Richard Wagner jugé en France/3.-II

À la Librairie illustrée (p. 66-113).
II


Tous les efforts de Wagner tendaient alors à faire représenter Tannhœuser à Paris. Pourquoi cet ouvrage plutôt que Lohengrin ? Sans doute parce que, de tous ses opéras, c’était celui dont les Parisiens avaient le plus entendu parler. Nous avons vu que, dès 1849, Liszt avait publié un compte rendu du poème dans le Journal des Débats. Les touristes de Bade avaient pu le voir jouer sur les petites scènes allemandes ; les journalistes présents, dans l’été de 1857, à la représentation de Wiesbaden, l’avaient analysé longuement. On connaissait l’ouverture avant les auditions du Théâtre-Italien, pour l’avoir entendue à la Société Sainte-Cécile ou au concert de Paris. Le style musical de cette œuvre ne s’écartant pas notablement des formes consacrées de l’opéra français, Wagner pouvait croire qu’elle serait favorablement accueillie[1]. Il comptait sans le caractère mythique du sujet dont la donnée parut puérile et ridicule aux Parisiens, et sans la légende de la musique de l’avenir qu’il avait essayé de combattre dans sa réponse à Berlioz et que toute la presse devait ressusciter après la publication de la lettre à F. Villot. Ces deux causes ont largement contribué à l’insuccès de Tannhœuser et les amis français du maître ont été bien mal inspirés à ne pas lui conseiller de jouer la partie sur Lohengrin, œuvre très supérieure à Tannhœuser comme intérêt musical et dramatique et dont la donnée plus mouvementée et plus humaine, malgré son caractère légendaire, aurait ému davantage un public français. Le rôle d’Elsa, par exemple, bien plus développé et autrement pathétique que celui d’Elisabeth, confié à une chanteuse comme Marie Sax, aurait enlevé tous les suffrages.

Quoi qu’il en soit, Wagner s’était arrêté à ce malheureux choix de Tannhœuser. M. Léon Leroy[2], l’un des plus anciens admirateurs du maître allemand, avec Gasperini, ayant été faire visite à l’artiste, dès son arrivée à Paris, celui-ci le pria aussitôt de lui trouver un traducteur pour Tannhœuser. M. L. Leroy pensa à Roger, l’ancien ténor de l’Opéra, qui vivait retiré au château de Villiers-sur-Marne. Wagner et lui s’étant rendus à Villiers, le maître se mit au piano et le chanteur déchiffra la partition de Tannhœuser, avec une sûreté qui enthousiasmait l’auteur. Mais Roger n’ayant pu s’occuper de ce travail, l’adaptation du livret avait été confiée à Edmond Roche, dont nous avons déjà parlé. Rendons ici la parole à M. Sardou.

« La traduction du Tannhœuser prit à Roche une année entière du travail le plus assidu, le plus exténuant ; il y prodigua ses jours et ses nuits. Il faut l’avoir entendu raconter tout ce que lui faisait souffrir l’exigence de ce terrible homme, comme il l’appelait. Le dimanche, jour de repos à la douane, était naturellement celui que Wagner accaparait pour sa traduction. — Quel congé pour le pauvre Roche ! — « À sept heures, me disait-il, nous étions à la besogne, et ainsi jusqu’à midi, sans répit, sans repos : moi, courbé, écrivant, raturant et cherchant la fameuse syllabe qui devait correspondre à la fameuse note, sans cesser néanmoins d’avoir le sens commun ; lui debout, allant, venant, l’œil ardent, le geste furieux, tapant sur son piano au passage, chantant, criant, et me disant toujours : Allez, allez !

— À midi, une heure quelquefois, et souvent deux heures, épuisé, mourant de faim, je laissais tomber ma plume et me sentais sur le point de m’évanouir. « Qu’avez-vous ? me disait Wagner, tout surpris. » — « Hélas ! j’ai faim… » — « Oh ! c’est juste, je n’y songeais pas. Eh bien, mangeons un morceau, vite, et continuons. » — On mangeait donc un morceau, vite, et le soir venait et nous surprenait encore, moi anéanti, abruti, la tête en feu, la fièvre aux tempes, à moitié fou de cette poursuite insensée à la recherche des syllabes les plus baroques, et lui, toujours debout, aussi frais qu’à la première heure, allant, venant, tapotant son infernal piano et finissant par m’épouvanter de cette grande ombre crochue qui dansait autour de moi aux reflets fantastiques de la lampe, et qui me criait, comme un personnage d’Hoffmann : — « Allez toujours, allez ! » en me cornant aux oreilles des mots cabalistiques et des notes de l’autre monde. »

À Paris, Wagner avait pour protecteurs tous les membres influents de la colonie allemande, et particulièrement le baron Erlanger. Le ministre d’État, comte Walewski, à cause de lui, était sans cesse tiraillé entre sa femme, tout à fait hostile à Wagner et la princesse de Metternich qui plaidait la cause du compositeur avec une constance passionnée. À ce propos, Mme Adam reproche à Wagner comme un crime[3], ayant été reçu dans le salon de Mme d’Agoult (Daniel Stern), fréquenté par des artistes, des hommes politiques républicains, salon d’opposition libérale, d’avoir recherché ensuite la protection de Mme de Metternich et d’avoir été, grâce à elle, protégé par l’empereur. Le mot de trahison est très déplacé dans la circonstance. Est-il bien surprenant qu’un musicien étranger, très discuté en France, ait eu recours à l’appui naturel qui s’offrait à lui, celui de ses compatriotes ? Quand on ouvre ses salons aux artistes, on ne leur demande pas, en général, de profession de foi politique, surtout à un artiste étranger.

On a toujours attribué à l’intervention de la princesse de Metternich la mise à l’étude de Tannhœuser, imposée à Alphonse Royer par un ordre impérial. La brochure de M. Drumont donne une autre explication. C’est le maréchal Magnan qui aurait gagné cette victoire. « Wagner avait remarqué l’assiduité et l’attention du maréchal Magnan à ses concerts. » Il lui demanda audience et trouva chez lui un accueil des plus sympathiques. « Monsieur, lui dit Magnan en le quittant, je suis un soldat et non un dilettante, mais votre musique n’a passionné et ému. J’aurai l’honneur de voir L’Empereur ce soir et je vous donne ma parole de lui parler de vous. » La parole fut tenue et, quand, « quelques jours après, Wagner revint au ministère, les domestiques, les employés, le comte Baciocchi, tout le monde était devenu wagnérien[4]. » D’autre part, M. P. Lindau, dans sa correspondance de mars 1861 sur le Tannhœuser, rapporte que la princesse de Metternich, à un bal des Tuileries, réussit à intéresser l’Empereur aux tribulations de son musicien favori et à obtenir pour lui la promesse formelle d’un tour de faveur. Par une étrange destinée, il était réservé à ce révolutionnaire d’être protégé, grâce au caprice d’une grande dame, par l’auteur du coup d’État de 1851, au génie mélodique le plus ardu d’être patronné par un souverain absolument rebelle à la musique !

Le directeur de l’Opéra ayant reçu du ministre l’ordre de mettre immédiatement à l’étude la partition de Tannhœuser, les répétitions commencèrent le 24 septembre 1860. Alphonse Royer avait mission de ne rien refuser à l’auteur. Le musicien ne voulut confier qu’au ténor allemand Niemann, le rôle de Tannhœuser, on engagea Niemann eu payant son dédit. Il avait remarqué au Théâtre-Italien le baryton Morelli, Morelli entra à l’Opéra pour jouer celui de Wolfram ; Mme Tedesco lui parut seule digne d’incarner la blonde Vénus. Quant à Marie Sax, elle obtint, par faveur extrême, le rôle d’Elisabeth. De superbes décors furent commandés à Despléchin ; aucune dépense ne fut épargnée pour obtenir la mise en scène la plus somptueuse. Wagner était ravi de la pompe déployée pour encadrer son œuvre, de la bonne volonté de ses interprètes, de l’intelligence étonnante de Vauthrot, chef du chant, du soin avec lequel étaient dirigées les répétitions des chœurs. Il n’avait, dit-il dans sa lettre sur Tannhœuser[5] (27 mars 1861), jamais rien vu de semblable en Allemagne. Dès lors, pour rendre son œuvre plus digne de l’honneur qu’on lui faisait, il voulut, prétend-il, développer la première scène. Justement, le directeur lui objectait sans cesse que l’absence d’un divertissement nuirait à son opéra, et, désespérant de convaincre Wagner, il avait commandé à Th. Labarre un ballet en un acte pour accompagner Tannhœuser sur l’affiche. Le musicien s’ingéra de composer et d’offrir comme thème de ballet au chorégraphe la bacchanale du Venusberg. Wagner heurta de front ainsi, comme à plaisir, en faisant paraître les ballerines au lever du rideau, les usages de l’Académie de musique qui exigent que le divertissement soit exécuté à l’arrivée des abonnés. — « Un jour, il trouva, dit Gasperini, qu’il ne pouvait laisser perdre une si belle occasion d’éprouver devant le public français les idées qui, depuis quelques années, fermentaient dans sa tête et il prit cette résolution bizarre, insensée, extravagante, de retoucher son Tannhœuser, d’y ajouter une scène tout entière et d’écrire cette scène dans le style de ses derniers ouvrages. » Voici, d’autre part, l’opinion de M. Lindau sur ce morceau : — « La composition musicale de ce ballet que Wagner a écrit exprès pour Paris, surpasse toutes les audaces. C’est un véritable délire, on n’a jamais osé rien de pareil jusqu’à ce jour. »

L’auteur avait contre lui Alphonse Royer, peu favorable à sa musique, et Dietsch, le chef d’orchestre, qui la comprenait fort mal. Les chanteurs s’inquiétaient de l’opposition qui se préparait et, au lieu de conquérir les bonnes grâces du monde des coulisses avec la souplesse et l’affabilité d’un Meyerbeer, Wagner fut, suivant Lindau, « le véritable auteur de toutes ses tortures par son insociabilité et son outrecuidance qui lui ont créé plus d’ennemis certes que sa musique. Il ennuyait, il agaçait tout le monde, et tout l’agaçait… »

La publication des Quatre poèmes d’Opéras[6], précédés d’une Lettre sur la musique à M. Frédéric Villot, fut une double maladresse, car les théories de Wagner sur le drame musical et sur la mélodie continue d’après lesquelles il avait écrit Tristan et la Tétralogie, bien que postérieures à la composition de Tannhœuser, furent considérés bien à tort comme ayant présidé à la conception de cet ouvrage et vinrent donner un aliment nouveau aux plaisanteries faciles de la presse légère qui égayait déjà les Parisiens avec les vicissitudes de Tannhœuser, les exigences de Wagner[7], ses chicanes avec ses traducteurs, avec les artistes, avec tout le monde.

À la Lettre sur la musique, M. Monselet répondit dans le Figaro[8] du 13 janvier 1861, par une lettre à Richard Wagner, d’un sel médiocre. Le seul reproche fondé qu’il adresse à l’auteur, est que le dialogue amoureux de Tristan et d’Yseult ressemble beaucoup aux phrases consacrées des libretti de Scribe. Pour finir, il fait étalage d’érudition en appliquant à Wagner une citation du poème satirique de la Polymnie, composé par Marmontel sur le chevalier Gluck.

L’un des passages le plus souvent incriminés de la lettre à F. Villot, fut celui où Wagner a développé la métaphore de la mélodie de la forêt. La cause première de l’obscurité apparente de ce passage et des plaisanteries de la presse à ce sujet provient, ainsi que l’a indiqué M. J. Weber dans un article sur la brochure de Mme Bernardini (Temps du 1er mars 1882), d’une grossière erreur de traduction.

« L’impression produite par la forêt est complexe : l’air pur et fortifiant qu’on respire, la variété et la beauté des effets de lumière, le calme délicieux, les bruissements des arbres, les chants des oiseaux et toutes les sonorités plus ou moins voilées qu’on entend forment un effet total qu’on ne peut ressentir que dans la forêt même. Supposons qu’un promeneur réussisse à s’emparer de l’un des chanteurs (mettons que c’est un coucou) et l’emporte chez lui ; croyez-vous que l’oiseau en cage lui rendrait la mélodie de la forêt, c’est-à-dire l’ensemble des voix qui l’a charmé ? Que pourrait-il entendre alors, sinon peut-être — quelle mélodie ?[9] », c’est-à-dire non pas une mélodie, mais un fragment, un lambeau qui aurait perdu presque toute sa signification et tout l’effet qu’il produit (mettons que c’est la tierce du coucou), comme partie d’un riche et harmonieux ensemble. »

Le traducteur[10], au lieu de rendre littéralement la phrase dont M. J. Weber donne l’explication, l’a remplacée par celle-ci, qui fut jugée très impertinente : « Que pourrait-il entendre alors, si ce n’est quelque mélodie à l’italienne ? »

Le Figaro, qui devait tant de fois houspiller Wagner, ouvrit cependant son feuilleton à Ch. de Lorbac, pour y publier la biographie du maître allemand (no du 21 février 1861). La vie de Wagner y est racontée d’après Fétis, avec quelques anecdotes nouvelles. Le biographe apprécie ensuite en quelques lignes les divers opéras du maître et rend justice au style de ses livrets. — « Nous nous plaisons à reconnaître que les libretti de Wagner surpassent sous le rapport de la poésie, de la grandeur de conception et du style, tout ce qui a été écrit jusqu’à présent dans ce genre. Ces poèmes d’opéras dénotent chez leur auteur un esprit vraiment supérieur et une nature franchement poétique. » Il ajoute quelques détails sur les œuvres non encore publiées, Tristan et la Tétralogie, et nous donne, en terminant, un portrait de Wagner et quelques particularités intimes : « Dans sa bibliothèque, peu de livres, mais d’un choix exquis : Gœthe, Schiller, Schopenhauer, Shakspeare, les philosophes. Son admiration pour la prose française est sans égale ; il dit que notre langue est la langue de la tribune par excellence. Il parle avec enthousiasme de nos grands orateurs et en homme qui les a entendus. Sa vie, très sobre ; la seule recherche est, après le repas, plusieurs tasses de thé savourées lentement en même temps qu’une pipe de tabac turc pour lequel il a une prédilection exclusive. Il est très original à voir, enveloppé dans sa robe de chambre en velours vert, coiffé d’une grande toque de même couleur et caressant des lèvres le bouquin d’ambre d’une longue pipe. »

Depuis le début du mois de mars jusqu’au lendemain de la première, Tannhœuser servit de thème aux bons mots, aux chroniques et aux caricatures des journaux amusants. Le Charivari du 10 mars contient 7 caricatures de Cham, celui du 11 publie : les Tribulations du Tannhœuser, wagnériade en quelques tableaux par M. P. Véron, qui fait allusion aux chamailleries de Wagner avec l’Opéra, à ses procès avec ses librettistes. Wagner réclame sans cesse des délais nouveaux, par exemple : « un mois et demi de répétitions pour dresser les chiens qui, dans la scène de chasse, aboient au-dessous du ton. » Le directeur, agacé, finit par dire : — « Le Tannhœuser ne sera jamais joué de ce train-là ! » — Wagner, fièrement : — « Qu’à cela ne tienne, monsieur, ma musique étant la musique de l’avenir, n’en justifiera que mieux son nom si on ne la joue jamais ! »

Le 14, Ernest Blum se montre sévère pour Wagner et le blâme de sa prétention de conduire l’orchestre[11]. M. Achille Denis, dans la Presse théâtrale, jugeait cette prétention légitime et désapprouvait l’obstination de Dietsch à maintenir ses droits. Il l’engageait vivement à céder le bâton à Wagner, son mérite de chef d’orchestre ne devant pas être diminué par cette condescendance. Dans le Figaro, Jean Rousseau conclut dans le même sens. — « C’est toute sa vie de musicien qu’il joue sur cette retourne unique. Quoi de plus naturel dans une si grosse partie, qu’il veuille tenir les cartes !… M. Wagner est perdu peut-être, si M. Dietsch conduit mal son orchestre… Le Tannhœuser tombera à plat sous la direction de M. Dietsch, que cela ne prouverait rien contre Wagner. » Ces réflexions très justes n’empêchèrent pas le même Jean Rousseau d’éreinter le musicien dans sa chronique du 21 mars. M. Albert Wolff qui, l’année précédente, s’était montré aimable pour son compatriote, fit chorus, après la représentation, avec les détracteurs de Tannhœuser.

Les caricatures de l’époque et les nouvelles à la main font allusion au procès intenté à Wagner par ses librettistes. Edmond Roche avait dû subir la collaboration de M. Nuitter, traducteur-juré de l’Opéra. M. R. Lindau[12] assigna ensuite Wagner devant le tribunal, prétendant, comme ayant aidé Edmond Roche dans sa traduction, être nommé sur le livret et sur l’affiche, à côté de MM. Roche et Nuitter et toucher sa part des droits d’auteur. M. Émile Ollivier, plaidant pour Wagner, repoussa la prétention de M. Lindau, sa traduction en vers blancs n’ayant pas été agréée par l’Opéra. Par jugement du 7 mars 1861, le tribunal rejeta la demande, réservant au demandeur les droits pécuniaires que son travail justifiait. Par la suite, pour couper court à toute difficulté, il fut décidé, entre le compositeur et l’administration de l’Opéra, que Wagner seul verrait son nom sur l’affiche et sur le livret[13] comme étant le seul auteur du poème et de la musique. Cette décision si rigoureuse et l’insuccès de l’opéra de Wagner portèrent à Ed. Roche un coup terrible : il ne survécut que de quelques mois au désastre de Tannhœuser.

Rappelons en peu de mots les principaux événements littéraires et artistiques de l’hiver de 1861.

Murger venait de mourir. Le P. Lacordaire, élu de l’Académie en remplacement de Tocqueville le lendemain du deuxième concert de Wagner, en 1860, venait d’être reçu par Guizot (24 janvier 1861). En mars, l’Opéra-Comique donnait la première représentation du Jardinier galant, de M. F. Poise qui, bientôt, alternait avec la Circassienne de Scribe et Auber où Montaubry, travesti en femme, obtenait un si grand succès. Le Théâtre Lyrique jouait Madame Grégoire, de Scribe et Clapisson, et le Val d’Andorre. L’Odéon répétait Béatrix, drame de M. Legouvé, pour les représentations de Mme Ristori[14]. Au Théâtre-Français, les Effrontés de M. Em. Augier, avec M. Got dans le rôle de Giboyer. Au Vaudeville, les Vivacités du capitaine Tic, comédie en trois actes de MM. Labiche et Martin. À la Gaîté, Les 32 duels de Jean Gigon, de M. F. Dugué. À l’Ambigu, l’Ange de minuit, mélodrame en cinq actes de Th. Barrière et Ed. Plouvier, et au Cirque, une pièce militaire d’actualité, les Massacres de Syrie. Deux virtuoses, MM. Sarasate et Planté, débutaient au concert du Conservatoire. La Société des jeunes artistes faisait entendre, le 3 février, la Marche des fiançailles de Lohengrin, avec chœurs, et, le 17, une mélodie de Wagner. La Marche des fiançailles fut rejouée le 14 avril.

La première de Tannhœuser[15] eut lieu le mercredi 13 mars 1861, en présence de la cour et devant une assemblée choisie. Wagner, qui n’avait pu ni obtenir la direction de l’orchestre, ni proscrire les claqueurs, comme il l’aurait désiré, assista à la représentation dans la loge du directeur. Bien que l’inintelligence avec laquelle Dietsch conduisit l’orchestre et la « molle exécution » de sa musique dussent exaspérer l’auteur, il montra beaucoup de calme pendant cette soirée qui décidait du sort de son œuvre.

M. Paul Lindau envoya en Allemagne un compte rendu de visu de cette représentation, ayant pénétré dans la salle grâce à la protection du chef de claque, le fameux père David. Son récit est ce qu’on appelle, en style de journal, une Soirée parisienne, remplie d’anecdotes, assez spirituelle et, quoique d’un Allemand, beaucoup moins sympathique à Wagner que les relations de la bataille écrites par les amis français de l’artiste. Il avait d’ailleurs, comme nous l’avons vu, ses raisons pour ne pas être tout à fait impartial. — « L’exécution parfaite de l’ouverture provoque des applaudissements unanimes. « La scène du Venusberg, le chalumeau du pâtre et sa chanson de Dame Holda, ainsi que le carillon du troupeau excitent l’hilarité pendant le premier acte. « Le septuor final du premier acte produit malgré tout un tel effet qu’il s’en faut de peu qu’on ne demande bis. » De nouveaux rires accueillent rentrée de la meute. « Le sort de l’œuvre reste encore indécis après le premier acte… Le deuxième acte laisse le public froid jusqu’à la marche, admirablement exécutée par l’orchestre ; cette marche est applaudie, unanimement acclamée. » À son avis, la scène du concours de chant est véritablement trop longue. « Les choristes ont chanté faux dans le finale ; le steeple-chase des violons à la reprise du finale excite une hilarité complète… La prière d’Elisabeth ennuie, la romance de Wolfram et le chœur des pèlerins au troisième acte sont applaudis. Toute la fin de l’opéra est sifflée. » Le courriériste allemand estime que le public s’est montré impartial et a jugé l’œuvre suivant les conventions de l’opéra. « Il a applaudi chaleureusement, comme il convenait, l’ouverture, le septuor, la marche et la romance de l’Étoile. Mais ces morceaux, il faut bien le dire, sont précisément ceux écrits dans le style et la tradition du vieil opéra et, par conséquent, les seuls en harmonie avec la conception française. » Ces mêmes juges ne voulaient absolument rien connaître de la nouvelle école de la musique de l’avenir. « Tannhœuser a déplu à un public naïf et bon, cela est évident. »

D’après M. Lindau, il n’y a pas eu de cabale. Cette assertion est contredite par Franck-Marie, dans la Patrie. Il déclare que la plupart des journalistes avaient formé au milieu de l’orchestre un groupe d’où partaient les chut et les éclats de rire. Wagner dit aussi, dans sa lettre du 27 mars à ses amis d’Allemagne[16], que les journalistes s’avisèrent, pour faire tomber la pièce, « d’éclater en rires assez grossiers après des répliques sur lesquelles ils s’étaient entendus aux répétitions générales. »

L’existence de la cabale fut dénoncée par Giacomelli, dans la Presse théâtrale (17 mars), par M. Jules Ruelle dans le Messager des théâtres. Ce critique qui défendait bravement les innovations de Wagner et les passages sifflés, écrivait : « Le public de Carpentras, voulant faire tomber un troisième ténor, n’agit pas autrement. L’orchestre, car ce sont bien les stalles qui donnaient le branle, nous tenons à le constater, offrait le spectacle bien triste d’une cabale organisée. »

Giacomelli affirme que les meneurs de la cabale étaient deux critiques à cheveux blancs, Gustave Héquet, rédacteur musical de l’Illustration, et Scudo.

Baudelaire rapporte ce détail : « Je me souviens d’avoir vu, à la fin d’une des répétitions générales, un des critiques parisiens accrédités, planté prétentieusement devant le bureau de contrôle, faisant face à la foule au point d’en gêner l’issue et s’exerçant à rire comme un maniaque, comme un de ces infortunés qui, dans les maisons de santé, sont appelés des agités[17]. Ce pauvre homme, croyant son visage connu de toute la foule, avait l’air de dire : « Voyez comme je ris, moi, le célèbre S. ! (Scudo). Ainsi., ayez soin de conformer votre jugement au mien. » — Ce fut contre le troisième acte, dit Wagner, que « les chefs de l’opposition dirigèrent tous leurs efforts ; ils saisirent les prétextes les plus puérils pour troubler l’émotion des spectateurs par des cris et des éclats de rire. Mes interprètes ne se laissèrent pas désarçonner par les manifestations ; le public lui-même tint ferme et ne cessa d’accueillir mes chanteurs par des marques non équivoques de satisfaction. À la chute du rideau, il les rappela avec des applaudissements frénétiques, si bien que l’opposition se trouva complètement vaincue. » Il avait écrit plus haut : — « Je persiste à reconnaître au public parisien des qualités fort agréables, notamment une compréhension très vive et un sentiment de la justice vraiment généreux. »

Après la première, éclosent les mots piquants et les épigrammes des petits journaux. P. de l’Estoile, chroniqueur de la Presse, rapporte celui-ci : — « Une femme d’esprit disait à Mme de Metternich qui défendait si vaillamment la cause de Wagner : — « Vous parlez au nom de l’Allemagne, mais l’Allemagne ne joue que la musique française — d’Offenbach. » On prêta à Méry cette boutade : — « Le Tannhœuser, c’est un article secret du traité de Villafranca ! » et celle-ci à Gozlan : — On parlait en sa présence des idées révolutionnaires de Wagner, et quelqu’un le dénigrait comme compositeur. — « Par exemple, dit Gozlan, vous n’avez pas un musicien de cette force-là depuis Robespierre ! »

Prosper Mérimée[18] écrivait le 21 mars : — « Un dernier ennui, mais colossal, a été Tannhœuser. — Il me semble que je pourrais écrire demain quelque chose de semblable en m’inspirant de mon chat marchant sur le clavier d’un piano. La représentation était très curieuse. La princesse de Metternich se donnait un mouvement terrible pour faire semblant de comprendre et pour faire commencer les applaudissements qui n’arrivaient pas. Tout le monde bâillait, mais d’abord, tout le monde voulait avoir l’air de comprendre cette énigme sans nom. On disait sous la loge de Mme de Metternich que les Autrichiens prenaient la revanche de Solférino. On a dit encore qu’on s’ennuie aux récitatifs et qu’on se tanne aux airs… Le fiasco est énorme : Auber dit que c’est du Berlioz sans mélodie. »

Autre mot attribué à Auber : — « C’est comme si on lisait sans reprendre haleine, un livre sans points ni virgules. » Rossini plaçait à l’envers sur son piano la partition de Tannhœuser. Quelqu’un lui en faisant l’observation, il répondait : — « Je trouve que cela va aussi bien de ce côté-là ! » Mais il aurait dû se souvenir qu’à son arrivée à Paris en 1823, on l’avait surnommé M. Tambourrossini, et que les caricatures de l’époque le représentaient tout harnaché de cymbales et de grosses caisses. Il est à croire aussi que M. Gounod épargna le vaincu. « Il avait pour Wagner, dit M. Drumont, une respectueuse déférence et, devant lui, gardait l’attitude d’un enfant devant son père, d’un élève devant son maître. » Il s’est depuis lors quelque peu départi de ces allures[19]. Quant à Berlioz, jaloux du tour de faveur donné à Tannhœuser, il écumait.

« Je traversais par hasard, avec mon père, écrit Mme J. Gautier[20], le passage de l’Opéra le soir de cette représentation, pendant un entr’acte ; le passage était plein de monde. Un monsieur qui vint saluer mon père nous arrêta. C’était un personnage assez petit, maigre, avec des joues creuses, un nez d’aigle, un grand front et des yeux très vifs. Il se mit à parler de la représentation à laquelle il assistait, avec une violence haineuse, une joie si féroce de voir l’insuccès s’affirmer que, poussée par un sentiment involontaire, je sortis tout à coup du mutisme et de la réserve que mon âge m’imposait, pour m’écrier, avec une impertinence incroyable :

— À vous entendre, monsieur, on devine tout de suite qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre et que vous parlez d’un confrère.

— Eh bien ! qu’est-ce qui te prend, méchante gamine ? dit mon père qui voulait gronder, mais qui, en dessous, riait.

— Qui est-ce ? demandai-je quand le monsieur fut parti.

— Hector Berlioz[21]. »

Du reste, Berlioz s’abstint de rendre compte dans les Débats de l’opéra de Wagner. Il laissa à son ami d’Ortigue le soin d’exécuter son rival. Le critique intérimaire examine d’abord et combat les théories dramatiques et mélodiques contenues dans la Lettre sur la musique. Son article (23 mars) est mesuré dans la forme, lourd et moins agressif que la plupart des comptes rendus. On y trouve cependant


13 février 1859. « Les Troyens sont toujours là, en attendant que le théâtre de l’Opéra devienne praticable. Après David (Herculanum), nous aurons le prince Poniatowski ; après le prince, nous aurons le duc de Gotha et, en attendant le duc, on traduira la Sémiramide de Rossini. »

2 janvier 1861. « On ne peut pas sortir à l’Opéra des études de Tannhœuser de Wagner ; on vient de donner à l’Opéra-Comique un ouvrage en 3 actes d’Offenbach (encore un Allemand !) que protège M. de Morny. » Il s’agit de Barkouf, paroles de Scribe.

14 février 1861. « L’opinion publique s’indigne de plus en plus je me voir laissé en dehors de l’Opéra, quand la protection de l’ambassadrice d’Autriche y a fait entrer si aisément Wagner.

21 février 1861. « Wagner fait tourner en chèvres les chanteuses, les chanteurs, et l’orchestre, et le chœur de l’Opéra. On ne peut pas sortir de cette musique de Tannhœuser. La dernière répétition générale a été, dit-on, atroce, et n’a fini qu’à une heure du matin… Liszt va arriver pour soutenir l’école du charivari. »

5 mars 1861. « On est très ému dans notre monde musical du scandale que va produire la représentation de Tannhœuser ; je ne vois que des gens furieux ; le ministre est sorti l’autre jour de la répétition dans un état de colère !… Wagner est évidemment fou. »

14 mars 1861. « Ah ! Dieu du ciel, quelle représentation ! Quels éclats de rire ! Le Parisien s’est montré hier sous un jour tout nouveau ; il a ri du mauvais style musical, il a ri des polissonneries d’une orchestration bouffonne, il a ri des naïvetés d’un hautbois ; enfin, il comprend donc qu’il y a un style en musique… Quant aux horreurs, ou les a sifflées splendidement. » des plaisanteries de petits journaux, comme celle-ci sur la bacchanale : — « On nous a raconté qu’à la première répétition du ballet, l’ordonnateur de la danse dit aux danseuses : — Mesdemoiselles, vous partirez au motif. Les danseuses, attendant le motif, ne partirent pas. On peut être bien sûr qu’on ne tirera pas de ce ballet le plus petit motif de quadrille. » ou cette autre : — « Pour comprendre la musique de Wagner, il faut être doué du sens de seconde ouïe. » Sa conclusion prudhommesque est à citer : — « L’Empereur, la France et l’Opéra se sont montrés grands pour M. Wagner et nous les en remercions. » Cette déclaration généreuse sert à préparer le panégyrique d’un autre compositeur dont on devine le nom et l’éloge d’une œuvre qui lui est chère.

Le 24 mars, dans un long article au Ménestrel, M. Paul Bernard admirait le septuor du premier acte, l’andante du finale du second, le chœur sans accompagnement des pèlerins, la marche et la romance de l’Étoile. Conclusion : « Le Tannhœuser, dans son ensemble, est d’une monotonie qu’on pourrait attribuer à l’abus de certaines formules. La mesure à quatre temps y est presque perpétuelle ; le chromatique y détruit le sentiment de la tonalité ; la septième diminuée y jette partout sa teinte neutre ; enfin, le récitatif y tient la première place, non pas le récitatif dramatique à la manière de Gluck, mais une espèce de mélopée antique, lente, traînante, le plus souvent sans accent et sans but. » Dans le même journal, M. J. L. Heugel reprochait à Wagner (17 mars) d’avoir développé à satiété, sous toutes les formes, une formule d’accompagnement qui, « à partir de l’ouverture, se prolonge indéfiniment, à l’instar du câble transatlantique, — cet immense trait d’union entre les deux mondes. »

Dans le numéro du Charivari du 17 mars, sept des caricatures de Cham ont trait à Tannhœuser. Caraguel, critique dramatique du journal, imagine un dialogue avec un certain Cotonnet, marchand de bois à Pontoise, de fond banal, mais de forme modérée[22]. Le Figaro du 18 mars cède à son critique musical trois pages de feuilleton. Jouvin put librement s’espacer en dissertations confuses et, quant à l’esprit de son article, on peut en juger par ces citations : « C’est le grand océan de la monotonie ; c’est un infini désespérant et grisâtre où l’on entend le morne clapotement des sept notes de la gamme qui tombent jusqu’à la consommation de la partition »… « La musique de l’avenir, cette musique contre nature qui blesse l’oreille sans remplir le cœur, qui foule aux pieds la mélodie saignante, qui demande à d’horribles dissonances le plaisir musical, c’est l’amour tel que le comprenaient et le pratiquaient les Césars atrophiés et le fou furieux qui fut le romancier favori du Directeur Barras. »

Jouvin avait écrit cette phrase malheureuse : — « La musique brutale et banale est celle qui ébranle seulement le nerf olfactif. » — Auditif, M. Jouvin, auditif, s’il vous plaît, observa M. Léon Leroy.

Au Moniteur, Fiorentino[23] constate le succès de l’ouverture et de la marche. Il éreintée la bacchanale et le duo de Tannhœuser et de Vénus. « La ritournelle de l’air du pâtre a fait rire, mais le septuor, d’une large facture, d’une sonorité puissante, a été vivement applaudi… Le morceau d’ensemble (du second acte) écrasait le public, lorsque, tout à coup, au moment où on s’y attendait le moins, un trait des violons, d’une bizarrerie comique, a provoqué dans la salle entière un irrésistible mouvement d’hilarité. » Et le critique engage Wagner à couper ce trait. Il s’étonne que la marche des pèlerins, « très bien faite », n’ait pas été remarquée. « La romance de l’Étoile a de la mélancolie et une certaine douceur mais c’est à peine si on l’a écoutée. Quand on a vu que ce bon Wolfram allait reprendre sa lyre, on a craint qu’il ne recommençât son discours du second acte, et on l’a prié de ne pas insister. Le récit de Tannhœuser est infiniment trop long. Cela ferait deux volumes illustrés d’impressions de voyage. »

Pour l’inintelligence musicale et le parti pris d’hostilité violente, Paul de Saint-Victor le dispute à Scudo. Suivant le lundiste de la Presse, « l’ouverture et la marche du deuxième acte exceptées, la partition n’est qu’un chaos musical… Tantôt, c’est une obscurité compacte et pesante, — ce que M. Wagner appelle la mélodie infinie sans doute, — qui écrase la plus robuste attention ; tantôt, c’est un vacarme discordant qui ne parvient qu’à dissimuler les plus grossiers fracas des tempêtes physiques. »

« L’ouverture du Tannhœuser a deux parties bien tranchées : l’une est très belle, c’est l’hymne religieux qui la termine, l’autre est un charivari suraigu, les violons semblent pris du delirium tremens… Le chant des pèlerins descendant la colline est du plain-chant affadi, une vague jérémiade sans accent et sans caractère[24]. Comparez la capucinade musicale du Tannhœuser au chant des pèlerins de la Jérusalem de Verdi ! Le septuor est une cacophonie à outrance. » Au deuxième acte, « la complainte d’Elisabeth meurt d’ennui et tombe de sommeil… La marche est un arc de triomphe bâti au milieu d’un désert », le finale « une rixe criarde. » Au troisième acte, « une insipide romance de Wolfram succède à une fastidieuse : prière d’Elisabeth. » Le célèbre styliste termine par un développement de rhétorique sur cette idée : « Gardons-nous de cette invasion de fantômes, rallions-nous pour les repousser sous le drapeau classique du génie latin !… »

Tous les chroniqueurs sont d’accord pour complimenter les chanteurs ; l’avis général est que les décors sont admirables et la mise en scène superbe.

Cependant, Gasperini, dans une correspondance adressée à la Gazette de Cologne, déplorait la mesquine et glaciale exécution de la bacchanale par les sirènes de l’Opéra. Le contraste de cette musique endiablée avec « cette orgie de pensionnat » lui a semblé ridicule.

Dans la Revue des Deux-Mondes du 1er avril[25], Scudo savoura longuement le plaisir d’exterminer Wagner comme librettiste, comme théoricien et comme compositeur.

« L’ouverture, dit-il, — et son jugement implique ou la plus insigne mauvaise foi, ou l’absence totale de compréhension artistique, — est un grand corps mal bâti où l’on remarque une interminable phrase dessinée par les violons, qui dure plus de cent mesures. Sur ce trait persistant qui paraît avoir un sens profond, puisque l’auteur le fait revenir plusieurs fois dans le cours de sa légende, les instruments à vent, particulièrement les trombones, jettent une sorte de clameur accentuée (?) qui forme la péroraison de cette mystérieuse préface. L’ouverture en soi n’est pas bonne, le coloris en est terne et la charpente défectueuse. » Si l’ouverture n’est pas bonne, naturellement Scudo ne juge pas meilleurs la scène de la bacchanale, l’air du pâtre et le finale du premier acte « qui n’a excité dans le public que les éclats d’un rire rabelaisien ».

Son humeur s’adoucit à partir du second acte. « La marche est belle, quoique peu originale, largement dessinée et produit l’effet voulu par, le poète et le compositeur… » À un assez bel ensemble choral : Un ange nous vient apparaître, succède un effroyable déchaînement de sons discordants qui constitue le finale du second acte… » Dans le chœur des pèlerins, « le motif se développe et s’épanouit dans un crescendo d’un très bel effet. La prière d’Elisabeth forme encore un chant vague et inarticulé, une sorte de prose liturgique qui semble n’appartenir à aucune tonalité précise, mais dont la couleur générale et le caractère semi-religieux ne me déplaisent pas. C’est dans cette scène et dans l’hymne du soir que chante Wolfram aussitôt après, que M. Wagner me semble avoir le mieux réussi à réaliser cette mélodie flottante qui se dégage lentement, vous enveloppe comme d’un nuage de poésie et vous communique une émotion calme, mais élevée et noble. »

Les partisans de Wagner sont fort maltraités. — « Il y a dix ans que nous combattons ici les doctrines funestes propagées par M. Wagner et ses partisans, qui sont pour la plupart des écrivains médiocres, des peintres, des sculpteurs sans talent, des quasi-poètes, des avocats, des démocrates, des républicains suspects, des esprits faux, des femmes sans goût, rêvasseuses de néant, qui jugent les beautés d’un art de sentiment qui doit plaire à l’oreille avant de toucher le cœur, à travers un symbolisme creux et inintelligible. »

Le critique de la Revue contemporaine, Wilhem, est moins acerbe, mais également partial. Le compte rendu de la Gazette musicale, signé Paul Smith (Ed. Monnais), n’a aucune valeur. Le chroniqueur y reproduit deux fois cette plaisanterie grivoise : « Tannhœuser s’est jeté à corps perdu dans les délices du Venusberg, traduisez ce mot comme il vous plaira… Le Saint-Père lui refuse sa grâce et le noble chevalier retourne au Venusberg[26] : traduisez toujours comme il vous plaira !… »

Franck-Marie, dans la Patrie[27], fut le seul à prendre la défense de Wagner. Il déplore l’animosité témoignée par ses confrères à l’égard d’un compositeur qu’il qualifie de « grand musicien » et qu’il compare à Beethoven et à J.-S. Bach. Très bienveillant en somme, mais si certaines parties de Tannhœuser lui paraissent être des pages sublimes » et s’il juge l’orchestration « constamment admirable » il exprime néanmoins ces réserves : « Son génie est impropre à la production du drame lyrique ; il nous semble complètement approprié à la symphonie… Wagner nous offre le navrant spectacle d’une grande intelligence égarée par l’admiration irréfléchie de tout un peuple. — Le principal défaut de Tannhœuser, selon nous, est de ne pas convenir à la scène et d’être plutôt une œuvre de concert. »

Si Franck-Marie fut, dans la grande presse, le seul défenseur de Wagner, — à part une protestation de M. Louis Ulbach dans le Courrier de Paris, — il y eut de la part des journaux de théâtres un élan généreux en faveur de Wagner.

Léon Leroy, dans la Causerie, soutint la cause du musicien contre ses détracteurs, se donna le plaisir de relever les bévues de la presse, et traita Berlioz de Ponce-Pilate, pour s’être prudemment abstenu de prendre parti dans la querelle artistique. Nous avons vu l’attitude indépendante de M. Jules Ruelle. M. Arthur Pougin, — qui le croirait aujourd’hui ? — exprima dans la Jeune France une chaleureuse protestation contre le parti-pris de la presse et des abonnés.

« Les Français, disait-il et avec trop juste raison, — qui ont la prétention d’aimer la musique et de savoir l’apprécier, ne l’aiment pas sincèrement et n’y connaissent rien et, si la partition de Tannhœuser était signée d’un nom connu et adopté, elle eût, je ne dis pas obtenu du succès, mais du moins passé sans encombre. »

Mais le plus zélé fut encore Giacomelli, cet agent théâtral qui, l’année précédente, avait abouché Wagner avec Calzado pour la location du Théâtre-Italien. Pendant plusieurs semaines, il consacra son journal, La Presse théâtrale et musicale, à la glorification du vaincu, tantôt en écrivant sur les incidents produits par la représentation de Tannhœuser, tantôt en insérant les articles favorables des autres journaux.

Son article sur Tannhœuser est des plus élogieux (17 mars). Il admire l’ouverture et même la bacchanale abominée. « Rien de plus saisissant que cette bacchanale ! L’oreille n’avait pas encore été frappée de pareilles harmonies : ce sont des soupirs, de rauques accents ; le souffle de la luxure plane au-dessus de l’orchestre et en fait jaillir des étincelles magiques. » Il cite avec enthousiasme les scènes qui ont été le plus mal accueillies, le concours des chanteurs et le finale du deuxième acte, l’introduction du troisième.

Le 17 et le 21 mars, son journal contient deux lettres « d’un vieil habitué de l’orchestre aux abonnés de l’Opéra », qui accuse ceux-ci de s’être laissé prévenir contre Wagner. « Ne répétons donc pas avec quelques gens malveillants ou légers qu’il proscrit la mélodie ; disons au contraire qu’il la prescrit, qu’il élargit son empire et la fait régner sur toutes les parties d’un opéra et sur l’orchestre même. »

À Franck-Marie, au bout de quelques mois, vint se joindre M. Johannes Weber, le critique musical du Temps[28]. Lors de la publication de la partition de Tannhœuser par la maison Flaxland, au mois de juillet 1861, M. Weber écrivit sur l’œuvre de Wagner un long article analytique, impartial et plutôt favorable à l’auteur. Il fut le seul à pénétrer le sens poétique et musical de la fameuse bacchanale tant décriée, à exposer rationnellement le plan de l’ouverture, du duo du premier acte, de l’introduction du troisième acte et du trio entre Wolfram, Tannhœuser et Vénus. — « Dans tout le reste de la partition (sauf dans les premières scènes du premier acte) on reconnaît le disciple de Spontini et de Ch. M. de Weber et l’on est frappé surtout de la manière dont M. Wagner s’est pénétré du style de l’auteur de Freischütz et d’Oberon. Si ses mélodies, quoique souvent très heureuses, n’ont pas toute la richesse et tout l’élan passionné de celles de son maître, il imite avec succès ses formes rythmiques si originales et son harmonie, tantôt d’une si noble simplicité, tantôt d’une hardiesse et d’une énergie que nul compositeur n’a surpassées. »

M. Weber explique très logiquement le peu de succès de l’air d’Elisabeth au second acte. « … Mais un pareil air où l’orchestre est le complément nécessaire de la voix humaine, doit causer une véritable déception à un auditeur ordinaire ; il prendra pour un récitatif ce qui est la mélodie proprement dite et s’attendra à voir commencer un air de son goût quand le morceau sera fini. » L’insuccès du concours des chanteurs tient à ce que « ces chevaliers sont gens pleins de loyauté et de nobles sentiments, mais différant de nom seulement ; il en résulte que tous les chants du landgrave, de Wolfram et de Biterolf ont, dans ce deuxième acte, un air de parenté qui nuit à la variété de l’effet, quoiqu’en les considérant isolément, on ne puisse en méconnaître les qualités mélodiques. » Il est aussi le seul à avoir compris le récit du pèlerinage de Tannhœuser. « Cette scène accuse une rare connaissance de l’effet dramatique, un sentiment profond de la vérité de la déclamation et du chant expressif, une habileté consommée dans l’art de manier les contrastes, de créer des motifs d’accompagnement bien caractérisés qui, par leur opposition et leur développement, concourent avec la voix à produire une impression saisissante et à éveiller dans l’auditeur les sentiments les plus divers, tels qu’ils doivent répondre à la situation dramatique. »

Pour la deuxième représentation de Tannhœuser, qui eut lieu le lundi 18 mars[29], Wagner avait supprimé « le premier duo ; le récitatif du comte de Thuringe, le concours des troubadours, et d’autres longueurs fatigantes avaient été raccourcis. La ritournelle du chalumeau et la scène entière de Vénus, au troisième acte, avaient été enlevées. La tempête des violons, à la fin du deuxième acte, fut modifiée, la meute supprimée. Wolfram ne s’accompagnait plus sur la harpe, Tannhœuser ne s’évanouissait plus aussi souvent… Ces changements produisirent moins d’éclats de rire, mais on siffla davantage[30]. »

Quoique M. Paul Lindau affirme, après avoir assisté aux deux premières représentations, qu’il n’y eut pas de cabale, l’opposition du Jockey-Club et de beaucoup d’abonnés se traduisit par des sifflets et des sérénades de mirlitons[31]. « Jusqu’au milieu du second acte, on n’avait pas fait la moindre démonstration d’hostilité. À partir de ce moment, les acclamations furent étouffées par les sifflets… Il fut alors évident, dit Wagner, que l’opposition qui cherchait à me terrasser émanait des seuls membres du Jockey-Club. J’hésite d’autant moins à le dire que le public lui-même ne cessa de désigner mes adversaires en poussant à différentes reprises le cri de : À la porte les Jockeys ! »


Ce dire de l’auteur est confirmé par la relation de Baudelaire.

« Que les hommes qui peuvent se donner le luxe d’une maîtresse parmi les danseuses de l’Opéra désirent qu’on mette le plus souvent possible en lumière les talents et les beautés de leur emplette, c’est là certes un sentiment paternel que tout le monde comprend et excuse facilement : mais que ces mêmes hommes, sans se soucier de la curiosité publique et des plaisirs d’autrui, rendent impossible l’exécution d’un ouvrage qui leur déplaît parce qu’il ne satisfait pas aux exigences de leur protectorat, voilà ce qui est intolérable. Gardez votre harem et conservez-en religieusement les traditions ; mais faites-nous donner un théâtre où ceux qui ne pensent pas comme vous, pourront trouver d’autres plaisirs mieux accommodés à leur goût. Alors nous serons débarrassés de vous, et vous de nous, et chacun sera content. »

La troisième représentation, sur la volonté expresse de Wagner, désireux d’échapper à l’hostilité systématique des abonnés, fut donnée le dimanche 24 mars. Quel qu’en eût été le succès, il était résolu à retirer l’ouvrage après cette dernière épreuve. Mais, pour empêcher une contre-manifestation de la part du public dominical, les membres du Jockey-Club « se rendirent tous à l’Opéra munis de leurs instruments et nous donnèrent une deuxième édition de la deuxième représentation[32]. » Baudelaire dit aussi :

« Et ils sont revenus à la charge, armés de toutes pièces, c’est-à-dire des instruments homicides confectionnés à l’avance. Le public, le public entier, a lutté pendant deux actes, et dans sa bienveillance doublée par l’indignation, il applaudissait non seulement les beautés irrésistibles, mais même les passages qui l’étonnaient et le déroutaient, soit qu’ils fussent obscurcis par une exécution trouble, soit qu’ils eussent besoin, pour être appréciés, d’un impassible recueillement. » Et il termine son épilogue en protestant au nom des littérateurs, des artistes, des gens bien élevés, contre ces scandales qui doivent déshonorer Paris aux yeux de l’Allemagne.

M. Alph. Royer, dans son Histoire de l’Opéra (Époque contemporaine)[33], soutient que « la dernière représentation faillit ne pas aller jusqu’au bout ; elle y parvint néanmoins, mais ce ne fut pas sans l’énergique intervention du directeur qui avait promis à l’auteur cette satisfaction. » On n’est pas plus modeste. Il éprouve aussi le besoin de dire son mot sur le mérite de l’œuvre. « Le public fut très injuste dans cette affaire, car le Tannhœuser contient assurément de fort belles parties, mais j’avoue que dans son ensemble, c’est un buisson d’épines qu’un auditoire français ne pouvait traverser sans se sentir blessé ou tout au moins égratigné. » D’après lui les représentations furent suspendues en vertu d’un ordre venu des Tuileries.

À l’issue de cette troisième représentation[34], un conseil fut tenu entre Wagner et ses amis, à la suite duquel il écrivit au directeur de l’Opéra une lettre officielle[35], lui notifiant le retrait volontaire de sa partition. Cette détermination[36] contrariait vivement l’administration de l’Opéra, car la salle était louée d’avance pour un grand nombre de représentations et une réaction se serait certainement produite en faveur de Wagner. Par une étrange ironie. ce fut justement le lundi 25 mars que fut jouée Graziosa, ballet en un acte de Petipa et Derley, musique de Th. Gabare, commandé pour tenir l’affiche en même temps que Tannhœuser. Grâce au talent de Mme Ferraris, cette œuvre médiocre obtint un certain succès.

Une indisposition de Niemann qui avait fait renvoyer la deuxième représentation du 15 au 18 mars avaient privé du spectacle nouveau les abonnés du vendredi. Ceux-ci réclamèrent auprès de la direction et leurs plaintes ayant été déférées au ministère d’État, il fut question, en avril, de donner une quatrième représentation de Tannhœuser. Wagner s’y opposa et le comte Walewski jugea de son côté qu’il valait mieux de pas ranimer une querelle assoupie. Il était écrit que Tannhœuser serait poursuivi jusqu’au bout par une malechance obstinée. Les décors de cette pièce furent détruits avec une centaine d’autres par un incendie qui éclata pendant la nuit du 19 juin, dans le magasin des décors de l’Opéra, rue Richer.

Si les droits des compositeurs français avaient été sacrifiés par le bon plaisir du souverain à la gloire d’un étranger, la musique française eut bientôt sa revanche.

Le samedi 23 mars, à l’Opéra, festival consacré aux œuvres de F. David : — Le Désert et Christophe Colomb (quatrième partie), le finale de Moïse au Sinaï, l’ouverture de la Perle du Brésil et le finale de la symphonie en mi bémol. — Le public et la presse firent une ovation à l’auteur.

Le 29 mars 1861 (Vendredi-Saint), la Société des Jeunes Artistes donnait un concert spirituel dont le programme comprenait : — Jésus de Nazareth, solo, chœur et orchestre, avec Bataille, le Juif Errant, scène pour basse chantée par Bataille, et le Sanctus, de M. Gounod, soupiré par Capoul. La mort de Niedermeyer suscitait, dans tous les articles nécrologiques, des lamentations désespérées et des enthousiasmes posthumes, d’une exagération voulue. Au concert du Conservatoire du 7 avril, les applaudissements qui accueillirent l’exécution de la scène des bords de l’Elbe de la Damnation de Faust durent apaiser un peu la colère de Berlioz. L’Opéra lui offrit, à titre de dédommagement, la direction des études de l’Alceste, de Gluck, qui fut représentée au mois de juin 1861. Le Théâtre-Lyrique répétait la Statue, opéra-comique en trois actes de M. Reyer, qui fut joué avec succès le 11 avril, et le 2 du même mois, M. César Franck faisait exécuter à Sainte-Clotilde une messe pour orchestre et chœurs, au bénéfice d’une famille d’artistes.

Les virtuoses profitèrent de la bruyante renommée de Wagner pour exécuter des transcriptions sur ses opéras. Au mois d’avril, M. J. Armingaud joua une fantaisie pour violon sur des thèmes de Lohengrin. Le pianiste Jaëll faisait entendre le chœur des Pèlerins et la marche de Tannhœuser.

Les petits théâtres ne pouvaient manquer de s’emparer de Tannhœuser et de le vouer aux parodies. Aussi, l’on eut bientôt la Panne aux airs, de Clairville et Barbier, au Théâtre Déjazet et, aux Variétés, Yameinherr, parodie en trois actes, de Lambert Thiboust et Delacour, musique de Victor Chéri. Plus drôle que méchante, elle reproduisait la fameuse marche et faisait entendre une Cacophonie de l’avenir, avec chants, harpes et chiens savants. Croirait-on que ces innocentes bouffonneries eurent le don de révolter J. Janin qui se déclara, dans son feuilleton du 15 avril, le champion de Wagner contre la cabale victorieuse ?

— « Seule, éclatante et superbe, armée d’une indignation généreuse, indignation de la vingtième année, une femme, une Tyndaride, a défié ces cohortes sifflantes[37]. » Et, sur l’éventail de Mme de Metternich, cassé par elle à la troisième représentation, il exhale un chant élégiaque qui débute ainsi : « Il est brisé, le bel éventail !… » Là-dessus, de sa plume facile, il improvise un poème en prose en huit strophes, tout imbues de souvenirs classiques et d’idylles rococo dans le goût du xviiie siècle.

Ch. Baudelaire, l’un des plus ardents admirateurs du maître allemand, publia dans la Revue européenne[38], une étude très importante : Richard Wagner et Tannhœuser, qui, augmentée d’un épilogue après la représentation, fut publiée en brochure et réimprimée plus tard dans le volume intitulé l’Art romantique. La première partie de cette étude est relative aux concerts des Italiens. L’auteur étudie ensuite avec sympathie les théories de Wagner sur le drame musical d’après Opéra et Drame et d’après la Lettre sur la musique dont il cite plusieurs passages, et le défend contre le reproche d’avoir composé des opéras pour vérifier la valeur de son système. — « Les gens qui reprochent au musicien Wagner d’avoir écrit des livres sur la philosophie de son art et qui en tirent le soupçon que sa musique n’est pas un produit naturel, devraient nier également que Vinci, Hogarth, Reynolds aient pu faire de bonnes peintures, simplement parce qu’ils ont déduit et analysé les principes de leur art. » Puis, il examine les poèmes du Vaisseau-fantôme, de Tannhœuser et de Lohengrin. Son appréciation sur la musique n’est pas d’un homme du métier, mais elle est d’un artiste. — « Ce qui me paraît donc avant tout marquer d’une manière inoubliable la musique de ce maître, c’est l’intensité nerveuse, la violence dans la passion et dans la volonté. »

Un Allemand nommé Edouard Schelle fit paraître à Leipsig une brochure de circonstance, Tannhœuser à Paris et la troisième guerre musicale[39] qui, traduite par Albert Heuzey, fut pieusement reproduite dans la Presse théâtrale et musicale de Giacomelli (numéros des 7, 14 et 21 juillet 1861). L’auteur de cette brochure, tout en n’affichant pas une admiration exclusive pour Wagner, reconnaît que la chute de cet ouvrage est due aux efforts de la cabale. Beaucoup de siffleurs enrôlés ont obéi à un mot d’ordre. Cette querelle artistique lui suggère un rapprochement naturel avec la Guerre des Bouffons (1752) et avec le différend des Gluckistes et des Piccinnistes. Après avoir relaté les principaux faits historiques de cette guerre musicale, il conclut ainsi : — L’avenir a donné raison à Gluck et confondu ses détracteurs. En sera-t-il de même pour Wagner ? Attendons !

Si Wagner avait trouvé un éloquent défenseur en Baudelaire, il n’était pas quitte encore avec les détracteurs de son œuvre. M. Oscar Comettant fit paraître, en 1862, chez Pagnerre[40], un ouvrage intitulé : Musique et musiciens, contenant un chapitre spécial sur la Musique de l’avenir et l’avenir de la musique. Ce chapitre m’a paru composé de deux morceaux soudés ensemble tant bien que mal et plutôt mal que bien, d’un article satirique sur le Cénacle de Weimar, celui sans doute publié par le Siècle en 1858, et d’une étude fort malveillante sur le Tannhœuser et les théories de Wagner. Pour le Tannhœuser, il s’accorde avec ses confrères sur les morceaux dignes d’éloges, l’ouverture lui paraît bonne, moins la deuxième partie qui lui semble exprimer une scène de convulsionnaires.

Il expose les idées contenues dans la lettre à F. Villot en les comprenant de travers et joue sur le mot de mélodie de danse, dont l’auteur s’est servi pour caractériser le développement de la mélodie dans la musique moderne, aux dépens de l’harmonie qui formait autrefois la base de l’édifice. La comparaison tirée de la mélodie de la forêt est naturellement tournée en ridicule. Quant au système de Wagner sur la fusion dans le drame de la poésie et de la musique, il lui semble devoir « anéantir l’opéra au lieu de le régénérer… Or, l’invention de M. Wagner consiste à faire de l’opéra une symphonie instrumentale avec accompagnement obligé de chanteurs. Mais est-ce qu’un chanteur sur la scène n’intéressera pas toujours plus qu’un musicien dans l’orchestre ? » Ce système, destructif du drame, sera funeste à la musique pure, car, « au fur et à mesure que l’action avance, les personnages expriment nécessairement des sentiments différents et la musique qui les exprime est obligée de changer de caractère. Par conséquent, plus d’unité de sentiment et plus de développement possible d’une idée musicale mère. » Le système du drame lyrique imaginé par Wagner est donc condamnable au double point de vue du drame et de la musique… « M. Wagner a cru faire une révolution à l’Opéra, il n’a fait qu’une émeute. »

D’ailleurs, dans ce chapitre, Schumann et Liszt sont encore plus maltraités que Wagner, auquel M. Comettant, saisi d’une soudaine tendresse pour Berlioz, oppose le génie de l’auteur de Roméo et Juliette, à cause de son hostilité déclarée contre le musicien de l’avenir.

Avec ses habitudes de luxe, Wagner s’était fort endetté pendant son séjour à Paris. Ses protecteurs lui vinrent en aide. M. Drumont rapporte que Flaxland qui, bien avant la représentation, avait acheté et payé la partition de Tannhœuser, offrit spontanément à l’auteur une somme importante, en regrettant de ne pouvoir faire plus. De la part d’un éditeur, ce trait de générosité me paraît si extraordinaire que je laisse à M. Drumont la responsabilité de l’anecdote.

Pendant six mois, Wagner signa ses lettres : l’auteur sifflé de Tannhœuser. Tout en protestant, dans sa lettre à ses amis d’Allemagne écrite après la représentation de cet opéra, qu’il n’a éprouvé aucune amertume de son échec, essayant même de le travestir en victoire, il affecte une désinvolture impertinente à l’égard du public français. — « Qu’aurais-je fait d’un succès à Paris ? » — Il veut dire par là qu’avec un génie aussi profondément allemand que le sien, il ne peut être prophète qu’en son pays.

Peu de temps après la chute de Tannhœuser, Wagner se rendit à Karlsruhe, en vue de hâter la représentation de Tristan au théâtre grand-ducal. Enchanté du résultat de son voyage, il revint à Paris et partit bientôt pour Vienne, afin de décider l’intendant à mettre à l’étude sa nouvelle partition. Le 10 mai, il assistait à la répétition générale de Lohengrin ; accueilli par d’unanimes applaudissements, il remerciait les artistes par une allocution. Deux jours après avait lieu, à l’Opéra de Vienne, la reprise de Lohengrin. On lui avait promis qu’à l’automne commenceraient les répétitions de Tristan. Il rentra donc à Paris.

Il raconte, dans ses Souvenirs sur Schnorr, que l’artiste n’ayant pas cru « pouvoir se rendre maître des difficultés présentées par son rôle dans le dernier acte », on avait dû renoncer à Tristan. Quand il retourna à Vienne à l’automne, époque fixée pour la mise à l’étude de Tristan, on lui répondit que des difficultés insurmontables s’opposaient à la représentation de cet ouvrage ; les répétitions furent donc suspendues pour un temps indéterminé. Wagner revint encore une fois à Paris, sans avoir obtenu les deux exécutions souhaitées.

En février 1862, il alla résider à Bieberich, sur le Rhin, et s’occupa résolument de mettre en musique le poème des Maîtres-Chanteurs qu’il venait de terminer à Paris. Sa présence à Vienne dans l’automne de 1862 amena la reprise des répétitions de Tristan, mais, en janvier, elles furent de nouveau abandonnées. Wagner, appelé à Prague pour y diriger des festivals, parcourut l’Allemagne en organisant des concerts à son bénéfice. Puis, un peu plus tard la grande-duchesse Hélène l’invita à venir à Pétersbourg. Les avantages pécuniaires qui lui furent offerts et le succès qu’obtinrent ses œuvres en Russie vinrent le dédommager de ses récents déboires.

On a presque toujours rendu responsables de la chute de Tannhœuser Dietsch et son orchestre qui, par une exécution molle et contraire à l’esprit de l’œuvre, faussèrent le sens de la musique ; on a accusé les abonnés, nous l’avons vu, d’avoir, « élevant la question du ballet à la hauteur d’une question vitale », suivant l’expression de Baudelaire, organisé l’émeute du charivari. Que l’auteur ait commis une maladresse en écrivant la bacchanale du Venusberg dans le style symphonique de ses derniers ouvrages et en l’offrant aux spectateurs en guise de ballet, immédiatement après l’ouverture, cela est évident. Rien ne pouvait déplaire davantage à des amateurs de quadrilles. Mais les abonnés ne sont pas encore dans la salle au lever du rideau et, puisque l’Opéra devait, à leur intention, représenter après Tannhœuser, Grazioso, ballet en un acte, on ne voit pas bien ce qu’ils pouvaient y perdre. Gluck cependant, dont le style dramatique fut si discuté au siècle dernier, s’était bien gardé d’une pareille infraction aux usages de l’Opéra. Ses partitions sont remplies de charmants menuets, de chaconnes et de siciliennes. Aussi, n’eut-il maille à partir qu’avec les gens de lettres.

L’insuccès de l’opéra de Wagner doit être expliqué par des raisons plus sérieuses. La protection avouée de la princesse de Metternich et l’intervention personnelle de l’empereur avaient provoqué chez les musiciens une vive irritation et une opposition jalouse. L’orgueil excessif de Wagner, son insociabilité, son caractère ombrageux, ses maladresses ont excité les sarcasmes des petits journaux. Ses partisans et ses ennemis avaient pendant des mois fatigué le public de controverses et de quolibets sur la musique de l’avenir. La publication de la Lettre sur la musique, avec les jugements dédaigneux portés sur des compositeurs admirés en France et les théories novatrices qu’elle expose, souleva l’indignation des dilettanti du Théâtre-Italien. La presse musicale, qui se composait alors moins qu’aujourd’hui d’esprits éclairés et de juges compétents, extermine Tannhœuser, comme si cette œuvre était directement issue de tendances regardées comme subversives.

Au demeurant, tous les écrits du temps, et ceux de Wagner lui-même, sont d’accord sur ce point que le public français, en général, a montré beaucoup de courtoisie et d’impartialité. Il a apprécié et applaudi les morceaux conçus dans la forme traditionnelle de l’opéra. Le reste, rebutant ses oreilles routinières, lui a semblé ennuyeux. Si l’immoralité de ce dénouement où l’on voit Tannhœuser retourner à Vénus, tandis qu’Elisabeth meurt abandonnée, offusqua les gens graves, rien ne parut plus drôle au public des premières que ces troubadours en maillot abricot célébrant sur la harpe l’amour platonique et s’enquérant de son essence. Aussi bien, le symbolisme de la légende allemande, familier aux compatriotes de Henri Heine, ne pouvait être compris des Parisiens et, comme l’observe justement M. Paul Lindau. « la vraie cause de la chute fut la transplantation d’une plante germanique sur le sol gaulois[41]. »

  1. Déjà, dans sa relation des fêtes de Weimar en 1850, Gérard de Nerval écrivait : « Ce dernier opéra (Tannhœuser) a paru un essai moins heureux de l’idée qu’il poursuit de l’alliance intime de la poésie et de la musique. »
  2. Voir l’article de M. Léon Leroy dans Bayreuther Festspielblœtter in Wort und Bild, Munich, 1884.
  3. Lettre du 13 janvier 1886, adressée au Figaro et publiée le 15.
  4. Richard Wagner, l’homme et le musicien, à propos de Rienzi, Dentu, 1869.
  5. Voir Souvenirs de R. Wagner (trad. C. Benoît). Charpentier, 1883.
  6. Ce volume parut au mois de janvier 1861. chez Bourdilliat.
  7. D’après les chiffres tirés des Archives de l’Opéra, par M. Nuitter et publiés dans les Bayreuther Festspiel Bæatter (1884}, il n’y eut pas moins de 164 répétitions, dont 73 au piano, 45 pour les chœurs, 27 avec les premiers sujets, 4 pour les décors et 14 répétitions générales, en scène, avec l’orchestre, les décors et les costumes.

    Il fallut ajouter à l’orchestre, sur la demande formelle du compositeur, 12 cors, 12 trompettes, 2 petites flûtes, 4 grandes flûtes, 4 hautbois, 2 clarinettes en , 4 clarinettes ordinaires, 4 bassons, un tambour de basque, 1 paire de cymbales, 1 triangle et 4 trombones.

  8. À cette époque, le Figaro, dirigé par Villemessant, était bihebdomadaire.
  9. Was anderes würde er zu hœren, als etwa welche Melodie ? talent, qui ne sait pas la musique et qui se contente de ne pas la détester absolument. Il est connu de tout le monde par les hautes situations qu’il a occupées et occupe encore depuis l’établissement de la République. » Pour être moins discret que M. Weber, j’ajouterai que ce personnage est M. Challemel-Lacour.
  10. Le traducteur anonyme des Quatre poèmes d’Opéras et de la lettre à F. Villot, dont le travail, comme on le voit, ne brille pas par la fidélité, suivant M. Weber, « est un littérateur de
  11. Le 25 février, Wagner, mécontent des études faites sous la direction de Dietsch, écrivait à Alphonse Royer pour lui demander de conduire l’orchestre à la répétition générale et aux trois premières représentations. Le 8 mars, le comte Walewski répondait par un refus formel — Voir Bayreuther Festspiel Blætter, article de M. Nuitter.
  12. R. Lindau était le frère de M. Paul Lindau, le célèbre critique allemand.
  13. C’est ainsi que fut imprimé le libretto : Tannhœuser, opéra en 3 actes de Richard Wagner, 1 vol. in-18, librairie Ve Jonas et librairie Théâtrale, 14, rue de Grammont.
  14. Représenté le 25 mars 1861.
  15. Distribution : Le landgrave, Cazaux ; — Tannhœuser, Riemann ; — Wolfram, Morelli ; — Walther, Aymès ; — Biterolf, Coulon ; — Henri, Kœnig ; — Reinmar, Frérot ; — Elisabeth, Marie Sax ; — Vénus, Mme Tedesco ; — le pâtre, Mlle Reboux.
  16. Souvenirs de R. Wagner (trad. C. Benoît).
  17. Scudo mourut fou quelques années après.
  18. Lettres à une inconnue.
  19. Wagner, du reste, a fort maltraité dans ses écrits l’auteur de Faust.
  20. Wagner et son œuvre poétique depuis Rienzi jusqu’à Parsifal, par Judith Gautier, 1 vol. in-16, 1882, Charavay.
  21. Cette fureur de Berlioz est confirmée par le ton de ses lettres qui laissent percer une animosité croissante, débordant enfin après la première de Tannhœuser. V. Correspondance inédite.
  22. No du 16 mars 1861.
  23. Fiorentino rédigeait la critique musicale au Constitutionnel, sous son nom et au Moniteur, sous la signature : A. de Rovray.
  24. Étrange aveuglement du critique pour lequel le chœur des pèlerins est du plain-chant affadi, alors que le même morceau, reproduit dans l’ouverture, lui a paru très beau. La bévue a du reste été relevée par M. Paul Lindau.
  25. Cet article a été réimprimé dans l’Année musicale 1861 du même auteur, 1 vol. in-18, Paris, 1862, Hachette.
  26. Pour permettre à ceux qui ignorent l’allemand, d’apprécier ce bon mot, ajoutons que Venusberg signifie : mont de Vénus.
  27. No du 24 mars 1861.
  28. Le Temps, fondé par Nefftzer, fit son apparition au mois d’avril 1861. M. J. Weber fut chargé dès l’origine de la critique musicale qu’il rédige encore aujourd’hui.
  29. Le Casino-Cadet s’empara de Tannhœuser pour l’inscrire à son répertoire. On y exécuta l’ouverture le 19, la marche le 24 et les principaux morceaux le 23 mars.
  30. Paul Lindau. V. Correspondance inédite de H. Berlioz, lettre du 21 mars 1861. « La deuxième représentation du Tannhœuser a été pire que la première. On ne riait plus autant, on était furieux, on sifflait à tout rompre, malgré la présence de l’empereur et de l’impératrice qui étaient dans leur loge. L’empereur s’amuse… En sortant sur l’escalier, on traitait tout haut ce malheureux Wagner de gredin, d’insolent, d’idiot… La presse est unanime pour l’exterminer. Pour moi, je suis cruellement vengé. »
  31. Giacomelli, M. Nuitter et bien d’autres ont rapporté que les membres du Jockey-Club et leurs amis achetèrent chez un armurier du passage de l’Opéra tout son assortiment de sifflets de chasse. « M. Aguado, — nommons-le après d’autres, disait le Moustique, — distribuait les munitions. Un de ces aristocratiques sifflets fut happé au passage par la valeureuse princesse de Metternich qui n’hésita pas à le glisser dans son corsage. » N’est-il pas, ce geste instinctif, d’une jolie crânerie féminine ?

    Le 31 mars, dans son journal, Giacomelli protesta contre les plaintes exprimées par Gasperini dans une lettre adressée à la Gazette de Francfort, déplorant que le service donné aux amis de l’auteur n’eût pas été mieux organisé pour combattre la cabale. On n’a pu offrir aux amis du compositeur, répondit-il, qu’un très petit nombre de places, quelques loges, dix parterres et deux stalles d’orchestre, indépendamment du service accordé aux auteurs. La distribution de ces places s’est faite avec l’approbation de Wagner, mais sans donner de bons résultats. Le service a été mieux organisé à la seconde, grâce au zèle et à l’expérience de Giacomelli.

  32. Souvenirs de R. Wagner (trad. C. Benoît).
  33. Un vol. in-16 orné de 12 eaux-fortes. Paris, 1875, Bachelin-Deflorenne. Il y a aussi une page environ sur le Tannhœuser dans les Treize salles de l’Opéra de A. de Lasalle. 1 vol. in-18, Paris, 1875, Sartorius.
  34. Giacomelli annonçait triomphalement que la recette de la troisième représentation de Tannhœuser s’élevait à 10.790 fr. 60. « Ce chiffre n’avait pas été atteint depuis l’Exposition universelle. »
  35. En voici le texte, tel que le donnèrent les journaux du temps : « Monsieur le directeur, l’opposition qui s’est manifestée contre le Tannhœuser me prouve combien vous aviez raison quand, au début de cette affaire, vous me faisiez des observations sur l’absence du ballet et d’autres conventions scéniques auxquelles les abonnés de l’Opéra sont habitués.

    « Je regrette que la nature de mon ouvrage m’ait empêché de le conformer à ces exigences. Maintenant que la vivacité de l’opposition qui lui est faite ne permet même pas à ceux des spectateurs qui voudraient l’entendre de lui donner l’attention nécessaire pour l’apprécier, je n’ai d’autre ressource honorable que de le retirer.

    « Je vous prie de faire connaître cette décision à S. E. M. le ministre d’État.

    « Agréez, monsieur le directeur, etc.

    « Paris, le 25 mars 1861. »
  36. Dans le Charivari du 23 mars, nous trouvons cet écho d’Ad. Huart :

    « — Mon cher, sais-tu la différence qui existe entre le Tannhœuser et Jud ?

    « — Attends, laisse-moi chercher… Ma foi, je ne sais pas,

    « — C’est qu’on a arrêté Tannhœuser le troisième jour et que Jud, lui, n’a pas encore été arrêté. >

  37. Dans la Patrie du 3 avril, Franck-Marie avait déjà traité durement les siffleurs qui avaient osé insulter la princesse de Metternich.
  38. 1er avril 1861.
  39. Une brochure in-32, Leipsig, 1861. Breitkopf et Hœrtel.
  40. Un vol. in-18, Paris, 1862.
  41. Edouard Schelle (V. Tannhœuser à Paris et la troisième guerre musicale) est d’accord là-dessus avec M. P. Lindau. Le sujet de Tannhœuser par lui-même ne pouvait plaire aux Français, et c’est par le manque de liens intellectuels et par l’antipathie des races, qu’il explique la froideur du public pour les légendes allemandes et pour le poème de Wagner.