Riant - Voyage dans les États scandinaves, 1858/02
VOYAGE DANS LES ÉTATS SCANDINAVES,
LE TÉLÉMARK (SUITE[1].)
C’est après une montée de deux heures le long d’Eidsborgskleven et au sortir d’un bois sombre que l’on arrive sur l’arête étroite du précipice béant. Un petit garde-fou naturel permet d’en sonder l’énorme profondeur. Au fond de la fissure gronde le torrent, et les roches sont disposées de façon que, si le vent d’ouest souffle, il forme, repoussé par la paroi de la montagne, un tourbillon effroyable. Le nom de Ravnedjupet vient-il de ce que les corbeaux accourent après la tempête se repaître des victimes qu’a dévorées l’ouragan, ou bien était-ce quelque lieu de supplice analogue au Ravnagja de Thingvellir en Islande ? on ne sait ; toujours est-il que Ravnedjupet comme le Rjukandfos est un site exceptionnellement pittoresque et qui récompense amplement des fatigues de l’excursion. De retour à Dalen ou nous attendaient le souper et les soins obséquieux de l’hôtesse, toute fière des quelques mots d’anglais qu’elle écorchait horriblement, nous prenons quatre heures de repos, et à cinq heures du matin, insensibles aux prières de la bonne femme qui eût voulu nous garder huit jours, nous allons à bord du Saint-Olaf, souverain solitaire du Bandaksvand. Le Saint-Olaf est un de ces paquebots omnibus qui desservent depuis deux ou trois ans les principaux lacs de l’intérieur. C’est presque toujours quelque vieille coque avariée qui ne peut plus tenir la mer et qu’un bonhomme de capitaine, fumant, prisant et chiquant, conduit de village en village ; l’avant est rempli de marchandises et de paysans. Quelques fonctionnaires, un ou deux bourgeois, un touriste égaré sont assis à l’arrière ; point de cabines ; une petite pièce de six pieds sur toutes les dimensions en tient lieu ; au centre traînent sur une table les numéros surannés du journal de la province, deux ou trois vieux officiers commentent, le verre en main, les télégrammes de Palestro et de Magenta, et portent un toast à Napoléon III en fredonnant la Marseillaise.
Ces « Dampskib » à volonté n’ont rien de régulier dans leur route ; ils vont d’escale en escale et font le tour du lac pour regagner le dimanche leur point de départ.
Pour revenir au Saint-Olaf, nous passons dessus quatre ou cinq heures à admirer les sites toujours variés du lac. Vu le matin et en sens contraire, il affecte des aspects tout différents de ceux de la veille. De temps en temps, un nuage blanc rase l’eau, un rayon de soleil le traverse en passant obliquement derrière un promontoire ; on dirait une bande d’argent relevée d’or ; tantôt la nappe s’élargit entre des prairies fertiles, tantôt les montagnes s’élèvent, et le coup de canon dont le Saint-Olaf les salue, résonne mille fois d’une paroi à l’autre. À chaque instant on craint que le navire ne puisse passer entre ces murailles formidables. Nous arrivons au petit quai de bois où nos carrioles doivent nous attendre ; elles n’y sont point, mais, grâce à la complaisance du capitaine et aussi à la lenteur d’un troupeau de vaches qui se refusent à venir à bord, notre maître de poste a le temps d’arriver au petit trot avec les dames de la veille et les voitures attendues ; on hisse le tout à bord et la conversation s’engage avec les Norvégiennes.
Le paysan norvégien, longtemps annihilé par le Danois, revient peu à peu, depuis qu’il a recouvré son indépendance, à sa dignité d’autrefois. Rien de fréquent comme les familles où le grand-père, encore affublé du costume national, voyage avec ses petits-fils, parfaits gentlemen élevés en Angleterre et familiarisés avec tous les raffinements de la civilisation. M. B., qui sert de cavalier à ces dames, est du nombre : c’est un chasseur déterminé qui regrette le séjour forcé que ses fonctions l’obligent à faire à Christiania, où il va retourner. Il nous parle d’ours et nous offre des lettres pour des montagnards d’Hægland, fameux chasseurs qui habitent à six ou sept lieues de la pointe orientale du Bandak sur les bords du Langvand.
À midi nous arrivons à Strengnen au bout du lac, et si nous voulions, nous serions à Christiania le lendemain dans la journée ; car une fois par semaine tous les petits steamers du Télémark se correspondent, et de lac en lac, de fjord en fjord, on arrive assez vite à destination. Il ne faut pas croire cependant que cette facilité de communication ait beaucoup civilisé les contrées qui en jouissent. Le pays est si abrupte, si sauvage, que ces lacs sont de vraies impasses sans route qui les longent ou les unissent. Quittez les stations intermédiaires à peine dignes du nom de villages, et vous retombez dans la barbarie traduite par l’absence du pain et la présence du lait caillé.
À Strengnen commencent à disparaître ces costumes télémarkiens à formes antiques, les hautes culottes des hommes, les jupes rayées des femmes et ces petits châles enroulés en turban sur le front et descendant en pointe sur les épaules pour cacher les longues chevelures blondes des paysannes.
Nous entrons dans une baraque où un jeune couple affairé nous sert dans un salon de bois brut un dîner passable. Mme B. cherche à tirer d’un piano antique quelques sons harmonieux ; puis nous nous séparons de nos compagnons d’un jour, qui retournent à Christiania après nous avoir décidés à partir pour la montagne.
Une chasse à l’ours n’a d’intérêt pour le lecteur que par les dangers mêmes qu’ont pu courir les chasseurs ; mais la vérité oblige à déclarer que sans chien et au mois de juin une expédition de ce genre est toujours complètement infructueuse.
Deux ou trois jours passés à Hægland sur le Langvand, dans une famille de chasseurs d’ours, de longues excursions pédestres sur les pentes du Büfjeld et jusqu’à Drangedal, les explorations minutieuses des hautes cavernes où dorment en hiver les énormes plantigrades n’eurent donc d’autre résultat que la découverte des traces fraîches d’une mère ourse et de ses petits, et les balles explosibles ne purent même trouver dans ces solitudes quelque élan égaré sur qui s’exercer. Malgré l’insuccès de la chasse, il est impossible de ne point garder un bon souvenir de ces montagnards au caractère ouvert et franc, de ces vigoureux jeunes hommes souvent balafrés dans leurs luttes avec les terribles bêtes, de leurs récits naïfs, de leur indomptable dureté à la fatigue.
Le dimanche soir nous quittions Haegland, et après un mille dans la plus sauvage des forêts de pins, nous débouchions sur la vallée du Nordsjö ; au loin brillaient d’un éclat singulier des toits resplendissants ; nous approchons : c’étaient les toits de grandes serres ; un peu plus loin un château du meilleur style, des pelouses et des corbeilles de roses, de grands tilleuls et toute une colonie de femmes élégantes assises nous une véranda… à trois lieues d’un pays à ours. Ces contrastes sont perpétuels en Norvége ; les propriétaires d’usine, gens fort riches, condamnés à passer toute l’année dans ces déserts, s’y installent avec luxe et presque toujours avec goût. Ainsi Ulefoss, petit village, plein de scieries alimentées par une puissante chute, à deux de ces habitations princières.
Il est onze heures du soir ; à deux heures du matin, après avoir côtoyé le lac, nous entrons à Skien qui dort du plus profond sommeil, quoique le soleil soit déjà haut sur l’horizon.
Cette ville, placée entre la mer et le lac Nordfsjö, est l’entrepôt de tous les bois du Télémark. Le mouvement y est plus grand encore qu’à Drammen. Au pied d’une falaise à pic s’étendent de longs docks de bois, encombrés de marchandises ; de tous côtés les chevaux traînent des poutres qu’ils ont retirées du fleuve pour les porter aux scieries. La ville n’a d’autre pavé que la sciure de bois, amassée là par les années ; aussi est-il défendu d’y fumer sous les peines les plus sévères, un cigare oublié dévorerait des millions.
- ↑ Suite et fin. Voy. p. 65.