Chronique de la quinzaine - 31 août 1846

(Redirigé depuis Revue scientifique, 1845 - I)

Chronique no 345
31 août 1846


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 août 1846.


Il était convenu que la petite session n’aurait pas, à proprement parler, un caractère politique. Dans le discours de la couronne il n’a pas été question d’affaires. Le roi a adressé quelques paroles gracieuses aux deux chambres, et tout a été envoyé au mois de janvier On a voulu obtempérer sur-le-champ à la prescription de la charte, qui veut qu’après une dissolution une chambre nouvelle soit convoquée dans les trois mois ; mais du reste il n’y avait rien d’urgent à expédier, et dans quelques jours la petite session sera close. D’ailleurs, quelques jours aussi les conseils-généraux vont s’ouvrir, et ils réclament la présence de la plupart des pairs et des députés. Cependant les premières délibérations de la chambre de 1846 avaient un véritable intérêt de curiosité. La vérification des pouvoirs touche à tous les intérêts, à toutes les passions de parti, et les débats qu’elle soulève offrent toujours de piquans indices des tendances, des dispositions de l’assemblée. Nous avions aussi à faire connaissance avec les députés nouveaux, à voir leur attitude Les députés nouveaux convergent, pour la plupart, vers le parti du gouvernement ; ils apportent dans la chambre un dédain assez marqué pour certaines questions politiques, ils se disent avant tout hommes positifs, hommes d’affaires. Quelques-uns d’entre eux arrivent avec l’intention sincère de poursuivre avec ardeur des réformes économiques et financières, des améliorations administratives. Puisse ce beau zèle persévérer ! Quand on professe l’indifférence en matière de questions politiques, il faut au moins se montrer fécond et puissant pour le bien-être matériel.

La majorité, forte tant de ces nombreuses recrues que de son ancienne phalange a été compacte et résolue dès les premiers jours. Elle a porté dans la vérification des pouvoirs des intentions systématiques. Toutes les violations des formalités extérieures de la loi l’ont trouvée sévère. Dans tel collége, le scrutin avait été fermé une heure avant le terme prescrit ; la chambre a annulé l’élection, bien qu’elle eût été faite à une majorité considérable. Les faits moraux ont été appréciés dans un autre esprit. La majorité n’a pas voulu entrer dans l’analyse de touts les élémens qui constituent ce qu’on appelle corruption dans la langue politique ; elle a aussi manifesté la volonté expresse d’éviter une enquête. La majorité a pensé que dans l’appréciation de la corruption tout était arbitraire et périlleux. Où s’arrêter dans une appréciation pareille ? Quelle est la limite qui sépare les sollicitations permises d’une brigue coupable ? Aussi entre les protestations des électeurs et les dénégations des candidats élus, le choix de la majorité n’a pas été douteux ; la majorité a cru sur parole les députés nommés, et elle a validé les élections. La chambre n’avait-elle pas cependant un moyen de contrôler, de vérifier les allégations portées devant elle ? N’avait-elle pas la voie de l’enquête ? c’est précisément ce moyen, cette voie, dont la majorité avait bien résolu de ne plus user. En 1842, la chambre avait ordonné une enquête parlementaire. Une commission, représentant le pouvoir de la chambre, avait entendu plus de soixante témoins ; elle avait cité devant elle des fonctionnaires, des magistrats, des agens du ministère des finances et du ministère de l’intérieur. Tout cela était nouveau, délicat, fécond en collisions qui pouvaient être fâcheuses entre le pouvoir exécutif et la souveraineté parlementaire. Dans plusieurs parties, le rapport de la commission était une sorte de tableau de mœurs où l’on voyait l’électeur cherchant à exploiter son vote, et se tournant vers le candidat dont le crédit et la fortune enflammaient le plus ses espérances. «  Il sortira de l’enquête, disait le rapport en terminant, de graves et sévères leçons. Il importe sans doute de surveiller et de contenir l’autorité quand elle s’écarte de ses devoirs, mais il n’est pas moins salutaire et urgent de réformer les mauvaises passions qui voudraient s’introduire dans la société. » En 1846, sommes-nous meilleurs ou pires qu’en 1842 ? Les mauvaises passions ont-elles gagné où perdu du terrain ? Sur ces questions, une nouvelle commission d’enquête nous eût donné des éclaircissemens auxquels il faut renoncer. La majorité n’a pas voulu d’une investigation qui, dans la dernière législature, lui avait créé des embarras.

Au reste, en validant les élections attaquées, la majorité a été impartiale ; elle n’a pas moins accordé ses suffrages à MM. Benoist et de Renneville qu’à M. le président Mater. Ce dernier a défendu son élection avec une singulière vigueur. On se rappelait, en écoutant sa parole nerveuse, incisive, spirituelle, qu’avant de présider la cour royale de Bourges il était à la tête de son barreau. M. de Renneville n’a pas porté à la tribune l’élan oratoire de M. Mater ; il a exposé les circonstances de son élection avec une sobriété de développemens que soutenait une énergie quelque peu hautaine ; on sent dans l’ancien secrétaire de M. de Villèle la conviction d’un homme de parti. M. de Renneville a dénié à la chambre le droit de s’immiscer dans ce qui avait pu se traiter de confidentiel et d’intime entre lui et ses électeurs : selon lui, la chambre n’est juge que de la régularité des opérations légales. Peut-être ne se fût-il pas exprimé avec tant de fermeté, s’il n’eût été certain, comme il l’a affirmé, que la pièce décisive où étaient consignés certains engagements envers les électeurs n’existait pas, ou plutôt, comme on le disait sur quelques bancs de la chambre, n’existait plus. Quoi qu’il en soit ; dans cette circonstance, aucun principe n’avait été compromis. M. le président Mater a terminé son remarquable discours en déclarant qu’il resterait député pendant toute la durée de la législature. M. de Renneville a surtout argumenté de l’impossibilité où l’on se trouvait de lui rapporter la preuve de l’engagement qu’il aurait pris envers ses électeurs de donner sa démission après deux années d’existence parlementaire. Ces deux députés ne pouvaient reconnaître d’une manière plus explicite qu’il est des conditions que le pouvoir électoral, si entier qu’on le suppose, ne saurait imposer aux candidats.

Quels sont les vrais rapports entre l’élu et l’électeur ? Que reste-t-il de liberté au premier, et jusqu’où s’étend le droit du second de lier son représentant ? Ces questions sont fort délicates, et vouloir les trancher par une règle absolue conduit, nous le croyons, à l’erreur. Il existe assurément un lien moral entre l’élu et ceux qui l’ont nommé : M. le ministre des affaires étrangères n’a-t-il pas été trop loin quand, pour mieux combattre la doctrine du mandat impératif, il a soutenu, surtout dans le débat sur l’élection de M. Drault, que le député, en entrant dans la chambre, était libre de la manière la plus absolue ? Mais alors il n’y a donc aucune obligation, aucun lien entre les électeurs et l’élu ? Ce dernier peut donc à son gré professer des opinions tout-à-fait contraires à celles qui l’ont envoyé au parlement ? Conséquence absurde, car elle frappe au cœur le système de la représentation. Le député n’est ni dans un état d’indépendance complète, ni dans les entraves d’une servitude sans réserve : dans les circonstances importantes, sa loyauté et son bon sens lui marqueront son devoir. Quant à l’électeur, sa souveraineté ne saurait aller jusqu’à mutiler, jusqu’à dénaturer le mandat de l’élu. La charte dit expressément que les députés sont nommés pour cinq ans ; des électeurs ne peuvent violer cette disposition en limitant à une ou deux années la vie parlementaire de leur représentant. Si on leur accordait cette faculté, on arriverait à cet étrange résultat, que le même collège pourrait s’assurer d’avance les moyens d’envoyer à la chambre trois ou quatre députés pendant la durée d’une seule législature. Maintenant que faut-il penser quand l’électeur se borne à imposer au candidat l’obligation de voter dans tel sens sur une question spéciale ? Une majorité de 151 voix contre 134 vient de décider que, dans ce cas, l’élection est nulle. Cette décision est-elle irréprochable ? N’immole-t-elle pas les droits de l’électeur à la souveraineté parlementaire ? Dans le scrutin dont l’élection de M. Drault a été l’objet, on a vu, du reste, plusieurs membres de la politique conservatrice voter contre la solution à laquelle le cabinet paraissait attacher la plus grande importance.

Le scrutin sur la présidence a montré la force de la majorité. Cette force, au surplus, n’avait été contestée par personne ; elle avait été hautement reconnue à la tribune par les orateurs de l’opposition, par MM. Duvergier de Hauranne et Billault. Pendant que M. Sauzet réunissait 223 voix, M. Odilon Barrot n’en obtenait que 98. Les scrutins pour les vice-présidens et les secrétaires n’ont pas été moins significatifs.

Nous parlions tout à l’heure de ce qu’avait fait et pensé la chambre, en 1842, sur la question d’une enquête parlementaire ; si, sur d’autres points, nous comparons encore 1842 et 1846, nous trouvons de singuliers contrastes. Les élections de 1842 eurent lieu quelques jours avant la déplorable catastrophe du 13 juillet : elles donnèrent à l’opposition, sinon le triomphe décisif d’une majorité numérique, du moins une égalité de forces qui était une vraie victoire morale. Il y eut cette impression générale, qu’en face d’un pareil résultat le maintien du cabinet était presque impossible ; mais, par le coup cruel de la mort du prince royal, tout changea. Les chambres convoquées n’eurent plus à délibérer sur la politique du ministère, mais sur les destinées futures de la monarchie. On fit trêve aux luttes de parti, aux guerres de portefeuille, pour travailler d’un commun accord à raffermir l’état ébranlé. C’est alors que la loi de régence, loi de prévoyance et d’organisation, prit place dans notre droit public à côté de la Charte ; moment d’union trop court entre les partis et les hommes politiques, mais qui, du moins, porta ses fruits, époque mémorable où le centre gauche et son chef apportèrent au gouvernement un si puissant concours, et rendirent à la monarchie des services trop oubliés. Pourquoi la gauche ne suivit-elle pas alors l’exemple qui lui était donné ? Si elle eût marché dans cette voie, elle aurait aujourd’hui plus de force et de crédit ; Cependant, quelques mois après, les chambres revenaient avec les préoccupations les plus sérieuses, notamment sur les questions étrangères. Si le ministère, trouva, une majorité dans le parlement, il dut la conquérir par les plus énergiques efforts, par des engagemens solennels pris à la face des chambres de suivre la politique qu’elles lui indiquaient. Nous ne songeons point à refaire ici l’histoire de la législature de 1842 ; mais qui ne se rappelle les débats ardens et profonds, les amendemens équivalant à une véritable censure, enfin les majorités équivoques qui mirent si souvent le cabinet en péril ? Aujourd’hui le ministère songe avec une satisfaction intime qu’il n’a plus à craindre de parei1les épreuves, et il trouve dans le présent les plus grands motifs de sécurité. Ces motifs, il en faut convenir, sont réels. L’animation politique que nous avons constatée dans les élections et dans la législature de 1842 est presque éteinte.

Bien des causes ont contribué à amortir les sentimens et les tendances qui dominaient il y a quatre ans la principale est la surexcitation de l’industrie, dont le triomphe a été d’autant plus complet qu’il avait été longuement préparé. Ce n’est pas d’hier, c’est il y a dix ans qu’on appréciait déjà toute l’importance des grands travaux publics, des vastes spéculations, enfin des chemins de fer. Des différens cabinets qui tour à tour ont pris les affaires, les uns ont duré trop peu, les autres ont rencontré trop d’obstacles pour pouvoir mener à bien ces grandes et nouvelles questions de l’industrie. Sur ce point, comme sur d’autres, la fortune a favorisé le ministère du 29 octobre. Il a profité des tâtonnemens de ses prédécesseurs, de leurs échecs, de la maturité de la question. Ces chemins de fer si débattus, si attendus, si désirés, il les a eus entre ses mains ; ç’a été un instrument, une diversion. Capitalistes, spéculateurs, agioteurs, grands propriétaires, petits rentiers, toutes les classes enfin, depuis le banquier jusqu’à l’homme de lettres, se sont jetées sur cette proie, qui du reste a trompé bien des convoitises, et l’on voudrait qu’une préoccupation si générale, si unanime, n’eût pas pesé de tout son poids sur l’esprit public pour en changer, pour en altérer les dispositions ! A-t-on le temps, a-t-on l’humeur de s’occuper des affaires du pays, quand on attend avec une impatience fiévreuse la cote de la Bourse, pour savoir si l’on a triplé ou perdu ses capitaux ?

C’est ainsi que l’industrie a tué, pour un temps, la politique en appelant à elle toutes les pensées, toutes les passions. Nous n’avons ni enthousiasme ni anathèmes pour un fait incontestable ; il faut accepter comme tout ce qui est nécessaire. Il est dans le génie et la destinée de notre pays de passer par les situations les plus diverses et de les épuiser. Il y a quinze ans, nous vivions dans l’effervescence qui accompagne toujours une révolution ; la France était possédée de l’exaltation démocratique, et l’opposition était à la mode. Il était même de bon ton de railler les hommes prudens et positifs qui demandaient à la société de se calmer, de se raffermir sur sa base, et de travailler à son bien-être. Aujourd’hui la mode est ailleurs, elle a passé avec la victoire du côté de l’industrie, et la réaction, comme il arrive toujours, est extrême. C’est la politique qui est devenue l’objet d’un dédain parfois cynique. Les générations nouvelles débutent dans le monde avec le mépris des sentimens qui faisaient battre le cœur de leurs pères ; on ne saurait plus les accuser d’être révolutionnaires, elles naissent gouvernementales. Ainsi va le monde, ainsi la vie d’une société se compose de passions et de phases contradictoires heureusement cette vie est longue, elle a la puissance d’user bien des erreurs, et d’épurer au creuset du temps tout ce qui est excessif, exagéré.

Notre époque a ses avantages comme ses inconvéniens, et il ne faut pas plus l’envisager avec désespoir qu’avec un optimisme sans restrictions. Il y a plus : elle impose aux hommes politiques, qu’ils soient aux affaires ou dans l’opposition, des devoirs dont la négligence serait funeste. Si nous considérons d’abord la majorité, nous la voyons, dès le début de cette législature, dans une situation plus forte qu’au commencement de la chambre de 1842. Il y a quatre ans, la majorité se cherchait ; elle se forma laborieusement, et pour ainsi parler, sous le feu de l’ennemi. Aujourd’hui, dès le début, elle se trouve constituée ; elle triomphe avant d’avoir combattu. Une si éclatante prospérité » impose des devoirs sérieux. À l’intérieur, rien ne saurait empêcher la majorité de prendre l’initiative d’utiles combinaisons ; elle sait bien que, dans la voie des réformes, elle ne peut être entraînée plus loin qu’elle ne voudra, puisqu’elle est maîtresse du terrain, et n’a pas besoin d’auxiliaires. Dans les questions politiques, dans tout ce qui touche à nos relations extérieures, nous espérons que la majorité ne partagera pas l’indifférence que voudraient lui inoculer certains esprits. Si cette indifférence venait à prévaloir, elle serait dans nos mœurs publiques un symptôme bien plus triste que tous les faits de corruption électorale. En Angleterre, la corruption électorale à de bien autres proportions que parmi nous. Il y a quatre ans, un rapport du comité d’enquête de la chambre des communes a constaté que la victoire restait presque toujours aux candidats qui dépensaient les sommes les plus fortes. Contre de pareilles habitudes, il y a chez nos voisins un puissant antidote, l’esprit politique. On a remarqué, il y a long-temps, que les bourgs-pourris avaient envoyé à la chambre des communes les plus grands hommes parlementaires de la Grande-Bretagne De l’autre côté du détroit, cette corruption n’exerce pas d’influence au-delà des hustings, elle s’arrête au seuil de la chambre des communes ; elle n’atteint pas la vie parlementaire. La chambre de 1846 vient de se montrer indifférente aux faits de corruption qui ont été dénoncés devant elle ; elle a imité en cela le parlement anglais, qui a rejeté, il y a quelques années, les mesures qu’on lui proposait dans l’espérance de changer sur ce point les mœurs britanniques. On se rappelle en effet que whigs et tories furent unanimes pour repousser les innovations pénales réclamées par M. Roebuck, qui se trouva en Angleterre le seul ennemi sérieux de la corruption. Puisque la chambre de 1846 na pas voulu plus que le parlement anglais sévir contre certains scandales, qu’au moins, à son exemple, elle garde cet esprit politique qui fait la force, la dignité des et sans lequel la représentation nationale ne serait plus qu’une vaste agence d’affaires locales et particulières. Il y a, dans le sein de la majorité, des hommes sérieux, désireux du bien, jaloux de l’humeur du pays : il leur appartient de lutter contre les mauvaises pentes qu’ils pourraient remarquer dans leur propre parti, de ne pas s’abandonner à cette pensée d’égoïsme et d’inertie qui professe que, pour tout conserver, il suffit de ne rien entreprendre.

Le ministère est heureux, et vraiment le moment est assez mal choisi pour lui offrir des conseils. Il voit dans l’atmosphère politique une sérénité si calme et si profonde, qu’il ne saurait imaginer à quel endroit de l’horizon pourrait paraître quelque sombre nuage. S’il éprouve aujourd’hui quelque embarras, c’est de ne plus avoir d’obstacles devant lui. Il a une liberté entière d’action et de mouvement dont il lui sera demandé compte, et voilà l’inconvénient d’un triomphe si complet. Même avant que l’urne électorale eût parlé, M. le ministre des affaires étrangères a reconnu au banquet de Lisieux que le temps avait marché et imposait au cabinet des obligations nouvelles. La victoire, loin d’obscurcir cette vérité, l’a rendue plus impérieuse. Nous nous rappelons que, dans les derniers temps du ministère du 11 octobre, plusieurs membres de ce cabinet, où siégeait M. Guizot, trouvaient qu’après être sortis vainqueurs des longues luttes qu’ils avaient soutenues, leur présence aux affaires n’avait plus d’objet, et ils quittèrent le pouvoir non-seulement sans chagrin, mais avec une sorte d’empressement. Aujourd’hui, dans le cabinet du 29 octobre, on n’éprouve pas la même satiété ; on a la ferme volonté de suffire à une nouvelle carrière. Cette ambition n’est pas blâmable en soi, et elle ne peut être jugée que sur des résultats. Désormais ce n’est plus la durée du ministère qui est en question, mais sa valeur politique. Quels seront ses rapports avec la majorité ? Lui donnera-t-il l’impulsion ou la recevra-t-il ? Quel sera son choix entre les deux tendances qu’il doit remarquer autour de lui, la passion du statu quo, le goût des améliorations ? Il y a dans le cabinet des hommes assez éclairés pour apprécier tout ce que réclament les progrès du temps, les besoins du pays ; mais, auront-ils la résolution nécessaire pour mener à bien des mesures qu’ils tiendront pour opportunes, pour utiles ? Cette question n’est pas hors de propos quand on se rappelle ce qui se passait il y a quatre ans au sujet de l’union franco-belge. Plusieurs ministres paraissaient frappés des avantages et de la nécessité de cette grande mesure, notamment M. Lacave-Laplagne et M. Guizot. M. le ministre des finances s’était livré à un examen qui l’avait convaincu que l’industrie française n’avait vraiment rien à craindre d’une association commerciale avec nos voisins ; Il y a eu un moment où M. Guizot attachait la plus haute importance au triomphe de l’union ; il y voyait un résultat dont sa politique aurait pu être fière. Cependant on se décida à ajourner indéfiniment ce grand projet. Pourquoi ? parce que plusieurs députés avaient pris l’alarme, parce que, sans attendre l’ouverture du parlement, ils s’étaient rassemblés et avaient protesté contre l’alliance commerciale de la Belgique et de la France. C’est devant une pareille réunion sans qualité et sans caractère que nous avons vu le cabinet reculer et abandonner un dessein publiquement avoué. Il est vrai qu’aujourd’hui le redoutable M. Fulchiron ne siège plus à la chambre des députés. Toutefois il est permis de souhaiter que le cabinet ait à l’avenir plus de fermeté contre ceux de ses amis qui voudraient s’opposer aux améliorations, aux mesures qu’il pourrait concevoir. Peut-être l’impôt sur le sel fera-t-il à lui seul les frais de toutes les réformes.

L’opposition a devant elle un avenir laborieux et sévère. Elle n’a pas cherché à atténué les échecs qu’elle avait éprouvés ; elle a mis plutôt une sorte de fierté à proclamer que le résultat des élections la plaçait pour long-temps en dehors de toutes prétentions au pouvoir. C’est dire en même temps qu’elle ne permet pas à la fortune d’ébranler ses opinions, et qu’elle est plus que jamais résolue à les défendre, à les soutenir. Cette attitude l’honore et doit lui mériter l’estime de ses adversaires. L’opposition reproduira sa motion sur les incompatibilités ; elle tirera même du plus grand nombre de fonctionnaires qui occupent aujourd’hui les bancs de la chambre un argument nouveau pour prouver qu’il faut faire par la loi ce qu’on ne peut obtenir des mœurs. Un projet de réforme électorale servira de complément à la doctrine des incompatibilités. On voit que l’opposition est déterminée à une lutte, de principes par laquelle elle espère éclairer et convaincre le pays. Pour soutenir cette lutte, les talens ne lui manquent pas. Elle sera sinon triomphante, du moins respectée et utile, si à la fermeté elle joint la modération et un sentiment vrai de l’état moral de la France. Qu’elle se garde surtout de toute assimilation fausse avec ce qui s’est passé sous la restauration. Jamais époques ne furent plus différentes que les dernières années du règne de Charles X et le temps présent. Il y a vingt ans, on était plein d’ardeur et d’illusions ; on prêtait au gouvernement représentatif librement pratiqué une puissance morale que peut-être il n’a pas, on s’imaginait qu’après avoir brisé l’obstacle qui gênait l’élan du pays, tout serait pur, grand et beau. Nous devions entrer dans la république de Platon ou dans le royaume de Salente. L’obstacle fut renversé, une dynastie malhabile disparut dans la tempête, et la libre exécution de la charte fut conquise d’un seul coup. Nous savons maintenant par les faits ce que produit la pratique du régime représentatif, un mélange de bien et de mal. La carrière est ouverte pour les mauvaises passions comme pour les bonnes. Croire qu’après une telle expérience on pourrait faire appel à l’effervescence, à l’enthousiasme d’il y a vingt ans, ce serait s’abuser et s’exposer à de graves mécomptes. Que l’opposition soit de son temps, et ne cherche pas ses inspirations dans des souvenirs historiques, elle est nécessaire au pays, elle est un des élément indispensable de notre civilisation politique, et pour notre compte nous regretterions vivement les erreurs qui compromettraient d’une manière sensible son autorité morale.

La cour des pairs a jugé le triste insensé qui avait voulu contrefaire le régicide. On a été généralement choqué de voir ce prétentieux idiot occuper pendant trois jours l’attention d’une grave assemblée.

Le parlement anglais a été prorogé au 4 novembre prochain, après une session de deux cent dix-neuf jours. Cette longue session, si solennellement ouverte par sir Robert Peel, a été close par un ministère whig, successeur encore mal affermi d’un homme d’état dont la chute volontaire a été une sorte de triomphe. Le discours que lord John Russell a mis dans la bouche de la reine exprime l’espérance que l’admission plus libre des produits des pays étrangers sur le marché anglais augmentera le comfort et améliorera la condition de la grande masse du pays ; il : se termine par cette pensée, qu’il faut combiner l’obéissance à la loi avec le désir du progrès social. Ainsi, en Angleterre comme en France, on proclame que c’est un devoir de s’occuper du bien être des peuples et d’imprimer à la société un progrès régulier. Aujourd’hui l’aristocratie britannique met son honneur et sa politique à professer ces principes ; elle comprend qu’elle ne peut elle-même se maintenir qu’en acceptant le mouvement, à la condition de le régler. Les affaires extérieures de l’Angleterre sont très brièvement mentionnées dans le discours prononcé au nom de la reine ; nous y avons seulement là que les prétentions rivales de l’Angleterre et des États-Unis au sujet de I’Orégon ont été réglées d’une manière compatible avec l’honneur national. Sur ce point, lord Palmerston s’est hâté de ratifier le traité qui était l’ouvrage de lord Aberdeen Il déclare que l’Angleterre doit être on ne peut plus contente de ses relations actuelles avec les États-Unis. Quand on songe aux éventualités que pourra offrir offrit la question du Mexique, il est permis de croire, à ce langage, que c’est un parti pris de la part de la politique anglaise, de se tenir pour satisfaite, quelque chose qui arrive du côté de l’Amérique. C’est bien. Nous ne blâmons pas cette modération seulement nous espérons que lord Palmerston n’aura pas à l’égard de la France un esprit moins conciliant. Cependant, s’il fallait en croire certains bruits, Palmerston aurait repris, à l’occasion des affaires d’Espagne, ses procédés hautains envers le cabinet français. Est-il vrai qu’il aurait déclaré à M. de Jarnac que non-seulement il maintenait le veto de l’Angleterre prononcé par son prédécesseur à l’égard de M. le duc de Montpensier pour la main de la reine d’Espagne, mais qu’il l’étendait à tout projet d’union du prince français avec l’infante, sœur de la reine ? Cette déclaration aurait vivement blessé le chef de la dynastie de 1830, qui n’en aurait pas caché son mécontentement profond. Si lord Palmerston revenait envers la France aux dispositions qui l’ont animé en 1840, il prendrait sur lui une grave responsabilité. Il ferait aussi penser qu’il ne se rend pas bien compte de la force actuelle de la France, et il se donnerait l’inexcusable tort d’apporter de nouveaux obstacles à l’affermissement d’une alliance à laquelle est attachée la paix du monde.


REVUE LITTERAIRE.




Poésies nouvelles

Dans le monde intellectuel où nous vivons, s’il est une chose qui, malgré tout, appelle naturellement les plus sérieux et les plus purs hommages, c’est la poésie, — la poésie dans sa haute et grande expression ; et ces hommages ne consistent pas dans un chétif éloge, dans une froide et vulgaire estime : l’admiration est le sentiment qui doit répondre et qui répond en effet à toute œuvre de génie poétique. L’admiration est pour la poésie une justice et en même temps un besoin. Elle est comme le souffle qui active et agrandit cette flamme sacrée, et, pour celui-là même qui l’éprouve, n’est-ce pas la plus noble passion ? n’est-ce point un entraînement qui porte avec lui son prix par ! es joies qu’il éveille, par la satisfaction qu’il laisse dans l’ame ? L’esprit est heureux d’admirer comme le cœur est heureux d’aimer. Cette faculté d’enthousiasme si digne d’envie est, en outre, la force intime de la critique. Nul ne désavoue ce qu’il y a de doux et de fécond tout à la fois, dans l’admiration ; mais la question est de savoir dans quelles limites se doit produire ce sentiment généreux, quelle loi doit le diriger. L’administration est-elle une sorte de fétichisme, d’idolâtrie à l’égard de certains hommes ? Toute discussion qui les touche devra-t-elle passer pour une hérésie, toute restriction pour une injure ? Si la nature, par un jeu bizarre, a mis des difformités sur la face de Mirabeau, faudra-t-il voir aussitôt dans ces difformités les signes de la beauté souveraine ? Devra-t-on s’agenouiller devant les faiblesses elles-mêmes des plus grands poètes et inventer des théories qui les justifient ? S’il en était ainsi, à quoi se réduirait le jugement des œuvres de l’esprit ? A une louange systématique qui donnerait naissance à une censure non moins aveugle ; ce serait d’un côté le dithyrambe, de l’autre la diatribe, et nulle part la vérité Non, une saine critique ne se laisse point aller à ces aveugles passions. Elle sait garder sa liberté même en face d’un homme de génie, marquant ses imperfections auprès de ses grandeurs, ses défaites passagères auprès de ses succès ; elle ose croire que la Chute d’un Ange ne vaut pas les Méditations que les Voix intérieures n’égalent pas les Feuilles d’automne, qu’Angelo et les Burgraves ne sont pas le dernier mot de la réforme dramatique moderne, et cette liberté donne plus de poids encore à son admiration lorsqu’elle l’exprime. La critique, elle aussi, a la notion du beau ; elle entrevoit l’idéal que poursuit la poésie, et pourquoi ne lui serait-il pas permis de confronter à cet idéal les hommes et les œuvres, de discuter, au point de vue de cette règle suprême, avec le poète le mérite de sa pensée et de l’expression qu’il lui donne ? C’est ainsi que s’accomplit le progrès littéraire sans qu’aucune des facultés de l’intelligence humaine ait à souffrir.

Ce qui est vrai dans ces régions élevées, ou la poésie et la critique se rencontrent dans leur plus solennel effort, l’est aussi, en changeant les termes, dans une sphère plus humble. C’est au génie seulement qu’est due une admiration éclairée et libre. Il est un autre sentiment que doivent éveiller les essais, les tentatives d’un rang plus modeste, les premiers chants de celui qui met le pied sur le seuil littéraire : c’est une sympathie sincère et attentive, sympathie d’autant plus naturelle aujourd’hui que la fidélité à la poésie est un dévouement méritoire, tant le cours des choses détourne des rêves désintéressés, des délicatesses de l’art, tant les sollicitations de la cupidité sont puissantes ! Et puis là, parmi cette foule obscure et sans gloire, se trouve aussi peut-être le jeune poète qui sera demain un homme de génie. Il faut donc accueillir ceux qui entrent dans l’arène de la poésie ; mais ici se pose encore la question de savoir quelle inspiration doit guider cette sympathie pour qu’elle soit efficace. Est-ce à dire que, par une complaisance plus cruelle cent fois que la sévérité la plus dure, il faille venir au secours de toutes les petites vanités en travail, de toutes les puérilités maladives, même des médiocrités honnêtes qui usurpent le nom de la poésie, et répéter l’antique macte anima à chaque rimeur qui aura mis en vers ses quinze ans ou aura exactement cousu ensemble les souvenirs d’une lecture de la veille ? Ce serait une sympathie trop commode et trop large, funeste pour ceux qui en seraient l’objet, injuste a l’égard de ceux qui se séparent déjà de la foule et se révèlent par quelque trait inattendu, puisqu’elle tendrait à les confondre dans l’insignifiante mêlée des poètes de hasard. Certes, ce n’est point là le sentiment que peut éprouver la critique. À ceux qui laissent voir une réelle aptitude au milieu des hésitations du début, elle doit mieux qu’un éloge banal ; elle doit des avertissemens, ce qui est une manière de se montrer sympathique. Et la rigueur pour les faiblesses qui s’exaltent, pour les impuissantes orgueilleuses, pour les imitations parasites, n’est-ce point aussi de la sympathie pour la poésie ? n’est-ce point un devoir de replacer sans cesse la muse au-dessus des atteintes vulgaires comme une beauté invisible à laquelle seules peuvent aspirer les bonnes et généreuses natures ? La critique qui n’abdique point sa liberté devant les génies reconnus se ferait-elle la complice des illusions d’un jeune amour-propre qui fatigue la renommée de ses désirs ? Assurément, son premier but n’est pas de monnayer la gloire afin d’en avoir pour toutes les vanités enfantines.

Ces pensées reviennent inévitablement à l’esprit lorsqu’on s’arrête à cette multitude de livres de poésies qui viennent au jour et tentent la périlleuse épreuve d’un jugement publie. Tandis que les grandes œuvres qui pourraient exciter une admiration salutaire et relever le niveau de l’art diminuent, ceux-là se multiplient ; ce sont comme des étoiles du ciel poétique, plus nombreuses que les soleils. Les uns paraissent et s’effacent à la même heure, et on n’a pas même le temps de leur adresser ce mélancolique adieu qu’on dit aux enfans qui ne sont pas nés viables ; les autres retiennent un instant de plus, soit qu’ils résument plus particulièrement les défauts de ce tiers-état de la poésie, soit, par une rare fortune, qu’on y découvre quelques germes heureux qui pourraient s’agrandir. De toutes façon, c’est là que se peut exercer cette sympathie dont je parlais, — sympathie sévère, sans complaisance, et au besoin rigoureuse, mais rachetant sa rigueur par une inépuisable attention. Au nombre des mérites de la critique qui lui seront comptés sans doute, et que la poésie ne soupçonne guère, on ne met pas le dévouement qu’il faut pour passer à se former des espérances toujours trompées, à poursuivre une inspiration introuvable, le temps qui suffirait à lire une page d’Homère ou de Dante. Il est plus d’un jeune poète qui a tort —certainement de médire du critique ; il a en lui un lecteur, — ce qui est souvent une perspective à laquelle il ne pouvait s’attendre. Et par quoi est payé le critique ? Par quelque sincère promesse qu’il surprendra et dont il se garant, par quelque lueur véritable qui finira par briller à ses yeux après de trop infructueuses recherches.

Il se mêle ainsi toujours un peu d’espoir à la défiance de celui qui juge. C’est ce qui le soutient et le pousse sans cesse à des expériences nouvelles au risque de déceptions chaque fois plus cuisantes, à recommencer son voyage à travers ce monde inexploré, jusqu’à ce qu’il en puisse rapporter un rameau vigoureux et odorant. — M. Foussier peut être compté aujourd’hui au nombre des plus récens débutans poétiques. Il a publié un livre, — Italiam, — tout imprégné des chaudes senteurs de l’Italie. Le jeune auteur n’a pas touché vainement cette terre féconde, fière encore aujourd’hui d’avoir deux fois illustré le monde, de posséder deux antiquités, l’antiquité de Virgile et d’Horace et l’antiquité de Dante et de Pétrarque. C’est au soleil de Naples que se sont échauffés ses vers. Hélas ! il est difficile de mettre son inspiration à la hauteur de la gloire de l’Italie aussi bien qu’au niveau de ses malheurs ; ce n’est pas une petite entreprise que de chercher à dérober à son ciel ses reflets merveilleux. M. Foussier le tente quelquefois, mais sans suite. Ce titre d’Italiam, en effet, donne l’idée d’un livre bien différent, d’une sorte d’épopée italienne qui serait possible encore, même après le Pianto. C’est une tâche élevée, que l’auteur ne paraît pas avoir entrevue. Ce titre trompe, et ne cache qu’un recueil de quelques poèmes, tels que Diva Stella, Lycoris, le Géant, la Pologne, et de quelques poésies fugitives inscrites sous le nom de Fantaisies. Diva Stella est la tragique histoire, mêlée de digressions infinies sur toutes choses, racontée en rhythmes de tout genre des tristes amours d’une jeune Napolitaine et d’un jeune pâtre, — amours condamnées qui vont un soir s’ensevelir dans la mer soulevée par la tempête, aux feux d’une éruption volcanique. Lycoris est un fragment antique plus peut-être d’intention que par le fait même. L’inspiration est plus intime ou plus moderne dans les autres sujets choisis par l’auteur. En réalité, Italiam brille plus par quelques détails que par l’ensemble. Il est des parties où éclate un vrai sentiment poétique, où le style est plein d’animation et de couleur. Les meilleurs vers de M. Foussier sont peut-être ceux-ci sur le souvenir :

Et l’homme, pour un jour dépouillant les années,
Croit voir des premiers ans les fleurs si tôt fanées
Renaître autour de lui, fraîches comme au matin
Où le vent de l’espoir caressait leur essaim.
Ce n’est point une erreur… il les voit ! « Ce sont elles !
Des vieux champs du passé, roses toujours nouvelles ! »
Il s’approche ; sa main veut les cueillir encor…
Sa main ne trouve, hélas ! que roses et poussière,
Dont le prisme des ans colorait la chimère.
Elles tombent, car nul ne peut cueillir deux fois
Les fleurs que sa jeunesse arrachait à ses bois…

Elles tombent, et de ces fleurs flétries se dégage un parfum qui a nom le Souvenir. Mais à côté de ces vers, qui ne sont pas sans valeur, quelle multitude d’incorrections, sans compter même les infidélités de la rime ! Combien la pensée est obscure, creuse, impuissante à se produire, décousue ! M. Foussier maltraite fort, dans sa préface, l’esprit de l’ordre ; c’est, à son avis, l’esprit de ceux qui n’en ont pas d’autre. Je crois bien plutôt que ce doit être l’esprit de ceux qui en ont un autre. C’est le complément indispensable du talent national. L’ordre dans l’invention poétique, c’est la logique ; dans le langage, c’est la clarté. Il ne paraît pas que cela porte bonheur d’en médire. Voltaire prétendait que cela portait malheur de mal parler de Boileau ; mais Voltaire avait cet esprit de ceux qui n’en ont pas d’autre.

Une chose doit surtout frapper dans Italiam comme indice de l’état de certains esprits inexpérimentés aujourd’hui, c’est le penchant à confondre et à réunir dans un tableau discordant tous les genres d’inspiration. Ils reproduisent sans maturité et sans réflexion, dans leurs essais, les tendances les plus diverses. C’est ainsi que M. Foussier, dans une Étude qui vise à la couleur antique, mêle des digressions sur la mission sacerdotale du poète dans ce siècle et sur les tortures qu’il supporte dans la poursuite de l’idéal, ce qui est, je pense, aussi peu antique que possible. De là une incohérence choquante, un tumulte d’idée contradictoires, une confusion qui est la véritable image du chaos. Que l’auteur se prémunisse contre cet écueil, qu’il se garde surtout de cette pensée, funeste au point de vue moral aussi bien qu’au point de vue littéraire, que le poète peut aller indifféremment frapper à toutes les portes, demander des inspirations au mysticisme et à l’athéisme. Le poète ne fait qu’exprimer l’homme ; or, est-il indifférent pour l’homme d’introduire dans son ame toutes les croyances, de faire fumer son encens au pied de tous les autels, ou même de croire et de ne pas croire tout à la fois ? C’est bien là le chaos, je le disais ; n’est-ce point ressembler à ces singuliers logiciens que M. Cousin prétendait avoir vus « lui contester le matin les preuves les plus solides et les plus autorisées de l’existence de l’ame et de Dieu et lui proposer le soir de le faire voir autrement que par ses yeux, de le faire ouïr autrement que par ses oreilles… » L’auteur d’Italiam, par le talent qu’il montre dans certaines pages de son livre, est digne d’imprimer un autre essor à son imagination, de purger son esprit de ces incertitudes et de ces rêves stériles, pour arriver à de meilleures fins.

Si M. Foussier est nouveau venu pour nous, s’il date ses essais d’hier, M. Reboul est, peut-on dire, un vieil athlète de la poésie. Il faut s’entendre sur ce mot : le poète de Nîmes n’a terrassé aucune école ni fait triompher aucun système littéraire ; mais il y a vingt ans déjà qu’il fit cette touchante élégie de l’Ange et l’Enfant, d’où lui vint sa renommée. C’est alors que M. de Lamartine lui dédiait le Génie dans l’obscurité, l’associant ainsi au prestige de sa gloire. Flatteuse promesse ! M. Reboul a-t-il justifié les fiers augures qu’on tirait de lui ? Il a publié, il est vrai, plusieurs volumes ; à ses vers lyriques il a ajouté un poème, — le Dernier Jour, — visant à une plus grande élévation. Le succès est allé au-devant de lui ; mais sa position n’a-t-elle pas provoqué ce succès autant que l’éclat de son talent ? Il est certain que beaucoup de vers ont paru qui valaient les siens et qu’i n’ont pas eu la même fortune. Aujourd’hui ce sont les Poésies nouvelles, qui seront jugées vieilles, je le crain. L’auteur ne s’y expose-t-il pas lui-même, en avouant que c’est une addition, un inventaire de sa vie poétique qu’il fait ? Or, ces inventaires peuvent avoir un charme puissant lorsqu’ils viennent d’un homme de génie ; mais qui n’est pas maintenant un homme de génie ? Toujours est-il que les Poésies nouvelles portent la marque de leur orgine, et qu’elles ne sont pas à la hauteur des autres ouvrages de M. Reboul. Pour tout dire, c’est fort médiocre. Il y a des vers qui ne diffèrent pas sensiblement de la prose, et M. Reboul n’a dû céder qu’à des sollicitations bien impérieuses pour publier des vers comme ceux-ci qu’une bergère adresse à un papillon :

C’est bien de ne pas t’effrayer
D’une jeune fille novice ;
C’est elle qui va supplier
Et te demander un service.

Les poésies religieuses sur la Passion et la Madeleine aux pieds du Christ sont également au-dessous du sujet, et, avec la meilleure volonté, on ne peut dire qu’il fût d’un vif et pressant intérêt de chanter la Défaite de Sennacherib. M. Reboul a mis plus de poésie dans quelques autres morceaux, ans la Parole humaine, qui certes ne pouvait être mieux dédiée qu’à M. Berryer, dans les vers sur Sigalon, ami du poète et peintre regretté, mort dans sa lutte avec Michel-Ange, en copiant le jugement dernier. Une des pièces où il a mis plus d’animation et de verve, c’est une chanson à un poète parisien qui l’appelait dans les rangs démocratiques ; M Reboul refusait vivement cet honneur. C’est qu’en effet l’auteur de l’Ange et l’Enfant n’est point du tout un poète populaire ; rien dans ses vers ne décèle que la main d’un ouvrier les a tracés. Peut-être s’est-il ravi des ressources naturelles en dépouillant, pour ainsi dire le vieil homme, en paraissant oublier des habitudes qui auraient pu féconder son inspiration et lui donner une originalité plus saisissante ; mais, en compensation, il a eu du moins un mérite : il a su éviter la faiblesse de se faire l’écho de haines désormais injustes contre les inégalités sociales. C’est là ce qu’il faut reconnaître, quelque jugement qu’on porte d’ailleurs des productions nouvelles de M. Reboul.

Dans cette route heureuse de la poésie, on est toujours sûr de rencontrer des femmes que tente l’appât brillant de la gloire littéraire et qui s’élancent à l’appel de la muse. Natures plus faciles à s’émouvoir, plus promptes à laisser éclater leurs chants, comme les harpes qui vibrent au premier souffle, à qui siérait-il mieux de reproduire ce qu’il y a de délicatesse, de sensibilité dans l’ame et ces mille secrets de la passion qui donnent la vie à la poésie ? Elles aspirent aussi à prendre rang parmi les représentans de l’inspiration moderne. A part ce grand poète de la prose qui laisse s’égarer son inspiration sans la perdre, et qui pourrait encore, s’il le voulait, être tout puissant par la force d’un génie naturel, à part ces talens distingués, — Mme Tastu et Mme Desbordes-Valmore, — combien de jeunes femmes ont tenté les mêmes voies, et combien aussi parmi elles ont pu voir bientôt qu’elles avaient trop compté sur la vertu de leurs espérances, qu’elles n’avaient point assez mesuré leurs forces, et qu’elles étaient allées au-devant de mortelles déceptions ! Mme Rostand vient ajouter son nom sur cette liste, qui ne menace pas de se clore. Elle appelle modestement son livre les Violettes et elle raconte, elle aussi, ses jeunes rêves, ses impressions, ses souvenirs, qui n’ont pas eu le temps de se fixer encore, et ses désirs, qui ont tout l’horizon de la vie devant eux. Certes, c’est une inspiration honnête et douce ; mais les Violettes frappent-elles par quelque trait saillant ? Y a-t-il même l’originalité d’une grace modeste, comme le titre le laisse penser ? Mme Rostand admire sincèrement M. De Lamartine, et sa poésie est le fruit de son admiration. Chaque pièce est un reflet vague, affaibli, des Méditations ou des Harmonies ; c’est comme une pure lumière qui nous arrive à travers une double gaze tendue devant nos yeux : le rayon intercepté s’effacet et pâlit, mais derrière on voit briller dans sa plendeur le soleil d’où il vient. C’est donc avec raison que, dans une chaleureuse préface, M. Janin envoie à M ; de Lamartine ce livre comme son bien ; mais c’est trop dire vraiment de le signaler à son admiration et de lui promettre un rang entre les poètes toujours relus par l’auteur de Jocelyn. Il est toujours une chose qu’il est permis de ne point abaisser, même devant une femme jeune et belle, c’est la poésie. M. Janin pouvant, il me semble, faire un éloge plus juste de Mme Rostand : n’était-ce point assez de distinguer une certaine grace très douce et une élégance naturelle qui percent sous l’imitation dévouée et fidèle du maître illustre auquel la jeune poète doit sa première inspiration ?

C’est surtout pour avoir voulu rompre avec les puérilité monotones d’un genre trop exclusivement personnel, que l’auteur de la Chronique rimée de Jean Chouan mériterait des éloges. M. de Gobineau a fui avec raison le danger de ces confidences intimes dont le moindre défaut est aujourd’hui une nauséabonde vulgarité ; il ne se met pas lui-même en scène complaisamment, et il y a en cela du tact moral autant que du tact littéraire. La donnée qu’il choisit n’est pas même tout-à-fait imaginaire : ses héros n’ont point cette idéale figure des héros d’invention. Les élémens de son récit, il les a puisés à une source abondante, dans l’histoire révolutionnaire ; la Chronique de Jean Chouan est un épisode des luttes sanglantes de la Vendée. Certes, dans cette époque de conflagration générale, dans cette mêlée énergique et puissante, où tous les sentimens, toutes les croyances et tous les caractères s’exaltent, il y a des ressources pour une grande et glorieuse poésie ; ce sera la poésie de la foi militante, du dévouement, du sacrifice, qui se rencontrent dans tous les camps et se produisent au nom des principes les plus contraires. C’est ce qui a dû attirer l’auteur. La bonne intention reconnue, le mérite de la pensée en elle-même accepté, je ferai un reproche principal à M. de Gobineau, c’est de ne s’être point formé une idée exacte d’un tel sujet. Il n’a point fait une chronique, et c’eût été même un pur jeu d’esprit de l’essayer, de vouloir rimer les détails de l’histoire ; il n’a pas fait un poème dans le sens élevé de ce mot, sans doute pour rester fidèle à son titre. Jean Chouan est devenu un récit vulgaire, une peinture sans force et sans largeur de quelques courses de chouans contre les bleus ans les campagnes du Maine et de l’Anjou, du pillage de quelques villes envahies tour à tour par les deux partis. Le Côté idéal de cette lutte grandiose a disparu ici. Cette guerre de géans dont parlait Napoléon n’est plus qu’une guerre de buissons de quelques paysans grossiers. Par un bien singulier oubli, l’auteur s’interdit dans son ouvrage tout ce qui pourrait lui donner de l’intérêt, de la variété, de l’éclat ; il néglige la poésie des lieux où se livrent ces combats acharnés, la poésie des coutumes anciennes qui vont s’effacer, de tout ce passé qui résiste aux idées nouvelles grandissantes. En lisant ces pages souvent sèches et ternes, je me souvenais involontairement de quelques pièces sur les guerres bretonnes recueillies par M. de La Villemarqué dans ses Chants populaires. Là on sent battre vraiment le cœur de la Bretagne ; là revit cet austère pays dans sa rustique simplicité, dans son naïf amour pour Dieu, pour le roi, pour son indépendance, et dans sa résistance contre les bleus. M. de Gobineau aurait pu s’inspirer avec fruit de ces chants avant de rimer la chronique sur Jean Chouan ; elle eût été tout autre, je pense.

La poésie apparaît sous une multitude d’aspects. Ici, l’un veut lui donner un tour épique, chanter des faits mémorables, fixer le souvenir des luttes publiques ; là, un autre, comme M. Ortolan dans les Enfantines, semble borner son horizon ; il le restreint au foyer domestique. M. Ortolan a fait l’épopée de l’enfance en la prenant à sa première heure, a ce berceau dont il dit :

Le berceau ! c’est le point de départ du voyage,
Le nid du rossignol, la source du ruisseau,
L’esquif que le zéphyr détache du rivage :
Où mènera l’esquif ? où volera l’oiseau ?

Et où ira aussi l’enfant ? Ce qui arrivera, c’est le secret du destin. L’avenir viendra trop tôt avec son cortège d’épreuves, d’inquiétudes, de sérieuses pensées. Ce sera l’homme alors luttant avec lui-même, avec tout ce qui l’entoure et avant perdu sa grace première ; mais, en attendant, l’enfant joue et anime la maison. Pour décrire les jeux, les mœurs de ce monde innocent et naïf, M. Ortolan a pris pour muse une bienveillance souriante et triste parfois. Sa poésie s’est modelée sur cet âge où la gaieté est si près des larmes ; chaque pièce laisse percer la crainte du lendemain qui doit suivre de si purs abandons. À l’aide d’un goût délicat et sûr, M. Ortolan a su se préserver du ridicule de mettre dans de telles peintures des couleurs prétentieuses et choquantes ; il a su trouver la simplicité. À l’aide d’un cœur droit, il a fait un livre d’une morale affectueuse et attrayante. Ce sont des leçons mises en action avec esprit. Maintenant faut-il croire avec l’auteur qu’il a créé un genre nouveau, et qu’on dira quelque jour les Enfantines comme on dit les fables ? Je crains fort que cela ne soit qu’une illusion de père. Lorsqu’on se renferme dans un cercle naturellement peu étendu, il y a surtout un danger à éviter : c’est celui de trop accoutumer son inspiration à se borner, de finir par tomber dans des détails puérils. Une fable de La Fontaine est une lecture amusante pour l’enfant et une lecture profonde pour le penseur. Celui qui rencontre cette large mesure de l’art est un poète qui écrit pour le monde ; celui qui n’a pas en vue ce double but est un père qui se délasse heureusement, mais qui risque de ne point voir sa muse franchir le seuil de ce foyer familier où il l’a placée.

Ainsi se succèdent et passent devant nos yeux tant d’essais divers, depuis Italiam jusqu’aux Enfantines. Voilà donc encore une saison poétique qui a eu sa part de ces beaux livres pleins d’illusions et d’espérances ! Voilà une moisseon nouvelle qui tombe sur l’aire ! Hélas ! la poésie aujourd’hui n’est pas souvent semblable à ces épis trompeurs qui ne recèlent qu’un grain rare sous leur enveloppe superbe ? Le vanneur vient jeter leur dépouille au vent, et ce qui tombe de froment pur tiendrait dans la main. La part de l’ivraie dans la poésie ; elle se compose de tout ce qui est pensées frivoles ou informes, caprices futiles, sentimens équivoques, aspirations creuses, paroles sonores et vides ; voilà ce que le vent emporte ! Chose bien remarquable aussi dans les jeunes esprits surtout qui se vouent à cette partie délicate de l’art, — c’est l’absence de maturité, de direction, de travail, de netteté, et plus ces qualités diminuent, plus les prétentions s’accroissent. Cependant quel temps fut plus facile à accueillir une inspiration sérieuse et digne ! Je ne sais comment il me revient à la mémoire, en finissant, des paroles prononcées il y a plus de vingt ans par le frère d’un poète illustre, — paroles austères de jeune homme qui ont gardé toute leur vérité : « En général, une chose me frappe dans les compositions de cette jeunesse qui se presse, disait Eugène Hugo ; ils en sont encore à se contenter facilement d’eux-mêmes ; ils perdent à ramasser des couronnes un temps qu’ils devraient consacrer à de courageuses méditations… Veillez, veillez, jeunes gens ; recueillez vos forces, vous en aurez besoin le jour de la bataille : les faibles oiseaux prennent leur vol tout d’un trait, les aigles rampent avant de s’élever sur leurs ailes. » CH. de MAZADE.