Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Première partie/1

Traduction par Alfred Dufour.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 8-47).


I

PREMIÈRE MOITIÉ DE LA VIE DE WAGNER
(1813-1849)


1. — 1813-1833.


Ce fut à Leipzig, le 22 mai 1813, que naquit Richard Wagner.

Son biographe a réussi à reconstituer la généalogie de ses ascendants jusqu’en 1643. On en peut conclure que la famille est de pure race saxonne : aucun de ses membres n’avait, jusqu’à notre siècle, émigré au dehors de sa petite patrie. Jusqu’à la deuxième génération avant Richard, les Wagner furent tous maîtres d’école et organistes dans des localités insignifiantes. Cependant, déjà le grand-père du maître eut le privilège d’une éducation universitaire, et étudia la théologie à Leipzig ; mais, ne se sentant pas la vocation ecclésiastique, il entra dans le service des impôts. Au point de vue de l’hérédité qui, comme l’enseigne la science, peut sauter par dessus une ou plusieurs générations, il y aurait intérêt à pouvoir nous renseigner plus exactement sur ce Gottlob Friedrich Wagner ; malheureusement on ne sait pas grand’chose de lui, si ce n’est qu’il se maria jeune et fut heureux en ménage, qu’il possédait une culture dépassant de beaucoup celle d’un simple employé, et qu’il donna à ses fils, Frédéric et Adolphe, une excellente éducation. Sur le compte de ceux-ci, par contre, nous sommes amplement renseignés.

L’aîné, Frédéric Wagner, qui fût le père de Richard, étudia le droit à Leipzig, puis, à l’exemple de son père, entra dans l’administration, où il parvint à une position des plus honorables. De combien son horizon intellectuel s’étendait au delà de celui qui est ordinairement le partage d’un greffier de tribunal, le seul catalogue des livres de sa bibliothèque, aussi nombreux que divers, en donne déjà une idée suffisante. Parmi ces livres figurent au premier rang ceux que nous a légués l’antiquité classique ; mais ce qui y frappe le plus, c’est le goût passionné que Frédéric Wagner devait avoir pour la littérature dramatique. Et si, très occupé qu’il était, l’employé ne pouvait consacrer que peu de temps au théâtre, il lui avait voué un culte dépassant de beaucoup celui d’un simple dilettante : la première représentation d’un nouveau drame de Schiller était chez lui l’occasion d’une fête de famille. Ses amis les plus intimes étaient des acteurs, et lui-même joua plus d’une fois un rôle, et non sans succès, dans des représentations d’amateurs.

Chez le père de Richard, donc, nous trouvons un penchant naturel et prononcé pour le théâtre. Cette disposition, déjà intéressante par elle-même, eut pour ses enfants, après la mort prématurée de leur père, survenue le 22 novembre 1813, six mois après la naissance de Richard, des conséquences de la plus haute importance. En effet, sa veuve épousa bientôt après Ludwig Geyer, comédien estimé, qui avait été le meilleur ami de son premier mari. Et d’autre part, c’est sur les instances de Frédéric Wagner que Geyer s’était voué au théâtre. Ainsi, par un concours tout particulier de circonstances, c’est bien à son propre père que Richard Wagner doit d’avoir grandi, tout enfant, dans le monde du théâtre, et d’y avoir trouvé, à l’âge où l’intelligence consciente s’éveille, comme une première orientation de sa destinée.

Je reviendrai tout à l’heure sur Ludwig Geyer ; mais auparavant il me faut dire quelques mots d’Adolphe Wagner, l’oncle de Richard. Cet homme, en effet, nous intéresse à double titre, soit en raison de ce qu’il partageait, en très large mesure, les dons remarquables de sa famille, soit surtout parce qu’il exerça sur son neveu, spécialement à une époque critique du développement de celui-ci (à la fin de ses années de collège et lors de ses études universitaires), une influence bienfaisante et durable. Le nom d’Adolphe Wagner n’est pas absolument inconnu dans la littérature allemande. Cet homme remarquablement instruit et d’une infatigable activité ne manquait pas d’aptitudes pour la production artistique : plusieurs de ses écrits le prouvent surabondamment ; ce qui lui faisait plutôt défaut, c’était le pouvoir de se concentrer, au milieu de trop d’intérêts divers attirant tour à tour son esprit anxieux. Artiste, il l’était, en un sens ; mais son impressionnabilité, sa réceptivité étaient telles qu’il ne put jamais défendre son individualité artistique contre les mille influences du dehors,

Adolphe Wagner manquait de cette foi en soi-même qui est nécessaire pour la création. Une méconnaissait rien, et comprenait tout, de la tragédie grecque à Burns et à Byron, de la métaphysique de Giordano Bruno à l’histoire de la peinture : son cœur et son esprit embrassaient les sujets les plus divers d’un même amour, d’une même sympathie, où se fondait et se perdait sa propre individualité. Aussi le voyons-nous se censacrer de préférence à l’œuvre pieuse d’éditions savantes, à des commentaires, à des traductions. Il n’en garde pas moins une physionomie bien attachante, ne fût-ce que par sa parenté étroite avec l’homme chez qui cette même universalité, cette même facilité d’adaptation coexistèrent avec une puissance créatrice telle que, seuls, les plus grands de tous les temps l’ont possédée.

Il n’est pas moins digne de remarque que, parmi les ouvrages originaux d’Adolphe Wagner, ce sont ses comédies qui paraissent être ce qu’il y a de meilleur, de sorte que chez lui s’affirme déjà un véritable talent dramatique, tandis qu’on pourrait peut-être chercher dans l’écrit intitulé Théâtre et Public comme un germe de cette révolte qui devait dresser Richard contre les conditions faites à l’art moderne ; ce dernier devrait donc à son oncle une première impulsion dans la voie que devait se frayer plus tard son génie.

Je n’ai pas grand, chose à apprendre au lecteur sur la mère de R. Wagner. Elle fut bonne épouse et bonne mère, et il l’idolâtrait ; son souvenir l’a soutenu à travers tousles orages de sa vie, et la veille de sa mort il parlait encore d’elle. Tous ceux qui l’ont connue ont parlé d’elle en termes sympathiques ; et après la mort de Geyer, son second mari, sa maison demeura le centre d’un petit cercle d’artistes et d’amis des arts.

Ludwig Geyer, après son mariage avec la veuve de Frédéric Wagner (1814), se montra digne de l’amitié que ce dernier lui avait vouée durant sa vie, par l’amour dont il entoura le petit Richard, auquel il servit de père avec tout le sérieux, avec toute la tendresse qu’implique ce mot. Par respect pour la volonté de son propre père, Geyer avait étudié le droit, mais ensuite, cédant à une vocation irrésistible, il s’élait fait peintre et comédien. Portraitiste de renom, il fut chargé de représenter deux familles royales, celle de Bavière et celle de Saxe. Comme comédien, il brilla surtout par la variété de son talent, et se fit applaudir sur toutes les scènes d’Allemagne. Plus tard, Cari Maria de Weber découvrit son talent de chanteur, et prit plaisir à lui donner des rôles dans ses opéras. Geyer écrivit même des comédies et y réussit.

Frédéric Wagner, le père de Richard, était né dans les cercles administratifs, et son amour passionné du théâtre n’avait pu se développer que peu à peu ; son fils, par contre, grâce aux liens de famille qui l’unissaient à Geyer, fut élevé dans un milieu essentiellement théâtral. À un âge où les enfants ne connaissent le théâtre que de nom, il le fréquentait assidûment, et quand, le soir, sa mère voulait le faire rester chez elle pour y faire ses devoirs d’écolier, il obtenait, à force de pleurs, de pouvoir courir au théâtre ! Bien plus, Geyer avait pour l’enfant une amitié si grande que, souvent, il l’emmenait aux répétitions avec lui. Au logis, c’étaient surtout des acteurs qui formaient le cercle intime, et c’étaient toujours des questions théâtrales qu’on agitait dans la conversation. Si, comme on l’affirme, rien n’est plus indispensable au dramaturge que l’expérience pratique, je n’en sache pas un pour qui cette expérience ait commencé à un âge plus tendre que pour Wagner ; surtout je ne sache pas un poète dont l’imagination ait été de meilleure heure éveillée par les choses de théâtre, et dirigée vers elles.

Geyer mourut en 1821. Richard n’avait alors que huit ans et demi, mais cet événement ne changea rien aux conditions de son environnement, car son frère, son aîné de quatorze ans, cédant à la vocation commune à tous les membres de la famille, avait abandonné ses études médicales pour se faire comédien et chanteur ; ses sœurs aussi, Rosalie, née en 1803, Louise, née en 1805, et Clara, née en 1807, s’étaient vouées à la scène ; enfin, les amis les plus fidèles et les plus dévoués de la famille, ceux qui firent preuve à son égard d’un véritable esprit de sacrifice, étaient tous des confrères de Ludwig Geyer.

Ainsi l’impression première, spéciale, déterminante, celle dont sa vie à venir devait garder la marque, Wagner l’avait reçue d’un contact intime, journalier et constant, avec le théâtre, dès les premiers jours de son enfance.

Il y a une seconde particularité, peut-être moins frappante, mais dont il ne faudrait pas se dissimuler l’importance : c’est que, parmi les compositeurs dont la grandeur est indiscutée, Wagner est le premier qui ait reçu une éducation classique sérieuse et approfondie.

L’assimilation de tout ce qui constitue la partie technique de son art est, pour le musicien, si indispensable, que presque tous les grands compositeurs sont fils d’artistes qui ont dû, de très bonne heure, diriger en ce sens l’éducation de leurs enfants, en sacrifiant tout le reste à l’acquisition de l’habileté technique. Sans elle, sans cette laborieuse maturation de la virtuosité, commencée et entreprise dès les premières années, l’élève n’arriverait jamais ni à s’en faire un gagnepain, ni à se faire accepter d’un public justement difficile. Personne, il est vrai, ne songerait à déprécier un Bach, un Mozart, un Beethoven, en leur faisant un crime de l’éducation trop spécialisée qui leur échut en partage. Et cependant, il faut le dire, ce développement trop exclusivement musical restait et les laissait en dehors de la plus haute culture de leur nation et de leur époque. Jamais cette limitation ne se fit plus cruellement sentir que quand, entraînés par la nécessité de l’évolution musicale, ils se tournèrent vers le drame. Combien différents eussent été les sujets traités par un Mozart, si son horizon eût été élargi par une éducation plus générale que celle qu’il avait reçue ! De quelle autorité n’eût-il pas montré la voie à ses misérables librettistes, même à supposer que leurs services lui fussent restés nécessaires !

L’éducation de Wagner, tout au contraire, a été sensiblement la même que celle, par exemple, de Gœthe ou de Schiller. Après le second mariage de sa mère, la famille se transporta à Dresde, où Geyer avait un engagement ; elle revint à Leipzig après la mort de ce dernier. À Dresde, Wagner fréquenta une école renommée, la Kreuzschule ; à Leipzig, le collège Nicolaï. À sa sortie de ce dernier, il prit ses inscriptions à l’Université, comme étudiant en musique et en philosophie. Ce plan d’études n’est pas, je le veux bien, tout ce qu’il faut pour faire un savant, mais il suffit du moins à une culture générale sérieuse. Il présente, en outre, ceci d’intéressant, que Wagner, qui n’était pas du reste un enfant prodige, fit preuve, dès son entrée à l’école, de dispositions exceptionnelles pour les langues anciennes. Ses maîtres le désignaient déjà comme un futur philologue. Il avait, en tout cas, le sens profond de l’expression parlée ou écrite. Cet amour pour l’antiquité classique, tout particulièrement vif pour la langue des Grecs et pour leur poésie, mais s’étendant aussi à l’étude des autres langues, Wagner y resta fidèle toute sa vie. Quiconque aura l’occasion de visiter les richesses de la bibliothèque de Wahnfried — ce témoin muet, mais irrécusable, de l’universalité encyclopédique des lectures du maître, et des innombrables curiosités de son esprit — ne manquera pas d’être frappé de la place qu’y occupe la linguistique ; et, en fait, celle-ci resta, jusqu’à sa mort, son étude favorite[1].

Mais c’est au contact de l’éducation si particulière, reçue par lui, dès le berceau, dans son entourage, que l’instruction qu’il reçut à l’école prend une signification très intéressante. Nous l’avons dit plus haut, l’air même qu’il respirait était l’atmosphère du théâtre. Ce furent donc précisément les auteurs dramatiques, Eschyle et Sophocle, qui exercèrent la plus grande fascination sur le jeune garçon ; et, à l’âge de 13 ans, il se mit à apprendre l’anglais, tout seul, afin de pouvoir lire Shakespeare dans l’original. Sophocle et Shakespeare, cet enfant qui grandissait à la lueur des feux de la rampe les comprit d’emblée, sinon dans leur sens le plus profond, au moins peut-être dans leur sens le plus vrai : non comme des auteurs qui font l’ornement de la littérature, mais comme des dramaturges, comme des poètes auxquels l’exécution scénique peut, seule, donner leur vraie et leur complète valeur. Et cet auguste commerce dut contribuer, de bonne heure, à affiner, à idéaliser ses impressions théâtrales, à lui faire pressentir l’inépuisable richesse de la forme dramatique, et à quelles hauteurs elle peut aspirer et atteindre.

Un coup d’œil jeté sur ces vingt premières années nous montre combien le génie, ce don royal qu’une fée bienfaisante avait déposé dans le berceau de Richard Wagner, trouva un milieu favorable à sa lente floraison : la fréquentation journalière du théâtre, l’impression durable que lui laissa la direction de Carl Maria de Weber, les études de chant de ses sœurs, le séjour quotidien dans l’atelier du peintre Geyer, son beaupère, l’action réciproque de ses lectures, de ses études classiques et du spectacle, où il assistait à de bonnes représentations des œuvres de Shakespeare, de Schiller et de Goethe, plus tard, les excellentes auditions musicales du Gewandhaus de Leipzig ; enfin, et surtout, le commerce intime et constant de son oncle Adolphe, n’était-ce point là le plus exceptionnel, le plus unique faisceau d’influences qui se pût imaginer, pour guider, pour encourager, et pour former le jeune artiste ?

J’aurai à revenir plus tard sur le développement artistique de Wagner au temps de sa jeunesse ; pour le moment, qu’il me suffise de dire que, dès le début, il affirma sa faculté créatrice, comme poète et comme compositeur, et que, d’emblée, sans jamais dévier ni à droite ni à gauche, sans s’arrêter, même un instant, à considérer la possibilité de quelque autre carrière, il se sentit destiné exclusivement à l’art, et à l’art dramatique.

À l’âge de douze ans, le jeune Richard Wagner composa un poème, qui fut couronné par la Kreuzschule et imprimé par les soins de celle-ci. À la même époque, il commença à écrire des tragédies. Cependant l’influence de la musique de Weber, et, plus tard, bien plus forte encore, celle des œuvres de Beethoven, éveillèrent et lui révélèrent ses dons naturels pour la musique : aussi s’essaya-t-il, dès l’âge de seize ans, à une « Pastorale », dont il écrivit simultanément la musique et les paroles. Ce premier essai le conduisit bientôt à entreprendre de sérieuses études musicales, qu’il devait compléter, lors de son séjour à l’Université, sous la savante direction d’un musicien éprouvé, Weinlig, le Thomas-Kantor. À titre d’exercice, et pour se faire la main dans la mise en œuvre des moyens d’expression musicale, il composa, de 1830 à 1832, toute une série de morceaux, une symphonie, des ouvertures, etc., la plupart pour orchestre complet, compositions dont plusieurs furent exécutées, non sans succès, au Gewandhaus de Leipzig. Et au commencement de l’année 1832, nous voyons déjà cet artiste de dix-neuf ans entrer dans son vrai domaine, l’art dramatique, en faisant représenter, au théâtre royal de Leipzig, une Scène et ariette. L’été suivant, il s’attaqua à la composition d’un opéra : Les Noces, qui ne fut, d’ailleurs, jamais exécuté.


2. — 1833-1839.


Lorsque Wagner eut atteint la maturité nécessaire pour aborder de plus près le théâtre, un hasard heureux voulut que son frère Albert fût employé au théâtre municipal de Würzbourg, non seulement comme comédien et comme chanteur, mais aussi comme régisseur. Ce fut sur son invitation que le jeune Richard se rendit près de lui pour acquérir l’expérience pratique nécessaire à tout directeur de musique, en occupant l’emploi de répétiteur des chœurs. Là déjà, tout au début de sa carrière, il fit preuve de cette activité infatigable qui le distingua jusqu’à la fin. Sans parler de son zèle à remplir ses fonctions au théâtre, on sait qu’à cette époque il composa des airs que son frère insérait dans ses rôles, qu’il se rendit fort utile dans la société de musique, etc., et que, de plus, ce fut durant les quelques mois de son séjour à Würzbourg qu’il écrivit, vers et musique, sa première œuvre importante, Les Fées.

En 1834, Wagner quitta Würzbourg pour retourner à Leipzig. Le 1er  janvier de cette même année, il avait tracé la dernière ligne et la dernière portée de ses Fées. Il espérait faire accepter cet opéra dans la ville où il était né, dans ce Leipzig qui avait applaudi à ses premiers essais. La fortune semblait lui sourire : sa sœur Rosalie, engagée au théâtre municipal, ne pouvait-elle pas le servir ? Il y avait, d’ailleurs, d’autres amis, engagés comme elle ; des écrivains influents, comme Heinrich Laube, avaient été frappés de ses dons extraordinaires et le soutenaient dans la presse quotidienne. Le directeur lui-même du théâtre n’était pas éloigné de mettre l’œuvre de Wagner à l’étude. Mais ici déjà, à l’occasion de ce premier fruit de son génie, un sort inexorable commença à lui barrer la voie ; ce sort contraire, il devait le trouver devant lui bien souvent encore, et toujours sous une forme significative. Un ami de Mendelssohn, le régisseur Frantz Hauser, condamna son œuvre, dont, disait-il, « toute la tendance lui répugnait », et alla jusqu’à appuyer ce jugement sommaire de ce considérant, que Wagner « ne savait absolument rien de la mise en œuvre des moyens », et que « chez lui, rien ne semblait jaillir du cœur. » Ce sont littéralement les mêmes reproches que l’on faisait, dans les mêmes sphères, au grand modèle de Wagner, à Beethoven. Ce verdict de Hauser ne nous remet-il pas en mémoire les paroles de Mendelssohn lui-même, disant de la IXe Symphonie : « Elle ne donne aucun plaisir[2]. » Les Fées, ne furent donc pas représentées.

Ce fut sous l’impression d’une déception amère que Wagner, en 1834. partit pour Magdebourg, où il avait obtenu la position de chef d’orchestre. Il y resta jusqu’au moment où, au printemps de 1836, la direction devint insolvable. Ce fut sur cette étrange scène, dont le directeur « était atteint de banqueroute chronique», que Richard Wagner eut, pour la première fois, l’occasion, d’exercer son remarquable talent de direction et d’affirmer son influence jusque dans l’arrangement scénique des nouveaux opéras mis à l’étude, avec un succès dont témoignent les journaux de l’époque. Il fut moins heureux quand il s’agit de faire représenter son second opéra, qu’il avait composé dans l’intervalle : La Défense d’aimer. En effet, la compagnie théâtrale était en dissolution ; par affection pour leur chef d’orchestre, les chanteurs consentirent à rester gratuitementquelques jours encore à Magdebourg, et étudièrent son opéra au pas de course, sans d’ailleurs y épargner leur peine. « Néanmoins », dit Wagner, «je ne pus empêcher qu’ils ne sussent leurs rôles qu’à moitié. La représentation fut comme un mauvais rêve ; personne ne pouvait se faire, de mon œuvre, la plus légère idée ! » À la seconde représentation, espérait-il, tout allait mieux aller ; mais peu avant le lever du rideau, une dispute violente s’éleva entre deux des chanteurs, on en vint même aux coups, la prima donna eut une attaque de nerfs, et il fallut renoncer à jouer ; le lendemain, la troupe se dispersait.

Ce fut du côté de Berlin que Wagner se tourna alors ; le directeur du théâtre royal lui avait promis de faire représenter La Défense d’aimer, mais il ne tint pas sa promesse, et, au mois d’août 1836, le jeune maître partit pour Kœnigsberg, où il dirigea d’abord des concerts instrumentaux, puis devint chef d’orchestre au théâtre. Mais le directeur fit bientôt faillite à son tour, et Wagner, qui venait de se marier avec Wilhelmine Planer, dut reprendre sa vie vagabonde. Nommé chef d’orchestre au théâtre de Riga, il y resta d’août 1837 jusqu’à la fin de juin 1839, époque où la retraite du directeur entraîna la sienne.

À Riga, pour la première fois, Wagner put enfin se donner à une activité soutenue, sur une scène qui fonctionnait dans des conditions normales. Le principe que quarante ans plus tard, à Bayreuth, il devait proclamer plus haut que tous les autres, était le sien dès cette époque : au lieu de l’à-peu-près partout en usage, il visait à la perfection dans l’exécution. Le directeur du théâtre s’en plaignait déjà : « Wagner », écrit-il, « tourmentait mon personnel de répétitions interminables ; rien, pour lui, n’était assez bien rendu, assez finement nuancé ! » Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de remarquer que, sous la direction de Wagner, et au point de vue du nombre des représentations, Mozart tint le premier rang, que le Joseph de Méhul fut étudié avec un zèle infini et obtint, comme Les Deux Journées de Cherubini, un éclatant succès. Ce sont les maîtres de l’école française, Méhul, Cherubini et Spontini, que Wagner range, aux côtés de Gluck et de Mozart, parmi « les étoiles qui brillent solitaires sur la mer désolée de la musique d’opéra ». Et celui qui ne connaît de Wagner que les caricatures qu’on s’est appliqué à donner comme des portraits de lui et de ses idées, sera bien étonné d’apprendre qu’il a lui-même pris la plume pour défendre, dans les journaux de Riga, la Norma de Bellini contre les attaques de détracteurs entichés de teutonisme : « Peut-être », écrivait-il, « n’est-ce pas un péché que d’insérer dans sa prière du soir une pétition au Ciel pour qu’il inspire enfin aux compositeurs allemands de pareilles mélodies, et qu’il leur révèle une égale maîtrise dans l’art de traiter le chant. Du chant, du chant, et encore du chant, Allemands que vous êtes ! »

Que ses fonctions de directeur dussent bientôt être à charge à Wagner, lui devenir même insupportables, c’est là ce que chacun comprendra. « L’esprit qui présidait à nos représentations d’opéra me remplissait de dégoût.. ; tandis que je dirigeais l’exécution musicale de nos opéras, une tristesse rongeante m’étreignait le cœur, » dit-il de ce séjour à Riga. Il ne trouvait du courage que dans le déploiement de son activité créatrice, qui, dans son expansion graduelle et sûre, lui laissait, à travers les brumes maussades du présent, entrevoir les splendeurs naissantes de la glorieuse aurore à venir. À Riga, Wagner avait composé le poème de Rienzi, ainsi que la musique des deux premiers actes. Cette œuvre n’était pas faite pour une scène de province ; depuis longtemps Wagner était en correspondance avec Scribe, et bien que ces négociations ne pussent, naturellement, mener à rien, il n’en perdit pas courage. « Mes plans et moi avons la vie dure » écrit-il dans une lettre datée de Riga, « on ne nous tuera pas ». Sans mettre grand temps à se décider, il partit avec sa femme pour Paris, afin de forcer, pour une œuvre de lui, les portes du Grand-Opéra.

Cette période, un peu vagabonde, qui promena Wagner sur tant de scènes de province, ne resta pas sans fruit : en effet, il y acquit la pratique du théâtre, il apprit à connaître le monde théâtral allemand, il se rendit compte aussi de ce qui nuit au développement de l’art, comme de ce qui peut le rajeunir et le renouveler ; en un mot il vit, toucha, étudia à fond le matériel dont pouvait disposer un dramaturge et un compositeur allemand pour l’incarnation de sa pensée. Mieux encore, il prit contact avec les diverses parties de son pays, avec ses compatriotes de tous parages, du Main à la Duna : et ainsi il rassembla les éléments d’une connaissance profonde de ce qui faisait la physionomie et le caractère de sa race.


3. — 1839-1842.


Wagner séjourna à Paris depuis septembre de l’année 1839 jusqu’en avril 1842.

Là, toutes ses espérances furent déçues : ni les recommandations de Meyerbeer[3] au directeur du Grand-Opéra et à d’autres notabilités, ni ses visites à Scribe, ni les rapports qu’il noua avec Halévy, Berlioz, Habeneck, Vieuxtemps, avec d’autres encore, ni la protection prétendue de l’éditeur Schlesinger, rien en un mot ne suffit à lui ouvrir l’accès de la grande scène parisienne. Après de pénibles négociations, qui se prolongèrent pendant deux années, tout ce qu’il obtint de la direction fut l’offre d’une misérable indemnité de cinq cents francs, pour le dédommager, soi-disant, de ce que, sans son consentement, on avait remis à un obscur compositeur le projet de livret du Vaisseau-Fantôme, pour le mettre en musique à sa façon ! Un moment, il sembla qu’il allait avoir plus de chance avec la Défense d’aimer, que le théâtre de la Renaissance avait accepté ; mais, là encore, le contre-temps que Wagner ne connaissait que trop bien se produisit derechef : la traduction était terminée, et l’opéra allait être mis à l’étude, quand la direction fit faillite. C’est à peine si le maître put, à force d’un travail ingrat, subvenir à son entretien et à celui de sa femme, en composant des romances, en écrivant de nombreux articles pour les journaux français et allemands, et surtout, seule besogne qui lui rapportât vraiment quelque chose, en arrangeant, pour toute sorte d’instruments, des mélodies tirées des opéras d’Halévy et de Donizetti.

Pendant ces tristes années de Paris, la jeune femme de Wagner fut admirable. Novs savons aujourd’hui à coup sûr qu’elle n’avait que peu de sympathie pour l’idéal artistique de son mari, et qu’elle ne le comprenait guère lui-même. Cette union, en fin de compte, ne la rendit pas heureuse, tandis qu’elle fut, pour Wagner, une fatalité, dans le sens tragique du terme. Aussi aurait-on peine à expliquer la tendre affection qu’il garda pour elle jusqu’au moment de sa mort, en 1866, autrement que par l’ineffaçable souvenir de ce séjour à Paris, pendant lequel le dévouement de la jeune femme, son courage et son sens pratique, restèrent au-dessus de tout éloge. C’est ici le lieu de mentionner aussi le petit cercle d’amis qui se groupaient autour de Wagner, et particulièrement les plus intimes : Lchrs, le philologue ; Anders, le bibliothécaire, connu pour ses recherches sur Beethoven ; Ernst Kietz, le peintre, tous jeunes, tous pauvres, joyeuse compagnie au sein de laquelle le maître oubliait par moments ses soucis et ses peines, et laissait la bride sur le cou à la verve débordante et folle qui lui était propre, à cette gaîté quand même qui, si souvent encore dans la suite, devait l’aider à supporter les rigueurs du sort.

La misère fit de ces trois années une éternité ; l’angoisse des nuits en chassait le sommeil, et la faim fut, trop souvent, l’unique convive du jeune ménage. Quelques lignes ne sauraient suffire à résumer les lamentables tristesses de cette période ; il y faudrait la patiente énumération des souffrances quotidiennes. Même la description détaillée qu’en fait Glasenapp ne dit pas tout, fondée qu’elle est en grande partie sur les renseignements donnés par les amis d’alors, qui ne pouvaient sonder tant de détresse que du dehors, pour ainsi dire. Si l’on veut aller plus avant, et se rendre quelque compte du désespoir du jeune artiste, que les horreurs de la pauvreté touchaient bien moins que le naufrage presque certain des espérances de toute sa vie, qu’on lise les nouvelles intitulées : Un musicien allemand à Paris, dans le premier volume de la collection complète des Œuvres de Wagner. « J’y ai exposé », dit-il, « sous le voile d’une fiction parfois humoristique, ma propre histoire à Paris, où il s’en fallut de bien peu que je ne mourusse de faim, comme le héros de mon conte. Ce que j’ai voulu y faire entendre, d’ailleurs, c’est un cri de révolte contre la condition de l’art et des artistes à notre époque ».

Ce dernier passage fait comprendre que le séjour de Wagner à Paris détermina, dans sa vie, la première crise décisive. « J’entrai », dit-il, « dans une nouvelle voie, celle de la révolte ouverte contre tout ce qui constitue, de notre temps, la manifestation publique de l’art. » (Il est de toute importance de fixer la date de cette rupture définitive, qui remonte à 1840. En effet, sa « révolte » contre la « manifestation publique » de l’art devait le conduire, logiquement et nécessairement, à l’insurrection contre toute l’organisation sociale qui îa détermine et la conditionne ; d’où il résulte que les opinions « révolutionnaires » qu’on a reprochées à Wagner reposent sur une base, non pas politique, mais artistique. Comme il le dit lui-même : « C’est l’amour, non l’envie ou le dépit, qui a fait de moi un révolté ! » Si Wagner fut révolutionnaire, ce ne fut pas en 1848 qu’il le devint, puisqu’il l’était dès 1840. La révolution politique l’emporta avec elle, non pas qu’il lui appartînt réellement, mais parce que lui-même, comme ses adversaires à son égard, se laissèrent momentanément tromper par les apparences. Ce fut l’artiste, le dramaturge, qui seul, en lui, fut l’insurgé : après avoir appris à connaître les scènes des grandes et des petites villes de sa patrie, où régnait la plus écœurante médiocrité, il était parti pour Paris, alors la capitale incontestée de l’art, le centre d’où l’Allemagne entière attendait le mot d’ordre ; et là qu’avait-il trouvé ? Une sentine d’immoralité, où tout ce qu’il tenait pour sacré n’était que matière à brocantage ; il dut bien s’avouer que « tout l’échafaudage artistique, tel que le monde l’a élevé, ne lui inspirait, à lui, que mépris et dégoût. Dès lors, son attitude, vis-à-vis du théâtre moderne tout entier, était prise, et bien prise. Sans doute, sous la pression des circonstances et du besoin, il lui arriva encore de travailler pour ce théâtre, il essaya même d’y porter une influence réformatrice ; mais on peut affirmer que lorsque, en 1849, il se détourna définitivement de l’art courant, officiel, et tourna même le dos, comme il le dit, à ce monde entier qui l’emportait sur lui, il ne faisait qu’arriver au point où devait fatalement le conduire la conviction acquise en 1840, achever ce qu’il avait alors commencé.

Nous venons de signaler la plus importante conséquence qu’eut pour Wagner son séjour à Paris. En voici deux autres, toutefois, qui méritent bien une mention spéciale.

Ce fut à Paris que Wagner put se convaincre de l’effet inestimable de cette correction et de cette perfection, dans l’exécution des œuvres musicales et dramatiques, que lui-même, nous l’avons vu, s’était efforcé d’obtenir à Riga et ailleurs ; et ce fut encore à Paris que Wagner prit vraiment conscience de ce qui est allemand, par contraste avec ce qui ne l’est pas.

Le public français est bien plus exigeant que le publio allemand, en fait de perfection technique. Il possède un sentiment des nuances qui s’étend aux moindres détails. L’exécution de la Neuvième Symphonie au Conservatoire, après trois ans de préparation, l’interprétation parfaite des quatuors de Beethoven, la méthode suivie au Grand-Opéra pour l’étude des pièces en répétition, méthode laborieuse, méticuleuse, s’attardant au souci constant du détail, voilà ce qui, à Paris, fut pour Wagner comme une révélation de ce que lui-même avait rêvé, voilà ce dont encore aujourd’hui on retrouve l’écho à Bayreuth, où le réalisme français se marie à l’idéalisme allemand, et acquiert, dans cette fusion intime, sa véritable signification. Cette expérience positive, que Wagner fit à Paris, fut de première importance pour toute sa carrière. Et une autre expérience, de nature négative, ne le fut pas moins.

Quand il partit pour Paris, le jeune maître s’imaginait pouvoir composer sa musique sur des textes français. Mozart déjà avait dû renoncer à cette entreprise : « C’est le diable », s’écriait-il, « qui doit avoir imaginé cette langue ! » Mais pour Wagner surtout, chez qui la création musicale était inséparable de la création poétique, chez qui les sons et la parole ne faisaient qu’un, il ne pouvait y avoir qu’une langue, la sienne : et il s’en convainquit à Paris. Et si Mozart, comme il l’écrivait à son père (voir sa lettre du 29 mai 1778) « ne pouvait rien trouver, à Paris, qui lui donnât vraiment de la joie » sinon la preuve et la certitude qu’il était « un honnête allemand », Wagner devait y arriver à une conviction analogue. Déjà allemand de cœur, ses pérégrinations professionnelles lui avaient fait connaître les diverses branches du tronc germanique, mais ce ne fut qu’au contact de l’étranger qu’il put se rendre compte des différences profondes qu’il y a entre la nature allemande et la nature française. Son amour pour sa patrie allemande trouve de nouvelles ardeurs, il lui jure « une fidélité éternelle » un désir nostalgique le reporte en pensée vers tout ce qui jaillit du sol national, et il comprend, une fois pour toutes, que ce n’est que sur ce sol-là que son art peut trouver la sève nourricière nécessaire à sa pleine floraison. Le sujet des Fées avait été emprunté à un conte dramatique de Gozzi, la Défense d’aimer à une comédie de Shakespeare, Rienzi à un roman de Bulwer ; au milieu de la sombre détresse qui le presse à Paris, Wagner se tourne vers deux lumineuses et consolantes figures, Beethoven et Gœthe. Bien plus, le Faust de ce dernier ramène le jeune maître, au moment où il sent le génie national se préciser en lui, à la légende allemande ; el c’est à Paris que germent, au moins, Tannhäuser et Lohengrin ; à Paris, que Wagner commence ses longues études sur la légende et sur le mythe allemands, à Paris enfin qu’il écrit le Vaisseau Fantôme, œuvre, dit-il lui-même, « dont certaines cordes ne sauraient résonner que dans un cœur allemand ».


4. — 1842-1849.


Lorsque Wagner était parti pour l’étranger, il avait espéré que, de là, il pourrait agir sur l’Allemagne avec plus de succès, et il ne s’était pas trompé ; cette espérance là, au moins, se réalisa. Rienzi, envoyé de Paris, fut accepté par la direction du Théâtre Royal de Dresde, qui l’eût dédaigné si sa partition avait porté le timbre de Magdebourg ou de Riga. Même ce conte absurde et ridicule, que Wagner était « élève de Meyerbeer », ne lui fut pas inutile. Mais surtout un honnête homme, aussi distingué que compétent, sut, par une parole décisive, assurer l’exécution de l’œuvre de Wagner : l’excellent directeur des chœurs, Fischer, est l’un des premiers qui ait deviné son génie.

En 1842, Wagner quitta Paris pour Dresde, afin d’y préparer l’exécution de son œuvre. Cette exécution, pour toutes sortes de raisons, fut ajournée jusqu’en octobre ; encore n’aurait-elle pas eu lieu, même alors, sans l’indomptable énergie de l’auteur. Enfin le grand jour arriva, et, le 20 octobre 1842, on donna, pour la première fois, un opéra de Richard Wagner : car on ne saurait guère compter la représentation de la Défense d’aimer à Magdebourg. Le maître était alors dans sa trentième année. Le succès fut immense, et l’enthousiasme des spectateurs sans précédent dans les annales du Théâtre de Dresde ; de Leipzig même, les connaisseurs vinrent assister et applaudir aux représentations qui suivirent ; du coup, Wagner était devenu célèbre.

Ce fut bientôt le tour du Vaisseau Fantôme d’être mis à l’étude : on le représenta le 3 janvier 1843. Il fut l’occasion d’un nouveau succès, d’un vrai « triomphe », comme l’appelle la presse du temps. Wagner, cependant, par suite de deux décès dans le personnel de la direction musicale, avait dû prendre lui-même le bâton de chef d’orchestre, ce qui avait mis en relief les dons exceptionnels qu’il possédait dans ce genre d’emploi. Le 1er  février 1843, il fut nommé maître de la chapelle royale. Il remplit ces fonctions jusqu’au 9 mai 1849, date à laquelle, accusé d’avoir pris part à l’insurrection de Dresde, il dut s’enfuir et s’expatrier.

Aussitôt après la nomination du nouveau Kapellmeister, d’ailleurs, une réaction commença à se produire dans l’esprit public. Les critiques attitrés ne pouvaient prendre sur eux de sanctionner une gloire dont ils n’avaient pas été les hérauts, et dont l’éclatante aurore ne leur était pas due. Entraînés malgré eux par l’étourdissant succès de Rienzi, ils avaient, lors de l’exécution du Vaisseau Fantôme, repris déjà possession d’eux-mêmes ; et ils commencèrent à éplucher l’œuvre nouvelle avec tant d’âpreté, que l’intendance, intimidée, la retira après la quatrième représentation ; elle ne devait être reprise qu’après un intervalle de vingt-deux ans ! Et lorsqu’ensuite Wagner, se jetant avec ardeur dans ses nouvelles fonctions, interprétait Mozart en nuances pleines de vie, au lieu de le découper à la manière classique ; lorsque reprenant l’lphigénie en Aulide de Gluck, il en composait une version entièrement nouvelle, mais respectueuse de l’accentuation de l’œuvre originale, version qui donnait à la pièce, la solution naguère désirée par Schiller ; lorsque son interprétation de la musique de Weber faisait dire à la veuve de celui-ci que, pour la première fois depuis sa mort, elle entendait cette musique rendue comme elle devait l’être ; lorsque, en 1845, il sortait déjà, avec Tannhäuser, de la vieille routine de l’Opéra, et demandait aux chanteurs de s’appliquer, en première ligne, à « représenter » l’action et ses personnages ; lorsque enfin, en 1846, il proclamait et s’efforçait de démontrer que la Neuvième Symphonie de Beethoven est un « Évangile humain », et non, comme on le pensait à Dresde « l’œuvre manquée d’un artiste frappé de surdité », la critique, se dressant dans toute son aigreur en face de cet incommode trouble fête, « travailla avec une jalouse animosité, à égarer systématiquement le public ».

Dans un opuscule paru en 1843[4] nous trouvons l’étrange jugement que voici : « Les œuvres de Wagner sont les créations d’une imagination puissante et sans frein, d’un génie riche, presque trop riche, et s’écartent complètement de la voie tracée par les compositeurs anciens et modernes, un vrai chaos de sons, un océan d’harmonie, dont le spectateur, il est vrai, est d’abord étonné plutôt qu’il n’arrive à se les assimiler. Cet homme est jeune encore, le monde lui est ouvert, et il y fleurit plus d’un laurier dont les rameaux pourront orner sa tête. À Dresde, Wagner jouit sans partage de l’estime et de l’affection du public. » Et, qu’on veuille le noter, à cette époque Rienzi et le Vaisseau Fantôme avaient seuls paru ! Voilà le témoignage d’un écrivain impartial, témoignage d’autant plus précieux, que, peu de temps après, Wagner se voyait forcé de protester, dans les journaux, « contre la mise en suspicion systématique de ses vues artistiques » et contre l’audace des critiques qui, pour d’autres pleins « d’égards et de modération» jusque dans le blâme, prenaient toujours, vis-à-vis de lui, « le ton tranchant du mépris. »

Il serait bon de s’arrêter un instant à cette attitude, prise par la critique vis-à-vis de Wagner, attitude caractéristique, et qui rappelle le jugement sommaire du régisseur Hauser sur Les Fées. Ce qu’est un homme se connaît aussi bien aux ennemis qu’aux amis qu’il se fait.

Partout et toujours, les œuvres de Wagner ont agi sur un public naïf et sans préventions avec une puissance irrésistible ; point n’est besoin d’autre chose, pour en percevoir les beautés, que d’un cœur largement ouvert. Survint la critique, et cette critique chicana, discuta, trouva faute tant et si bien, qu’elle réussit à troubler le plaisir du public, et plus encore la sincérité naturelle et saine du verdict spontané qu’il avait d’abord rendu. Le brave bourgeois de Dresde qui, la veille, au théâtre, avait applaudi avec enthousiasme l’œuvre nouvelle, se prenait à réfléchir, lorsque, le lendemain, les comptes-rendus du Journal de Dresde (Dresdner Journal) ou de la Gazette du Soir (Abendzeitung) avaient rendu leur arrêt et démontré que cela ne devait ni ne pouvait être beau… Pour établir l’incompétence ridicule de ces oracles, il suffit de citer les noms, aujourd’hui presque oubliés, qu’ils opposaient à celui de Wagner : de même que naguère, à Vienne, la critique préférait à Mozart un Gyrowetz, un Boccherini, de même, à Dresde, des critiques osaient exalter, aux dépens de Wagner, un Hiller, un Reissiger[5] !

Il ne vaudrait, en vérité, pas la peine de citer ces exemples de l’étroitesse qui peut borner certains esprits, si la critique et son hostilité n’avaient joué un rôle très considérable dans la vie de Wagner. Il est vrai que, plus tard, il vit se former contre lui une vraie cabale organisée, parce que sa publication de Le Judaïsme dans la musique avait frappé en pleine poitrine des publicistes qui avaient leurs raisons de s’y croire visés ; mais cet écrit ne fit, tout au plus, que verser de l’huile sur un feu dès longtemps allumé, et ce ne fut, pour la presse, qu’une simple occasion de redoubler ses attaques. Cet homme, d’une noblesse sans tache, d’un absolu désintéressement, brûlant d’ardeur pour l’art pur et sacré qu’il rêvait, cet homme qui, pendant son existence entière, foula aux pieds son propre avantage, et, imperturbable, au milieu de « la lutte répugnante des intérêts et des risques » qui se jouait autour de lui, passa seul, l’œil fixé sur le pur idéal de sa vie, cet homme devait nécessairement susciter, sur son passage, les clameurs furieuses de tous les esprits vulgaires, de tous les brocanteurs de l’art, de toutes les médiocrités. Ses adversaires-nés, c’était l’armée des envieux et des impuissants : il n’avait qu’à paraître pour qu’elle se mît en marche. Jamais encore artiste ne se vit en butte à une haine aussi implacable.

Quand F.-T. Vischer, l’esthéticien, nous dit du second Faust de Goethe que c’est un « produit saveté » (ein geschustertes Produkt), tout homme de goût se sent blessé par la trivialité de l’expression. Mais comment qualifier le ton dont on osa parler d’un Richard Wagner, ton qui se répandit presque partout dans la presse européenne ? Je ne salirai point les pages de ce livre en y inscrivant des citations tirées de cette affligeante littérature ; il suffit de savoir qu’auprès de ces diatribes sans nom, les expressions que Vischer emploie à l’égard de Gœthe peuvent passer pour fleur de politesse. Il y a plus : un trait bien caractéristique de ce déchaînement, c’est qu’il s’attaquait autant à la personne de Wagner qu’à son art ; partout on ramassait les injures et les calomnies pour l’en salir ; on répandait les bruits les plus infâmes et les plus mensongers sur sa vie privée, afin de lui attirer le mépris ; pour le rendre ridicule, on lui attribuait, avec contes forgés à l’appui, une vanité sans limites et des mœurs de jouisseur, pour le rendre haïssable, une ambition insatiable et une ingratitude sans vergogne. Il est superflu de réfuter ces accusations, bien qu’il faille les signaler, car on ne saurait qu’y voir un phénomène significatif : en effet, quand nous rapprochons de ce déchaînement de haine l’amour d’un Liszt, d’un Louis de Bavière, de tant d’autres nobles natures, quand nous y comparons l’attachement passionné de ceux que Wagner appelait ses « musiciens adorés », de ses chanteurs aussi, nous tenons la clé de sa nature la plus intime. Richard Wagner est bien l’artiste que Schiller appelait de ses vœux, « un étranger parmi les enfants de son siècle, » un homme qui se montrerait, « pour purifier ce siècle, terrible comme l’était le fils d’Agamemnon. » Wagner, lui aussi, portait une haine au cœur : la haine d’un art prostitué et « descendu au rang d’industrie », la haine de toutes les hypocrisies, la haine d’un monde tout pétri de pharisaïsme. Mais cette haine était fille de l’amour, il nous le disait lui-même plus haut, ce « révolté par amour, non par envie ou par dépit ». Ce fut par haine, au contraire, que ses adversaires se liguèrent contre lui ; et l’intensité de leur haine se mesure à celle de son amour.

On a peut-être trop voulu voir, dans l’énergie titanesque de la volonté, le trait saillant et distinctif du caractère de Wagner. En effet, la volonté, considérée en elle-même, est une force aveugle, qui, parce qu’elle peut s’exercer dans toutes les directions, ne nous apprend rien encore sur la nature essentielle de la personnalité. Ce qui distingue Wagner, outre son absolue sincérité, son horreur du mensonge sous toutes ses formes, c’est le désintéressement, l’oubli de lui-même. Pour l’observateur superficiel, voyant Wagner ne s’occuper exclusivement, en tout et partout, que de son affaire, il pouvait apparaître comme un type achevé d’égoïsme. Mais « son affaire » était l’affaire de tous, la cause sacrée de l’art et de l’humanité : un tel mépris de tout mobile intéressé, une aussi complète absence de prudente souplesse et de sagesse mondaine est sans exemple. Sans doute, Wagner demandait aux autres de se sacrifier largement jusqu’au bout, mais il ne vivait, il ne respirait lui-même que pour le but idéal qu’il leur montrait. Ce n’étaient ni la gloire, ni les honneurs à quoi il aspirait : « Je ne tiens pas à être célèbre », écrivait-il en 1851 à son ami Uhlig ; et plus tard, à Liszt : « Au diable la gloire et toutes ces sornettes ! Nous ne vivons plus dans un temps où la gloire puisse donner ni joie, ni honneur. » Le but de Wagner, on ne saurait trop le répéter, était tout impersonnel : il voulait rendre à l’art la dignité qui lui appartient. Et si, durant sa vie, il eut jamais soif d’encouragement, s’il souhaita une récompense, ce n’était ni de la gloire, ni de l’or qu’il demandait, c’était un peu d’amour, a Cet homme ne pourra jamais être complètement heureux, » disait de lui le comte de Gobineau, « car il y aura toujours autour de lui quelqu’un dont il devra partager la peine. »

Qu’on entende Wagner parler de sa mère, qu’on considère son touchant attachement pour sa première femme, qui pourtant mêla, sans s’en douter, tant d’amertume à l’intimité de son foyer, qu’on songe à son ardent patriotisme, qu’on écoute le récit de quelques traits de sa tendresse pour les animaux[6], qu’on relise les innombrables passages de ses écrits où il est question d’amour et de pitié, qu’on prête l’oreille aux accents ineffables dont il a su, dans ses œuvres musicales, traduire ces affections, qu’on reprenne enfin ses lettres les plus intimes, et l’on pourra se convaincre de la soif d’amour qui le possédait, de ce long cri d’appel que, dans l’isolement fatal et terrible du génie, « comme le cerf qui brame vers les eaux courantes », il poussait vers tout ce qui pouvait étancher cette soif.

Dans une lettre à Roeckel, lettre où il parle de sa gloire grandissante, et déclare qu’elle ne lui donne aucune vraie satisfaction : « Si j’étais vain ou orgueilleux », ajoute-t-il, « combien heureux je pourrais me sentir ! » — Une seule chose, dit-il, encore le console, c’est que : « On ne m’admire pas seulement, mais on m’aime ; là où la critique cesse, l’amour commence, et il a amené bien des cœurs à moi. »

Une dernière remarque, et j’en aurai fini avec les considérations auxquelles m’a entraîné l’attitude hostile des critiques de profession à l’égard de Wagner. C’est justement par rapport à lui qu’on a si souvent insisté sur la nécessité de distinguer entre l’artiste et l’homme ; je ne veux pas examiner ici ce que ce point de vue peut avoir de fondé, je veux simplement m’y placer et admettre la légitimité de cette distinction. Je dis que si, chez Wagner, nous voulons séparer l’homme de l’artiste, on comprend que les opinions varient sur celui-ci, mais qu’elles ne sauraient différer dès qu’il s’agit de celui-là. Vouloir forcer n’importe qui à admirer ses œuvres serait le comble du ridicule. Tel peut être ainsi fait qu’elles lui resteront à tout jamais incompréhensibles. Tel autre les condamnera par des raisons de principes, qui commandent au moins le respect. Mais, par contre, il n’y a personne qui ait le droit d’ajouter foi à tous les misérables mensonges inventés à plaisir pour rabaisser l’homme que fut Wagner.

Tout ce que nous venons de dire au sujet de la critique fera facilement comprendre l’inutilité des efforts de Wagner pour exercer une influence bienfaisante de quelque durée sur le théâtre de Dresde. Le personnel d’opéra y était alors le meilleur de l’Allemagne, l’orchestre, au dire de Wagner lui-même, « dans son genre le plus choisi et le plus parfait de son pays », le mérite des chœurs, conduits par Fischer, « incomparable », la voix de Tichatchek, le ténor héroïque, « une merveille de virile beauté », et puis, surtout, n’y avait-il pas là Wihelmine Schrœder Devrient, la plus grande cantatrice que l’Allemagne ait jamais possédée ?.., et un Richard Wagner à la tête d’une institution servie par cette élite ! Eh bien ! ce merveilleux faisceau de circonstances si exceptionnellement favorables, ne suffit pas à prévaloir contre la paresse, l’inertie routinière, contre le mauvais vouloir des artistes, intimidés par la critique, contre le « despotisme, la méchanceté doublée d’ignorance » et « l’orgueil de courtisan » dont fit preuve l’intendant, qui, tyrannique vis-à-vis du Kapellmeister, son subordonné, avait, à l’égard des journaux, une peur servile.

Wagner a résumé la situation en ces quelques mots : « Tous mes efforts de réforme dans l’opéra même, tout ce que j’essayai de proposer, pour donner à cette institution une tendance nettement définie dans le sens au moins de mon idéal artistique, de façon à ce que l’excellence devînt la règle au lieu de rester l’exception, toute la peine que j’y pris, tout échoua. Il me fallut bien me rendre à l’évidence, et comprendre ce qu’est le genre de culture auquel vise le théâtre moderne, et particulièrement l’opéra ; et cette cruelle conviction me remplit d’un tel dégoût, d’un si profond désespoir, que, renonçant à tout essai de réforme, je ne voulus plus rien avoir à faire avec une aussi frivole institution. »

L’emploi que Wagner remplissait à Dresde, il ne l’avait point sollicité ; cet emploi lui fut bien plutôt imposé ; il se décida à l’accepter pour assurer son existence matérielle, surtout par égard pour ses créanciers, qui attendaient depuis plusieurs années qu’il se trouvât en position de les payer. Lui-même écrit : « Je ne cachai au peu d’amis intimes que j’avais, ni la répugnance que je ressentais à accepter les fonctions de maître de chapelle de la cour, ni l’hésitation qui en était le résultat naturel. » Ces affirmations de Wagner, l’historiographe du Théâtre de Dresde, Proelss, les confirme en termes exprès[7]. La situation devenait de plus en plus intolérable pour le maître. Nous lisons dans le procès-verbal d’une entrevue qui eut lieu entre l’intendant et lui, vers la fin de son séjour à Dresde : « Wagner assura toutefois qu’il se sentait lui-même peu fait pour le service qu’on attendait de lui, et qu’il en eût volontiers résigné les fonctions, si le souci de ce que deviendraient sa femme et son ménage ne l’en eussent empêché. » Et le procès-verbal continue avec l’intraduisible élégance du style officiel : « Il lui fut accordé qu’il était peu fait pour son service, et l’intendant se réserva d’en faire, en temps opportun et à sa convenance, très humblement rapport à Sa Majesté. » On a prétendu, de divers côtés, que Wagner aurait fait preuve, à Dresde, d’une noire ingratitude ; il est bon de mettre fin à cette légende : en réalité, l’intendant n’attendait qu’une première occasion favorable pour se débarrasser d’un maître de chapelle qui lui semblait si incommode. Ce serait donc une erreur d’attribuer à la révolution qui éclata en mai 1849, et qui interrompit violemment les fonctions de Wagner, un rôle décisif dans ce tournant de sa vie. Les circonstances extérieures ne firent que brusquer la solution d’une crise qui existait, depuis longtemps, à l’état latent, précipiter une rupture désirée de part et d’autre. Aussi quand Wagner, frappé de proscription, dut prendre la fuite, bénit-il le destin, qui dénouait ainsi des liens devenus insupportables : « Ce Dresde », s’écrie-t-il, « serait devenu le tombeau de mon art ! »

Nous avons vu que Wagner, dès 1840, à Paris, s’était révolté, pour employer ses propres expressions, et était entré dans une « nouvelle voie. » Ses expériences, à Dresde, ne pouvaient que le pousser à s’engager plus avant. La frivolité constatée au théâtre le conduisit à se rendre compte aussi de la frivolité de la société entière de ce monde, et de son « pharisaïque souci d’art et de culture ».

« Ce fut en songeant à la possibilité d’un changement radical dans tout ce qui tient au théâtre, que j’en vins tout naturellement à reconnaître les vices fondamentaux de l’organisation politique et sociale, de cette organisation dont la condition faite à l’art, dans ses manifestations publiques, n’était que le résultat nécessaire. Cette conviction, une fois faite, devint déterminante pour ma vie entière et son développement ».

Wagner fut donc bien un révolutionnaire ; il l’avait été avant 1848, il le resta jusqu’à sa mort. Dans quel sens il le fut, c’est ce que je chercherai à faire comprendre aux chapitres qui traitent de sa politique et de sa doctrine de la régénération. Qu’il me suffise de constater ici qu’il n’avait que peu de points de contact, même extérieur, avec les protagonistes du mouvement auquel il se trouva mêlé ; au fond, ils lui étaient absolument étrangers, et lui, il leur était plus étranger encore. Bakounine a témoigné, en pleine audience, « qu’il avait immédiatement reconnu Wagner pour un rêveur sans portée pratique ». Ce jugement est caractéristique de ce que pensaient de lui les vrais politiciens. Et ils avaient raison : Wagner n’était pas des leurs. Ce qui le trompa, ce fut l’indomptable poussée de ses aspirations. Là encore, comme souvent dans ses amitiés et dans ses espérances, le pressant besoin de son âme, exaspéré par la puissance créatrice d’une imagination ardente, lui fit faire fausse route.

Un fait reste certain, c’est que Wagner ne comprit pas d’abord que ceux qui voulaient faire la révolution en 1848, et ceux qui, au contraire, poussaient à la réaction, étaient, à tout bien considérer, la même sorte d’hommes. C’étaient, les uns comme les autres, des politiciens ; les uns voulaient plus de liberté politique, les autres moins ; mais aucune divergence essentielle ne les séparait. Wagner, tout au contraire, poète lui aussi, voyait les choses du même point de vue que Schiller ; une force supérieure « le poussait à échapper au triste état de choses du siècle présent pour marcher à la conquête d’un ordre nouveau, conforme à la vraie nature humaine ». La révolution qu’il demandait, lui, était bien autre, autrement profonde aussi, que celle des radicaux de 1848 même les plus avancés. Aussi l’appelle-t-il « l’anéantissement de toute la forme sociale actuelle. »

On ne saurait donner de meilleur exemple du rapport vrai entre Wagner et le mouvement politique de l’époque, qu’en racontant en quelques mots ses relations avec Roeckel, l’un de ses meilleurs amis de Dresde, et un homme de 48 dans toute la force du terme. Roeckel, descendant d’une famille de musiciens, destiné à l’art dès son jeune âge, était directeur de musique à l’Opéra royal de Dresde : au fond, c’était une nature plus foncièrement politique qu’artistique. Violent, énergique, sincèrement convaincu, cet homme, aux sentiments d’une incontestable noblesse, était capable de tous les sacrifices ; il prit une part très ouverte au mouvement de mai et expia son intrépidité par douze ans de cachot. Aucun des révolutionnaires d’alors ne fut plus lié avec Wagner, et jusqu’à sa mort, en 1876, il lui resta fidèle. Il n’en était pas moins absolument incapable de rien comprendre aux vues de son ami, et, par la suite, sa cécité intellectuelle, si je puis me servir de ce terme, ne fit que s’épaissir. Seul l’éblouissement d’enthousiasme qui, en 1848, transporta l’Allemagne, et dont l’exaltation souleva au-dessus d’eux-mêmes jusqu’aux hommes les plus sobrement positifs, seul ce moment de fièvre intense put expliquer une telle illusion réciproque. De plus, l’idéalisme très sérieux d’hommes cumme Roeckel, cet idéalisme que surchauffait encore le souffle embrasé de l’époque, a pu et dû donner le change à Wagner sur leur véritable valeur intellectuelle, si inférieure à la sienne. Plus tard, sa correspondance le prouve, il s’en rendit fort bien compte ; il conserva toute son affection au fidèle et noble cœur qu’il savait battre dans la poitrine de Roeckel, mais il renonça à s’en faire comprendre dans un sens plus profond. L’histoire de cette amitié résume brièvement, mais complètement, tout ce que Wagner et la révolution de 1848 purent avoir de commun.

Le maître ne descendit qu’une fois, une seule, dans l’arène politique. Le 14 juin 1848, à Dresde, il prononça un discours devant l’Association patriotique de cette ville. Il le fit aussi publier, sous ce titre : Comment concilier des tendances républicaines avec la royauté[8]. Ce discours démontre que, même alors, Wagner était autant le partisan résolu du principe monarchique que l’ennemi juré du constitutionalisme, et qu’il voyait le salut de son pays dans le rejet de toute « notion étrangère et anti-allemande », dans « l’émancipation de la royauté », qu’il voulait garantir contre les erreurs démocratiques, enfin, dans le rétablissement de l’antique lien germanique entre le prince, d’une part, et le peuple libre, de l’autre. « À la tête de l’État libre, le roi sera alors ce qu’il doit être dans sa signification la plus noble et la plus haute : le premier de son peuple, le plus libre des hommes libres ! Ne serait-ce pas là, en même temps, un exemple magnifique et essentiellement allemand du précepte du Christ : Que le premier d’entre vous se fasse le serviteur des autres ? Car c’est en servant la liberté de tous que le roi exalte la notion même de liberté, en devenant l’incarnation consciente de ce qu’elle a de plus élevé, de vraiment divin. » Ce discours ne pouvait plaire ni aux Républicains, ni aux Démocrates, ni aux Libéraux constitutionnels ; et comme Wagner réclamait, pour rendre plus complète ce qu’il appelle l’émancipation de la royauté et du peuple, l’abolition de la noblesse, il déplut également aux Conservateurs. Ses ennemis l’exploitèrent immédiatement contre lui : aujourd’hui même, on n’a pas cessé de s’en servir pour attaquer le maître. Sa lettre si belle à l’intendant des théâtres, M. de Luttichau, lettre du 18 juin 1848, restera la meilleure réfutation qu’on puisse faire de ces accusations. Wagner y affirme derechef sa doctrine politique fondamentale : pour lui « la royauté peut et doit rester le centre intangible et sacré, autour duquel se grouperaient toutes les institutions populaires possibles. »

C’est en mai 1849 qu’eurent lieu les troubles de Dresde. Y faut-il voir, à proprement parler, une révolution ? Cela demeure douteux, car il y avait alors, en Allemagne, deux autorités régulières : à côlé des gouvernements locaux, royaux ou autres, siégeait le Parlement de Francfort, dont le pouvoir s’étendait à toute l’Allemagne, pouvoir qu’on avait le droit de considérer comme tout aussi légitime que celui des divers princes.

Mais bientôt la Prusse lança ses troupes. Cette action, que le Parlement de Francfort stigmatisa comme une violation grave de la paix nationale, n’était à proprement parler, pas dirigée seulement, ni même principalement contre la « révolte de Dresde » ; c’était, au fond, le premier coup joué sur l’échiquier politique pour humilier la Saxe et pour lui poser sur la gorge la botte de la Prusse. Après plusieurs jours de combat dans les rues de la ville, la révolution fut écrasée, et un jugement aussi effroyable qu’inique s’abattit sur ce malheureux pays. Les rapports officiels font grand bruit de « l’héroïsme » des troupes prussiennes : mais comme, tout compte fait, elles avaient perdu trente-et-un hommes et que leurs adversaires, qui combattaient à l’abri et pour qui la retraite était facile, en avaient perdu six fois autant, on est fondé à croire que ces derniers se battirent pour le moins tout aussi héroïquement.

Il n’est, certes, pas douteux que les sympathies de Wagner fussent acquises aux insurgés ; nous savons même qu’il put leur rendre quelques services, car, dans une lettre de 1851, il reconnaît qu’il s’est « employé à leur envoyer des renforts », et, d’après certains rapports, il aurait fait sonner le tocsin au Kreuzturm, bien que d’autres témoins infirment ce dire[9]. Faire de l’histoire véritable avec les racontars contradictoires qui nous sont parvenus sur une époque aussi agitée serait positivement impossible. Mais nous pouvons nous fier au témoignage de l’homme dont la vie entière fut la démonstration de ce qu’il déclarait à Liszt : « Je ne puis pas mentir ; il n’y a pour moi qu’un véritable péché, le mensonge. » Son propre témoignage me paraît décisif, et je parle ici, non seulement de ses paroles, mais de ses actions. Que furent ces dernières à ce moment de sa vie ? Après la prise de Dresde par les Prussiens, Wagner se rendit à Chemnitz chez son beau-frère Wolfram, non qu’il crût devoir fuir, mais avec la ferme intention de revenir à Dresde, dès que l’état d’excitation des esprits se serait apaisé. Ce ne fut qu’avec peine que son beau-frère le décida à quitter un sol dangereux pour lui, et le conduisit à Weimar. Là encore, Wagner se conduisit en homme qui n’a rien à craindre, se promenant dans la ville, se montrant au théâtre, persuadé qu’il était que tout malentendu s’éclaircirait bientôt. Il fallut, pour lui ouvrir les yeux, la nouvelle qu’un mandat d’amener venait d’être lancé contre lui. Or, à cette époque, être accusé ou condamné c’était tout un ; comme le dit Roeckel, en parlant précisément de Wagner : « On savait trouver ce qu’on voulait, et le désir de convaincre tenait lieu d’évidence. » Grâce aux efforts de son grand ami, Franz Liszt, qui alors, pour la première fois, joua un rôle décisif dans l’histoire de sa vie, Wagner put se procurer un passe-port sous un nom emprunté et gagner ainsi le territoire helvétique.

Je ne crois pas que, de tout ce qu’on vient de lire, on puisse rien tirer qui dénote, chez Wagner, le sentiment de sa culpabilité. Si de ses actions, nous passons à ses propres déclarations, le doute n’est plus permis. Ce qui le détourna, en 1856, de faire présenter au roi de Saxe une demande d’amnistie, afin d’être autorisé à rentrer dans sa patrie, ce fut « la conscience de n’avoir commis aucun crime passible d’une cour de justice, et l’impossibilité morale où il se sentait de s’avouer coupable ». Dans son État et Religion, il est encore plus explicite : « Quiconque a pu m’attribuer le rôle d’un révolutionnaire politique ayant pris place dans le rang, ne savait évidemment rien de moi, et était la dupe d’apparences qui peuvent bien induire en erreur un commissaire de police, non un homme d’État. »

Pour tout homme de sens, me semble-t-il, la causa est entendue. Et cependant, il y a encore une légende, disons mieux, un mensonge éhonté, qui semble avoir la vie si dure qu’on ne saurait trop souvent le réfuter. Pendant l’été de 1849 se répandit le bruit que c’était Wagner qui avait mis le feu au vieil Opéra de Dresde ! Le maître ne perdit pas un instant pour protester contre cettelàche calomnie, « sortie de la fange que recouvrent la haute vertu et la générosité bourgeoises ». (Lettre à Liszt, du 9 juillet 1849.) L’anecdote, cependant, était si jolie, que la presse la colporta pendant des années, jusqu’à ce que l’impossibilité matérielle du fait vint à être si bien démontrée, qu’elle semblait enterrée à jamais. Et voici que le comte de Beust l’a ressuscitée pour en donner, dans ses Mémoires, une nouvelle variante, accusant Wagner d’avoir tenté d’incendier le palais des princes ! Et comme preuve à l’appui de sa parole, Beust affirme que Wagner aurait été condamné à mort par contumace. Heureusement qu’il y a à consulter ici une autorité plus compétente que la parole d’un grand seigneur, fût-il doublé d’un grand homme d’État ; je veux parler du Tribunal royal (Kœniglicher Amtsgericht) de Dresde. Ses registres attestent officiellement l’entière fausseté de ces deux allégations. Pour la première, il pourrait sans doute y avoir eu confusion avec le confiseur Waldemar Wagner, qui fut soupçonné d’être l’auteur de l’incendie ; mais quant à la seconde allégation, ce n’est qu’une invention pure et simple, une méchanceté sans excuse[10]. Certes, on ne saurait admettre que M. de Beust en soit l’auteur responsable, mais sa haine aveugle pour Wagner ne le disposait que trop à admettre sans examen toutes les calomnies qui pouvaient la servir.

C’est ici que je dois clore ces quelques brèves copsidérations sur les événements qui se passèrent pendant le séjour de Wagner à Dresde, et qui nous ont conduit jusqu’au moment où se place ce que j’ai dit plus haut avoir été la grande crise de sa vie. À l’égard d’un génie créateur comme le sien, les événements ne sauraient avoir joué un bien grand rôle. Tandis que sa fortune semblait, à leur gré, monter ou descendre, tandis que le maître poursuivait sa lutte obstinée et incessante et se voyait lui-même attaqué avec une obstination égale à la sienne, des œuvres immortelles étaient nées, Tannhäuser, Lohengrin, la première esquisse des Maîtres Chanteurs, le projet primitif de l’Anneau du Nibelung et celui de Jésus de Nazareth, d’autres encore.

Voilà les vrais actes du génie, voilà sa vie, et ces actes dureront et cette vie s’épandra encore en flots bienfaisants et bénis, bien longtemps après que les misères de l’insurrection de 1848 seront tombées dans le gouffre de l’oubli.

S’il me fallait résumer en peu de mots et avec la simplicité la plus grande possible, ces sept années si importantes de la vie de Wagner, je dirais que les impressions qui se succédèrent chez lui pendant cette période me paraissent, dans leur effet et dans leur ensemble, converger vers deux foyers lumineux : d’une part, la rupture définitive de l’artiste avec l’opéra traditionnel, tant dans sa mise en scène qu’en lui-même, et la conception consciente et achevée du drame wagnérien, et de la scène nouvelle qu’il fallait à ce drame, conception dès longtemps pressentie, mais encore enveloppée dans des voiles que la persévérance du génie pouvait seule écarter ; d’autre part, chez l’homme, chez Wagner, la conviction de plus en plus profonde de l’imminence d’une crise telle que la politique seule ne saurait la conjurer et qu’il y faudrait le dictame d’une régénération radicale et complète. On remarquera que, dans l’un comme dans l’autre de ces deux points de vue, la négation franche et nette s’accompagne d’une affirmation tout aussi énergique. Wagner ne saurait servir deux maîtres, et la condamnation de ce qu’il croit mauvais ne fait qu’un, pour lui, avec la volonté du bien ; s’il abat d’une main, il reconstruit de l’autre.

La catastrophe de Dresde fut vraiment son salut : « Proscrit, persécuté, il se sentait dégagé de tout lien avec un mensonge quelconque ». Dès lors, il pouvait librement proclamer à la face du monde ce qui pour lui était devenu une foi, la plus sacrée de toutes, et bientôt il le fit, en écrits enflammés.

Cette émancipation morale, il y parvint au moment précis où, par l’abandon des dernières illusions, il en était devenu digne. Et ce moment coïncide, au propre comme au figuré, avec le milieu mathématique de sa vie.



  1. Il est bon, me semble-t-il, de signaler le fait à ceux qui, au nom de connaissances spéciales fort médiocres, prétendent regarder de haut la langue des poèmes de Wagner.
  2. Voir le livre de A.-B. Marx, l’ami intime de Mendelssohn ; Erinnerungen aus meinem Leben, II, 133.
  3. À cette époque, Wagner croyait fermement à l’intérêt que Meyerbeer disait lui porter, — ses lettres, débordantes de reconnaissance, le prouvent ; — ce ne fut que plus tard qu’il put se convaincre que toute cette complaisance avait été « artificielle, de mince valeur, et sans résultat » ; aujourd’hui, nous sommes en droit de trouver cette appréciation encore trop indulgente. « Il est absolument prouvé, nous dit M. Glasenapp, que Meyerbeer n’a, de fait, adressé Wagner que là où il prévoyait avec certitude que, pour diverses raisons, personnelles ou autres, sa recommandation resterait sans résultat pratique. »
  4. Kaleidoskop von Dresden, par C.-P. Stemau, Magdebourg, chez Inkermann.
  5. Ce n’est que comme auteur de la Dernière Pensée de Weber que Reissiger est encore connu aujourd’hui.
  6. Voir le livre de M. H. de Wolzogen : Richard Wagner et les animaux.
  7. Voir ses Contributions à l’histoire du Théâtre royal de Dresde, 1878.
  8. M. Glasenapp donne le texte complet du discours dans l’Appendice à son second volume. J’en ai moi-même publié une analyse détaillée dans un article des Bayreuther Blätter 1893, à la page 137. Le lecteur y trouvera des renseignements circonstanciés sur le discours de Wagner, sur sa portée et sur sa signification.
  9. Le professeur et docteur Thum, de Reichenbach, trouva Wagner sur la tour et déclare avoir eu avec lui une conversation animée sur les concerts du Gewandhaus de Leipzig, sur Berlioz, Beethoven, la musique pure et la musique dramatique, sur la philosophie, tant antique que chrétienne, etc. ! (Allgemeine Musik-Zeitung, 1er  septembre 1893). Le professeur et docteur Kietz, le sculpteur bien connu, m’a raconté à moi-même que Wagner l’avait engagé à faire avec lui l’ascension de la tour, pour juger de la magnificence du spectacle et de l’effet absolument enivrant du son des cloches se mariant au tonnerre de l’artillerie !
  10. Voir les détails dans l’histoire de l’insurrection de Dresde, par William Ashton Ellis. A Vindication, Londres, 1892. Cet opuscule donne un résumé complet, d’après les sources officielles.