Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Première partie/Introduction
Perrin et Cie, libraires-éditeurs, 1900 (2e éd.) (p. 1-7).
PREMIÈRE PARTIE
LA VIE DE WAGNER
Il a fallu à M. Charles-Frédéric Glasenapp, le consciencieux biographe de Richard Wagner, cinq gros volumes pour raconter l’histoire de la vie du maître allemand, sans même en exagérer, le moins du monde, le détail. En effet, peu d’artistes ont eu une existence aussi pleine de vicissitudes ; et, à ce point de vue comme à d’autres, Wagner nous fait penser aux maîtres italiens de la grande époque. Un sang plus chaud que celui des hommes du nord semble avoir couru dans ses veines. De ville en ville, de pays en pays, il a poursuivi la vision qui l’obsédait. Un jour, chef d’orchestre dans quelque troupe de province allemande, le lendemain, près de mourir de faim à Paris ; un jour, fonctionnaire de la cour de Saxe, le jour suivant, proscrit et forcé de fuir à l’étranger ; un jour, trahi par la fortune, au point presque d’appeler à lui la mort des désespérés, tel autre jour, faisant sortir de terre un vrai sanctuaire de l’art, où les rois et les peuples, accourus des pays les plus divers, viennent se désaltérer à la coupe remplie par son génie… Vraiment, la vie de Wagner est elle-même un drame, dont chaque année — chaque scène, pourrait-on dire — présente un intérêt nouveau.
Mais comme, pour atteindre l’objet que je me suis fixé, je ne pouvais, dans ce seul volume, noter tous les détails d’une vie si remplie, j’ai cru bien faire en me bornant à une simple esquisse, à un croquis d’ensemble.
Une esquisse écrite, malheureusement, ne s’adresse pas à l’œil, qui, dans une esquisse peinte, peut d’un seul regard embrasser l’ensemble sous l’enchevêtrement des traits qui y concourent ; une esquisse écrite ne s’adresse qu’à la raison. Or la raison demande des formules, la pensée a besoin de points de repère. Ceux-ci, une fois nettement fixés, déterminent la formule à qui cette pensée pourra toujours revenir, pour se retrouver dans les complications ultérieures et pour leur assigner leur place. Il semble donc légitime de présenter une telle esquisse sous forme schématique ; et c’est ce que je vais tâcher de faire ici pour la vie de Wagner.
Mais ce n’est que par une classification toujours plus ou moins arbitraire que l’on peut dresser semblable tableau et y faire rentrer par tranches, en quelque sorte, le fouillis de fibres entremêlées dont une vie est la somme organique. Il ne faudrait donc pas attacher trop d’importance à un simple expédient de méthode, auquel le récit et les considérations que j’y joindrai enlèveront, je l’espère, ce qu’il pourrait avoir de trop absolu. Il ne s’agit, en réalité, que d’un échafaudage provisoire, qui pourra disparaître, une fois la construction achevée.
Rien de plus facile, au reste, que de trouver une formule générale qui résume la vie de Wagner : il y suffit presque d’une seule date et d’un seul chiffre.
Ce fut en 1813, en cette année mémorable où l’Allemagne, victorieuse à Leipzig, secoua le joug de l’étranger, que naquit Wagner, le plus allemand des artistes allemands. L’ennemi, cependant, en quittant l’Allemagne, laissait derrière lui beaucoup de son influence dans les choses de l’esprit. Contre cette main-morte, qui pesa si longtemps sur l’Allemagne, et tout particulièrement sur son théâtre, personne n’a lutté avec plus d’obstination que Richard Wagner.
On retiendra donc sans peine la date de la naissance de Wagner, 1813, car c’est chose au moins remarquable que celui qui devait faire triompher l’art allemand soit justement né dans l’année où l’Allemagne, en libérant son territoire par les armes, jetait les fondements de sa grandeur à venir.
Mais, le Psalmiste l’a dit : « Les jours de nos années s’élèvent à soixante-dix ans » ; or Wagner a vécu soixante-dix ans.
Donc, une date : 1813, et un chiffre : 70, nous donnent, d’emblée, la place de Wagner dans le temps, si je puis ainsi m’exprimer, et de ces deux données en découle une troisième, tout aussi facile à retenir.
Le hasard veut, en effet, que sa vie soit partagée en deux moitiés symétriques et égales, car ce fut 35 ans après sa naissance, et 35 ans avant sa mort, que se passa l’événement qui peut être considéré comme le point de départ, non seulement d’une phase toute nouvelle de son existence, mais aussi et surtout d’une modification de son être intérieur et de ses manifestations ; un événement qui fut, pour lui, non seulement une crise, mais vraiment la crise décisive de toute sa vie.
Le 9 mai 1849, Wagner, alors maître de chapelle de la cour de Saxe, dut s’enfuir d’Allemagne pour errer pendant de longues années, comme proscrit, à l’étranger. Cette date, je viens de le dire, sépare sa vie en deux époques nettement distincts. Jusqu’au 9 mai 1849, en effet, Wagner vivait au sein de notre société moderne, comme tout autre de ses membres ; maître de chapelle dès l’âge de vingt ans, exerçant ainsi une profession déterminée, il était arrivé, à remplir les mêmes fonctions à titre d’employé de la cour de Saxe, dont il était le Hofkapellmeister. Depuis le 9 mai 1849, Wagner n’a plus rempli et n’a plus voulu remplir de fonctions officielles. Il dit lui-même à ce propos : « Je tournai décidément le dos à un monde auquel mon être véritable avait, depuis longtemps, cessé d’appartenir ». On verra plus tard ce qu’il entendait par là ; qu’il nous suffise de dire ici qu’il n’y eut, dans le coude brusque que fit sa voie, ni hasard, ni caprice, mais une détermination que la nature même des choses rendait, tôt ou tard, inévitable, une vraie question de principe. C’est en pleine conscience de cause que Wagner tourna le dos au monde, en particulier à tout ce qui concerne l’art tel qu’alors ce monde le comprenait ; pour garantir sa propre indépendance, il se vit forcé de renoncer au salaire que jusque là ce monde, comme par grâce, lui avait accordé ; voulant pouvoir agir sur ce même monde, il dut se placer en dehors de lui ; rêvant de mettre ses énergies musicales au service de sa conception poétique, il dut renoncer à s’en faire un gagne-pain. On comprend, maintenant, pourquoi cette soudaine décision, par laquelle il quitta une fois pour toutes la carrière professionnelle, marque dans sa vie une date à retenir, et une date de première importance.
Et la symétrie que cette vie présente au point de vue du temps, elle nous l’offre jusque dans ses détails, ce qui nous permet de partager chacune de ses deux grandes phases en quatre périodes très distinctes. En effet, à chacune d’elles correspond un séjour différent, et elles offrent cette singulière coïncidence que, d’une phase à l’autre, il y a entre les périodes de même ordre à la fois parallélisme et contraste constant.
Dans la première moitié de la vie de Wagner, ces périodes se répartissent comme suit :
1. 1813-1833. — Séjour dans la patrie saxonne. Ceci est la période de la première jeunesse, celle où Wagner acquiert les premiers éléments pratiques de l’art, celle aussi des premiers essais musicaux et dramatiques. Il se voue spécialement à l’opéra.
2. 1833-1839. — Première période de voyages ; entrée dans la vie publique. Il est chef d’orchestre dans divers théâtres de province (Würzbourg, Magdebourg, Kœnigsberg, Riga), et s’initie pratiquement à la technique théâtrale.
3. 1839-1842. — Premier séjour volontaire à l’étranger (Paris) ; vains efforts pour percer dans la métropole française.
4. 1842-1849. — Dresde ; Wagner y occupe, sur l’une des scènes les plus importantes d’Allemagne, l’emploi de maître de chapelle de la cour (Hofkapellmeister).
Dans la seconde moitié de sa vie se succèdent les périodes suivantes :
1. 1849-1859. — Wagner, réfugié politique, est banni de sa patrie. Séjour à Zurich. Il entre enfin dans sa maturité consciente ; il expose, dans divers écrits, les principes fondamentaux de sa conception artistique (Opéra et Drame, etc.) ; renonciation définitive à l’opéra traditionnel.
2. 1859-1866. — Seconde période de voyages ; Wagner dirige la représentation de ses propres œuvres sur les scènes de plusieurs capitales (Paris, Vienne, Munich) ; pressé par le besoin, il renoue, par moments, avec le théâtre moderne.
3. 1366-1872. — Second séjour volontaire à l’étranger (Triebschen, près Lucerne) ; retraite absolue loin du monde.
4. 1872-1883. — Bayreuth ; Érection du Festspielhaus, institution et inauguration des « solennités scéniques allemandes » (Festspiele).
Il ne me reste qu’à rappeler que ce tableau ne se rapporte, purement et simplement, qu’à ce qui reste extérieur dans la vie de Wagner. Ou plutôt on doit admettre que cette division, telle que nous l’avons tentée, correspond à quelque chose de sa vie intérieure, puisque chacune de ses parties rappelle une manifestation de la volonté ; mais il ne faut pas oublier que ces manifestations, ces résolutions diverses, ne sont que des symptômes, et que rien ne serait plus illogique que de les séparer des mobiles dont la lente maturation les fait enfin aboutir. Ce serait folie de vouloir réduire en formule l’évolution intellectuelle d’un homme ; l’esprit ne s’emprisonne pas dans une camisole de force.
Il ne faudrait pas non plus attacher trop d’importance à ce fait, que chacune des quatre périodes de la première phase vit éclore deux œuvres scéniques : la première, une « Tragédie » et une « Pastorale » ; la seconde, Les Fées et la Défense d’aimer (Liebesverbot) ; la troisième, Rienzi et le Vaisseau-Fantôme ; la quatrième enfin, Tannhäuser et Lohengrin. Cela présente sans doute quelque intérêt au point de vue mnémotechnique, mais guère à d’autres points de vue : car beaucoup d’œuvres, Lohengrin, par exemple, ont vécu des années dans l’imagination de l’auteur ; et personne ne saurait, dans l’enchevêtrement des influences et des motifs, démêler celui qui détermina l’apparition de ce drame, écrit en 1847. Il n’est pas même facile de distinguer nettement les effets des causes. Ainsi on pourrait chercher dans Rienzi l’influence directe de l’atmosphère parisienne, spécialement du Grand-Opéra : et pourtant Rienzi était déjà à moitié terminé, quand Wagner arriva à Paris pour la première fois.
Bien plus, dans la deuxième et dernière phase de la vie du maître, de semblables rapprochements pourraient être une source sérieuse d’erreurs. Si l’on n’en voulait croire que la série des dates où il mit la dernière main à ses grands drames, Tristan et Iseult se rattacherait à la première période, les Maîtres-Chanteurs à la seconde, l’Anneau du Nibelung à la troisième, et Parsifal à la quatrième, tandis qu’en réalité la genèse de ces diverses œuvres s’étendit à travers une longue série d’années, pour les Maîtres-Chanteurs de 1845 à 1867, pour l’Anneau du Nibelung de 1848 à 1874, et pour Parsifal de 1854 à 1882 ; Tristan et Iseult est la seule œuvre qui ne dépasse pas les limites d’une des périodes susmentionnées (1854-1859).
Qu’on ne prenne donc mon tableau que pour ce qu’il vaut et pour ce qu’il est : un moyen commode de résumer la vie du maître et d’en fixer dans la mémoire les principaux moments.