Riant - Voyage dans les États scandinaves, 1858/03
L’ÉVÊCHÉ DE BERGEN.
Quand on a vu le Télémark, la vallée de Gudbrandsdal, les villes commerçantes du sud, et qu’on a fait le pèlerinage moitié historique, moitié industriel de Frederikstad-Sarpborg, on peut sans regret quitter Christiania et chercher sous de plus hautes latitudes des paysages plus admirables encore : la côte ouest de Norvége, depuis Stavanger jusqu’à Throndjem, offrirait à elle seule un développement égal à celui des côtes françaises de Bayonne à Dunkerque, si la mer suivait, comme chez nous, des falaises presque rectilignes, au lieu d’enfoncer, comme elle le fait là-bas, ses mille bras dans un dédale de montagnes et de vallées, d’îles et de récifs.
Quand on quitte la grande mer pour entrer dans le golfe de Hardanger, à Rövær, il faut faire près de cent cinquante kilomètres avant d’atteindre Odde ou Eidfjord, l’une des extrémités du fjord.
Si l’on ajoute au caractère tout particulier de la côte occidentale, la hauteur énorme des falaises ou des pics qui bordent ces golfes innombrables, on comprendra pourquoi, dans son orgueil national, le Norvégien met son pays bien au-dessus des sites les plus vantés de la Suisse ; c’est la mer qui anime toutes ces montagnes ; c’est la mer qui vient baigner le pied de tous ces glaciers ; c’est la mer dont les tempêtes viennent s’engouffrer dans ces formidables gorges et ajouter à leur sublime horreur.
Bergen occupe le centre de ce réseau de fjords ; bâtie à l’extrémité d’une presqu’île montagneuse, elle ne peut communiquer que par mer avec le reste du pays. Tous les efforts de l’art n’ont pu jusqu’à ce jour arriver à créer, dans le massif rocheux qui relie au continent la presqu’île de Bergen, une route carrossable. Comment suspendre un chemin au flanc de falaises de quatre mille pieds de haut ? comment descendre des pentes où les plus hardis piétons ne s’aventurent qu’en tremblant ?
De la nature toute particulière de ces contrées est résulté un système de voyage qui n’a pas son pareil en Europe : chaque île, chaque isthme à son tronçon de route et ses relais de poste ; au bord de la mer la même station fournit, ou des chevaux, ou des bateaux, suivant qu’on arrive ou qu’on débarque ; les carrioles se démontent et sont abandonnées sur ces esquifs à des tempêtes, comme on n’en voit que dans les fjords. Quant au voyageur, on n’en parle point. Pour se promener dans l’évêché de Bergen et courir la poste d’eau (Vand-Skyds), il faut avoir la confiance la plus entière dans l’élément perfide et dans le rameur norvégien, son dominateur ; de plus ces excursions sont très-longues, tant à cause des distances en elles-mêmes que des détours énormes imposés à chaque pas par l’âpreté des lieux et la naïveté des communications. Aussi est-il impossible en une saison (l’été est si court en Norvége) de parcourir depuis Stavanger jusqu’à Bergen et Namsos tous les fjords de la côte ; du reste, les plus vastes et ceux dont le pittoresque est le plus voisin du sublime se touchent presque ; ce sont eux qui étreignent, l’unau nord, l’autre au sud, la presqu’île de Bergen : le premier est le Sognefjord, le second le Hardangerfjord. Quiconque les a parcourus jusque dans leurs dernières profondeurs n’a point à regretter la fatigue et les privations du voyage. Si l’on voulait faire plus complétement les excursions côtières, il faudrait disposer d’un yacht de plaisance, et, partant du Lysefjord, célèbre par un phénomène de réflexion solaire, aller de golfe en golfe jusqu’aux Lofoden.
Pour le touriste qui arrive de Christiania par terre, soit qu’il ait pris la route du Hallingdal, soit qu’il ait remonté la vallée de la Bægna ou Beina et ait passé le Fille fjeld, par le col de Nystuen, il arrive inévitablement au fond du Sognefjord, le plus septentrional des deux grands fjords.
Des sommets neigeux du Fille fjeld, à deux pas de Galdhöpiggen et du Jokul, les pics les plus élevés du massif des Horunger, il descendra par une pente très-rapide dans la vallée de Lærdal, gigantesque impasse où vient se perdre le dernier flot du Sognefjord.
… À Tune commencent les vrais costumes du district de Lærdal : les hommes ont des culottes de peau jaune ; les femmes, un corsage de gros drap bleu, plissé aux épaules, garni de velours noir au collet, et fermé par un rang de boutons d’argent ; une jupe courte à carreaux et un large bonnet blanc, plissé par derrière en éventail, complètent le costume ; les jeunes filles, au lieu du bonnet, portent dans leurs cheveux blonds une couronne formée d’un foulard rouge roulé : rien de gai comme cette coiffure, dont la couleur vive tranche avec l’austérité du corsage. D’ailleurs les Lærdaliennes sont en général fort jolies et portent admirablement ces habits aux formes antiques.
À Qvien commencent d’énormes travaux faits pour endiguer deux torrents impétueux, puis l’on monte pendant trois heures avant d’atteindre Nystuen, sorte d’hospice bâti de temps immémorial au milieu des neiges éternelles, pour la plus grande sûreté du voyageur qui y trouve, sinon du pain, du moins un abri chaud et des lits immenses.
Sur la route de Christiania à Throndhjem, au col du Dovre, il y a aussi un de ces hospices remontant au treizième siècle ; mais il est plus vaste et rappelle mieux encore, par l’empressement silencieux des hôtes, par le confort de l’intérieur, par la vénérable antiquité du mobilier, certains hospices des Alpes.
À Nystuen, une tempête, qui, depuis deux jours, grondait vers la mer, et dont nous avions à peine, de l’autre côté du Fille fjeld, ressenti le contre-coup, nous réveille dès le matin par le bruit lugubre des rafales qui envoyaient contre les vitres des torrents d’eau mêlée de neige ; aussi je ne sais comment nous faisons les deux milles qui séparent Nystuen de Maristuen, placé un peu plus bas vers la mer, dans un bois de bouleaux nains.
À Maristuen, la pluie cesse pour faire place à une bourrasque qui durera toute la journée. Depuis deux ou trois relais, de petits chiens, dressés en temps de neige à aller chercher du secours aux relais, courent devant les carrioles, arrêtant les chevaux par leurs aboiements quand le vent, trop violent aux tournants, pourrait être dangereux.
Il y a vingt ans, toute cette route, depuis Nystuen jusqu’à la mer, n’était qu’un casse-cou épouvantable, fameux par de lugubres accidents. À force d’art, de patience et d’argent, le génie norvégien a réussi à rendre à peu près sûre la moitié de la descente ; la route, supportée par d’immenses massifs de maçonnerie, percée à la mine à travers les roches surplombantes du précipice, est presque partout bordée de barrières en fer ; par deux fois elle traverse la vallée sur des viaducs établis à grands frais, et ce n’est point sans un sentiment de légitime reconnaissance pour les officiers de l’armée norvégienne, qu’on contemple, de l’autre côté des précipices, l’étroit sentier sans garde-fous et les ponts pourris que suivait l’ancienne voie.
Rien ne saurait peindre la grandeur du paysage : à chaque instant d’énormes chutes roulant sur les flancs grisâtres du fjeld vont grossir le torrent qui écume à quinze cents pieds plus bas dans le lit qu’il s’est creusé lui-même ; dans les gorges étroites le vent s’engouffre avec plus de force encore qu’à Ravnedjupet, et grossit de ses mugissements la voix tonnante des rapides. Un peu avant Hœgg, on rejoint la route qui vient d’Hallingdal ; à la bifurcation, de longues files de charrettes dételées attendent, pour monter au fjeld, que l’ouragan soit passé.
Plus on descend vers la mer, plus la vallée se creuse et, comme le plateau supérieur garde le même niveau, les montagnes semblent grandir. Les deux rives se rapprochent et l’on se trouve au fond d’une sorte d’entonnoir qui semble sans issue ; c’est là que, sur le vert resplendissant d’une prairie en fleurs, se détache la silhouette noire de l’église, j’allais dire de la pagode de Borgund. Je ne sais si M. Holmboe, qui a fait sur les traces du bouddhisme en Norvége une très-savante étude, a établi un rapprochement entre cette vénérable construction de bois et les temples de l’extrême Orient. Le fait est que les toits pointus, les gouttières sculptées, les ornements bizarres de Borgund-Kirke, ont une physionomie tout à fait chinoise. Plus petite que l’église d’Hitterdal, elle doit être aussi plus ancienne ; tout autour règne une galerie couverte aux piliers noircis par le temps. Les portes sont couvertes de ciselures naïves, de lions et de chiens entourés d’arabesques en relief ; l’église étant presque abandonnée, l’intérieur a échappé aux sottes restaurations qui déshonorent celle d’Hitterdal, et l’œil suit avec plaisir les peintures un peu effacées qui couvrent les murs et les formes bizarres des tribunes et du comble tout à jour ; çà et là le chiffre de la Vierge (S. M.), enlacé comme un rébus, ressort du milieu d’arabesques rouges et bleues ; de grandes lampes d’argent, dues au ciseau de quelque orfévre hollandais, pendent du haut de la voûte ; tout respire ce parfum vénérable d’un temps qui n’est plus, et dont chaque jour les traces vont disparaissant.
On dit qu’un souverain du continent a acheté une de ces rares églises de bois, et l’a transportée pièce à pièce dans un parc pour la soustraire au marteau de l’édilité locale. À voir l’abandon où est laissé Borgund, on se prend è souhaiter que la même fantaisie prenne à quelque autre royal amateur, qui la sauverait du sort d’Hitterdal.
Quand on sort de la porte sculptée qui ferme le cimetière de Borgund, on voit la route grimper perpendiculairement jusqu’au bord même de l’entonnoir montagneux qui ferme la vallée ; à droite, au fond, le torrent passe dans une haute et étroite fissure et disparaît après un coude.
Au sommet du fjeld s’ouvre vers la mer une longue et étroite vallée. Pour y descendre, il faut regagner le lit du torrent. La route, chef-d’œuvre de hardiesse, suit, sans presque les toucher, les parois de la montagne. On dirait une vis élevée en l’air. La pente est assez douce, mais on a bientôt le vertige, après avoir décrit au grand galop des chevaux quelques tours de l’Hélice de Vindhellen.
Les Norvégiens sont fiers, et à juste titre, de ce beau travail. Un tunnel eût été plus court, peut-être moins coûteux. En tout cas, on eût perdu un paysage splendide.
Au bas de la côte, un lourd carrosse, traîné par deux des petits chevaux du pays s’arrête au relais, tant le vent est fort. Le soleil, du reste, brille de tout son éclat. Le vent soufflant avec violence sur les chutes qui tombent du plateau, les soulève à mi-chemin en gerbes étincelantes que le soleil irise en les traversant.
Après trois ou quatre heures de chemin dans la vallée, déjà plus fertile, nous arrivions à Lærdal. Lærdal n’est pas encore une ville et n’est plus un village. Si j’osais, je la comparerais a Étretat ; mais ici la grandeur du site jure un peu avec la petitesse de ce qu’y a bâti l’homme. Tête de la grande route de Christiania à Bergen, Lærdal deviendra important quand on lui aura creusé un port. Pour le moment, c’est une longue rue bordée de maisons blanches, alternant avec des masures. Au bout, est la mer, large d’un kilomètre à peine. C’est ici qu’on quitte la terre ferme pour prendre, soit le steamer hebdomadaire, soit la barque de poste qui vous mène à Bergen.
Le steamer ne part que le lendemain, et la tempête interdit toute espèce d’excursion nautique. En un jour on a le temps de voir Lærdal, d’explorer les hautes montagnes qui s’y baignent dans la mer, et même d’assister à la revue que, dans une sorte de champ de Mars, voisin de la ville, passe le contingent du canton. Les hôtels sont pleins d’officiers, et les rues de soldats qui jouent, chantent et grignotent ces biscuits enfilés, aliment ordinaire des robustes charpentes du Nord.
Un bon bourgeois de la ville, quelque chose comme le maire ou le sous-préfet, avait consenti à nous donner l’hospitalité, vu l’encombrement des auberges. Le café le matin, du saumon à midi et du thé le soir, le tout sans pain : voilà le menu des repas de la famille pendant une journée entière. Il sera facile, d’après cela, de juger de la frugalité du peuple.’
L’honorable fonctionnaire qui nous traitait ainsi de son mieux, moyennant une légitime rétribution, ne se doutait point que l’estomac d’un touriste a besoin d’une alimentation plus solide. Le fait est que maîtresse et servante furent grandement scandalisées de nous voir exhiber les provisions de la route tout comme dans un gaard de paysan. Durdrekke surtout se livrait aux plus judicieuses réflexions.
Après avoir laissé aux Lærdaliennes une triste idée de la voracité française, nous regagnâmes à minuit le steamer Framnæs qui venait d’arriver en rade. Le Framnæs, bateau tout frais sorti des chantiers de Liverpool, étincelant de dorures et de glaces, fait depuis l’an dernier un service régulier entre Bergen et Lærdal. De Lærdal, où il prend les touristes venus de Christiania, il s’en va faire, de golfe en golfe, le tour du Sogn entier. Au fond de chacun de ces fjords secondaires, il s’arrête quelques heures.
Le long de la route défilent devant vos yeux les paysages les plus splendides, les coins les plus sauvages et les plus retirés du Sogn. Autrefois, pour faire le chemin qu’il vous fait parcourir en deux jours, il eût fallu toute une semaine. À chaque station où il s’arrête, des familles de paysans du Sogn, dans leurs habits de fête, montent à bord ; chevaux et vaches suivent sans plus d’embarras. L’étonnement de ces bonnes gens, à la vue des splendeurs du paquebot que beaucoup voient pour la première fois, est indescriptible.
Le fait est qu’un ethnographe érudit pourrait faire sur les paysans du Sogn de curieuses études. Il est impossible de ne pas être frappé de la ressemblance qui existe entre les plus beaux types anglais et normands et les types si purs du Sogn. Je dis anglais, je me trompe ; je ne devrais parler que des familles anglaises où l’aristocratie a conservé la pureté de la race conquérante ; plus d’une paysanne du Sogn porte la tête haute et fière comme les pairesses d’outre-Manche. Yeux d’un bleu profond, profils olympiens, tailles imposantes, rien ne manque à la ressemblance. Tous ces gens-là sont, à un degré antique, cousins[1] des membres de la haute chambre… et ils le savent. Ils parlent de leur Ganger Rolf (Rollon de Normande) comme s’il s’agissait d’un personnage d’hier ; les pirateries de ses collègues deviennent de splendides conquêtes, et tout cela est raconté dans les veillées, célébré dans les chansons comme le siége de Troie chez les Grecs. On s’explique alors la fierté de ces laboureurs, de ces pêcheurs, qui n’ont pas voulu de nobles dans leur jeune constitution, parce qu’étant tous de la même race, ils remontaient tous aux mêmes héros, à ces contemporains d’Odin, grands guerriers, grands tueurs, peut-être grands mangeurs de chair humaine.
Les temps et les hommes sesont acloucis, mais la race sous l’administration danoise, a changé et d’alluresetde but ; de son glorieux passé, il ne lui reste plus que ses saga (traditions), sa fierté, qui fait du peuple norvégien la démocratie la plus aristocratique du monde, et certains goûts de vagabondage maritime qui portent les petits clippers du Sogn à caboter plutôt dans la Méditerranée ou en Amérique que dans la mer du Nord.
Le matin nous avions pénétré au fond d’Aardalsfjord : des chutes immenses, de petites cabanes perdues dans les crevasses des falaises, une mer verte comme l’émeraude, de longues vallées terminées par des pentes neigeuses, que faut-il de plus pour faire trouver le temps trop court même sur le pont d’un bateau à vapeur ? À midi nous étions au pied des glaciers du Justedal, devant la coquette église de Lyster. C’est là qu’aboutit un sentier presque fameux, qui vient de Lom et de Lourdal en Gudbrandsdal ; les excursions annuelles de messieurs les étudiants de l’Université de Christiania l’ont illustré ; les princes de Suède même en ont fait le but de plus d’une excursion. Pour venir de Lom à pied, il faut traverser des plateaux neigeux de quarante lieues de large, sans une habitation, sans un arbre ; le vent souffle, les guides perdent leur chemin et croient voir ça et la les traces des génies courroucés du fjeld ; il faut aller de marais en marais ; de précipices en précipices ; enfin l’on arrive (car les nuits sont courtes et le flatbrod (pain plat, galette) national soutient les estomacs des jeunes Norvégiens), mais on arrive épuisé, mouillé et crotté de la tête aux pieds, comme les deux intéressantes casquettes à gland qui montent en ce moment sur le pont du Framnæs. Lyster n’est pas la seule église de ce fjord. À côté est celle d’Urnæs, qu’une savante publication allemande a jugée digne d’être comparée aux églises de Hitterdal et de Borgund ; le fait est que l’intérieur de l’église d’Urnæs a encore été respecté et ne serait point sans intérêt pour l’archéologue et pour le peintre ; mais l’extérieur n’a pas eu pour architecte l’homme de goût ignoré, le paysan de génie qui a dessiné les clochetons d’Hitterdal et les sculptures de Borgund.
Au retour, nous touchons de nouveau à Lærdal ; nos carrioles, hissées à bord, seront confiées à l’honnêteté des passagers ; une lettre envoyée d’avance à Bergen préviendra l’aubergiste de leur arrivée solitaire ; nous les retrouverons dans la remise sans que rien manque à nos provisions, abandonnées à la bonne foi publique. Quel est le pays où l’on pourrait en faire autant !
Pour nous, légers de bagage, nous laisserons le Framnæs retrouver Bergen par mer, pour nous enfoncer de nouveau dans les montagnes à la recherche des sites du Hardanger et de la cataracte du Vöring.
Le steamer, qui a intérêt à emmener avec soi tous les passagers, se garde bien de les conduire à l’entrée de la route qui mène par terre de Sogn au Hardanger ; il laisse le voyageur au fond d’un fjord voisin, à Underdal, misérable hameau où nous trouvons au bout d’une heure une barque et deux rameurs. Une famille norvégienne, qui se promène dans le Sogn, navigue de conserve dans une autre barque. La mer est devenue calme l’eau est de ce beau vert émeraude qu’on ne trouve que dans le Nord. Le long des falaises géantes du fjord roulent des chutes sans nom qui seraient célèbres ailleurs. Tout au haut du fjeld, si haut que l’œil a peine à y arriver, apparaissent quelques sæters (chalets) suspendus quatre mille pieds au-dessus de la mer. On dit qu’en hiver de terribles avalanches roulent le long de ces pentes abruptes pour se perdre en sifflant dans les profondeurs du fjord et que plus d’une barque a été victime de leur énorme chute.
Le Naeröfjord est de tous les bras du Sogn le plus étroit et celui où les falaises atteignent le plus de hauteur. La barque légère qui file entre ces murailles de granit doit faire du haut des nuages l’effet d’une fourmi parcourant le fond d’une tranchée de drainage. Le site sauvage au milieu duquel est assise l’église de Bakke et les portes de Gudvangen, à l’extrémité même du fjord, atteignent même ce caractère de sublime que le crayon rend mieux que toutes les descriptions.
À Gudvangen même la mer n’est pas large comme la Seine. Sur un des bords sont bâties une douzaine de maisons qui forment le village ; en face, le long de la montagne, se précipite la plus haute chute d’Europe, celle de Keel, qui d’un seul jet tombe du plateau supérieur (1000 mètres) sur un rocher d’où elle s’éparpille en écumant dans la mer.
Gudvangen était encombré de voyageurs. La « madame[2] » qui dirigeait leur installation, ahurie par cette affluence inaccoutumée, ne savait auquel entendre ; vers le soir elle finit par nous octroyer une tasse de thé, un matelas et un réduit quelconque pour l’étendre.
Le lendemain, deux stolekjærre (charrettes à siége) nous attendaient à la porte. Quand on n’a plus de carrioles, le maître de poste est tenu de vous fournir avec le cheval une lourde machine, composée d’une charrette à deux roues, avec un siége étroit suspendu par un ressort en bois sur le cadre même du véhicule. Le fond est destiné à vos bagages, le siége à votre propre personne qui y occupe la position du monde la plus triste et la plus resserrée. À chaque relai, on change de stolekjærre ; ce n’est qu’une diversion au supplice ; quelquefois une aristocratique courroie remplace le ressort de bois ; on jouit alors de la dernière expression du comfortable.
En sortant de Gudvangen nous roulions dans la vallée de Nærödal, arrosée par un large torrent d’un vert limpide ; à l’extrémité de la vallée, qui n’a pas deux lieues de long, les falaises se rapprochent. Le torrent de Nærödal est formé par deux énormes chutes qu’on ne voit point encore, cachées qu’elles sont dans les replis symétriques de la montagne ; une pente abrupte, une sorte de dos d’âne escarpé les sépare. C’est là-dessus que la route monte en lacet et de telle sorte qu’à chaque tournant on domine ou la chute de droite ou la chute de gauche, enfermées dans le puits naturel au fond duquel elles tombent d’une hauteur immense.
À chaque tournant, les ingénieurs qui ont fait en maçonnerie cet admirable travail, ont posé des bancs de bois. C’est la dernière recherche de la civilisation dans le site le plus sauvage et le plus désert qu’il soit possible d’imaginer. Ce travail (Stalheimskleven) est analogue à l’hélice de Vindhellen, moins saisissant de hardiesse, plus pittoresque peut-être à cause des deux chutes qui attirent à chaque instant le regard et qu’on finit, au haut de la montée, par embrasser d’un même coup d’œil avec la vallée entière qui fuit jusqu’à la mer.
Une fois hors du bassin du Sogn, l’aspect du paysage et des gens eux-mêmes change. Le pays, dès qu’on a dépassé le lac Vinje et ses maisons aux toits empanachés d’arbustes, paraît plus fertile ; d’immenses fermes se succèdent ; on fait les foins dans des prairies qui s’étendent à perte de vue vers le sud. À droite et à gauche les montagnes ne sont plus que des croupes boisées, sillonnées d’énormes torrents. Quant aux costumes, ils changent aussi. Nous sommes dans la paroisse de Vangen et dans le district de Hardanger.
Vers midi nous arrivons à Vosse-Vangen ; encore une petite ville toute neuve, bâtie, chose rare, au pied de son église (et non pas à deux ou trois kilomètres plus loin, comme c’est le plus fréquent). Vosse, au bord d’un lac, dans un pays fertile, à portée des excursions les plus vantées de l’évêché, est un séjour de prédilection pour les touristes ; un hôtel, un vrai hôtel, y étale son enseigne. Vosse est propre ; nous croisons une noce et nous profitons de la circonstance pour voir l’église, ancienne, assez curieuse, et assister aux apprêts de la cérémonie. La mariée, ruisselante de bijoux et d’ornements, est toute jeune ; les gens de la noce sont endimanchés à qui mieux mieux. Du reste, là, comme partout, les vieux usages, les vieilles chansons, toutes les cérémonies graves ou burlesques qui entouraient de temps immémorial l’union des époux, tendent à disparaître, et j’ai peur que bientôt la présentation anglicane au ministre ne remplace les rites joyeux contemporains d’Odin.
J’oubliais d’ajouter à l’éloge de Vosse, que la pêche y est très-abondante, et plus facile peut-être que dans les districts du Nordland, où l’autorité locale abuse de la loi pour pressurer les étrangers.
C’est de Vosse qu’il est le plus facile d’atteindre le Hardanger, cette immense artère qui pénètre de cent cinquante kilomètres dans les terres et n’est desservie par aucun steamer ; pas une route, pas un chemin de traverse n’y aboutit ; c’est en barque qu’il faut y voyager si l’on veut ou y entrer ou en sortir, et encore pour cela il faut gagner Bergen et arriver au fjord par son embouchure.
Mais si l’on veut visiter les fonds mêmes du Hardanger, les chutes d’Odde, le Vöringfoss, les glaciers de Justedal, force est de passer à cheval les montagnes qui bordent la côte septentrionale du Hardanger.
En conséquence, après deux heures passées à Vosse nous tournions le dos à la grande route pour prendre une sorte de traverse qui unit le lac Vangen an lac Graven. Au bout de deux milles, franchis en pleine forêt, on débouche sur une vallée fertile ; une ferme considérable est bâtie au bord d’un torrent endigué sur ses deux rives ; des scieries, des moulins sont joints aux bâtiments du Gaard ; c’est tout un village ; un quart d’heure après, par un de ces contrastes si fréquents en Norvége, le site devient sauvage, une vallée aride, encombrée d’un chaos de rochers, s’ouvre à l’ouest avec des vues lointaines sur le Hardanger, la route descend à pic au fond du précipice et traverse le torrent sur un pont de pierre, jeté en face d’une chute énorme (Haltingfoss). Le paysage vaudrait à lui seul l’excursion. Du reste, une lieue plus loin, apparaît la maison blanche de Vasenden au bord du Gravensvand, petit bassin d’une lieue de large, entouré de collines verdoyantes ; l’église de Graven et une sorte de maison bourgeoise, entourée d’un parc d’étables, sont de l’autre côté ; une barque nous y dépose et nous attendons deux heures qu’on ait amené les chevaux de selle et le cheval de bagage (klövhest), qui doivent nous conduire jusqu’à Ulvig sur le Hardanger.
En Norvége les excursions équestres sont toujours à redouter ; les chevaux, petits, fort gros, ont l’allure incommode et lente ; ils ne vont qu’au pas, pour cette bonne raison, que les guides suivent à pied sans vouloir hâter leur allure tout à fait placide. Je ne parle point des selles qui ne tiennent qu’à grand renfort de ficelles et de bouts de cuir. Quant au klövhest, il porte deux espèces de bâts en corde d’écorce de bouleau, on met dessus les menus paquets et les couvertures de voyage, puis d’autres cordes viennent ficeler le tout et l’on pousse la bête, qui va toute seule, passant les torrents, se tirant des marais comme elle peut, n’ayant pour toute aide que son instinct et la sûreté extrême de son pied.
Enfin nous quittons Graven en songeant à l’histoire d’Halgrim et d’Hildegunda, qui, au temps de la peste noire, se trouvèrent seuls au monde dans ce petit coin de montagnes ; le fléau n’avait épargné qu’eux. Halgrim, venant d’Ulvik, trouva Hildegunda folle de frayeur au milieu des cadavres des siens. « Ils se crurent le dernier homme et la dernière femme, dit la légende, s’épousèrent devant l’autel de Graven, et d’eux descendent tous les gens de par là. »
Le trajet de Graven à Ulvik prend quatre ou cinq heures à cheval ; quand on a gravi la montagne et traversé un fjeld assez long, on descend vers le Hardanger au milieu d’un pays fertile, coupé de prairies et de grands massifs de chênes, de frênes et de pins.
Au bord de la mer, des fermes entourées de vergers en plein rapport, de grandes pommeraies, des prairies d’un vert luxuriant, indiquent un sol beaucoup plus riche que celui du Sogn. En général, le Hardanger, qui étend ses étroits replis jusque sous les montagnes du même nom, n’a point le même caractère que le Sogn ; entouré de falaises moins hautes, il offre une foule de petits ports perdus dans les arbres, de maisons de pêcheurs cachées au fond des criques.
Mais si la nature même de ses rives est parfois moins sublime que celle du Sogn, les vallées qui y aboutissent sont plus larges et recèlent, à deux ou trois milles dans les terres, les sites les plus étranges, les paysages les plus grandioses. C’est sur les bords du Hardanger que s’ouvrent l’abrupte vallée de l’Heimdal, qui mène au Vöringfoss, puis les pentes d’Odde, dernier contre-fort du Hardangerfjeld, et enfin les âpres déchirures du glacier de Folgefonden, immense amas de glace, d’où sortent des milliers de chutes, et au pied duquel se cachent les plus fertiles coins de la Norvége, la ferme de Bondhuus, et l’antique baronnie de Rosendal, patrimoine des Rosenkrone.
Mais c’était au Vöringfoss (chute tourbillonnante), que nous voulions juger de la grandeur des scènes du Hardanger. De Ulvik à Eidfjord, petit port à l’entrée de la vallée d’Heimdal, il n’y a que dix lieues ; quand le temps est calme et la nuit sereine, c’est une promenade sans rivale ; à chaque instant derrière une pointe boisée s’ouvre quelque long fjord, dont l’œil, dans la brume bleuâtre, peut à peine distinguer le fond. Les larges torrents qui courent le long des bois solitaires troublent seuls le silence du soir, et l’on arrive à Eidfjord en regrettant presque que le chemin ait été si court. Il est onze heures du soir : la grande maison qui sert de relais d’eau est fermée ; on réveille les gens, qui nous donnent une vaste chambre où nous aurions dormi le mieux du monde, sans le voisinage de deux étudiants norvégiens en humeur de chanter, et de chanter la Marseillaise, avec des voix altérées par le brandevin.
Le lendemain, de bonne heure, un guide, que nous avait procuré l’hôte, nous attendait, le bâton à la main, et nous partions à pied pour aller faire le pèlerinage du Vöringfoss.
À ceux qui s’étonneraient qu’on fasse de si longues excursions, de véritables voyages, pour aller voir une seule chute, nous dirions que les deux ou trois cataractes renommées en Norvége sont placées dans des sites exceptionnellement sauvages et retirés, auprès desquels on passerait sans même les soupçonner, et que, de plus, c’est seulement au cœur des montagnes, loin des grandes routes, que l’on trouve encore les costumes et les mœurs norvégiens dans leur antique originalité. Enfin les chutes du Vöringfoss dans le Bergenstift, comme le Rjukanfos en Télémark, sont tellement imposantes et surpassent de si haut ce qu’on peut en dire, qu’à elles seules elles valent le voyage, récompensant amplement de tous les ennuis, de tous les dangers de la route.
Pour arriver au Vöringfoss il y a environ cinquante kilomètres à faire en pleine montagne par des sentiers pierreux ; il faut ajouter à cette distance l’ascension d’un escalier de mille sept cent cinquante marches, à l’aide de blocs énormes le long d’une pente presque à pic.
À une lieue et demie d’Eidfjord, au bout d’une large vallée, on trouve un petit lac, l’Eidfjordvand, tranquille miroir d’un vert limpide, enfermé dans de hautes montagnes. Il y a deux bateaux à la rive, l’un d’eux appartient au propriétaire d’une cabane bâtie à quelques pas de là ; nous montons dedans, et une heure après nous voyons les gros tilleuls et l’église rouge de Sæbo : à droite et à gauche, s’ouvrent d’énormes vallées, dont les torrents se précipitent dans le lac, du haut du contre-fort qui domine Sæbo, c’est celle de gauche qui mène au Vöringfoss. On traverse une petite plaine cultivée, puis le sentier escalade le remblai et vient côtoyer le torrent, qui court sur les roches et serpente à travers les bouleaux ; le site est plus sauvage encore qu’avant le lac ; les blocs de granit sont entassés par amas immenses : la vallée entière est une moraine. Au bout de sept à huit kilomètres sur un terrain presque plat, on passe la rivière sur un frêle pont de sapins, et sur la rive étroite on ne trouve plus pour sentier qu’une trace blanche laissée par les bêtes de somme sur de grandes roches polies. Là le torrent se précipite d’une centaine de pieds.
Un énorme amas de pierres a comblé la vallée. On l’escalade en passant sous des roches surplombantes, et, au-dessus, on se retrouve dans le même site qu’en bas. On a mis une heure à monter une marche de cet amphithéâtre gigantesque, et c’est à peine si d’en haut on aperçoit la dépression.
Au fond, du côté du Vöringfoss, la vallée est complétement fermée : une pente abrupte part du torrent et monte au fjeld, se creusant en une sorte de puits énorme ; à gauche d’une fissure perpendiculaire, qui semble la trace d’un glaive géant dans ces murailles immuables, sort le torrent ; c’est par là, à quelques pas, qu’est le Vöringfoss.
Nous voudrions y pénétrer, mais notre guide s’y refuse, prétendant qu’il n’y a point de chemin[3].
L’habitude du pays étant de monter sur le plateau supérieur pour aller voir la chute d’en haut, il faut en passer par là et gravir cet escalier monstrueux formé d’un lacet à tournants brusques. À mi-chemin de la hauteur se balancent de gros nuages ; il faut les atteindre et les dépasser. La seule distraction en pareil cas, quand on a forcément le visage tourné vers l’intérieur du puits d’où l’on cherche à sortir, est de compter les marches et de vérifier les assertions locales, tout compte fait, il y en a mille sept cent cinquante. En deux heures d’une vigoureuse ascension on arrive au haut. Eh bien ! ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’on fait faire aux chevaux du pays, et, qui pis est, leur changement sur le dos, cette montée ou cette descente horrible. Au haut du fjeld nous avisons un bonhomme avec son cheval chargé de foin ; la malheureuse bête, qui connaît de quel supplice va être pour elle la descente, quitte à chaque instant le sentier pour remonter d’un bond au fjeld ; le bonhomme la reprend patiemment par la bride et finit par l’entraîner assez bas pour qu’elle ne puisse remonter, elle ne proteste plus alors que par de petits hennissements douloureux.
Il ne faut pas croire qu’après avoir escaladé l’escalier, on soit arrivé au Vöringfoss ; devant vous s’étend une plaine immense bordée à l’horizon par les hauts fjelds du Jökul ; plus près on voit serpenter le fleuve qui se précipitera de neuf cents pieds au moins dans l’Heimdal.
Quant à la chute elle-même, un gros nuage, qui, à deux lieues de là, se balance au flanc d’une montagne, en indique la place précise. Des détritus séculaires de brimbelles, de rubus, de bouleaux nains, ont formé sur les roches du plateau une sorte de terre noirâtre, toute couverte de petites plantes : le linnea borealis, les rubus arcticus et paludosus, et des fleurs charmantes du Kroltebœer. Les eaux, en entraînant de larges morceaux de ce sol spongieux, ont mis à nu les roches, qui apparaissent çà et là par larges taches blanches. Dans les fonds se sont formées de véritables tourbières, où la marche est à chaque instant retardée. Aussi n’est-ce qu’au bout de deux heures qu’on arrive en vue du torrent ; quant à la chute, on l’entend, on en voit la fumée, mais il faut toute l’expérience du guide pour vous amener, dans le dédale des bouleaux nains qui couvrent les rives, à une pierre surplombante, seul endroit d’où l’on puisse voir la chute. Le torrent, qui jusque-là coule sur le plateau, trouve tout à coup la fissure perpendiculaire qui s’ouvre en bas sur le fond de l’Heimdal, et s’y précipite d’un seul bond. La rive gauche du précipice est au niveau du fjeld ; la rive droite, qui fait face au spectateur, est de cinq cents pieds plus haute. De là roule une chute d’un moindre volume, qui, arrivée au niveau d’où s’élance le Vöringfoss, y est absorbée. La vitesse commune semble s’accélérer encore après leur réunion.
Le Vöringfoss est peut-être plus puissant que le Rjukandfoss, mais l’œil et l’esprit sont moins satisfaits : on ne peut pas contempler celui-là pleinement comme on fait de celui-ci. Je dirai pourtant que le Vöringfoss, est entouré d’un cadre plus imposant que le Rjukandfoss. Le paysage, empreint d’une grandeur plus sauvage, produit sur l’esprit une impression singulière. La subite disparition de cet énorme volume d’eau, qui ne laisse de son passage d’autre trace qu’un nuage léger, a quelque chose qui parle à l’imagination et qu’on ne saurait oublier[4].
Le Vöringfoss a aussi sa légende comme le Rjukandfoss, mais une légende toute moderne. L’histoire n’est vieille que de deux ans. Un Anglais, que je ne nommerai point, ennuyé de ne pouvoir contempler à son aise le Vöringfoss, se fit descendre dans le gouffre avec un bateau de caoutchouc, une grande brosse et un pot de céruse. Arrivé au fond du précipice, il chercha un remou en aval, traversa le torrent, et sur l’autre rive, escaladant une centaine de pieds de roches, il vint, sur une magnifique paroi de granit, peindre son nom en lettres de deux mètres de haut ; puis, heureux d’être le seul qui jusqu’alors eût joui du spectacle dans toute sa grandeur, il se fit remonter et retourna à Eidfjord comme il était venu, laissant ses guides émerveiller les pêcheurs du récit de cette équipée.
Les mille sept cent cinquante marches sont plus pénibles à descendre qu’à monter, et c’est avec un plaisir infini qu’on arrive au pont jeté au pied de la fissure sur l’Heim-Elf ; ce pont que nous avions franchi en venant est d’une hardiesse et d’une solidité surprenantes. Sur les deux bords du torrent on a jeté un amas de roches ; dans chacune de ces piles naturelles on a planté deux forts sapins inclinés vers le lit du fleuve, et au-dessus de l’angle laissé entre eux et la rive on a jeté deux demi-tabliers en bois brut fortement assujettis au rivage par des roches énormes. Restait à finir l’arche. Un troisième plancher formé de quatre longs sapins reliés ensemble par des cordes d’écorces est posé sur les deux premiers, et, pour consolider le tout, des pierres plates y forment une sorte de pavement général. C’est sur ces sortes de ponts qu’hommes, chevaux et souvent carrioles, passent le mieux du monde, si le vent n’est point trop fort dans la vallée.
À quatre heures du soir, après douze heures et plus de marche, nous étions revenus à Eidfjord-Vik, où du poisson frais et des pommes de terre nous récompensaient du jeûne de la journée.
Comme je l’ai dit plus haut, le Hardanger est une impasse. On y entre plus facilement qu’on n’en sort. Le mauvais temps insolite, prématuré, pressant notre départ pour le cercle polaire, il nous fallait, sous peine d’un long retard, atteindre en même temps que le paquebot de Hambourg l’extrémité du fjord, à soixante lieues d’Eidfjord, à Bergen. Nous avions vingt-quatre heures pour faire le trajet ; quatre vigoureux rameurs se chargèrent de nous y mener.
C’est alors que nous pûmes reconnaître combien la poste d’eau norvégienne est un moyen barbare de locomotion. Le patient, obligé à une position horizontale et en tout cas à une immobilité presque complète, reçoit à plaisir la pluie et la vague. Provisions, couvertures et voyageurs, tout n’est bientôt plus qu’un triste amas de choses mouillées. Le brouillard nous ayant pris au sortir d’Eidfjord, nous ne pûmes traverser le Hardanger, et il fallut côtoyer sa rive gauche, contre laquelle toute la force de nos rameurs empêchait à peine les vagues de nous jeter. Le vent, la pluie, les rafales subites, rien ne manqua à notre odyssée ; après douze heures d’efforts nous avions à peine fait six lieues, et nous abordions ruisselants à la petite île d’Heransholm, au pied du Folge jeld.
Ce lieu doit être enchanteur quand le soleil éclaire ses hauts sapins et son quai de pierres grises, ombragé de sorbiers. Aujourd’hui nous avons hâte d’entrer dans la maison où un vieux marin et sa femme nous aident à nous sécher. L’insuccès de notre tentative maritime nous fait renoncer à aller plus loin dans le fjord ; nous le traverserons en droite ligne et nous gagnerons Bergen par les montagnes, comme faire se pourra.
Plusieurs voyageurs anglais, parlent avec enthousiasme de l’hospitalité que le prêtre de Vikoër leur a largement offerte. J’aime à croire, pour l’honneur de la véracité britannique, que le fonctionnaire qui occupait la cure en 1847 a été changé. Le fait est que nos marins déposent nos paquets sous le porche d’une maison de bonne apparence qui paraît être la station. La pluie tombe à torrents ; nous demandons du feu pour nous sécher ; les servantes se concertent, nous font attendre une heure, puis enfin ramènent une sorte de bourgeois orné d’une énorme pipe : « Que voulez-vous ? — Du feu pour nous sécher ; nous venons d’essuyer treize heures de gros temps ; nous irons ensuite à Bergen par terre. — Ce n’est pas ici la station (et il nous montre une maison de l’autre côté de la baie à une lieue de là). Je suis le prêtre et je ne reçois pas de voyageurs. — Nous ne demandons qu’à attendre une heure à couvert que la pluie diminue. — Non, non ; allez à la station, ce sera bien mieux. »
En effet, après deux heures passées de nouveau sur le fjord et sous la pluie, nous débarquions à Sandmoën, transpercés, rompus et affamés. Voilà comment certains membres du clergé norvégien, clergé bien doté, bien payé et confortablement logé, entendent les devoirs de l’hospitalité. Il est heureux pour les voyageurs que le paysan n’imite point son curé, car je ne sais comment on pourrait traverser certains districts du pays.
À Sandmoën, tout en maudissant le prêtre de Vikoër, nous nous séchions au grand poële du gjœstgifveren, qui mettait à notre disposition tout ce qu’il avait, pas grand chose il est vrai, car, dans ces vallées si fertiles dont le climat est celui d’Angleterre, et dont les productions sont les mêmes que celles de la Normande, il n’y a pas même de pain.
Notre hôte cherche à nous détourner d’aller à Bergen par terre ; il nous parle de vingt-quatre heures de chemin. Je mesure la distance sur la carte, je trouve six milles ; j’insiste, il finit par se décider et nous trouver trois chevaux, deux guides et un chien. À neuf heures du matin, nous le quittions, comparant sa complaisance et sa franchise honnête avec l’aigreur du prêtre de Vikoër, et nous disions adieu au Hardanger, à ses tempêtes et aussi à ses jolis ports pleins de petits schooners à l’ancre, a ses églises cachées dans les arbres, aux vallées verdoyantes qui viennent déboucher sur ses rives.
À Sandmoën vont aussi cesser les costumes bariolés du Hardanger, les tailles courtes et les jupons rouges des femmes ; de l’autre côté des montagnes, vers Bergen, nous trouverons d’autres types moins lourds, plus gracieux, mais aussi nous ne retrouverons nulle part en Norvége d’aussi solides gaillards, des charpentes aussi robustes que nos guides du Vöring et nos rameurs d’Eidfjord.
La vallée de Sandmoën est fort belle ; elle contient en outre une admirable chute, Ostudfoss, derrière laquelle on peut se glisser par un étroit sentier. Rien d’imposant comme le mugissement des eaux qui tombent du sommet de l’étroite caverne d’où on les contemple. C’est à une lieue de Sandmoën, de l’autre côté du fleuve, qu’on passe à gué, que se trouve Ostudfoss.
Un peu après se dresse au fond de la vallée une énorme croupe en forme de tour, toute couverte de bouquets de bouleaux et de pins épars sur une prairie d’un vert tendre. L’ascension de la montagne prend une heure sous les arbres et par un sentier praticable ; au sommet commence un fjeld interminable qui, pour le moment, est complétement noyé ; des volées de bécassines partent des marais (changés en lacs) qui sont leur demeure habituelle. Les ruisseaux sont devenus des torrents et les torrents des fleuves impétueux.
Les chevaux norvégiens traversent tout cela comme ils peuvent, portant, outre le cavalier, le guide en croupe. Quelquefois l’eau les emporte, mais ils reprennent pied et touchent la rive sans autre accident que des bains un peu trop prolongés.
La traversée du fjeld dura quatre heures, et je crois que, sans leurs chiens, jamais nos guides n’eussent retrouvé le chemin dans les fouillis de bouleaux nains qui couvraient les roches ; de temps en temps on s’arrêtait sous des abris établis là pour les traîneaux qui l’hiver font en quelques heures cette route interminable en été.
En face de nous s’ouvrent trois vallées larges, solitaires, couvertes de grands bois et sillonnées de chutes nombreuses ; au-dessus la neige des fjelds plus élevés se découpe en taches blanchâtres sur le gris uniforme du ciel. De chemin, plus de traces. Un sæter est perché tout en haut d’une roche ; on y grimpe, et, vérification faite, c’est dans un marais qu’il faut s’engager, puis côtoyer un lac débordé, puis traverser une rivière également sortie de son lit, tant et si bien qu’on arrive à un gaard d’assez pauvre apparence et répondant au nom d’Ekeland ; les gens qui l’habitent parlent patois ; au bout d’un quart d’heure on finit par se comprendre ; il s’agit de changer de chevaux ; les nôtres vont s’en retourner ; en aurons-nous de nouveaux ? Un vieux bonhomme, qui lit la Bible dans un coin, se mêle à la conversation ; il veut nous prouver que le chemin est long, le temps détestable, et qu’il vaut mieux coucher sous son toit (une baraque mal jointe encombrée de dix enfants en bas âge). Voyant que l’on ne se rend pas à ses raisons, il finit par dire qu’il a deux chevaux, mais que nos couvertures mouillées étant trop lourdes, il ne faut pas les prendre en croupe et qu’il nous faut rester ici : « Eh bien ! fais-moi un bâton, j’irai à pied ; le cheval portera le bagage… » Un des hommes de la maison, voyant que la ruse naïve ne réussit point, consent à prendre le bagage sur son dos pourvu « qu’on le paye comme un cheval », et nous partons heureux de n’avoir point à passer la nuit dans cet intérieur par trop norvégien.
Le site aux environs d’Ekeland commence à être fort beau, et n’était l’inondation générale qui nous force à monter sur les roches pour éviter les prairies submergées, nous n’aurions pas à regretter d’être venus là. Nous traversons une troisième rivière d’une largeur fort respectable, et nous commençons à descendre une sorte d’escalier qui aboutit au fond d’un vaste cirque sur le versant opposé des montagnes.
Rien de sévère comme l’aspect de ce coin ignoré ou nos guides même ont peine à trouver un chemin : au fond du cirque une chute d’un volume énorme, Braten foss, se précipite d’une hauteur d’au moins cinq cents pieds pour former une petit lac écumant, puis une large rivière que nous traversons un instant après. Pendant deux ou trois lieues le chemin est encore problématique ; c’est dans l’eau que nous marchons, mais la vallée se resserre et devient plus profonde ; le torrent grossi se contente de mugir au fond, et, sur sa rive gauche, que nous atteignons par une passerelle de bois, court un étroit chemin couvert de roches et suspendu sur l’abîme. Les splendides horreurs de l’Heimdal sont dépassées. Cette étroite et profonde vallée, à peine nommée et toujours déserte, gigantesque fissure créée par l’effort des eaux, atteint les limites du sublime.
À l’extrémité elle vient se réunir à une autre arrosée également par un torrent écumeux ; les deux masses se réunissent et forment en tombant la chute de Maar Kolum. Sur la rive gauche de la nouvelle vallée serpente un sentier que nous suivons pendant deux heures, et vers le soir nous arrivons dans des lieux plus civilisés. Un petit bonhomme tout de neuf habillé s’en va gaiement, jambes nues, ses souliers dans la main, et de grosses filles rieuses reviennent des foins ; plus loin est un vrai gaard au bord d’un lac sombre et solitaire.
Il faut encore en côtoyer les rives ; mais la pluie a cessé, et le paysage est si beau, qu’on peut oublier les fatigues de la journée. Le chemin suit une chaussée de roche presque partout recouverte par l’eau ; de temps en temps il faudrait pouvoir rester à cheval, les jambes dans les mains, les brides aux dents, pour n’être point mouillé ; mais l’important est d’arriver. Aussi, vers deux heures du matin, nous saluions avec bonheur la pauvre petite maison de Tosse, juchée au haut de la falaise qui borde la rive méridionale de Samnanger-fjord.
Les gens de Tosse sont pauvres, leur cabane est un galetas ; cinq ou six êtres humains y dorment. Réveillés en sursaut, l’un allume une longue chandelle, et tous d’ouvrir leurs oreilles au récit animé que les trois guides font tout à la fois de leur traversée par le field, des rivières grossies, du chien qui s’est noyé, et de ces Français qui ont perdu la tête, venant on ne sait d’où, allant on ne sait vers quel pôle ; de feu, point. Les discours terminés, une vieille en haillons nous montre le chemin d’un grenier fait de planches disjointes ; deux bottes de paille, dans un cadre de bois, y attendent les rares hôtes de ces lieux ; nous y dormons d’un profond sommeil, à côté de saumons en train de sécher et de morues déjà sèches.
Presque parallèle au Hardanger, le fjord de Samanger s’étend de la paroisse de Sammanger jusqu’à celle de Oos. Deux milles à peine séparent Sammanger de Bergen ; un ballon les traverserait en quelques minutes. L’absence de ce moyen perfectionné de locomotion amène inévitablement le voyageur à rentrer dans le canot national, c’est-à-dire entre deux eaux.
Rien ne repose des impressions désagréables causées par une surabondance d’eau de pluie et d’eau de mer, comme un bon feu, des visages souriants, un gai rayon de soleil par la fenêtre, et aussi la bonne grosse figure du gjœstgifveren de Hatwiken, qui vous assure que, dans une heure, chevaux et charrette vont être prêts, et que le soir vous serez à Bergen.
Je doute que le tronçon de grande route qui court de Oos à Bergen soit très-fréquenté des touristes ; c’est pourtant un beau pays, et le chemin, qui domine de haut les mille replis des fjords, les myriades d’îles dont la côte est ceinte, et au loin la ligne bleue de la grande mer, est certainement un des plus pittoresques de Norvége.
De fort loin on voit Bergen, baignée par les eaux de deux fjords, appuyée sur deux fjelds, Bergen, après Drontheim, la cité classique des rois de la mer, vieille comme les antiques Sagas, riche comme la Hanse dont elle fit partie.
Plus près de la ville, des maisons de campagne, ceintes de grands parcs, arrosés par les torrents qui bondissent du fjeld, montrent, par leur élégance presque somptueuse, que les négociants de Bergen courent parfois le monde et rapportent, qui de France, qui d’Angleterre, toutes sortes d’idées heureuses et d’inspirations artistiques. N’en déplaise à Christiania, Bergen, qui n’a ni palais grec, ni église pseudo-byzantine, Bergen, vue des hauteurs du sud, a presque l’air d’une capitale, et c’est avec un certain sentiment de respect pour l’antique métropole commerçante du Nord qu’on pénètre dans l’avenue de frênes qui lui fait une entrée quasi-royale.
- ↑ Beaucoup de familles norvégiennes tombées en paysannerie ont encore leurs écussons et leurs généalogies intactes. Un savant professeur de Copenhague, qui possède parfaitement l’histoire de notre Normandie, fut étonné de retrouver une conformité entière d’armes entre quatre familles répondant au nom latin de Sylvius Skog en Norvege, du Bois en Normandie, Boice en Angleterre, et Boyis en Suède (branche émigrée d’Écosse au seizième siècle).
- ↑ En Norvége on décore de ce titre tout français les femmes de la classe moyenne.
- ↑ Même aventure est arrivée à M. Bayard Taylor. Il est évident qu’à peu de frais on pourrait faire une route pour arriver par là au Vöringfoss, et que, dans l’état actuel du passage, des guides plus hardis que les lourds paysans du Hardanger frayeraient en quelques heures un sentier dangereux, mais praticable.
- ↑ À l’exposition des beaux-arts de Copenhague, en 1859, un peintre danois avait exposé une vue admirable du fjeld du Vöringfoss. Désespérant de rendre la chute dans toute sa puissance, il avait peint seulement la désolation du fjeld, les petits lacs sombres bordés de bouleaux, et l’horizon blanchâtre du désert, tandis qu’à gauche il laissait deviner l’énorme abîme du Vöringfoss au-dessus duquel planait un grand aigle de lac d’un effet saisissant.