Riant - Voyage dans les États scandinaves, 1858/01
VOYAGE DANS LES ÉTATS SCANDINAVES,
I. LE TÉLÉMARK ET L’ÉVÊCHÉ DE BERGEN.
LE TÉLÉMARK.
En 1736, la France envoya, sous les ordres de M. de Maupertuis, une expédition scientifique au cercle polaire. L’abbé Outhier, chargé de la relation du voyage, fait partir l’expédition en carrosse de voiture. On déjeune à Louvres, on soupe à Senlis, et le long du chemin on ne perd pas une seule des curiosités de la Picardie et de l’Artois.
En 1860, devant les affiches des chemins de fer qui vous mènent de Paris à Copenhague en trente-six heures, il faut faire comme la vapeur et rayer d’un trait de plume ces distances qui n’en sont plus. Bientôt même la vieille terre des Goths et des Normands aura achevé son réseau de voies ferrées : les solitudes scandinaves, à peine troublées par le « shooting » et le « fishing » britanniques, verront aux vacances s’abattre par légions les touristes du continent et il ne sera plus permis d’écrire sur le Nord d’autre livre que le Guide du voyageur. Pour ceux qui aiment à trouver de l’imprévu, à découvrir des sites ignorés, il faut se hâter : les vieilles idées qui assignaient pour patrie aux ours la banlieue de Copenhague s’en vont peu à peu et le canal de Gotha menace de devenir aussi banal que le Rhin ou la Loire.
Seuls, les fjelds (monts, plateaux) norvégiens feront peut-être exception pendant quelques années : l’âpreté particulière du sol, la configuration générale des montagnes, la longueur des distances, l’absence du confort le plus élémentaire, interdiront encore longtemps, aux touristes pressés, certaines excursions de longue haleine à la recherche de sites fameux par leur éloignement même.
Les deux parties de la Norvége qui offrent à la fois le plus de grandeur dans les paysages, le plus d’originalité dans les mœurs, sont le Télémark et l’évêché de Bergen.
La Norvége, longue et étroite bande de côtes qui étreint la Suède depuis le golfe de Varanger jusqu’à Gothembourg, se renfle dans la partie méridionale : c’est le centre de cette presqu’île secondaire qu’occupe le Télémark, avec ses grands lacs solitaires, ses montagnes abruptes, ses chutes immenses, et son peuple aux costumes bariolés.
…Arrivés à Christiania dans les premiers jours de juin après un voyage assez long à travers les immenses forêts du Vermland et le long de la noble vallée de la Glommen, nous avions employé près d’un mois à parcourir les environs immédiats de la métropole norvégienne, admirablement assise au fond d’un des plus beaux fjords (golfes) de la côte, au pied de montagnes verdoyantes et à une heure des grands lacs de l’intérieur, grâce à quelques kilomètres de chemin de fer qu’on pourra prolonger plus tard.
Christiania, comme Stockholm, comme presque toutes les villes bâties en panorama, devrait n’être vue que de loin. Au bout de huit jours passés dans ses rues désertes, le long de ses bazars dégarnis, on a hâte de quitter cet immense village, aux monuments prétentieux, et on se prend à en vouloir aux habitants du désenchantement que l’on éprouve : ils ont presque gâté la nature.
Huit jours pourtant ne sont pas de trop avant de partir pour le Télémark, surtout si l’on veut, tout en parcourant le pays, se livrer aux divertissements favoris des Anglais, la chasse et la pêche. Comme on est sûr d’avance de ne trouver le long du chemin que du lait caillé et de la farine, il est nécessaire de se pourvoir de tout ce qui doit suppléer à l’insuffisance de ce menu quotidien.
Une petite voiture nationale non-suspendue, nommée du nom défiguré de « karriol » (et la seule que l’orgueil norvégien consente à raccommoder en cas d’accident), doit contenir votre personne et vos bagages. Le siége, en forme de sabot, repose sur une petite traverse en avant de l’essieu ; le cheval, attelé d’une façon particulière, tire l’extrémité des brancards ; une forte malle est attachée à l’autre bout sur une planche, le gamin (skydskarl), qui ramène le cheval de poste, s’assied dessus. Entre ces deux points d’appui, le voyageur est mieux suspendu que dans bien des voitures à ressorts et l’on finit par s’habituer si bien à ce genre de locomotion qu’on arrive à faire des journées de seize ou dix-huit heures sans excès de fatigue.
On voudrait d’ailleurs voyager autrement qu’on serait obligé forcément d’y renoncer : les distances sont trop longues pour le voyage à pied ; les petits chevaux, habitués à tirer ces légers véhicules, se refusent au poids plus gênant du cavalier. Quant aux voitures civilisées, les routes en feraient bientôt raison.
La poste, du reste, n’est pas d’une cherté exorbitante et, n’étaient certains règlements parfaitement défavorables aux voyageurs, on n’aurait aucun droit de s’en plaindre[1].
Aussi, le 27 juin à cinq heures du matin, notre itinéraire étant arrêté pour huit jours, nos « forbuds[2] » étant envoyés et nos sacs chargés de la menue monnaie indispensable dans les montagnes, nous roulions sur la route de Télémark avec le projet d’aller le soir coucher à Kongsberg, chef-lieu du département de Bratsberg, l’un des plus riches de la Norvége en mines et en bois. La route qui y mène, admirablement percée en pleine montagne est, à quelques passages près, un chef-d’œuvre, chose rare dans le Nord, où l’on passe subitement de voies construites à grands frais à d’abominables traverses.
La route que nous suivons longe la rive droite du fjord de Christiania, dans un pays qui partout ailleurs serait un véritable parc : de grandes prairies semées de bouquets de pins et de frênes descendent jusqu’à la mer ; à droite des fermes rouges et blanches s’étagent sur la montagne, perdues dans la nappe indéfinie des sapins ; à gauche se découpent les mille bras du fjord. Chaque crique cache un petit débarcadère de bois avec quelque bateau à demi chargé. Le ciel est pur comme un ciel du midi, de grands églantiers couverts de fleurs bordent le chemin et s’accrochent aux rochers. À chaque chaumière, au bruit des chevaux, des marmots jambes nues accourent pour vous offrir des fraises. On se croirait sur quelque côte fleurie de la Méditerranée à deux pas de Nice ou d’Hyères, et l’on est en réalité sous le soixante-unième degré de latitude.
À Sandviken, petit port en miniature avec huit ou dix petits vaisseaux à l’ancre, la route quitte le fjord, qu’on n’aperçoit plus que dans un lointain bleuâtre, le paysage est toujours splendide, de longues files de paysans nous croisent avec de grands seaux pleins de lait et des charretées de légumes. Ils saluent en passant, mais de cette façon fière qui distingue les hommes libres des montagnes norvégiennes.
C’est à trois lieues de Sandviken que commence la côte du Paradis, « Paradise Bakke », ainsi nommée de l’admirable vue dont on jouit à son sommet ; de là l’œil embrasse à la fois le fjord et le lac Tiri unis par la vallée de Drammen, riche, cultivée, animée par des scieries, par des fermes opulentes.
Au fond est la ville de Drammen. Après une descente d’une demi-heure, on en touche les faubourgs. Drammen, bâtie sur les deux rives d’un large cours d’eau, est un des entrepôts de bois les plus importants de la Norvége. La ville consiste en deux longues rues parallèles, bordées pendant trois kilomètres de maisons neuves en bois peint et découpé ; le feu a passé par là, et en Norvége c’est un bienfait. Presque toutes les villes de Norvége payent à l’élément destructeur un tribut périodique. Tout brûle, mais tout est assuré, immeuble et mobilier : les compagnies anglaises payent les victimes en argent comptant, denrée rare en Norvége. Chacun rebâtit sa demeure au goût du jour, et Troie renaît de ses cendres, plus florissante que jamais. Le fait est que Drammen a un aspect fort opulent. Bourse, quais, maisons aussi vernies que les chalets d’Auteuil, vaisseaux au port, villas dans les faubourgs, rien n’y manque… que de quoi manger ; c’est ce qui arrive le plus souvent en Norvége, où l’œil est toujours satisfait avant l’estomac. À l’auberge, péniblement trouvée après une heure de recherche, une jeune et insolente « pige » nous refuse le pain et le sel sous prétexte que l’heure du dîner est passée.
À une raison aussi péremptoire, il n’y a rien à répondre. Le Norvégien, être flegmatique et intimement convaincu de sa propre sagesse, ne connaît point d’objection.
Nous partons pour des lieux plus hospitaliers ; d’immenses chantiers de planches et de poutres bordent la route. Il semble qu’il y a là de quoi approvisionner des villes entières. : le bois s’élève en énormes monceaux ; sans cesse de nouvelles poutres arrivent le long du fleuve, sont reconnues, rangées, empilées ou découpées en planches, vendues, embarquées à bord de gros clippers ad hoc, et c’est ainsi que se construisent les chemins de fer d’Espagne et les villas d’Alexandrie et du Caire.
Au bout d’une lieue, la vallée se rétrécit, et la route court plate et poudreuse jusqu’à Haugsund, gros bourg qui est comme la succursale de Drammen. C’est là qu’aboutissent en hiver les traînages de bois, les charrois de minerai, qui viennent des montagnes ; en été, il y a moins d’animation.
Haugsund, comme Drammen, est séparé en deux parties qu’un pont de pierre unit. Un gœstgiver plus hospitalier que le premier, nous offre tout ce qu’il possède, mais, comme dans les posadas de la Manche, ce tout se réduit à peu de chose : une queue de saumon.
Le saumon est dans le Nord le pain du peuple, qui le mange de toutes les façons : cru, cuit, fumé, salé ; c’est la grande ressource du voyageur, tant qu’il reste à quelques lieues de la mer.
À Haugsund apparaissent les premiers costumes télemarkiens, les corsages courts, les hautes jupes et les innombrables bijoux d’argent qui sont le luxe de ces populations encore un peu barbares.
D’Haugsund à Kongsberg, il n’y a qu’un relais, mais il est long : deux milles et demi, près de douze lieues de France. On frémit en pensant aux malheureux quadrupèdes qui font au grand trot ces distances énormes. Le cheval norvégien est de la hauteur d’un âne, il est presque toujours jaunâtre, excepté la queue et la crinière qui sont noires ; une raie de la même couleur règne le long du dos ; l’habitude locale est de tailler la crinière en brosse en ne laissant qu’une grosse touffe qui passe entre les oreilles et retombe jusqu’aux yeux. Cette crinière hérissée, cette petite tête, ce regard intelligent font penser aux chevaux naïvement dessinés des anciens bas reliefs.
Si le cheval norvégien n’est pas d’une apparence satisfaisante au point de vue hippique, il est doué de qualités solides et d’un certain fond de gaieté patiente assez voisine du caractère de l’âne. Il répond plus à la parole qu’au fouet, s’arrête brusquement à ce son fortement accentué : « prrr », qui ferait fuir ses congénères d’Europe. Le long du chemin, il se contente d’un peu de foin ; l’avoine est inconnue ou sert à l’alimentation de l’homme. Quand il a soif, il va de lui-même à la source qu’il sent de loin au bord de la route et ne se regimbe que si vous le forcez à déroger à ses habitudes. Arrivé au relais, il s’étend, se couche et se roule dans la poussière pour sécher la sueur du voyage. Son maître ne le brutalise jamais et a pour lui une véritable affection. Malheur au voyageur qui surmène une bête dont le propriétaire est assis derrière la carriole. Il essuiera un feu roulant de raisonnements de toutes sortes. Quelquefois même le geste suivra la parole, et le Norvégien a la main lourde.
La route avant Kongsberg traverse d’admirables forêts, venues on ne sait comment sur des roches énormes. La mine a joué un grand rôle dans la construction du chemin, d’immenses quartiers rouges et noirs sont entassés pêle-mêle sur les flancs de la montagne ; d’énormes arbres au feuillage vigoureux sortent de ces amas monstrueux : c’est un véritable chaos.
Peu à peu, la roche finit par l’emporter sur la végétation ; les pins se rabougrissent, si bien qu’au sommet d’une interminable côte, il n’y a plus que des broussailles et des mousses, mais on a atteint la vallée de la Laagen qui se déroule à vos pieds comme un long ruban. Un nuage noir, semé de reflets rougeâtres par le soleil couchant, se balance au-dessus du fleuve. Plus bas encore apparaissent Kongsberg, ses usines royales et la chute de Larbrö, qui fournit à l’exploitation minière son puissant moteur.
Kongsberg est la seconde ville minière de Norvége et le centre des mines d’argent et de cobalt ; c’est là que s’élabore le minerai recueilli à quelques lieues à la ronde.
Les mines d’argent forment une portion importante (un dixième) du revenu de l’État. Administrées sagement et en prévision d’un épuisement possible, elles ne rendent qu’une somme fixe par an. Elles ont été beaucoup plus riches, mais la première veine cessa subitement au siècle dernier, et ce ne fut qu’après un long intervalle qu’on trouva la veine actuelle.
Les mines de cobalt situées à quatre milles de Kongsberg sont en pleine exploitation.
La ville, groupée autour de l’église, domine un peu la chute et les scieries qu’elle alimente.
Le Gœstgivegaard, décoré du nom français d’Hôtel des Mines, est tenu par un jeune homme fort complaisant, qui met à notre disposition un phaéton pour aller aux puits même de la mine.
Ils sont à trois ou quatre lieues de Kongsberg, dans un pays stérile, plein de roches et de pins rabougris ; la route, à peine faite, serpente dans ce dédale de pierres et d’arbres.
On se demande comment les équipages à quatre chevaux de la cour de Suède ont pu conduire par ces horribles sentiers le prince Napoléon qui, dans ses rapides voyages polaires, a visité les puits de Kongsberg.
Nous dépassons cinq ou six établissements mus par l’eau et destinés aux préparations successives du minerai avant son entrée dans l’usine de Kongsberg. Tout cela est fait avec ce luxe de charpente qu’on ne peut trouver qu’en Norvége ou en Amérique : de gigantesques viaducs amènent l’eau d’un côté et le minerai de l’autre. Bientôt les résidus terreux s’amassent en monceaux énormes et envahissent la charpente primitive, un second édifice se superpose alors au premier sans qu’on s’inquiète autrement ni de la matière ni de l’espace. À un détour de la route, nous reconnaissons enfin la triste maison de bois peinte en brun et les hangars un peu délabrés que MM. Giraud et Karl Girardet ont poétisés de leur crayon d’artiste dans le voyage du prince.
Pour le moment, les ouvriers soupent sous le hangar ; un gentilhomme, en chapeau noir, en bottes molles et en lunettes, fume à l’entrée de la mine une énorme pipe allemande ; il se montre poli et prévenant ; la conversation s’engage en anglais, mais au bout de quelque temps les connaissances un peu superficielles de notre interlocuteur dans l’idiome britannique nous forcent à parler norvégien. Il nous introduit dans une salle basse et nue où trois ouvriers, munis chacun d’une clef, ouvrent un grand coffre plein des échantillons les plus remarquables d’argent natif, puis on nous invite à descendre dans les mines.
À part quelques excavations immenses et partout célèbres, rien ne ressemble à une mine comme une autre mine ; des échelles vermoulues, de longues galeries noires dont le silence n’est troublé que par le grondement des fleuves souterrains, un brouillard humide et noir, tout un monde enterré vivant, rien de moins fait pour parler aux yeux et émouvoir l’imagination ; mais en Norvége ce serait humilier profondément la gloire nationale que de négliger les moindres détails des exploitations qui font la richesse du pays.
La mine de Kongsberg consciencieusement visitée, nous retrouvâmes avec satisfaction la terre d’en haut.
Le Norvégien en bottes nous attendait pour nous faire entrer dans l’habitation des mines et nous inscrire sur le registre des voyageurs : un toast à la vieille Norvége compléta la visite ; en sortant, il nous montra dans une salle une vitrine garnie des échantillons minéralogiques de la contrée. L’argent se présente sous deux formes dans la mine : à l’état natif, il sort en longs fils[3] d’une gangue pierreuse, ou à l’état de sulfure ; dans ce dernier cas, une gangue blanche feuilletée renferme de gros noyaux cristallins noirs. Un magnifique échantillon de ce genre décorait la cheminée. Nous voulions nous procurer quelques-uns de ces échantillons, mais ce n’est qu’en ville qu’on les achète. Là un souper passable, préparé par l’hôte, nous attendait. Nous devions partir le lendemain de grand matin pour les montagnes et, quoiqu’il fût dix heures du soir, nous envoyons nos cartes au fonctionnaire préposé à la vente des précieux cailloux ; un quart d’heure après, nous allons nous-mêmes le trouver et, tout en exprimant un dévouement sans bornes à la France, il nous vend fort cher quatre petits morceaux d’argent.
Nous le quittons et, après avoir admiré de plus près la splendeur de Larbröfoss[4], nous revenons à l’hôtel, où nous trouvons toute préparée une vaste chambre contiguë à la salle de concert de la ville. Dans le Nord, où la construction est toujours en bois et par conséquent peu coûteuse, la poste-auberge, gœstgivegaard, atteint dans les petites villes des proportions respectables ; au rez-de-chaussée, il y a cabaret pour le peuple, restaurant et table d’hôte pour les fonctionnaires ; le premier est occupé par une vaste salle de concert destinée aux solennités musicales ou chorégraphiques de l’endroit, et flanquée de deux ou trois vastes chambres au parquet de sapin, semé de petites branches vertes.
Kongsberg est la dernière étape de la civilisation de ce côté de la Norvége. À quelques heures seulement de Christiania, elle participe au mouvement de la capitale. Mais n’allez pas plus loin, si vous voulez vivre autrement que de vos propres ressources. Là commencent les âpres montagnes du Télémark qui enlacent les lacs Tinn, Mjös, Totak et Bandak et vont, s’entassant les unes sur les autres, former vers l’ouest l’inaccessible barrière du Hardanger fjeld, vaste désert de neige, où l’indigène même ne s’aventure pas sans horreur.
Pendant quelques milles encore on peut se servir de la carriole ; c’est-à-dire que l’on trouve un ou deux sentiers assez larges pour lui livrer passage : frayés ou non, peu importe, dès qu’elle entre, elle va partout.
Le but principal d’une excursion en Télémark est la célèbre chute fumante, Rjukandfoss[5], la plus grande de l’Europe, je dis la plus grande et non la plus haute ni la plus forte ; car la chute du Rhin à Schaffhausen et les rapides de la Glommen à Kongsvinger l’emportent sur le Rjukan en puissance d’eau, de même que le filet d’eau qui, à Gudvangen, dans l’évêché de Bergen, tombe de 4000 pieds dans la mer, l’emporte en hauteur ; mais la célébrité du Rjukan vient à la fois de la masse imposante de ses eaux et de la hauteur immense d’où elles tombent, un lac précipité dans un autre, de mille pieds de hauteur.
Le lac Mjös, immense nappe à six branches, grossie des eaux qui tombent du Hardanger fjeld, vient se déverser par le Maan Elv dans le bassin du Tinn.
La vallée du Maan Elv peut avoir douze lieues ; c’est au tiers environ qu’a lieu la dépression énorme qui produit la chute. Pour aller de Kongsberg au Rjukan, il faut passer de la vallée de la Laagen dans celle du lac Tinn et franchir une chaîne de montagnes assez abruptes ; en faisant un coude et les tournant au sud, on suit une route assez bonne mais insignifiante. Nous devrons prendre le chemin le moins frayé et le plus pittoresque.
À quatre heures du matin, nous quittions Kongsberg et, après avoir suivi pendant une heure la Laagen chargée de bois flottés et bordée de grands sapins écorcés, nous entrons dans la montagne ou plutôt dans la forêt, car de tous côtés ce ne sont que sapins et rochers, rochers et sapins à perte de vue.
Au bout d’une autre heure, les pentes s’adoucissent et l’on entre dans une vaste prairie traversée par une petite rivière et bordée de hautes collines : c’est le sæter de Moen. Rien en général n’est tranquille et poétique comme un sæter ; c’est une petite ferme isolée, inhabitée l’hiver. Là, en été, une famille, quelquefois une jeune fille seule, garde dans les pâturages de la montagne des troupeaux de moutons et de vaches. Le mot sæter implique l’absence de culture ; il n’y a autour de la ferme que de verdoyantes prairies.
Les gens de Moen sont doux et n’ont point l’air heureux. Ils nous vendent une de ces petites broches à pendeloques que, dans les longues veillées d’hiver, les paysans façonnent avec le filigrane naturel des mines de Kongsberg.
Après Moon, commence une longue montée sur un de ces plateaux tourbeux où depuis des siècles les sapins meurent et renaissent de leurs propres débris. Dans ces déserts marécageux, la route dépasse tout ce que l’imagination a jamais pu concevoir d’effrayant pour les voitures : lacets brusques, rochers laissés en travers, ponts vermoulus, pentes à pic, rien n’y manque.
Après une heure et demie de montée on arrive à Bolkesjö. Bolkesjö est une ferme de montagne importante, fondée il y a cent ans et encore tout empreinte du cachet original des vieux guards norvégiens.
Du haut de la montagne au versant de laquelle les dix ou douze bâtiments de la ferme sont semés, on jouit d’une vue magnifique sur le lac Fol qui occupe le fond de la vallée et sur les plateaux boisés de Hofvin, tandis que vers l’ouest se découpe la cime neigeuse du mont Gausta.
À Bolkesjö tout est encore vraiment norvégien. La chambre des hôtes, peinte depuis le parquet jusqu’aux solives d’arabesques rouges et noires aux tons brunis par le temps, est parée de deux vastes alcôves aux lits élevés ; le long des murs sont des bahuts chargés de vieux pots danois à couvercle d’argent et de large vaisselle de cuivre et d’argent ; de vieilles chaises de bois peintes comme les solives et de vénérables tables en racine de bouleau complètent la mise en scène.
C’est dans cet intérieur d’un haut style que le maître de la maison nous sert une façon d’œufs au lard. Toute l’argenterie de la famille est exhibée dans cette occasion solennelle, et s’il est permis de juger, par ce déploiement de luxe, de l’opulence relative de note hôte, il doit être fort à son aise. Les paysans norvégiens, s’ils vivent avec frugalité, aiment à manger dans l’argent le peu qu’ils mangent : le contenant fait valoir le contenu. De là cette quantité de pots, de cuillers, d’assiettes fabriquées avec du métal fortement allié ; le tout orné des dates les plus diverses et des formes les plus capricieuses.
Après le déjeuner continue la descente ; la chaleur est toujours très-forte. La route n’en est plus une ; c’est un casse-cou. La grande nappe du lac Fol apparaît à gauche, mais tout en bas, à deux ou trois cents pieds au-dessous de soi. On croit à chaque instant qu’on y roulera à pic, mais le chemin tourne brusquement et rentre dans la forêt. À droite, d’autres petits lacs tributaires du Fol brillent à travers les arbres. Tous sont solitaires : pas une barque, pas une maison au bord. Quelques roches seulement, quelques chevaux en liberté qui viennent s’abreuver à la rive. Ce silence nous étonne d’abord, mais on s’y fait. Les routes peuvent être étroites, on ne croise personne. En huit jours, nous ne trouverons pas une autre voiture que les nôtres.
Au bas de la montagne de Bolkesjö et presque au niveau du Fol, nous nous arrêtons un instant à Vik où le pays recommence à devenir cultivé. De larges prairies resplendissent au soleil et les clôtures reparaissent en travers des chemins. Dans un pays où il ne passe personne, à quoi bon clôturer les champs ? Le long des routes, on se borne à construire des haies de bois pour limiter les héritages. Ces longues haies coupent en général les chemins. Une grande porte de bois pivotant sur un poteau de sapin barre la route. À chaque clôture, il faut que le skydskar qui est assis derrière la carriole saute en bas pour aller ouvrir. En général, c’est un gros gamin, blond, lent et lourd. Il faut attendre qu’il ait vu la barrière, qu’il se soit laissé tomber de la valise, qu’il ait ouvert, puis, refermé la claie et enfin (ce qui est plus long), qu’il se soit hissé de nouveau à son poste. Pour peu qu’il y en ait une vingtaine par relai, on fait à peine deux lieues à l’heure.
À Kopsland, une dernière barrière ouvre sur de magnifiques prairies, arrosées par le Maan Elv, le même fleuve qui, après être tombé de neuf cents pieds au Rjukan, a traversé le lac Tinn, puis va se jeter, à Skien, dans la mer du Nord. Le Maan à cet endroit est fort large, toujours rapide et blanc d’écume. D’énormes sapins sont emportés avec une vitesse effrayante. Du reste, les bords du fleuve n’ont rien qui participe de la nature sévère et presque furieuse de ses eaux. Des massifs d’aulnes et de frênes s’étagent sur les dernières pentes des montagnes. Les prairies sont couvertes d’orchidées et de géraniums. Des bestiaux errent dans ces riches solitudes, conduits par quelque enfant à demi nu.
Deux petits chevaux commandés par les forbuds du matin nous attendaient dans le pré. Pendant qu’on les attelle, une misérable vieille en haillons nous adresse en chantant quelques paroles aiguës. Une poignée de shillings a peine à l’éloigner. Elle a l’œil hagard et l’on ne sait si les refrains qu’elle grince sont des malédictions ou des souhaits.
Interrogé sur cette apparition insolite, le skydskall répond que c’est une sorcière. L’heure malheureusement ne prêtait point au fantastique. Le soleil brillait dans toute sa gloire ; sans quoi, on eût pu se croire transporté au temps des anciennes « sagor » et des évocations nocturnes jetées aux quatre vents.
Après avoir côtoyé quelque temps le Maan, la route le traverse. Les carrioles descendent à pic sur une petite plage de sable.
Cinq ou six sapins bruts, liés en radeau par des cordes d’écorce attendent au rivage et deux vieux Télémarkiens, coiffés d’un bonnet rond, viennent prendre les carrioles. On en met une sur le radeau ; puis, l’un de l’aviron, l’autre du croc, dirigent tant bien que mal, à travers les rapides et les bois flottés, l’édifice chancelant de ce bac improvisé.
Vient ensuite le tour de la deuxième carriole, puis enfin celui des voyageurs eux-mêmes et des skydskail. On vacille en route, on a les pieds mouillés par l’écume du torrent, mais on passe. (De l’autre côté du fleuve est la blanche petite église de Grandherred, coquettement posée sur la rive.)
À l’autre bord, un coup de fouet au cheval : animal et voiture passent par-dessus le petit banc des rameurs, tombent dans l’eau, se relèvent, partent, et tout est dit.
Après deux heures de trot sur une belle route le long du fleuve, on arrive au lac Tinn où toute voie de communication cesse. À peine y a-t-il au pied des hautes falaises du lac la place du petit gaard de Tinoset et du jardin mal soigné qui l’entoure. Un vieillard en enfance, deux femmes d’une saleté repoussante habitent la chaumière. Leur faire entendre qu’on veut une barque pour traverser le lac et des chevaux pour le surlendemain à quatre heures du matin est tout un travail. Ils comprennent, mais font comme s’ils ne l’avaient point compris, et, comme les bateaux ne viennent point, nous en sommes réduits à nous coucher sur l’herbe, à l’ombre d’un magnifique pin, en vue du lac.
À Tinoset, le Tinn se termine en pointe et se décharge par une chute dans la vallée inférieure. Les bois que le courant très-lent du lac a amenés à l’extrémité se forment d’eux-mêmes en un immense cercle qui occupe le fond du golfe sans toucher aux rives.
Au loin, on dirait sur l’eau une vaste tache d’huile. Peu à peu un bois, puis un autre, s’en détachent, d’autres les remplacent, mais le cercle formé par quelque tournant invisible reste le même, toujours parfait de rondeur.
Le proverbe : « Tout vient à point à qui sait attendre », devrait être pris pour la devise du touriste en Norvége. Si vous brusquez le paysan, il devient malhonnête, grossier, et vous tourne le dos. Exposez gracieusement votre demande, et, sans vous assurer s’il a compris, car en général sa pénétration réelle ne répond pas à son apparente lourdeur, attendez patiemment le résultat de l’affaire ; il prendra son temps, consultera sa maisonnée et finira par arriver à vos fins. Ce ne sont certes pas les Normands, leurs pères, qui ont importé en Angleterre le dicton : Time is money.
Au bout d’une heure, nos bateliers arrivaient avec le bateau ; ils étaient deux avec un plus jeune, à la figure sympathique. Ils s’asseyent pour ramer à l’arrière. Un paquet de ramure de bouleau occupe l’avant. C’est là-dessus que couvertures et sacs de voyage forment un lit sinon moelleux, du moins assez supportable.
En Norvége, où le voyage en barque est si usuel qu’à chaque relais de terre (landskyde) correspond presque toujours un relais d’eau (vandskyde), pour le lac, la rivière ou le golfe voisin, il n’y a pas d’autre manière de s’arranger. Si vous voulez apporter de la variété dans les différentes positions du corps et sortir d’une horizontalité fastidieuse, les rameurs vous rappellent à l’ordre, sous prétexte que la charge n’est plus équilibrée.
Le lac Tinn inaugure agréablement ce genre de voyage ; il a sa physionomie spéciale qui ne manque pas de grandeur. Enfermé entre deux murailles de granit de deux mille pieds de haut, sa nappe tranquille éclairée par le pâle soleil de dix heures du soir, se dore des tons les plus fantastiques ; quelques îles de pins détachent leurs sombres silhouettes sur l’horizon étincelant ; tandis que sur les bords quelques petites maisons de pêcheurs, accessibles seulement aux barques, se cachent dans les recoins de la montagne. Nos rameurs viennent aborder à une de ces cabanes ; un homme et une femme en sortent pour nous offrir des hores[6].
Cependant la nuit, ou ce qu’on est convenu d’appeler ainsi en Norvége, commence à tomber sur le lac : le silence devient encore plus profond et on n’entend plus que le choc des sapins fottés qui se rencontrent çà et là sur l’eau. À onze heures nous arrivons à Haakenœs, cap qui sépare le Tinn du Vestfjor, son bras occidental. Le maître de poste voudrait bien nous retenir chez lui, mais la nuit est si belle que nous préférons poursuivre notre excursion. La barque traverse le Vestfjord et à onze heures nous débarquions au pied de la petite église de Mœl : deux de nos bateliers prennent nos sacs sur leur dos, le troisième reste pour garder la barque, et nous entrons dans la vallée de Vestfjordal, formée par la continuation des rives du Westfjord est occupée par le cours impétueux du Maan.
Rien de calme et de lumineux comme les nuits d’été dans ces montagnes : le soleil, qui quitte à peine la cime neigeuse du Gausta, effleure en ce moment la pente nord-ouest, et dans une heure il sera venu blanchir le versant oriental. Tout le reste de la vallée est noyé dans l’ombre, mais dans une ombre transparente qui laisse aux objets toute leur forme et en poétise les contours. Le fleuve gronde à droite derrière les bouleaux, et ses vagues argentées semblent éclairer la route de blancs reflets dès qu’elle vient côtoyer les rives.
Nous voulions, la nuit même, atteindre Dal, la ferme la plus importante et comme le cœur du pays ; de Mœl à Dal il y a quatorze ou quinze kilomètres : à une heure du matin, après une véritable promenade dans cette magnifique vallée, nous frappions à la porte d’un gaard, et une grosse fille, éveillée en sursaut, nous ouvrait une chambre assez grande, ornée de deux lits antiques ; et dans le Nord, où les auberges des villes n’ont jamais que des canapés couverts d’une mince couchette, les alcôves peintes des paysans sont de vraies bonnes fortunes.
Dal peut servir de centre à un grand nombre d’excursions : il se trouve à portée des sites les plus célèbres du haut Télémark, et partant est visité chaque année par un certain nombre d’étudiants de Christiania ou de touristes britanniques. M. Bayard Taylor, le spirituel voyageur américain, le seul homme qui ait consciencieusement parlé du caractère norvégien, y a passé en 1856. Il en fait une peinture charmante.
Il faudrait, pour bien jouir de la beauté hors ligne du Vestfjordal, se fixer à Dal trois ou quatre jours : on pourrait au bout de vingt-quatre heures se procurer les chevaux[7] que nous n’avons pas eu le temps d’attendre, et faire sans fatigue l’excursion du Rjukan. Au retour on franchirait les fjelds du Gausta, célèbre par la légende de la noce pétrifiée, dont on montre toutes les victimes, y compris le chien et le chat. Pour nous, trompés par des renseignements inexacts, et forcés d’être de retour le surlendemain à Tinoset sous peine de manquer à nos forbuds, nous fûmes désagréablement surpris d’apprendre que, faute de chevaux, il faudrait faire à pied l’excursion du Rjukan.
En somme, à six heures du matin, après avoir pris pour guide un de nos bateliers, otage salutaire de notre bateau resté à Mœl, nous partions pour le Rjukan, situé à vingt kilomètres de là en remontant la vallée.
La route ombragée de bouleaux côtoie les prairies arrosées par le Maan. À deux kilomètres de Dal et de sa petite église, nous avons la bonne fortune de trouver un paysan qui nous promet un cheval pour revenir le soir de Dal à Mœl. La perspective de ne point refaire à pied le chemin de la veille nous fait paraître moins long celui-ci. À six kilomètres de Dal commence la côte d’Ingolfsland.
La vallée se rétrécit ; au fond le Maan, qu’on domine de plus de trois cents pieds, n’est plus qu’un large ruban d’écume bondissant çà et là à travers les sapins qui couvrent les deux pentes opposées de la montagne. Au sommet de la côte est le sæter d’Ingolfsland, la route le dépasse pour monter sur le fjeld et gagner la nappe supérieure du Mjösvand.
Il faut s’arrêter au sæter pour jeter en arrière un coup d’œil sur la vue splendide de la vallée qu’on vient de remonter, avec les fjelds du Tinn pour horizon et le Gausta à droite en premier plan.
À gauche, se précipitent du sommet même du fjeld et serpentent le long de la montagne les longs bras d’une chute énorme qui tombe de rochers en rochers sans que l’œil perde un instant son cours écumant. Le torrent passe sous un hardi pont de bois, et roule et court, avant de grossir le Maan, faire mouvoir une scierie à peine terminée.
Après le pont, jeté sur la chute, commence le sentier spécial du Rjukan, sorte d’escalier fort roide qui grimpe sur des roches branlantes. On dit qu’en général les chevaux passent par là, ce qui peut paraître paradoxal, mais ce qui n’a rien que d’ordinaire pour quiconque a vu descendre à des bêtes de somme les dix-huit cents marches de l’escalier de Vöring foss dans le Hardanger.
Pour le moment, c’est à pied que nous escaladons les marches naturelles qui, de roches en roches, nous mènent en trois quarts d’heure en vue de la chute qu’on aperçoit à travers les arbres.
Mais pour jouir de toute la grandeur du spectacle, il faut aller un peu plus loin et suivre, le long de la paroi presque polie de la montagne, une sorte de cran à peine accessible, véritable casse-cou, célèbre sous le nom de Maristien (passe de Marie).
Toute une légende se rattache à ce lieu : au temps jadis, on dit que le sentier fut découvert par la belle Marie de Vestjordal : c’est par là qu’à l’insu des siens elle allait retrouver dans le fjeld, au bord du Mjös, Eistein Halfoordsen son amant ; mais un jour tout fut découvert, et Ejstein obligé de fuir la vengeance du père de Marie.
Les années s’écoulèrent, et le vieillard mourut. Désormais libre, Marie rappela l’exilé, qui, pour abréger la distance, voulut descendre dans la vallée par le sentier de sa bien-aimée, Marie l’attendait de l’autre côté du Rjukan : à la vue de son amant, elle pousse un cri joyeux ; il veut s’élancer dans ses bras, le pied lui manque et le Rjukan renferme sur lui son abîme d’écume.
Marie devint folle ; et depuis on la vit tous les jours errer le long de la passe fatale ; et là, penchée sur le gouffre, elle semblait entretenir avec son amant invisible une douce conversation. Ses cheveux blanchirent : elle devint une vieille femme, et cependant jusqu’à sa mort elle ne cessa d’errer comme une ombre blanche sur les rives du Rjukan.
Est-ce elle que, dans les pâles et brumeuses journées d’hiver, les paysans du Westfjordal voient encore se découper vaguement dans les nuages de la chute ? on ne sait : toujours est-il que Maristien est un lieu célèbre, et tout bon touriste doit accomplir le périlleux pèlerinage, au risque de faire comme Ejstein. Du reste, au milieu du sentier, un gros bouleau, fortement enlacé par ses puissantes racines aux roches environnantes, permet de faire halte et d’admirer la chute, qu’on domine d’une hauteur énorme.
Qu’on se figure une immense muraille de granit à parois presque surplombantes, de dix-huit cents pieds de haut. C’est la fin de la rive droite du Westfjordal. La rive gauche suit quelque temps, quoiqu’à une moindre hauteur, cette muraille immense, puis tout à coup s’élève et en même temps se creuse pour former comme deux puits énormes dont la section serait deux demi-cercles. Le premier sert comme d’antichambre à la chute : il est évident que c’est elle qui autrefois l’a creusé, mais que, dévorant toujours la roche, elle a fini par quitter cet espace vide pour se retirer en arrière et en creuser un autre. Celui-ci, elle le remplit tout entier de la masse énorme de ses eaux, des nuages de vapeur d’écume qui remontent jusqu’au niveau même du fjeld, et aussi du tumulte des rapides, qui s’élancent du gouffre pour former le large ruban d’écume qui sillonne les sapins de la vallée. J’ai dit tumulte, l’expression est inexacte ; ce n’est pas un véritable tumulte, mais plutôt un bruit régulier que fait entendre le Rjukan. Il se produit six coups distincts suivi d’un septième plus fort qui fait rebondir la chute tout entière jusqu’à mi-chemin de sa hauteur, comme si les eaux remplissaient quelque caverne énorme, et qu’à un instant donné, comprimées à l’intérieur, elles s’échappassent avec fracas.
En somme, le Rjukand, la reine des chutes du Nord, n’est point au-dessous de sa réputation. Le volume de ses eaux, un lac tout entier, la hauteur d’où elles se précipitent, neuf cents pieds, et surtout le site étrange qui l’encadre, offrent un de ces spectacles qu’il est impossible de dépeindre et qu’on n’oublie jamais.
Du bouleau où nous étions accrochés, après une vaine tentative pour pousser plus loin, nous redescendons vers un rocher inférieur qui surplombe la chute et d’où l’on est censé voir le gouffre. À gauche, un petit sentier, frayé par les chèvres, mène on ne sait où, « à la mort » dit notre guide. Le mieux pour des gens que le sort d’Ejstein ne tente point est de revenir sur ses pas. Le retour du Rjukan est plus agréable que l’aller ; l’espérance du gîte, la fraîcheur de la soirée et la sensation agréable de la descente, abrégent le chemin.
À Dal, Ole Torgensen et la charmante Aasta, sa fille, nous attendaient. Pendant qu’on prépare le dîner, fort passable pour un dîner de Norvége, nous engageons avec le maître de céans une conversation en norvégien ; le livre des étrangers en fait les frais ; mille et un insulaires y ont inscrit leurs réflexions en prose et en vers ; dans un espace de trente ans nous ne voyons que deux noms français, M. le comte de R. et M. C., de Cherbourg. Tous les voyageurs n’ont qu’une voix sur la fille du logis, type télémarkien des plus gracieux, visage avenant, toujours prêt à rire, costume reluisant des mille bijoux montagnards, longues tresses emprisonnées dans le petit châle roulé qui fait la coiffure du pays, et, pour compléter la description, pipe en racine de bouleau fumée le plus naturellement du monde. Elle nous vend quelques ceintures chargées de cuivre, puis nous apporte un coffret de bois d’où elle tire une cinquantaine de bijoux d’argent d’un travail rare. C’est l’hiver que les paysans découpent ces jolies choses dans l’argent de Kongsberg. Chacun, même le mendiant, a sa broche et ses boutons de filigrane. Les bijoux d’Aasta nous tentent : « Combien en voulez-vous ? — Je ne veux pas te les vendre, monsieur. — Seulement ces boutons. — Ce sont des boutons de femme, ils ne t’iraient pas, monsieur, et puis c’est ma parure de fiancée, je la mets le dimanche pour aller à Mœlkirke, je ne voudrais pas m’en priver, c’est si long à faire. »
Cependant le gigh et le cheval attendaient à la porte. Nous quittons Dal après de vigoureuses poignées de main à Ole Torgensen et à sa charmante fille. Vers minuit nous étions à Mœl ; nos lits de feuillage de bouleau nous attendaient dans la barque, et par une nuit magnifique nous traversions le Tinn.
À quatre heures du matin un choc violent nous réveille ; c’est la barque qui donne contre un sapin à Tinoset. Nos carrioles étaient là, et après une toilette sommaire dans l’eau du lac, nous roulions sur la route d’Hitterdal.
Arrivés à Bamble nous devions faire une pointe sur l’église d’Hitterdal, un des rares monuments de bois du treizième siècle qui subsistent encore en Norvége. Hitterdalkirke est à deux ou trois lieues de Bamble.
Un peu plus loin est Lysthuus, affreuse posada où l’eau même est inconnue et où l’on nous fait payer 3 francs, quatre œufs, seul comestible de l’endroit. Une note adressée au bailli (qui tous les huit jours visite le livre de poste) est la seule punition que l’étranger puisse infliger à ce chantage indigène. En repassant devant l’église d’Hitterdal nous nous arrêtons pour la visiter. C’est une sorte de pyramide de bois à cinq ou six toits superposés comme ceux d’une pagode. Les murs sont revêtus de tuiles de bois en forme d’écailles de poisson, et les toits couverts de petites planches sculptées. Une galerie couverte règne tout autour de l’église pour abriter le peuple. Un porche sculpté est à l’entrée du cimetière, et de l’autre côté de la route le clocher en bois à jour se détache sur les arbres du proœstegjeld[8]. L’intérieur de l’église vient d’être sottement restauré à la luthérienne. Un vernis uniforme a remplacé la fresque naïve et de bons bancs confortables ont été substitués aux anciennes boiseries sculptées ; seule la croix byzantine de l’autel en argent doré et la chaire du curé ornée des signes du zodiaque ont échappé au vandalisme local.
Mais l’extérieur est parfaitement conservé et surprend par son étrangeté. En somme, c’est avec la fameuse crypte de Sanct Mikaêl, sur le Nordfjord, près de Skien, le monument le plus ancien de l’architecture catholique dans ces pays.
De retour à Bamble, où nous faisons reposer les chevaux, un vieil ivrogne endimanché vient nous prononcer un discours interminable. Rien de triste comme l’ivresse en Norvége, ivresse due à la bière et au brandevin. Après une surexcitation d’un moment, elle rend les gens presque idiots : et là, loin d’exciter le dégoût, les gens ivres ont l’air d’être les bienvenus. Les enfants vont les agacer et jouer avec eux ; les bonnes gens sourient aux refrains grivois qu’ils fredonnent, et n’était la loi qui depuis quelques années punit de peines corporelles cet odieux vice, on verrait se reproduire en Norvége les tristes scènes du dimanche en Suède.
Le paysan est lourd et inintelligent. On pourrait lui appliquer un dicton propre aux habitants d’une certaine province de France : Habit de velours, ventre de son. Rien en effet n’est curieux comme le contraste de ces habits brodés, soutachés, couverts d’oripeaux, et cette nourriture grossière qui a fait donner au Télémark le surnom de Pays du lait caillé.
La route qui passe à Bamble et à Hitterdal est presque une grande route. Elle vient de Kongsberg et, traversant tout le Télémark, ne s’arrête qu’à Gugaard, au pied de l’infranchissable barrière du Hardanger fjeld.
Nous allons la suivre jusqu’à Sundbo pour tourner vers le sud dans les vallées plus riantes du Baudak.
Nous sommes au pied du Lid fjeld et nous traversons les vallées de Hitterdal, de Laurdal et d’Hjertdal, arrosées par l’Hitter Elv.
À Saunland, encore une église antique réservée au marteau des démolisseurs. Une belle grange neuve, bien peinte va la remplacer, à la plus grande satisfaction du premier magistrat de l’endroit. Cette vallée d’Hjertdal est assez animée. Les usines n’y manquent point. De plus, c’est le temps de l’exercice annuel, et les soldats campent le long de la route. Ils ont du pain (quel pain !) : nous l’achetons avec bonheur ; c’est une rareté en Télémark.
Après Hjertdal, on monte assez longtemps pour gagner la crête dont le versant opposé descend à Sillegjord. L’œil, à droite, enfile la fertile vallée d’Aamotdal. Mais la route tourne à angle droit et descend à pic en face du mont Scorve, vers le lac Flaa. Rien n’égale la vue qui se déroule pendant cette descente d’une heure.
De beaux frênes ombragent le chemin. Entre les arbres apparaît la crête neigeuse du Scorve. Tout au fond de la vallée brille la nappe tranquille du Flaa. À droite, s’étale la croupe en éventail du Thors Nutten ; à gauche, l’œil peut suivre à vingt lieues les sinuosités du lac Sillegjord, presque noyé dans la brume du soir.
À Sundbo, au bout du lac Flaa, on quitte la grande route du Hardanger pour entrer dans le canton de Sillegjord, tout parsemé de fermes opulentes, tout émaillé de prairies. C’est avec un plaisir assez naturel à la suite de trois jours de fatigues que nous entrons dans le village de Sillegjord.
Le gaard est infime. Où logerons-nous ? Il y a là le presbytère, la maison du landsman, deux ou trois fermes de bonne apparence. Nos postillons jettent leur dévolu sur une sorte de château de bois dont l’avenue aboutit perpendiculairement à la route. Un portique à colonnes en décore la façade. De vastes communs précèdent une manière de parc anglais dont les pelouses descendent jusqu’au lac.
Nous n’avons que de vagues notions sur la nature du fonctionnaire qui occupe ce palais. Mais l’aplomb de nos skydkarls nous rassure et nos carrioles s’arrêtent au perron. Une servante nous reçoit et nous introduit dans un vaste salon orné d’un piano à queue et de deux énormes lauriers-roses en pleine fleur. De seigneur, point. Au bout de trois quarts d’heure, la même servante nous fait monter dans les mansardes, ou deux lits et du thé nous attendent. La fatigue nous fait profiter sans réflexion de cette silencieuse hospitalité. Le lendemain, nous nous hasardons à parler de rétribution. On accepte, on demande même davantage. De seigneur, toujours point. Nous allons aux remises, nous faisons atteler.
C’était à croire ce castel inhabité, lorsque, tout à coup, au moment où nous prenions les guides, le piano de la veille rompt le silence et la Marseillaise, exécutée par des doigts novices, nous révèle l’existence de quelque princesse, héritière invisible du domaine.
Telle est l’hospitalité norvégienne. Autrefois gratuite, elle se fait payer (grâce aux Anglais) même chez les gens qui pourraient l’exercer autrement. Est-ce un excès de fierté qui fait fuir ces hôtes que le voyageur aimerait à voir ? Je ne sais. En tout cas, si ce récit vient à tomber sous les yeux de la dame du logis, qu’elle y voie un regret plutôt qu’un reproche.
Nous voulions, de Sillegjord, gagner le Bandak avec l’intention de passer deux ou trois jours au milieu de ces sites romantiques qui sont en même temps le premier pays de chasse et de pêche de la Norvége. De Sillegjord au Bandak il y a quatre ou cinq lieues. La route d’abord plate et monotone monte bientôt sur un field tout entouré de roches à pic. De ce cirque naturel où l’on entre par une vaste brèche, s’échappe une belle chute qui forme un lac. On monte encore, puis on tourne brusquement pour redescendre dans la vallée du Bandak. Même vue immense, même paysage splendide qu’à Sundbo. De tous côtés des prairies prêtes à être fauchées, des pentes fleuries d’églantiers, des fermes bien bâties et, à l’horizon, la nappe longue et sinueuse des Bandaks.
La route aboutit dans la cour d’un gaard de la plus belle apparence. Un monsieur en lunettes fume sa pipe sur le perron ; c’est le maître de poste, et de jeunes élégants arrivent en phaéton pour dîner à Moën.
Le maître de poste est un gentleman fort complaisant. Il nous fait renoncer à nos projets de séjour qui ne s’accordent point avec la bizarrerie des départs du Saint-Olaf, petit vapeur qui fait le service du Bandak. Nous convenons de laisser nos carrioles à la poste. Nos irons en barque jusqu’au bout du lac, à Dalen, ou le Saint-Olaf est à l’ancre. Le lendemain nous reviendrons avec lui, et il prendra à bord nos carrioles qui se trouvent conduites au petit port d’embarquement. Nous déjeunons, et par une pluie d’orage, nous nous embarquons sur le lac.
L’orage dure deux heures. Le lac, enfermé entre deux hautes chaînes de montagnes, résonne des coups multipliés du tonnerre. La pluie tombe à flots ; mais la petite barque glisse sur l’eau et, deux heures après, aborde à Laurdal.
Rien de ravissant comme ce coin solitaire. Quelque riche bourgeois l’a choisi pour s’y bâtir une demeure confortable, au milieu d’un grand parc de sapins. À côté, une chute fait aller quelques scieries. En face, s’ouvre une vallée fertile ; c’est un paradis en miniature.
Vers cinq heures du soir, nos bateliers nous déposaient dans une prairie inondée où finit le lac et où commence la vallée de Bandal.
Un groupe de cinq ou six maisons y forment le hameau de Dalen. Le Saint-Olaf est à l’ancre en rade. Nous faisons porter nos sacs à une maison de bois que nos bateliers décorent du nom de restaurant à la carte (spise-korter). En réalité, c’est une maison de paysan, et la carte se compose de l’höre classique et des pommes de terre qui constituent en Norvége un repas de première classe. En attendant qu’on le prépare, nous partons à pied pour le fameux Ravnedjupet, Ravin des corbeaux, qui se trouve dans la vallée, à deux lieues de Dalen.
Le Ravnedjupet est célèbre dans les contes du Télémark ; la tradition prétend que ce gouffre rejette sur ses bords, par la seule force du vent qui y tourbillonne, tout ce qu’on y jette.
En réalité Ravnedjupet n’est qu’un site horriblement sauvage, surtout alors qu’il n’est éclairé que par les lueurs tramblotantes du crépuscule norvégien.
(La fin à la prochaine livraison.)
- ↑ Le relais est une ferme tenue de loger les voyageurs et de leur fournir des chevaux pour un prix déterminé. Si la ferme reçoit une subvention de l”État, le fermier est obligé de fournir les chevaux sans faire attendre les voyageurs : c’est la station fixe. Mais le plus souvent la station est « non fixe ». La fourniture des chevaux est un impôt ; chaque fermier doit, dans chaque paroisse, le payer à son tour. Il faut donc aller à trois ou quatre lieues chercher le cheval qui vous arrive au bout de trois heures d’attente, délai accordé au fermier. L’animal est fatigué, souvent à peine dressé ou vicieux ; son maître fait le relais avec vous et le défend contre le fouet avec une âpreté naïve qui se traduit en apostrophes interminables.
- ↑ Quand on veut avoir ses chevaux prêts et faire un peu plus de trois relais par jour, il faut envoyer d’avance un courrier nommé forbudman, muni d’un certain nombre d’avis ; il vous précède d’une journée, et vous pouvez voyager à peu près tranquillement. Mais gare à vous si vous changez quoi que ce soit à votre itinéraire, si vous vous attardez à déjeuner ; les retards s’accumulent et se traduisent en indemnités désagréables.
- ↑ Les échantillons ressemblent à des chevelures ; le plus long conservé à Copenhague a 1 mètre 50 centimètres de longueur et 50 centimètres de largeur.
- ↑ Foss veut dire chute, cataracte.
- ↑ Rjukan est le vieux mot, presque islandais ; le mot moderne est Rygende.
- ↑ Le höre est une sorte de saumon qui habite les lacs et ne va point à la mer.
- ↑ En été les chevaux norvégiens errent en liberté sur les fjelds déserts du plateau supérieur.
- ↑ Presbytère.