le Temps (13 avril), M. J. Weber se livra à une analyse de la partition, très détaillée, très élogieuse et même trop uniformément favorable. Tout lui paraît bon dans le premier acte, sauf le duo d’amour « auquel fait tort sa couleur italienne. » — « L’hymne Santo spirite cavaliere est très vigoureux ; l’effet dramatique arrive à son comble dans la prière chantée par le chœur des femmes, tandis que le combat se livre aux portes de Rome… La scène de la conjuration a un caractère sombre, concentré, menaçant. À l’arrivée de Rienzi, l’orchestre joue une marche d’une expression douce et charmante ; la mélodie chantée par le tribun a le même caractère. L’anathème et le chœur des moines forme un beau contraste avec ce qui précède… — La prière de Rienzi est un des morceaux les plus mélodieux et qui ont obtenu le plus de succès ; elle est digne de Weber… La scène finale est une des plus étonnantes créations de Wagner », et M. Weber la compare à la strette des trompettes dans la Bénédiction des poignards.

Exhumons quelques facéties des amuseurs du Tout-Paris.

— « Ce qui nuira à Rienzi, c’est que l’élément féminin, c’est que l’amour y est relégué au troisième plan. Le héros n’est qu’un tribun uniquement occupé de politique et qui s’exprime comme un article de fond du Journal des Débats. » — Vie parisienne (10 avril).

— « Rienzi, — c’est M. Pierre Véron qui, dans le Charivari du 8 avril, évoque cette gracieuse comparaison, — fait l’effet d’une macédoine de Verdi et de Meyerbeer pilée dans un mortier et entrée ensuite en fermentation ».

Le premier-Paris du Figaro du 8 avril est signé du nom de M. Albert Wolff. Aucun courriériste n’a jamais fait mieux dans le genre Soirée parisienne. Ce compte rendu théâtral est un chef-d’œuvre de bouffonnerie tudesque, grossière et lourdement travaillée. Presque toute la première page du Figaro remplie de balourdises et d’onomatopées d’humoriste allemand, pour arriver à accoucher d’un mot spirituel ! Ce n’est pas la peine de blaguer Wagner et son manque d’idées ! Je renvoie le lecteur à ce délicieux morceau de parade foraine avec accompagnement de cymbales.

Quelques phrases prises au hasard. M. Wolff a déjà donné des éloges à l’ouverture et au septuor du premier acte. « Le trio est italien, mais il est joli. Rienzi va rejoindre ses amis, ce qui permet aux amoureux de chanter le seul et exécrable duo de cet opéra. Le final par Rienzi et les chœurs, qui suit ce morceau, n’a aucune grandeur ; si je le signale, c’est qu’il commence le vacarme infernal qui va durer jusqu’à la fin du troisième acte. » Il déclare le solo de Mlle Priola adorable. « Il n’y a plus ensuite que tintamarre de cuivres. Ce diable de Wagner a mis l’explosion de la place de la Sorbonne en musique… Pendant le troisième acte, plusieurs chevaux ont pris le mors aux dents dans la rue. » La scène de Rienzi abandonné lui paraît remarquable. « La prière de Rienzi n’est autre chose que cette mélodie large et belle que nous avons déjà entendue dans l’ouverture. » Le public a applaudi les bonnes parties de l’opéra de Wagner ; « s’il (l’auteur) avait assisté à la curieuse soirée d’hier, il eût compris que ce public si facile à contenter, si amoureux des belles choses, ne se laissera jamais imposer la soi-disant musique de l’avenir, avec ses effets de casseroles et de porcelaine fêlée. »

M. Albert Millaud, dans sa Petite Némèsis[24], trouva moyen de dire les mêmes rengaines avec plus de drôlerie. Voici les meilleures strophes :


Chaudronniers, vous qui savez faire
Du bruit sur le bronze vibrant,
Applaudissez votre confrère,
Saluez votre concurrent.

Quoique vos gammes soient pareilles,
Jamais, malgré l’accord parfait,
Vous ne ferez à nos oreilles
Autant de mal qu’il nous a fait.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Je déclare que les trombones
En doux accords sont abondants ;
Mais je plains beaucoup les personnes
Qui soufflent du Wagner dedans.


La presse avait, avec un tel ensemble, protesté contre le vacarme de l’instrumentation de Rienzi, que M. Reyer crut devoir, dans les Débats (18 avril), rassurer les âmes timorées, les dilettanti aux oreilles délicates, en affirmant solennellement que ce vacarme ne dépassait pas la moyenne des tintamarres d’opéra italien.

Cinq ou six jours après la première, on vendait devant le Théâtre-Lyrique un numéro de la Chronique illustrée (11 avril 1869), presque entièrement consacré à Rienzi, texte par Alfred d’Aunay, avec portraits de Montjauze et de Mlle Borghèse et de nombreux dessins reproduisant les costumes et les décors de l’opéra de Wagner.

La partition française (traduction de MM. Ch. Nuitter et Guilliaume) parut le mois d’après chez Durand-Schœnewerk. Elle fut déposée le 3 mai au Ministère de l’Intérieur.

Quelques semaines plus tard, Hipp. Prévost, critique musical de la France, réunit ses articles des 18 avril et 19 mai 1869 en une brochure qui se vendait au profit de l’Association des artistes musiciens[25].

Cette brochure est écrite dans un esprit très hostile à Wagner et contient des attaques fort vives. Wagner ayant fait paraître au mois de mars une nouvelle édition de son Judaïsme dans la musique, publié tout d’abord en 1852, la lecture de ce factum où Meyerbeer, Mendelssohn et Halévy sont maltraités avec un évident parti-pris, indigna le critique. D’après Wagner, « un juif ne saurait être un peintre, un sculpteur, un poète, un musicien, un comédien, un artiste de talent. » On voit que cette théorie n’a pas été inventée par M. Éd. Drumont.

Prévost accuse Wagner d’avoir à dessein choisi le moment où Rienzi était représenté à Paris pour lancer ce brûlot, afin de pouvoir, en cas d’insuccès, crier à la cabale et se poser en martyr crucifié par les juifs.

« Mais cet ennemi de la race hébraïque n’est-il pas lui-même le Juif errant, le maudit de l’art, condamné à la marche forcée ? » Il y a dans Rienzi fort peu de fragments mélodiques. Wagner, d’ailleurs, n’a rien inventé, ni pour la fusion absolue du drame et de la musique, ni en matière d’harmonie, ni comme sonorité orchestrale. Si Rienzi a eu un semblant de succès, c’est qu’on y rencontre, « au milieu du chaos et du bruit, quelques-unes des variations d’airs connus, des formules consacrées. »

Le critique fait à ce propos une déclaration ingénue : « Des lieux communs au théâtre, il ne faut pas en faire fi ! Bien accommodés et servis à point, ils sont toujours assurés de plaire ; ils reposent l’attention du public. »

Il accorderait même que Wagner est un grand musicien, mais il ne peut lui pardonner d’avoir vilipendé Meyerbeer et Halévy, d’avoir écrit que la partition de Faust est de « la musique de Lorette ! »

Cette brochure acerbe commence ainsi : « Richard Wagner est un fou, un fou d’orgueil. » Elle finit sur cette idée : La musique de l’avenir est une monstruosité ; « improlifique par nature comme tous les monstres, Wagner est impuissant à se reproduire, à se multiplier. »

Nous avons vu Mme Judith Mendès choisie par Wagner comme destinataire de la lettre par laquelle il annonçait ne pas devoir se rendre à Paris pour les répétitions de Rienzi, nous l’avons vue consacrer son ardeur juvénile et son talent d’écrivain à l’apologie du favori du roi de Bavière ; on ne s’étonnera donc pas du pieux pèlerinage à Triebchen accompli par elle au mois de juillet 1869.

Elle raconte dans ses Souvenirs sur R. Wagner qu’après avoir écrit quelques articles sur les ouvrages du maître (1868), elle les lui envoya en le priant de vouloir bien l’aider de quelques conseils pour les compléter et les corriger. Wagner, qui habitait alors Lucerne, lui annonça dans une lettre très aimable son prochain voyage à Paris. Le voyage promis n’ayant pas eu lieu, elle se décida à aller le voir à Lucerne, au mois de juillet 1869. Prévenu de son arrivée, Wagner était venu l’attendre à la gare. De Lucerne, elle se rendit à la villa de Triebchen, sur le lac, dont elle donne une intéressante description. Elle fait ensuite un portrait de Wagner, en insistant sur sa bonté.

« Il y a néanmoins dans le caractère de Richard Wagner, il faut bien le reconnaître, des violences et des rudesses qui sont cause qu’il est si souvent méconnu ; mais seulement de ceux qui ne jugent que par l’extériorité des choses. Nerveux et impressionnable à l’excès, les sentiments qu’il éprouve sont toujours poussés à leur paroxysme ; une peine légère est chez lui presque du désespoir ; la moindre irritation a l’apparence de la fureur. Cette merveilleuse organisation, d’une si exquise sensibilité, a des violences terribles, on se demande même comment il peut y résister ; un jour de chagrin le vieillit de dix ans, mais, la joie revenue, il est plus jeune que jamais le jour d’après, lise dépense avec une prodigalité extraordinaire. Toujours sincère, se donnant tout entier à toutes choses, d’un esprit très mobile pourtant, ses opinions, ses idées, très absolues au premier moment, n’ont rien d’irrévocable ; personne mieux que lui ne sait reconnaître une erreur, mais il faut laisser passer le premier feu. »

On peut rapprocher de ces souvenirs ceux de M. Catulle Mendès[26] sur ses rapports avec Wagner à Triebchen. Il voyageait alors en Suisse et en Allemagne avec Mme J. Mendès et M. Villiers de l’Isle-Adam[27].

« Il était petit, maigre, étroitement enveloppé d’une longue redingote de drap marron, et tout ce corps grêle, quoique très robuste peut-être, — L’air d’un paquet de ressorts, — avait, dans l’agacement de l’attente, le tremblement presque convulsif d’une femme qui a ses nerfs ; mais le visage gardait une magnifique expression de hauteur et de sérénité. Tandis que la bouche aux lèvres très minces, pâles, à peines visibles, se tordait dans le pli d’un sourire amer, le beau front, — sous le chapeau rejeté en arrière, — le beau front vaste et pur, uni, entre des cheveux très doux, déjà grisonnants, qui fuyaient, montrait la paix inaltérable de je ne sais quelle immense pensée, et il y avait dans la transparence ingénue des yeux, — des yeux pareils à ceux d’un enfant ou d’une vierge, — toute la belle candeur d’un rêve inviolé.

« Dès qu’il nous vit, Richard Wagner frémit des pieds à la tête avec la soudaineté d’une chanterelle secouée par un pizzicato, jeta son chapeau en l’air, avec des cris de folle bienvenue, faillit danser de joie, se jeta sur nous, nous sauta au cou, nous prit par le bras, et remués, bousculés, emportés dans un tourbillon de gestes et de paroles, nous étions déjà dans la voiture qui devait nous conduire à l’habitation du Maître. »

En quelques pages très vivantes, M. Cat. Mendès, — à qui les hôteliers de Lucerne rendaient des honneurs royaux, l’ayant pris pour le roi de Bavière et Villiers pour le prince Taxis, — évoque ces journées de causerie, de musique, de projets artistiques, en lesquelles se complaisaient les visiteurs français admis dans l’intimité de Wagner[28].

À la répétition générale de Rheingold, au théâtre Royal de Munich, assistaient M. et Mme Mendès, M. C. Saint-Saëns, Mlle Augusta Holmès, M. Léon Leroy et, d’après ce dernier, vingt autres Parisiens, artistes ou amateurs. Mlle Augusta Holmès ne se contenta pas d’exprimer son enthousiasme pour la nouvelle œuvre de Wagner dans la Revue libérale et démocratique de Seine-et-Oise (19 septembre 1869) ; elle avait voulu convertir au culte de son dieu le redoutable M. Comettant, en lui vantant les merveilles poétiques et musicales de Rheingold (Lettre du 7 septembre).

Citons d’elle une exacte description du prélude de cet ouvrage.

« Après une introduction construite sur une phrase unique, d’abord indiquée par les bassons, reprise ensuite par les cors, puis descendant aux violoncelles, traversant le quatuor d’instruments à cordes, pour s’étendre dans les profondeurs de l’orchestre, toujours sur une note grave donnée obstinément par les contrebasses, augmentant d’intensité à chaque transformation, pour éclater enfin dans un tutti formidable, ayant laissé par ce développement général l’impression du Ilot toujours grandissant, s’écroulant sur les récifs avec un bruit d’orage, le rideau se lève. »

M. Catulle Mendès adressa au National (5 septembre 1869) et Mme Mendès au Rappel (7 septembre), de poétiques paraphrases à ce point hyperboliques que M. Albert Wolff écrivait : — « La famille Mendès tient à cette heure, à Paris, le bureau d’omnibus de la gloire de Wagner, avec correspondance pour le Panthéon. »

Dans sa lettre au Figaro (numéro du 6 septembre 1869), M. Léon Leroy expliqua les remises successives de la représentation de Rheingold par l’hostilité marquée des catholiques à l’égard de l’athée Wagner et les intrigues des Juifs coalisés contre l’auteur du Judaïsme dans la musique.

Le 15 septembre, M. Albert Wolff, écrivant de Bavière au Figaro, raillait M. Léon Leroy, d’avoir cru, faute d’avoir pu, ne sachant pas l’allemand, interroger les simples bourgeois de Munich, à une ligue antiwagnérienne, formée par les Juifs et les catholiques contre l’artiste protestant et de traiter la question Wagner comme une sorte de Saint-Barthélémy. L’hostilité des Bavarois s’expliquait, à son avis, par des raisons plus simples, la prodigalité du roi à l’égard de son musicien favori, les affaires publiques délaissées par le jeune prince pour les questions d’art, le théâtre royal de Munich fermé pendant plus de deux mois pour les répétitions des opéras de Wagner.

M. Léon Leroy, auquel M. Albert Wolff accordait une sérieuse compétence musicale, se défendit du reproche de ne pas savoir l’allemand et répliqua à M. Wolff que, s’il parlait l’allemand, il avait tort du moins de traiter Wagner comme le dernier des cacophonies, lui, Albert Wolff, qui reconnaît pas la musique. Il était inexact que le théâtre de Munich fût réservé à Wagner et à l’appui de son dire, M. Leroy donnait le nombre des représentations des opéras de Wagner, joués pendant la dernière saison (Figaro du 18 septembre).

Si élogieux que fût Le compte rendu de M. Schuré, ce n’était pas un simple dithyrambe en l’honneur du poète Wagner ; on y trouve quelques jugements sur la musique de Rheingold. « Le premier tableau est un chef-d’œuvre de poésie et de musique. Jamais le charme de l’élément liquide n’a été rendu d’une manière plus palpable et plus troublante. L’ondulation de l’orchestre, le doux rythme de la vague fluviale ne cesse pas un instant. Les chants des ondines, leur dialogue narquois et joyeux s’y enlace avec une grâce serpentine…

« Ce moment sublime où les dieux choisissent entre l’or et la beauté (le rachat de Freïa), ce point culminant du prologue est transfiguré par une symphonie d’une saisissante élévation… À la fin du dernier tableau, les dieux s’avancent vers le Walhalla aux sons d’une marche grandiose, de majesté beethovenienne. » Wagner a trouvé trois genres de musique différents pour peindre la région fluviale, les antres du Nibelheim et les hauteurs sereines habitées par les dieux. « Toute l’instrumentation du Nibelheim est aussi forte dans le sombre et le rouge-feu que celle du Rhin dans le vert glauque et le liquide, ou celle du Walhalla, dans le clair et l’éthéré. » (Temps du 9 septembre).

Dans son Épître au roi de Thuringe, — lisez : de Bavière, — en réponse au mauvais procédé de Louis II faisant saisir chez les libraires du royaume la traduction allemande du Roi-vierge[29], — M. C. Mendès se vante d’avoir, en 1869, par ses menées rebelles à la volonté souveraine, empêché la représentation de Rheingold, le succès de l’œuvre ayant paru à l’auteur lui-même compromis par une ridicule et mesquine mise en scène. Les protestations du compositeur n’ayant réussi qu’à le faire expulser de Bavière, M. Mendès se serait mis en tête de désorganiser le théâtre, aurait fait signer sa démission au chef d’orchestre, déterminé l’un des acteurs à une fuite nocturne, à l’heure même de la représentation et, par son obstination dévouée à la gloire de Wagner, triomphé de l’absurde et impérieux caprice royal. Toute cette histoire est confirmée par une correspondance de Munich, insérée dans la Gazette musicale du 12 septembre 1869[30].

D’après cette information, les difficultés de la mise en scène ont « fait renvoyer aux calendes grecques le Rheingold de Wagner… Après la dernière répétition générale et lorsque tout était fixé pour la représentation publique, le chef d’orchestre Hans Richter, le successeur de Hans de Bulow, s’est refusé à diriger plus longtemps l’opéra, disant qu’il ne voulait pas se faire le complice d’une chute inévitable ; il a été immédiatement destitué, bien qu’il se fût couvert de l’approbation de Wagner lui-même. D’un autre côté, le chanteur Betz, chargé du rôle de Wotan, a quitté Munich sans plus attendre ; ses engagements le rappelaient d’ailleurs à Berlin le 1er septembre. Pour ne pas perdre le fruit des études faites et de l’argent dépensé, on s’est adressé en toute hâte au machiniste Brandt, de Darmstadt, qui essaiera de refaire la besogne de ses confrères de Munich ; enfin, le chanteur Vogel et le répétiteur Eberle se substitueront autant que possible à Betz et à Richter. »

Seulement, en affirmant que la représentation ne put avoir lieu que l’année suivante, M. Cat. Mendès fait erreur ou se targue d’une influence exagérée. Le retard ne fut que de quinze jours. Grâce à l’activité du machiniste Brandt qui, en peu de temps, sut équiper la mise en scène de ce drame fantastique, Rheingold fut joué le 22 septembre, sous la direction du chef d’orchestre Franz Wullner.

Mais les voyageurs français qui avaient assistée la répétition générale n’attendirent pas la représentation ainsi ajournée et il n’y eut pas dans les journaux de correspondances après la première. À ce moment d’ailleurs, les feuilles quotidiennes étaient envahies d’informations toujours renouvelées sur le crime de Pantin et l’assassin Tropmann occupait bien autrement les esprits que l’auteur de la Tétralogie.

Le 22 mars 1870, plusieurs wagnériens français s’étaient rendus à Bruxelles pour la première représentation de Lohengrin au Théâtre de la Monnaie, Mme Judith Mendès, à cette occasion, écrivit dans la Liberté (26 mars) un nouvel article-paraphrase sur Lohengrin, M. Cat. Mendès rédigea un compte rendu pour le Diable (26 mars). La Cloche des 26 et 28 mars publiait un éloge pompeux de l’opéra de Wagner, où un journaliste allemand, M. Wittmann, proclamait que la musique de Lohengrin est claire, limpide, facile à comprendre. Voici sa conclusion ; c’est une mise en demeure catégorique. « La vie a droit à la lumière, Lohengrin a droit à l’Opéra. Si M. Perrin ne comprend pas cela, qu’on le casse aux gages ! »

Au mois de juin suivant la Walküre fut représentée à Munich. Cette œuvre, d’un intérêt beaucoup plus humain que la féerie de Rheingold, eut un vif succès. Les premier et troisième actes surtout furent très applaudis ; le second, moins apprécié. Beaucoup de Français assistaient à cette représentation qui eut lieu le 26 juin 1870[31]. C’est ce que constate le correspondant de la Gazette musicale (30 juin). À la représentation du 17 juillet assistaient M. Camille Saint-Saëns, M. Henri Duparc et quelques fanatiques de Wagner, M. Lascoux, M. et Mme Catulle Mendès. Cependant, nos journaux gardèrent le silence sur le nouveau triomphe de Wagner, sans doute à cause des complications politiques et des bruits de guerre, bientôt confirmés.

Cette réserve dédaigneuse de la presse à l’égard de Wagner à la veille de la rupture de nos relations pacifiques avec son pays, s’explique-t-elle par l’irritation qu’aurait dû lui inspirer la publication d’Art allemand et politique allemande[32] ? Nullement. On était alors si peu renseigné sur les productions de l’étranger qu’une brochure aussi injurieuse pour la France, signée d’un nom aussi célèbre, put être publiée en Allemagne et même traduite à Bruxelles dans notre langue, sans susciter aucune polémique. Personne ne prit garde à ce manifeste anti-français d’un Brunswick musicien. On croyait alors connaître l’Allemagne parce qu’on allait à Bade, pendant la saison, et l’on jugeait des Allemands par les joueurs du Kursaal. Les festivals d’été, organisés à grands frais par le directeur des jeux, Bénazet ou Dupressoir, attiraient, de toutes les villes d’eaux voisines, une société cosmopolite. Dans une cantate de M. Reyer, exécutée en 1862 à l’un de ces festivals internationaux, le librettiste Méry célébrait avec une candide confiance : le Rhin, symbole de la paix !

Cependant, après les succès militaires de la Prusse, spoliatrice du Danemark, victorieuse de l’Autriche à Sadowa, avide sans doute de nouvelles conquêtes, l’opuscule de Wagner, symptomatique en ce qu’il révélait, deux ans avant la guerre de 1870, les tendances autonomes de l’Allemagne, aurait dû instruire nos gouvernants des dispositions secrètes de nos bons voisins et amis. On ignora l’œuvre ou l’on en méconnut la portée politique, comme on devait plus tard refuser d’ajouter foi aux menaçantes prédictions du colonel Stoffel, notre attaché militaire à Berlin, si bon juge cependant de la faiblesse de nos armements comparés aux formidables effectifs de guerre de la Prusse.

Il y a dans l’opuscule de Wagner une confusion, un désordre, un manque de divisions nettement observées, qui en rendent la lecture fort pénible. De toutes les récriminations haineuses et violentes de l’auteur, tâchons de dégager les idées générales.

La mission de l’Allemagne consiste, d’après lui, à faire prévaloir une culture intellectuelle plus élevée contre laquelle la civilisation française n’aura plus de pouvoir. Car le génie allemand est détruit, annihilé depuis deux siècles par le rayonnement de la civilisation de la cour de Louis XIV. Cette influence fut même si puissante qu’elle subjugua le souverain le plus essentiellement allemand des temps modernes, Frédéric II. Elle a été d’ailleurs imposée au peuple allemand par ses princes, serviles imitateurs des coutumes françaises. En dépit de cet asservissement à une influence si contraire au génie de la nation, l’art allemand est né sans les princes. Par suite de cette domination persistante de la civilisation française, l’esprit du peuple allemand se trouve, nécessairement, en antagonisme avec l’esprit de ses princes. Aussi, l’habileté des politiques français a-t-elle consisté à entretenir cet antagonisme, afin de soumettre la nation à leur prépondérance.

Les princes ont payé de la plus noire ingratitude les efforts d’indépendance de l’esprit allemand, bien qu’ils aient dû le salut du pays à l’élan national qui, en 1813, souleva leur peuple contre le conquérant de l’Europe. « Ils étaient débarrassés du despote français, mais ils replacèrent la civilisation française sur le trône pour se laisser gouverner par elle seule, après comme avant. » Quant à la jeunesse allemande, on l’accusa de jacobinisme et les ligues d’étudiants (Burschenschaften) furent traquées et déférées aux tribunaux de la Sainte-Alliance[33]. Seule, la Prusse a su tirer de la période d’essor de l’Allemagne une organisation qui lui permit de gagner la bataille de Kœniggrœtz. Le fait est d’une importance capitale et désormais, « un mot du vainqueur de Kœniggrætz, et une nouvelle force entre dans l’histoire, une force devant laquelle la civilisation française pâlira pour toujours. »

Telles étaient les vues politiques de Wagner ; passons à ses considérations sur l’art. — Les efforts d’émancipation intellectuelle de l’Allemagne se firent jour tout d’abord au théâtre. « C’est en faveur du théâtre que Lessing avait commencé la lutte contre la domination française ; c’est pour le théâtre que Schiller l’avait couronnée de la plus belle victoire. » Le succès spontané du Freischütz de Weber fut aussi une protestation contre l’invasion des pièces françaises et de la musique italienne. La rénovation des arts lui succéda, sous le patronage des rois de Bavière Louis Ier et Maximilien II, dans la peinture, la sculpture et l’architecture.

Wagner remonte ensuite à l’antiquité et recherche dans les origines du théâtre l’accord de toutes les parties de l’art concourant à produire, par la représentation scénique, un enseignement populaire. Le drame moderne équivalent au drame grec a été créé par les poètes espagnols, vivifié par Shakespeare et porté à la perfection par Gœthe et Schiller.

Suit une longue dissertation sur l’art mimique étudié dans ses relations avec les différents arts. On peut ainsi la résumer : le talent du mime, c’est-à-dire l’imitation servile de la nature, est le point de départ du réalisme, tandis que la reproduction du réel, limitée par le jugement esthétique du poète ou du sculpteur, est l’origine de l’idéalisme. Quand l’imitation de la nature domine dans l’art théâtral, ainsi que cela existe sur la scène française, l’art est soumis au réalisme. « Le théâtre (français) resta toujours affecté à l’imitation immédiate de la vie réelle, ce qui lui fut d’autant plus facile que la vie même n’était qu’une convention théâtrale. » Aussi, ce théâtre n’est qu’un art de virtuosité et le malheur est qu’il ait envahi les scènes allemandes.

À une critique acerbe du caractère simiesque des Français et de leur culture conventionnelle propagée par le théâtre, succède un dithyrambe en l’honneur des poètes allemands et surtout de Gœthe et de Schiller. Le progrès idéal résultant de leur œuvre fut détruit par leur successeur Kotzebue. Celui-ci, — démon funeste à l’essor politique de l’Allemagne, — excita et mit en jeu dans ses pièces « tout ce qu’il y avait de mauvais penchants, de mauvaises habitudes et de mauvaises dispositions, tant chez le public que chez les acteurs. », il sut exploiter le genre scabreux et dota ainsi l’Allemagne « d’un nouveau développement théâtral ». Ce « corrupteur de la jeunesse allemande » fut assassiné par un étudiant, vengeur du génie allemand.

Mais, dès ce moment, la cause de Kotzebue fut épousée par les princes qui mirent à la tête de leurs théâtres des gentilshommes de la cour, lesquels « s’en tinrent aux modes parisiennes ; on les fit venir et on les imita ». Suit une critique très vive des théâtres de cour et de la corruption du goût produite par l’influence française. L’abaissement du théâtre allemand se mesure aux succès qui accueillirent les opéras de Guillaume Tell et de Faust, malgré le saccage commis dans les poèmes de Gœthe et de Schiller. Le poète allemand sévit réduit à copier le répertoire de Scribe, à exploiter l’actualité. « Il souhaite du patriotisme au théâtre pour qu’on écarte par des droits protecteurs les pièces françaises à effet, toujours incomparablement mieux faites que ses propres imitations. » Même obligation pour le musicien allemand d’imiter l’opéra parisien. Donc, la réforme du théâtre ne peut être opérée que si les princes de l’Allemagne deviennent aussi allemands que le furent ses grands maîtres. »

En résumé, cette brochure est un hymne à l’esprit allemand opposé à l’esprit français, créateur de l’art allemand et seul capable de le délivrer des influences étrangères. Seulement, les critiques très justes que Wagner adresse au goût français perdent toute valeur par le voisinage des grossièretés dont s’émaille le texte. Si curieux qu’il puisse être de rapporter ici les passages injurieux pour la France, je m’en dispenserai, les citations ayant été données par M. Ed. Hippeau dans sa traduction de l’autobiographie de Wagner, intitulée : l’Œuvre et la mission de ma vie.

Quant aux jugements si sévères portés sur le Guillaume Tell de Rossini et le Faust de M. Gounod, jugements sommaires qu’on a tant reprochés à Wagner, ils s’expliquent aisément, à mon avis, par l’indignation que devait éprouver un esprit aussi profondément allemand devant ce massacre des poèmes originaux par les librettistes parisiens. Ces mutilations ont été déplorées par bien des artistes français[34] et l’opinion de Berlioz sur le Faust de M. Gounod se rapproche beaucoup de la condamnation prononcée par Wagner. — « Pour répondre à vos questions sur les trois nouvelles œuvres dramatiques du moment, écrivait-il à Humbert Ferrand, le 28 avril 1859[35], je vous dirai que le Faust de Gounod contient de fort belles parties et de fort médiocres et qu’on a détruit dans le livret des situations admirablement musicales qu’il eût fallu trouver, si Gœthe ne les eût pas trouvées lui-même. »

On conçoit sans peine, maintenant, que le gallophobe dont je viens de résumer l’œuvre la plus anti-française, se soit cordialement réjoui des victoires du roi Guillaume, qu’il ait composé une ode à l’armée allemande devant Paris et qu’il ait, en 1871, écrit le Kaisermarsch à la gloire du nouvel empereur, triomphateur de la France, — une de ses plus belles œuvres musicales d’ailleurs.

Cette haine de la France, surexcitée sans doute par ses rancunes contre les Parisiens coupables d’avoir sifflé Tannhœuser, l’entraîna à composer, en un jour de liesse patriotique, la misérable pasquinade intitulée : Une Capitulation, comédie à la manière antique. Écrite en quelques jours vers la fin de 1870, cette posse très allemande et nullement antique, fut confiée par le poète ( ?) à un jeune compositeur, désireux de la mettre en musique, pour en faire une opérette d’actualité genre Offenbach. Proh pudor ! Wagner auteur de revues, Wagner librettiste[36] d’opérettes ! L’émule du chantre de la Grande-Duchesse manqua, paraît-il, de l’inspiration nécessaire et, dépourvu de musique, ce mauvais pamphlet fut refusé à l’envi par tous les théâtres allemands. Wagner l’a fait imprimer en 1873, augmenté d’une préface, en tête du IXe volume de ses œuvres complètes.

Si Wagner a commis une basse incartade et une lâcheté en tournant en dérision nos défaites au moment même où les effroyables revers de la France et l’admirable défense de Paris assiégé devaient inspirer le respect à tout le monde et surtout au vainqueur, il faut observer, — et l’on s’en rendra compte par les analyses qui ont été données de cette pièce, — que la raillerie atteint surtout le gouvernement de la Défense nationale. Or, parmi les Allemands, à commencer par le roi de Prusse, personne en 1870 ne voulait prendre au sérieux des avocats comme Jules Favre devenus les arbitres de nos destinées, et j’estime qu’à cette époque, certains journaux français ne se faisaient faute de dauber sur la Délégation de Tours et sur le plan du général Trochu. Il eût été vraiment excessif d’exiger d’un étranger auquel nous avions, fort sottement, donné des griefs contre nous, plus de réserve et de bon goût que d’un rédacteur du Figaro ou de la Vie parisienne. Ce qui était de bonne guerre dans une feuille française frivole devenait donc monstrueux, ignoble et révoltant sous la plume d’un Allemand orgueilleux, exalté par le triomphe de ses compatriotes !

D’ailleurs, l’incommensurable ineptie de cette élucubration de collégien en délire, les calembours enfantins dont elle est émaillée, la poésie française aux rimes inénarrables destinée aux couplets du jeune imitateur d’Offenbach devraient désarmer les indignations patriotiques. Voici le mot le plus spirituel de la pièce. — Victor Hugo, rentrant par un égout dans Paris assiégé, s’écrie en entendant la Marseillaise : — « Ô sons délicieux ! je ne suis pas musicien, mais je reconnais la Marseillaise à quatre kilomètres de distance ! » Il faut être un peu naïf pour avoir attribué tant d’importance à cette platitude, pour vouer aux gémonies le poète comique d’Une Capitulation, après avoir été si indulgent à l’auteur d’Art allemand et politique allemande. Il serait facile, en comparant les textes, de prouver aux irascibles patriotes qui maudissent en Wagner l’insulteur de nos défaites, que la brochure de 1868 dénote un mépris de la France bien plus profond et plus caractérisé que la pièce satirique très anodine dont si violemment s’émeut leur courroux. Mais, à en croire les sous-Delpits de la presse, on dirait que c’est à Wagner que nous devons imputer l’annexion de l’Alsace-Lorraine !

Au reste, faisons notre examen de conscience. Nous nous plaignons très vivement d’avoir été tournés en ridicule par ce piètre Aristophane germain. En vérité, sommes-nous donc sans reproche à l’égard des Allemands ? — Avec notre sublime ignorance des langues étrangères, n’avons-nous pas, pendant près d’un siècle, ri de la naïve, sentimentale et philosophique Allemagne, des vertueuses et sensibles Gretchens, d’Hermann et Dorothée, du vergiss hein niche, du moi et du non-moi, de l’objectif et du subjectif ? Nos vaudevillistes, nos échotiers de journal, nos amuseurs vulgaires nous ont-ils assez souvent divertis aux dépens des buveurs de bière, avec l’accent tudesque, le bœuf à la gelée de groseilles et la choucroute nationale ! Ces plaisanteries étaient donc bien drôles pour égayer le peuple le plus spirituel de la terre ! Après avoir eu le temps d’en apprécier le sel, les Allemands se sont avisés de nous rendre la pareille. Quoi d’étonnant à cela ?

La guerre venue, les mangeurs de choucroute envahissent la France, battent ses armées à plate couture, forcent Paris à capituler. Il y avait, je pense, de quoi inspirer un certain respect aux railleurs et couper court aux moqueries surannées ! Nous voilà tout d’un coup rejetés à l’excès contraire. Les souvenirs de 1870 font éclore, par milliers, strophes, nouvelles, chansons et drames patriotiques où les Allemands sont dépeints comme des brutes, des bourreaux, des Vandales, traités de pillards et de voleurs de pendules. Cette fureur d’anathèmes ne pouvait durer et M. Victor Tissot, spéculant sur la routine des Français et sur leur travers favori, fut pour un moment l’écrivain populaire aux cent éditions, uniquement parce qu’il sut détendre les esprits avec des récits moins tragiques et, par son Voyage au pays des milliards, faire rire ses compatriotes aux dépens de leurs vainqueurs. Naturellement, ce fut lui aussi qui, dans les Prussiens en Allemagne[37], dénonça aux lecteurs crédules la très horrifique infamie de Richard Wagner insulteur de nos désastres.

  1. « L’ouverture du Prophète de Meyerbeer a été sifflée à outrance ; les sergents de ville sont intervenus pour expulser les siffleurs. » — Lettre du 8 mars 1866 à Humbert Ferrand.

    H. Berlioz, Lettres intimes, 1 vol. in-18, Calmann Lévy.

  2. Ce concours eut lieu au Palais de l’Industrie, le 21 juillet 1867 (Voir l’ouvrage de M. O. Comettant : La Musique, les Musiciens et les Instruments de musique à l’Exposition universelle de 1867. 1 vol. in-8o, 1869, Paris, Hachette.)
  3. Souvenirs d’Allemagne de 1864 ont été réimprimés par l’auteur dans son volume : Notes de musique, publié en 1875, chez Charpentier.
  4. Déposé au Ministère de l’Intérieur le 20 septembre 1864. Traduction de M. Ch. Nuitter.
  5. Tome VIII (S à Z), in-8o, Firmin-Didot, Paris, 1865.
  6. La partie biographique de la notice du dictionnaire est faite avec l’étude sur Wagner publiée en 1802 dans la Gazette musicale. Quant à la critique des théories wagnériennes, elle était beaucoup plus développée dans la plus ancienne des deux publications.
  7. Dans une sorte d’annuaire artistique, intitulé la Saison musicale de 1866, (1 vol. in-18, Paris, 1867, Ach. Faure), rédigé par une réunion d’écrivains, M. Ernest Thoinan, chargé de rendre compte des livres parus pendant cette année 1866, lit un grand éloge de la Nouvelle Allemagne musicale ; mais, à son avis, il manquait un chapitre à cet ouvrage, l’histoire de Tannhœuser à Paris. Ce reproche est très fondé, et cette histoire, qui pouvait l’écrire mieux que Gasperini ?

    Une fantaisie musicale, Marius et les Teutons, par Raoul Ordinaire, parut également en 1866 (1 vol. in-18, Paris, Ach. Faure). Elle était conçue sous la forme d’un dialogue entre un pianiste romantique, défenseur des musiciens modernes, de Schumann et de Wagner, et un vieux flûtiste allemand, adorateur fanatique de Mozart. Le nom de Wagner revient plusieurs fois dans cet ouvrage, et Fétis y est conspué, pour avoir écrit sur Wagner, dans sa Biographie des Musiciens, un article injuste et partial.

  8. « En composant Tristan, dit Wagner, je nie plongeai avec confiance dans les profondeurs de l’âme et, de ce centre intérieur du monde, je vis s’épanouir sa forme extérieure. »
  9. Une brochure petit in-16, avec, sur la couverture, les premières mesures du prélude de Tristan. Paris, 1867, Librairie du Petit Journal.
  10. Bruxelles, imp. Sannes. Traducteur anonyme, mais qui, paraît-il, est M. Guilliaume.
  11. Un vol. in-8o, Hachette, Paris, 1868.
  12. La même combinaison fut reprise, mais sans succès, par M. Bagier lui-même, en 1873.
  13. Traduction de M. Ch. Nuitter. Déposée au Ministère de l’Intérieur le 2 mai 1868.
  14. « Après les Maîtres-Chanteurs, dit Wagner dans une lettre adressée en mars 1869 à Mme Judith Gautier et publiée par la Liberté, on a parlé d’une troupe allemande devant donner, l’un après l’autre, mes opéras à Paris, puis on a voulu tenter Lohengrin en italien, puis encore Lohengrin en français, que sais-je ? Bref, il n’était pas question cet été de moins de cinq projets concernant la représentation de mes œuvres à Paris. Cependant, je n’en ai pas encouragé un seul. »
  15. Lettre à M. Frédéric Villot.
  16. Richard Wagner, l’homme et le musicien, à propos de Rienzi. une brochure in-4o, Dentu, Paris, 1869.
  17. Représentée le 24 avril 1869.
  18. Georges Bizet, souvenirs et correspondance, par M. Ed. Galabert.
  19. Une semaine avant la première représentation, M. Pasdeloup était allé à Zurich prendre les instructions définitives du compositeur, afin de se conformer à ses intentions musicales.
  20. Distribution : Rienzi, Montjauze ; — Irène, Mlle Sternberg ; — Adriano, Mlle Borghese ; — le messager, Mlle Priola ; — Baroncelli, M. Massy ; — Cecco, M. Bacquié ; — Orsini, Lutz ; — Colonna, Girardet ; — Raimondo, Labat. — Danse, Mlle Zini Mérante.
  21. Ménestrel du 11 avril 1869.
  22. Liberté du 12 avril.
  23. Cet article a été réimprimé dans les Nouveaux Samedis de M. de Pontmartin (7e série). 1 vol. in-18, Paris, 1870, M. Lévy.
  24. Figaro du 12 avril. Pièce devers intitulée : Richard Wagner.
  25. Étude sur Richard Wagner à l’occasion de Rienzi, par Hipp. Prévost. Paris, 1869, brochure in-8o, chez les libraires et éditeurs de musique.
  26. Richard Wagner, par Catulle Mendès, 1 vol. in-18o, Charpentier. Paris, 1886.
  27. Fanatique admirateur de Wagner, M. Villiers de l’Isle-Adam lui a dédié un de ses Contes cruels, le Secret de l’ancienne musique.
  28. M. C. Mendès, en des Notes de voyage adressées à cette époque au National, décrivait l’intérieur de la villa de Triebchen et racontait sa visite à Wagner. Il citait même de lui des propos flatteurs sur des musiciens tels que Mozart, Auber et Rossini. « Parmi les plus grands chagrins de sa vie, il compte la mort de Baudelaire et celle de Gasperini ». (No du 3 août 1869).
  29. Le Roi-Vierge, 1 vol. in-18. Paris, 1881, Dentu. Il y est parlé, avec des allusions transparentes de la passion du roi de Bavière pour la musique de Wagner, des représentations de Lohengrin données pour lui seul, etc.
  30. Voir aussi sur la remise de la première de Rheingold, l’article de M. Schuré (Temps, du 9 septembre), celui de M. Mendès (National, du 6 septembre), la lettre de M. Leroy au Figaro (6 septembre 1869).
  31. Et non le 26 juin 1872, comme l’indique par erreur le Dictionnaire Larousse, et comme d’autres l’ont répété après lui.
  32. Cet ouvrage a été réimprimé dans le tome VIII des Œuvres complètes de Wagner. Fritsch, à Leipsig.
  33. Sur la répression du prétendu jacobinisme des étudiants inscrits aux Burschenschaften, après L’attentat de Band sur Koezebue, M. Louis Ducros donne des détails curieux dans son très intéressant ouvrage : Henri Heine et son temps, 1 vol. in-18, Didot, Paris, 1886.
  34. M. Guy de Charnacé, moins bon juge que Berlioz au point de vue musical, mais que personne n’accusera de wagnérisme, formula en 1869, sur la partition de Faust, transportée comme grand opéra dans la salle de la rue Le Peletier, des critiques très justes, mais qui, si je les rappelais ici, désoleraient les admiratrices de M. Gounod. Voir : Musique et musiciens, tome I.
  35. H. Berlioz, Lettres intimes.
  36. Ce n’est pas, d’ailleurs, la seule fois que Wagner ait fourni à un musicien un sujet d’opéra. Le livret esquissé par lui à Kœnigsberg sur le roman d’Henri Kœnig, la Grande fiancée, et qu’il avait envoyé à Scribe, fut donné plus tard au compositeur Kittl. Celui-ci en fit un opéra qui fut joué à Prague, en 1848, sous ce titre : les Français devant Nice. Voir l’ouvrage de Mme Bernardini.
  37. 1 vol. in-18, Dentu, Paris, 1876.