Chronique de la quinzaine - 14 août 1846

Chronique no 344
14 août 1846


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 août 1846.


La France électorale a parlé. Que de commentaires se sont déjà produits ! Dès les premiers jours, les défenseurs les plus ardens du ministère ont proclamé son éclatant triomphe, et certains organes de l’opposition ont mis un singulier empressement à souscrire à ce jugement porté sur les résultats électoraux. Cependant des esprits plus avisés et plus calmes n’ont pas adopté de confiance cette appréciation précipitée : ils ont élevé des objections, des doutes sur les opinions qu’on prêtait à beaucoup d’élus. Il serait puéril assurément de s’épuiser en conjectures sur ce que feront et diront à la chambre beaucoup de députés nouveaux : peut-être en ce moment ils ne le savent pas eux-mêmes. Ce qui nous semble opportun, utile, c’est de constater ce qu’a pensé et voulu le pays en choisissant ses représentans. Précisons bien dans quel esprit s’est exercée la souveraineté électorale : nous verrons plus tard jusqu’à quel point la chambre sera fidèle aux intentions, aux sentimens de ceux qui l’ont nommée.

La France éprouve aujourd’hui une antipathie très sincère pour les opinions et les hommes extrêmes, les élections viennent de le prouver. Où trouvons-nous les échecs les plus notables ? A. l’extrême gauche, à l’extrême droite. M. de Cormenin succombe sous la double exagération de ses opinions démocratiques et de sa conversion ultramontaine. À Toulouse, M. Joly reste sur le champ de bataille. D’autres opposans très prononcés ont partagé son sort. Les pertes de l’extrême droite ont été plus nombreuses encore. Les légitimistes ont eu à pleurer le trépas politique du colonel de l’Espinasse, de MM. de Larcy, Fontette, Gras-Preville, Béchard, etc. ; on en compte, sur vingt-trois, jusqu’à seize, à la place desquels l’extrême droite n’a dans la nouvelle chambre que six représentans nouveaux. La compensation est faible. Il est vrai que parmi les nouveaux élus brille M. de Genoude, qui, nous n’en doutons pas, estime que son parti est vraiment victorieux, puisqu’enfin ce parti a le bonheur de l’avoir pour organe au Bourbon. Qu’en pense M. Berryer ? L’éloquent député de Marseille peut être sans inquiétude sur la concurrence oratoire que lui fera M. de Genoude, mais il ne doit pas être tranquille, quand il songe qu’il devra partager la conduite d’un parti tristement décimé avec un personnage aussi aventureux. M. de Genoude sera, à vrai dire, le premier ecclésiastique qui depuis trente ans, depuis le règne de la charte, aura siégé dans la chambre. En 1819, le département de l’Isère nomma député l’abbé Grégoire, qui n’entra pas au Palais-Bourbon ; la majorité royaliste l’en repoussa. Dans les dernières années de la restauration, l’Auvergne envoya sur les bancs de la chambre l’abbé de Pradt, dont la pétulance ne put se plier au régime parlementaire. M. de Pradt ne voulait changer que dix-huit articles à la charte ; et il se trouvait encore un réformateur très modeste. Après quinze jours d’existence législative, il donna sa démission, plein de dépit et d’aigreur contre une chambre qu’il jugeait incapable de s’associer à ses vues. M. de Genoude nous arrive aussi avec la mission qu’il s’est donnée de faire la leçon à tout le monde, ne doutant de rien, et admirablement propre à compromettre de la manière la plus grave son parti et l’église.

Après avoir sévèrement traité les deux opinions extrêmes de la droite et de la gauche, la France électorale a montré une grande indépendance à l’égard de tous les partis. C’est dans ses propres instincts qu’elle a cherché ses inspirations plutôt que dans les mots d’ordre et les programmes qu’on aurait voulu lui imposer. Le ministère et l’opposition en ont fait l’épreuve. Quand on est venu dire aux électeurs que la stabilité sociale serait compromise et l’anarchie imminente, s’ils ne renvoyaient pas à la chambre certains conservateurs à idées fixes, à préjugés obstinés, on n’a pas réussi ; nous en trouvons la preuve dans beaucoup d’élections, notamment dans la lutte dont le second arrondissement de Paris a été le théâtre. D’un autre côté, les électeurs ont peu tenu compte de maximes et de principes dont l’opposition semblait se promettre un grand effet. On a pu reconnaître que, dans les luttes ardentes de la presse et de la tribune, il peut arriver aux meilleurs esprits de s’exagérer la valeur de certaines idées, de certains argumens : on s’échauffe dans sa propre pensée, on pousse jusqu’au bout une démonstration qu’on croit victorieuse, et cependant le pays reste insensible à cette logique triomphante ; il va chercher ailleurs ses raisons d’agir et de se décider. Une des questions sur lesquelles l’opposition a le plus insister depuis long-temps est celle des incompatibilités ; à plusieurs reprises, elle a traité ce point avec un redoublement d’efforts et de talent. A-t-elle persuadé les électeurs ? Les faits répondent. La législature de 1842 comptait dans son sein cent quatre-vingt-quatre fonctionnaires ; il y en aura près de deux cents dans la nouvelle chambre. Les candidats ont si peu appréhendé que leur qualité de fonctionnaires fût contre eux, dans l’esprit des électeurs, un titre d’exclusion, que plusieurs ont demandé et obtenu de l’avancement dans leur carrière administrative, afin de se présenter au corps électoral avec plus de faveur et d’ascendant. Il ne faut pas s’étonner que beaucoup de bons esprits pensent que, sur ce point, la loi doit venir au secours des mœurs. Les questions politiques qui avaient le plus ému les chambres n’ont pas en général beaucoup agité les collèges électoraux, et n’ont exercé sur les votes qu’une médiocre influence. L’expérience au aussi démontré une fois de plus que, la plupart du temps, toutes la polémique soulevée par les élections générales, tous les petits pamphlets anonymes, toutes les invectives, toutes les calomnies qui, à cette époque, pleuvent de tous côtés, restent à peu près sans crédit et sans puissance. La victoire électorale est emportée par d’autres raisons, par d’autres moyens. Ainsi, dans les batailles, il se dépense toujours une grande quantité de poudre et de projectiles qui ne font que du bruit et peu de mal.

Dans les élections qui viennent de s’accomplir, le pays s’est beaucoup plus inquiété de l’avenir que du passé. Il a eu surtout la conscience de la situation nouvelle et heureuse que nous devons aux seize années écoutées depuis 1830. Les vieilles querelles, certaines récriminations de parti, l’ont peu touché il a songé à ses affaires ; il s’est préoccupé de questions commerciales, de mesures administratives, de réformes économiques ; il s’est tourné vers les candidats qui lui ont paru le plus propres à le servir dans ces importans développemens de son activité, et il a fait entrer un grand nombre d’hommes nouveaux dans l’enceinte législative. Plus de cent députés nouveaux siégeront, dans la chambre de 1846. Sous ce rapport, les électeurs ont montré une réelle liberté d’esprit ; ce n’a pas été un inconvénient, un crime à leurs yeux d’être un homme nouveau ; souvent ils ont plutôt pensé, comme Champfort que c’était un grand avantage de n’avoir rien fait. Ils ont ouvert la carrière parlementaire à des candidats jeunes, intelligens, à des économistes distingués, à de grands industriels, à des hommes de loisir qui ont promis de prendre au sérieux la vie politique. Les différens intérêts se sont choisi des champions aguerris. Les amis de la liberté du commerce ont des représentans qui brûlent de se signaler ; d’un autre côté, les prohibitionnistes reviennent en force ; leur phalange est épaisse. À ce sujet, nous regrettons vivement que les électeurs de l’Aveyron n’aient pas continué à M. Michel Chevalier un mandat dont il était digne. Il avait le tort à leurs yeux de n’être pas un défenseur systématique et absolu des idées protectionnistes, et il n’a pas voulu enchaîner sur un point aussi essentiel la liberté de sa pensée ; cette loyale indépendance honore M Michel Chevalier.

Nous ne songeons pas à flatter ! e corps électoral ; nous ne voulons pas adresser à cette souveraineté, qui disparaît aussitôt après s’être exercée, des complimens qu’elle ne mériterait pas. Tous les choix faits par les électeurs sont loin d’être bons, les mobiles auxquels ils ont obéi n’ont pas toujours été purs. Les intérêts privés et les passions mauvaises ont eu une part, toujours trop grande, dans cette lutte de scrutins. Néanmoins les pensées de bien public n’ont pas été étouffées, et l’égoïsme n’a pas dominé seul. Il y a eu dans les élections de 1846 une tendance sincère vers le bien. Nous la reconnaissons, cette tendance, dans la condamnation prononcée par le corps électoral contre les représentans les plus compromis des partis extrêmes, et dans la préférence donnée par les électeurs aux hommes modérés dans toutes les nuances de l’immense majorité constitutionnelle. Annulation des partis extrêmes, prédominance des opinions modérées, avènement en grand nombre d’hommes nouveaux, voilà trois faits importans qui peuvent compenser bien des fautes et des torts, et qui caractérisent les élections de 1846.

Maintenant, quelle sera la nouvelle chambre ? C’est un problème. Entre les résultats électoraux et les actes d’une chambre en exercice, la différence est grande. Quel contraste souvent entre le candidat élu et le député qui vote ou qui parle ! Nous n’en avons eu que trop d’exemples dans la chambre dernière. Il y a dans le cabinet ministériel et dans certaines régions de l’atmosphère parlementaire je ne sais quelle maligne influence qui peut dénaturer les tempéramens qu’on aurait crus les plus sûrs. Toutefois, si les engagemens contractés, les attitudes prises, les paroles données, ne sont un infaillible indice de la conduite du député, tout cela constitue cependant une présomption qu’il est utile de consulter, ne fût-ce que pour en prendre acte. Or, en relevant avec exactitude, en interprétant avec sincérité tous les symptômes des dernières élections, nous trouvons au sein de la chambre qui va se constituer dans quelques jours une majorité évidente, prononcée, plutôt pour la politique conservatrice que pour le ministère lui-même. Nous ne songeons pas ici à faire une chicane, une malice au cabinet ; nous apprécions la situation telle qu’elle se dessine aujourd’hui. Peut-être changera-t-elle : il est fort possible que l’hiver prochain le cabinet conquière une majorité décidée, compacte, mais cette majorité, il ne l’a pas encore, il l’a si peu,t qu’il se préoccupe des moyens de la former. C’est un travail pour lequel il n’est pas fâché de prendre du temps. Dans trois jours, le roi ouvrira les chambres en personne ; mais son allocution au parlement sera fort courte, et l’on y trouvera l’intention expresse de remettre le débat des affaires au mois de janvier. La majorité conservatrice que les électeurs nous renvoient a du sang nouveau dans les veines ; les membres qu’elle a perdus appartenaient surtout à cette fraction immobile qu’un poète illustre a caractérisée par une similitude restée célèbre ; elle les a remplacés par des hommes moins dévots à l’esprit stationnaire. Le ministère se console de voir la majorité conservatrice se recruter d’hommes indépendans de caractère et de position par l’espoir de les trouver moins avides de places et de faveurs que leurs devanciers. Tant mieux, deux fois tant mieux, car ce désintéressement leur permettra de concentrer toutes leurs exigences sur les besoins généraux de la politique. Plusieurs des conservateurs nouveaux ont protesté contre la qualification de ministériels qu’on s’était trop hâter d’attacher à leur nom : nous leur demanderons, ainsi qu’à ceux de leurs collègues qui, comme eux, débutent dans la vie parlementaire, de persévérer dans cette louable jalousie de leur indépendance, de garder toute leur liberté d’esprit et de jugement jusqu’au moment où ils pourront prononcer en connaissance de cause sur les grands intérêts du pays. Ils sont un élément trop essentiel de la majorité pour ne pas exercer sur elle une notable influence, s’ils savent prendre une attitude de modération et de fermeté tout ensemble. La majorité conservatrice elle-même, pour peu qu’elle soit avertie, aiguillonné, se compromettrait beaucoup, si elle ne répondait pas à la confiance du pays, qui l’a fortifiée aux dépens de tous les autres partis par, d’habiles modifications dans sa politique.

Après la majorité conservatrice, le centre gauche est le parti qui est resté le plus entier. S’il a perdu quelques-uns de ses anciens membres, il a fait d’utiles recrues, et aucun de ses chers, de ses représentans éminens, n’a succombé dans l’épreuve électorale il nous semble que le centre gauche n’a pas à se plaindre du résultat moral des élections, car les échecs subis par les opinions extrêmes sont une sorte d’approbation de sa politique. Il est encore un autre symptôme dont il lui serait permis, ce nous semble, de se faire quelque honneur : nous voulons parler de ce qui se passe au sein de la majorité conservatrice. Cette majorité est troublée dans son homogénéité ; elle a des conservateurs qui se montrent soucieux de l’avenir, qui l’estiment que la manière la plus efficace d’affermir l’ordre social est de l’améliorer ; aussi veulent-ils ajouter à leur nom celui de progressistes. Quelle est cette pensée, si ce n’est celle-là même il y a aujourd’hui dix ans le centre gauche se faisait l’organe ? À cette époque, le gauche eût le mérite de comprendre le premier que la résistance ne constituait qu’une partie des devoirs du gouvernement, que de nouvelles obligations lui étaient imposées par la victoire définitive qui était remportée sur l’esprit de désordres, qu’il fallait enfin développer la liberté après l’avoir sauvée de l’anarchie. Les conservateurs progressistes disent-ils autre chose aujourd’hui ? N’est-ce pas la même idée appliquée, suivant les circonstances, à d’autres questions, que dix ans de plus ont fait éclore ? Enfin cet accord du centre gauche avec les conservateurs qui se disent progressistes ne constitue-t-il pas, dans l’ordre des idées, cette union des deux centres que nous avons toujours considérée comme le vœu sincère, comme la pensée intime de la France ?

C’est dans l’union des deux centres que depuis dix ans tous les cabinets, quand ils étaient bien inspirés, ont cherché leur point d’appui. Dans son ministère du 22 février 1836, M. Thiers voulait gouverner avec la plus grande partie de l’ancienne majorité du 11 octobre et avec le centre gauche. Le cabinet, du 6 septembre est tombé parce que M. Guizot avait rapporté aux affaires l’esprit exclusif du ministère de la résistance. En 1837, M. Molé et M. de Montalivet, — en 1839, le maréchal Soult et M. Passy, ne se proposaient-ils pas aussi, avec des nuances diverses, l’union des deux centres ? En 1840, M. Thiers était appuyé par une partie de l’ancienne majorité votant avec la gauche ? N’y eût-il pas un moment où le ministère du 29 octobre songea à s’adjoindre MM. Passy et Dufaure, qui représentaient à cette époque une fraction du centre gauche ? Enfin aujourd’hui M. Guizot n’a-t-il pas fait à Lisieux un divorce éclatant avec sa vieille politique de la résistance, averti qu’il était par les manifestations du corps électoral et par le langage des candidats ?

Un parti n’est ni en souffrance ni en échec quand il voit les idées dont il a eu l’initiative envahir la majorité du pays, et c’est là, sous beaucoup de rapports, la bonne et honorable situation du centre gauche. Sa sagesse et sa fortune sont de s’y maintenir. Pour cela, il doit conserver son individualité ; il ne doit pas se confondre avec des opinions et des principes qu’il ne peut partager, s’il reste fidèle à son origine à sa destinée. Ni un parti ni un homme politique ne se fortifient en se déplaçant, en se portant avec une ardeur immodérée loin du poste, loin de la ligne qu’ils avaient l’habitude de garder. L’union de ses membres, l’initiative prise avec tact et fermeté dans d’utiles réformes, sont les meilleurs moyens qu’ait le centre gauche de consolider et d’accroître son autorité. L’exagération n’est pas la force. Pourquoi M. Dufaure n’en a-t-il pas été convaincu ? L’allocution que le député de Saintes a adressé aux électeurs après sa nomination a causé parmi les hommes politiques une surprise qui dure encore, non qu’on ignorât la scission qu’il se plaisait souvent à établir entre lui et la majeure partie du centre gauche ; mais on espérait toujours que le temps, la réflexion, la conscience de l’intérêt général, adouciraient son humeur difficile et lui inspireraient de conciliantes pensées. Vain espoir ! M. Dufaure vient de déclarer à ses électeurs qu’il n’est pas moins l’adversaire de M. Thiers que celui de M. Guizot, et il s’est expliqué sur plusieurs points avec la véhémence d’un orateur démocrate. Voilà, il faut l’avouer, un langage, une conduite bien politique ! Le député de Saintes a-t-il voulu faire pénitence des bruits qui avaient couru sur son futur ministère de l’Algérie ? Il choisit bien son temps pour exagérer ses opinions, pour quitter la ligne de politique modérée et pratique qui lui a valu sa renommée parlementaire : il choisit l’heure où le pays décime les représentans des partis extrêmes, où la gauche elle-même a vu éclaircir ses rangs. M. Dufaure voudrait-il constituer à lui seul un parti ? Dans cette voie, la brillante excentricité de M. de Lamartine a pris les devans, et, coup sûr, elle éclipsera l’astre errant qui voudrait imiter ses courses vagabondes.

Il ne sera guère possible, dans la nouvelle chambre, d’avoir quelque influence, quelque crédit en dehors de la modération. C’est ce dont est bien convaincu, nous le croyons, l’honorable chef de la gauche constitutionnelle. Dans le remerciement qu’il a adressé à ses électeurs, M. Odilon-Barrot s’est attaché à repousser avec énergie les imputations de violence et d’anarchie dirigées contre les opinions qu’il représente. Il a toujours pensé, cette justice lui est due, que son parti n’avait pas d’écueil plus dangereux que l’exagération, et à coup sûr il est aujourd’hui confirmé dans ce jugement par la situation morale du pays et les nouvelles pertes de la gauche. Les partis extrêmes, en dépit de leurs passions, devront observer au sein de la chambre une grande mesure et beaucoup de ménagemens. Leur très petite minorité les y oblige. D’ailleurs, ils ne sont pas moins en minorité dans le pays que dans la chambre. En voici les preuves. On avait annoncé que les légitimistes iraient tous aux élections, et l’on se promettait de ce concours une augmentation sensible de leurs représentans dans la chambre. Les légitimistes ont été aux élections en aussi grand nombre que possible, et leur parti est sorti de la bataille non pas accru, mais mutilé : Leur plus grand triomphe a été de donner dans quelques collèges, comme à Orléans, la victoire à ces croisés nouveaux, leurs exploits ont eu peu de retentissement. Si la législature nouvelle est destinée à concilier avec sagesse, dans une loi sur l’enseignement, les droits de l’état et ceux de la famille, cet heureux résultat sera dû non pas à la minorité ultrà- catholique, mais à la majorité des bons esprits et des catholiques raisonnables. Enfin, si nous nous tournons vers les radicaux, nous voyons que leurs pertes n’ont été compensées par aucune conquête. Pas un homme jeune, pas un talent nouveau n’est -venu régénérer le radicalisme de l’extrême gauche. Presque tous les débutans dans la vie parlementaire appartiennent aux deux centres. Quand on voit la jeunesse et la maturité se ranger unanimement du parti de la modération, on peut dire que jamais gouvernement n’eut la partie plus belle.

Que fera le ministère de tous ces avantages ? Rien, s’il faut en croire quelques organes de l’opposition. Ils nient qu’après six années, pendant lesquelles le cabinet s’est montré constamment contraire aux réformes, même les plus modestes, il puisse soudainement se trouver saisi d’un désir sincère d’innover et d’améliorer. La métamorphose serait rare. Jusqu’à présent, en effet le ministère du 29 octobre a été d’une stérilité continue. Il a tout refusé, tout repoussé. Sur quelque sujet qu’on ait invoqué sa sollicitude, qu’on ait fait appel à son initiative, dans toutes les réformes qui lui ont été demandées, on l’a trouvé tour à tour craintif ou hostile. Tantôt il ne se sentait pas la force de lutter contre les préjugés ou les intérêts particuliers de ses amis ; tantôt il avait lui-même contre certaines mesures des antipathies, des appréhensions. Voilà comment il est arrivé, après six ans, n’avoir rien fait de positif et de fécond ; il a beaucoup parlé pour démontrer combien il était avantageux de ne toucher à rien : c’est tout. Va-t-il aujourd’hui se montrer entreprenant, actif ? Si ses adversaires ne le croient pas, ses meilleurs amis n’en sont pas non plus persuadés, et on peut ajouter que le cabinet l’ignore lui-même. Tout dépendra du plus ou moins de vivacité des provocations qui partiront du sein de la majorité nouvelle. Quelque désir qu’on ait de rivaliser avec sir Robert Peel, on attendra cependant l’impulsion, au lieu de la donner. Si enfin on croit nécessaire d’accorder quelque chose à de sérieuses exigences, on se fera un grand mérite de mettre certaines questions à l’étude ; quant à la solution, elle pourra être lente à venir. Il nous est difficile, nous l’avouerons, de nous représenter avec des couleurs plus vives le zèle réformateur du ministère ; mais nous sommes tout prêts à nous réjouir le jour où nous verrons nos prévisions rester en-deçà de la réalité, où nous assisterons au déploiement d’une politique nouvelle qui proposerait avec énergie et sincérité d’habiles améliorations. Au surplus, si, en matière de réformes, on interroge, non pas les actes, il n’y en a point, mais les paroles et les écrits de M. le ministre des affaires étrangères, il est difficile de discerner à quel parti il s’arrêtera. M. Guizot a écrit et parlé pour et contre les réformes, il a célébré tour à tour le progrès et la résistance ; ainsi, là comme ailleurs, il est en mesure de prendre l’un et l’autre parti, et quoi qu’il fasse, il sera tout ensemble d’accord et en contradiction avec lui-même.

D’ailleurs, en ce moment, M. le ministre des affaires étrangères a d’autres soucis. La question de la présidence du conseil n’est pas encore vidée, question épineuse, où ce qu’il y a de plus délicat dans l’amour-propre se trouve en jeu. Il est cependant urgent de la résoudre : M. le maréchal Soult persiste à rompre le dernier lien qui le rattache au cabinet. Il paraît que le temps n’a pas calmé l’irritation profonde que lui a causée le refus de l’ambassade de Rome, qu’il désirait si vivement pour M. le marquis de Dalmatie, et il faut que le cabinet avise à se pourvoir d’un autre président. Tout désigne M. le ministre des affaires étrangères, et cependant ce poste, sur lequel, il en faut convenir, ses prétentions sont fort légitimes, lui échappe toujours. Ses collègues, qui s’estiment si heureux d’être défendus par sa parole, ne poussent pas la reconnaissance jusqu’à lui déférer avec empressement une présidence que certes il a bien conquise. Ils semblent plutôt craindre une prééminence officielle, qui marquerait plus que jamais l’administration du 29 octobre d’un nom illustre sans doute, mais dont l’éclat même pourrait devenir un embarras dans des circonstances difficiles. A coup sûr, M. le ministre des affaires étrangères a le droit de penser qu’il y a dans tous ces calculs plus d’ingratitude que de courage ; mais contre de pareilles dispositions que peut-il faire, surtout quand il est question d’appeler à la présidence un homme éminent, pour lequel ses sentimens ne sauraient être douteux, M. le duc de Broglie ? C’est de la part de M. le ministre de l’intérieur un coup de maître qu’une pareille candidature. La présidence de M. le duc de Broglie établirait entre M. Duchâtel et M. Guizot un parfait équilibre ; elle donnerait au cabinet le concours d’un personnage considérable, en le faisant échapper au danger de se personnifier dans un orateur dont on reconnaît ne pouvoir se passer, tout en le redoutant comme chef, comme drapeau. Cette combinaison, pour aboutir, a besoin du double consentement de M. Guizot et de M. le duc de Broglie. Si M. le ministre des affaires étrangères arrive à se convaincre qu’il n’y a pas d’autre solution possible, il donnera son adhésion à un arrangement qui, tout en le blessant paraît ménager toutes les convenances, puisqu’il y a entre lui et M. le duc de Broglie une amitié politique de plus de trente ans. Ce sera de sa part un dernier sacrifice de la vanité à l’ambition. Le consentement de M. le duc de Broglie est plus douteux. Le noble pair recherche peu la responsabilité directe des affaires ; il a sur le cabinet, notamment sur le département des affaires étrangères, toute l’influence qu’il peut désirer. Pourquoi quitterait-il cette haute et douce situation de spectateur puissant ? Il est vrai qu’en lui offrant la présidence, on l’allége autant que possible en la séparant de tout portefeuille. Néanmoins il faudra faire valoir auprès de M. le duc de Broglie des considérations bien fortes, pour triompher de sa répugnance à reprendre un rôle ministériel, et à rentrer dans les luttes bruyantes de la démocratique assemblée du Palais-Bourbon.

Nous disions, il y a quinze jour qu’il se préparait une complication nouvelle dans cette intrigue matrimoniale à laquelle sont maintenant suspendues les destinées de l’Espagne. Voici les faits qui commencent à se produire tels que nous les avions indiqués. La presse anglaise a ouvert l’attaque, et un article du Times, attribué à quelque collaboration extraordinaire, est venu désagréablement surprendre le cabinet français au lendemain de sa victoire électorale. On lui reprochait d’intervenir en Espagne contre le vœu même de l’Espagne et dans un simple intérêt dynamique ; on lui démontrait que, le prince de Cobourg étant prince français par toutes sortes de raisons, c’était arrogance ou vanité pure de vouloir le repousser, on s’engageait avec une énergie des plus significatives à maintenir l’indépendance de la couronne espagnole, si bravement menacée, disait-on, par cela seul qu’elle reposait sur la tête d’une femme. Il a bien fallu répondre, et nous avons sujet de croire qu’on a essayé tout le possible pour éluder cette nécessité passablement embarrassante ; on a répondu avec de grands airs de mépris pour la forme violente de ces réclamations, avec une parfaite soumission quant au fond des choses. Sans doute ce n’était ni le lieu ni l’occasion de proclamer une candidature française ; mais devait-on si soigneusement s’en tenir au programme même de l’Angleterre, et la France n’a-t-elle pas de droit en Espagne une position propre ? M. Guizot ne s’est-il point officiellement prononcé pour une alliance de famille ? Qu’arrive-t-il aujourd’hui ? Le ministère anglais déclare qu’il se porte le champion, non point de tel ou tel prétendant, mais de la jeune reine, de sa dignité royale, de la liberté de son choix : il est dans son rôle et joue son jeu ; le ministère français se réduit à répéter textuellement une déclaration formulée contre lui : c’est tout abandonner, à moins qu’il ne compte beaucoup sur ses secrètes influences auprès de la reine Christine, et n’espère regagner sous main ce qu’il sacrifie publiquement. Celle-ci se trouve maintenant dans une situation vraiment fort commode, et elle est femme à tirer bon parti de cette émulation généreuse de deux rivaux tout prêts à se brouiller pour s’empêcher réciproquement de contraindre les inclinations de sa fille. Il serait curieux que ce mariage manquât toujours sous prétexte de se faire le plus librement possible. La comédie n’est pas encore finie.

Quelque chose de plus sérieux, c’est la froideur que le statu quo tout seul finirait par amener entre les deux gouvernemens à propos d’une négociation si épineuse. On a beaucoup affecté de ne voir dans ce récent éclat du Times qu’un coup de tête sans conséquence ; peut-être a-t-on- bien voulu se tromper. La presse anglaise avait, depuis quelque temps déjà, entamé cette question trop délicate pour ne pas devenir très vite blessante ; l’usurpation française en Espagne était presque un chapitre à l’ordre du jour, et l’on gourmandait très positivement l’indifférence du cabinet de Saint-James, qui souffrait tout ; on plaignait M. Bulwer de perdre ainsi son temps à Madrid sans y utiliser ses talens ; on renouvelait d’anciens hommages au mérite d’Espartero ; enfin, et ce n’était pas le moindre coup, on avertissait le commerce que la contrebande française chassait peu à peu la contrebande britannique du nord de la Péninsule. Le ministère whig est-il pour quelque chose dans ces sommations qu’on lui adressait, et songerait-il à vider cette grande affaire d’Espagne, qui a toujours été l’un des pivots de sa politique extérieure ? Ou bien est-ce uniquement lord Palmerston qui ne veut point devenir sage, le comte de Clarendon qui soulage ses vieilles rancunes de diplomate ? Il n’en est pas moins vrai que les whigs sont loin de vivre en confiance avec M. Guizot ; ils savent qu’il a peu de goût pour eux, et ils n’ont pas oublié combien il en voulait à sir Robert Peel d’avoir succombé. Les tories eux-mêmes seraient-ils bien fâchés de quelque nouveau triomphe remporté sur la France par l’influence anglaise, et regretteraient-ils beaucoup que lord Palmerston se risquât à quelque témérité profitable ?

Le ministère anglais a d’ailleurs gagné maintenant du loisir, et les difficultés intérieures sont suffisamment ajournées ou diminuées pour qu’il puisse déjà s’orienter au dehors. Le bill des sucres ne s’est plus discuté que pour la forme devant les banquettes dégarnies d’une chambre prête à se séparer. Les protectionnistes vaincus annoncent leur prochaine campagne dans des festins plus solennels que populaires, et déjà lord Bentinck, fier du rôle assez inattendu qu’il a joué, s’attire ce ridicule inséparable des ambitions mal justifiées : il vise ouvertement au métier d’homme politique, délaisse le turf, dont il était l’un des princes, vend ses chevaux, et se présente comme lieutenant de lord Stanley, comme leader du nouveau parti dans la chambre des communes ; peu s’en faut qu’il ne veuille organiser une ligue de fermiers, et ressusciter en sens contraire l’agitation de Cobden. Nous doutons beaucoup que les élections de 1847 lui donnent la majorité qu’il leur demande, et nous croirions lord John Russell assez heureux, s’il n’avait pas d’autres adversaires sur les bras. Jusqu’à présent, au reste, lord John Russell n’en compte pas d’autres qui soient par avance déclarés, et c’est le bénéfice de sa position, qu’à moins d’être l’ami de lord Bentinck ou de lord Stanley, on ne puisse s’avouer systématiquement l’ennemi d’un ministère qui ne veut rien faire par système.

Cette situation favorable se trouve encore affermie par les derniers évènemens accomplis en Irlande. O’Connell s’est décidément réconcilié avec le gouvernement anglais. Il a fait taire en lui l’horreur du Saxon ; il a permis aux membres irlandais, et même à ses proches, d’accepter des places données par les whigs : il a gagné quelque chose de moins facile et de plus essentiel ; il entraîne à sa suite tout le clergé d’Irlande, et retranche du nombre des repealers ceux-là même qui avaient pris le repeal au sérieux. Le rappel de l’union n’est plus désormais qu’une vaine formule. Pour qui connaissait un peu l’intérieur de l’association irlandaise, ce résultat semblait depuis long-temps inévitable. Il y avait deux partis dans un seul, et l’unité ne pouvait plus subsister du moment où la tactique anglaise leur fournirait une raison de se distinguer, en signalant chacun sa tendance.

Avocat consommé, O’Connell a pris, pour défendre son pays, non pas l’argument qu’il croyait le plus sérieux, mais l’argument qu’il jugeait le plus efficace ; il a poursuivi des réformes possibles en menaçant d’une révolution impossible ; il a savamment évoqué la fantasmagorie du rappel comme le seul thème qui lui permît de réclamer et d’obtenir toujours en ne se disant jamais satisfait. Qu’il ait fini par croire à sa fiction et s’habiller tout de bon de son personnage, il n’y a point à s’en étonner ; mais du moins a-t-il su garder toujours par devers lui ce grand fonds de bon sens qui fait sa force, et au besoin il l’a retrouvé tout entier. Chose plus notable encore, il est resté complètement de son âge et de son pays, il n’y a pas une idée moderne qu’il ait prise à son service ; il est loyal sujet comme un cavalier des Stuarts, dévot comme un fidèle papiste, propriétaire quasi féodal comme tout bon gentilhomme de campagne. S’il a jamais trouvé quelque chose d’inintelligible, c’est assurément l’éloquence de ceux qui vinrent lui offrir l’obole de la démocratie française. Tel qu’il est, cependant, O’Connell représente à coup sûr la vraie situation de l’Irlande, et l’on n’y pourrait rien faire en grand avec d’autres principes. D’autres principes ont pourtant essayé d’y prendre pied et d’y agir. Des hommes plus jeunes, plus éclairés, moins intelligens, à peine entrés à Conciliation-Hall, ont élevé un drapeau neuf à côté du vieux drapeau ; ils ont arboré les couleurs radicales, et demandé le rappel en haine des institutions aristocratiques ; ils ont rêvé plus sérieusement peut-être que le libérateur une séparation de l’Angleterre et de l’Irlande, ils se sont moqués secrètement de son royalisme chevaleresque, ils ont parlé assez haut de république indépendante. C’était la montagne aux prises avec les girondins. Protestans ou libres penseurs, infidèles même, comme on dit en Angleterre, ils se voyaient avec déplaisir obligés de s’appuyer sur l’intervention cléricale, et ils craignaient toujours de trop bien servir la domination de l’église catholique, en l’appelant ainsi au secours de leur patriotisme. La Nation, leur principal organe, s’est donne pour tâche de discerner la religion de la politique ; elle soutient que la religion doit rester entre Dieu et l’homme, et prêche, suivant son expression, une nationalité qui n’ait rien à faire du credo de l’individu. Rédigée avec une habileté véritable, la Nation publie souvent des chansons patriotiques qu’elle a raison de regarder comme un sûr moyen de propagande chez ce peuple enfant, conteur et routinier. C’est par ces chansons qu’elle a traduit sa plus intime pensée ; c’est par cette lente et populaire initiation quelle espérait insinuer son esprit dans les rangs les plus épais de la multitude. Cet esprit se reconnaîtra tout de suite à quelques strophes citées au hasard.

Quand nos pères voyaient l’étendard rouge flotter au-dessus du vert, ils se levaient en masse, soldats inexpérimentés, mais courageux, avec des piques et des sabres, et dans plus d’une noble ville, dans plus d’un champ de mort, ils replaçaient fièrement les vertes couleurs de l’Irlande au-dessus du rouge de l’Angleterre.

« La jalouse tyrannie de l’Anglais a maintenant banni le vert de l’Irlande, mais, par le ciel ! les victimes de l’Anglais sortiront de terre avant qu’on ait forcé nos cœurs à délaisser l’étendard vert pour l’étendard rouge !

« Nous nous fions en nous-mêmes, car Dieu est bon et bénit ceux qui se fient à leurs braves cœurs et non point dans les princes ou les reines de la terre, et nous jurons de verser notre sang pour replacer encore une fois le vert au-dessus du rouge. »

Voilà toute la politique de la jeune Irlande. Si quelque chose en démontre l’impuissance, c’est la tranquillité pacifique de ces immenses meetings assemblés par O’Connell ; il n’y a pas de parole humaine qui eût pu comprimer des cœurs assez ardens pour répondre à cet appel guerrier. La jeune Irlande doit aujourd’hui être convaincue de sa faiblesse. A la première démonstration ouverte qu’elle a tentée contre les temporisations suspectes d’O’Connell, elle a été obligée d’abandonner Conciliation-Hall, emmenant avec elle, pour tout renfort, M. Smith O’Brien, comme si O’Connell n’avait pas déjà exploité tout ce qu’on pouvait tirer du nom populaire et de la personne insignifiante de ce dernier descendant des vieux rois. Le Freeman reste le seul moniteur de l’agitation officielle, et la Nation, vigoureux appui d’un camp décidément hostile, reprend l’œuvre de libération ; elle commence la guerre par une épigramme, en choisissant pour devise le rappel sans la rente ! épigramme injurieuse à l’adresse d’O’Connell, qui n’a jamais rendu compte au public de l’emploi du budget national versé dans ses mains. O’Connell a tout aussitôt rencontré dans le clergé d’irrésistibles défenseurs ; les évêques les plus compromis par leur patriotisme exalté se sont déclarés les partisans du système de persuasion morale, jetant l’anathème sur les prôneurs de révolutions violentes, et mettant à l’index ces impies de la jeune Irlande, lecteurs assidus de Voltaire et de Rousseau, complices de Roberpierre et de Mazzini. Toute la situation intellectuelle de l’églir irlandaise est naïvement exprimée par cet assemblage de noms propres. N’oublions pas cependant un trait plus touchant et plus sérieux : l’archevêque de Tuam, John M’Hale, écrivant à lord Russell pour désavouer publiquement les doctrines brutales de la Nation, lui peint en même temps la détresse de ses pauvres diocésains du Connaught ; il le supplie de leur continuer les travaux publics qui les nourrissent à moitié ; il s’associe du fond de l’ame à cette incroyable misère, et, à la façon dont il la ressent et l’exprime, on ne saurait se refuser à dire qu’il est bien digne de la protéger.


REVUE SCIENTIFIQUE.


Les accidens qui, dans ces derniers mois, se sont si fréquemment répétés, et d’ordinaire avec de si tristes conséquences, sur les chemins de fer, ont ému vivement l’Académie des Sciences et le public, et de tous côtés il a surgi des projets destinés, disait-on, à rendre désormais impossible le retour de ces funestes événemens. Il va sans dire que la plupart de ces projets, formés par des hommes qui manquent des connaissances nécessaires, ne méritent guère d’attention. Comment prendre au sérieux, par exemple, cette idée si souvent émise, et que nous avons entendu prôner même dans de doctes assemblées, d’arrêter subitement un convoi marchant à toute vitesse, et de prévenir par là les rencontres, les chocs, les déraillemens, tous les accidens en un mot, qui sont à craindre sur les chemins de fer ? Sans nous arrêter à la possibilité d’exécuter ce projet, qui suppose tout simplement qu’on pourrait, par quelque mécanisme ingénieux, arrêter brusquement cent boulets de vingt-quatre à l’instant où ils sortent de la bouche du canon (car, en ayant égard à la masse et à la vitesse, un gros convoi, dans des circonstances ordinaires, ne produirait pas sur un obstacle qu’on opposerait subitement à sa marche un effet moindre que celui qui serait produit par cent boulets de vingt-quatre qui viendraient le frapper à la fois), il est à remarquer que si la chose était faisable, le remède, dans le plus grand nombre des cas, serait pire que le mal. En effet, si l’on réussissait, par impossible, à arrêter tout à coup un convoi marchant, par exemple, avec une vitesse de dix lieues à l’heure, tous les voyageurs sans exception, seraient lancés avec une vitesse égale à celle qui animait le convoi entier avant cet arrêt brusque, et iraient frapper la terre ou les diverses parties des voitures avec la même vitesse qu’ils acquerraient s’ils tombaient tous d’un premier étage assez élevé. Or, quel ne soit le danger auquel on est exposé sur un chemin de fer lorsqu’un accident est imminent, ce danger, pour la totalité des voyageurs, est bien moindre que celui qu’ils éprouveraient s’ils tombaient tous à la fois d’un premier étage. Le remède, comme on le sent, serait fort dangereux : heureusement ce remède, tel que l’imaginent la plupart des utopistes, est inapplicable.

Pour prévenir le retour de ces accidens si funestes comme pour en diminuer la gravité, la première chose à faire, tous les hommes compétens sont d’accord sur ce point, c’est de diminuer le poids de chaque convoi, et de répartir ce poids entre un certain nombre de convois successifs. Alors les ressources de la mécanique pourront être app1iqiées avec succès à des masses moins grandes ; mais, dans les circonstances actuelles, tous les soins imaginables ne sauraient prévenir le retour d’accidens dont les suites, une fois que ces énormes masses ont cessé d’obéir à une impulsion intelligente, deviennent incalculables. Au reste, cette question n’est pas seulement une affaire de mécanique. La politique joue un grand rôle dans tout ce qui touche aux chemins de fer, et le gouvernement, qui a devant lui des sociétés riches et puissantes, et qui se voit forcer la main par le vœu énergique de tout le pays, demandant l’établissement complet de ce nouveau mode de communication, ne peut pas agir avec une entière liberté. Nous croyons pourtant que, dans l’intérêt des compagnies comme dans celui du public, il faut tenir la main à l’exécution stricte des conditions comprises dans le cahier des charges. De notre temps, l’opinion publique est plus forte que les associations les plus considérables, et il ne faudrait pas que le gouvernement fût obligé souvent d’intervenir, comme il a dû récemment le faire pour la ligne de Saint-Etienne à Lyon, afin que des travaux indispensables à la sûreté des voyageurs fussent enfin exécutés.

L’enthousiasme qu’excitent certaines nouveautés ne se transmet pas toujours de siècle en siècle. Qui ne connaît l’histoire de la pomme de terre ? Transportée d’Amérique en Europe peu de temps après la conquête du Nouveau-Monde cultivée en grand en Italie dès le XVIe siècle, cette production était encore, il y a soixante-dix ans, repoussée de France par de vieux préjugés. Le zèle et la persévérance de Parmentier triomphèrent de tous les obstacles, et lorsqu’enfin Louis XVI eut placé à sa boutonnière les fleurs de cette plante solanée, la pomme de terre devint à la mode chez nous. depuis lors la culture s’en est répandue partout, et ce tubercule est devenu un des élémens les plus considérables de la nourriture de plusieurs peuples de l’Europe.

Presque insensible aux intempéries, la pomme de terre était, disait-on depuis long-temps, le plus sûr préservatif contre la disette. On vivait à cet égard dans une sécurité complète, lorsque, l’année dernière, une maladie inconnue ou peu étudiée jusqu’alors, vit frapper en Irlande, en Belgique et dans certaines parties de la France et de l’Allemagne, cette précieuse production. On connaît l’effet produit en Angleterre par cette maladie, sans laquelle probablement M. Cobden et la ligue attendraient encore la révocation des Corn-laws. Les agronomes, les chimistes de tous les pays s’emparèrent de cette question : ils coupèrent, firent bouillir, filtrèrent, examinèrent au microscope des centaines de livres de pommes de terre, et ne purent se mettre d’accord. Pour les uns, c’était là une maladie contagieuse se répandant de proche en proche, et qu’il fallait traiter à la manière des épidémies ; pour les autres, les longs froids et les pluies continuelles avaient été l’unique cause de cette pourriture qui, en 1845, envahit les pommes de terre de tant de pays divers. On pouvait espérer que l’année 1846, si chaude, si sèche, si différente, en un mot, de celle qui l’a précédée, ne verrait pas se reproduire ce fléau. Malheureusement cet espoir a été déçu. La maladie s’est de nouveau présentée. Elle fait des progrès au moment où nous écrivons, et les incertitudes des savans se sont renouvelées sans qu’il ait été possible jusqu’à présent de prononcer d’une manière formelle sur les causes qui ont amené cette calamité. De la discussion qui a eu lieu devant l’Académie des Sciences à ce sujet, il a semblé résulter que la maladie se propageait des fanes aux tubercules, et qu’il y avait avantage à arracher les feuilles flétries avant que la racine fût atteinte, ainsi qu’à enlever les pomme de terre malades et a les isoler de celles qui ne le sont pas. Quant à la question de la contagion, elle paraît offrir encore de grandes difficultés. Ces difficultés peuvent donner une idée de toutes celles qu’on doit rencontrer lorsqu’on veut traiter la question des maladies contagieuses chez les hommes : question si grave, si importante, compliquée de tans d’intérêts divers, et dans laquelle les actions nerveuses et les effets de l’imagination jouent un si grand rôle. Comment les médecins pourraient-ils donner une solution définitive de cette question si complexe, et qui renferme tant de causes d’erreur, lorsque la question la plus simples, la plus élémentaire en ce genre, celle de savoir si une maladie est contagieuse ou non dans les pommes de terre, n’a pas pu être encore résolue ! Et pourtant, en faisant sur les plantes les expériences nécessaires pour éclaircir ce point, on peut toujours éviter les causes d’erreur qui rendent si incertaines les observations analogues qu’on voudrait tenter sur les hommes. Lorsque dans cette matière les savans auront résolu les questions les plus simples, ils pourront s’exercer avec succès sur de plus difficiles. Jusque-là toute conclusion serait, à notre avis, prématurée et ne pourrait conduire qu’à substituer un préjugé nouveau à un ancien préjugé.

Dans cette saison, les savans voyagent, et, vers la fin de l’année scolaire, Paris est visité tous les par quelque célébrité européenne. La semaine dernière, M. OErstedt, le fondateur de l’électro-magnétisme, assistait à la séance de l’Académie des Sciences. On sait depuis long-temps qu’en frottant certains corps, le verre et la résine, par exemple, on développe un principe appelé électricité, qui donne lieu à des phénomènes particuliers. Tout personne ayant reçu quelque instruction a vu une fois au moins dans sa vie fonctionner la machine électrique, et peu d’enfans ignorent que, lorsqu’on frotte un chat dans l’obscurité, on aperçoit de petites étincelles qui ne sont dues qu’à un dégagement d’électricité. Cette branche intéressante de la physique, qui a dû au génie de Volta de si notables progrès, a été enrichie par lui de ce puissant instrument qui porte son nom (la pile de Volta), et à l’aide duquel on peut produire des courans continus d’électricité. Après avoir appliqué avec un succès merveilleux cet instrument à la décomposition des corps les plus réfractaires, les physiciens ne se doutaient pas encore que ces courans électriques possèdent des propriétés spéciales, et que l’électricité en mouvement agit sur les corps d’une tout autre manière que lorsqu’elle est en repos. C’est surtout en excitant un état magnétique particulier dans un corps soumis à leur action, que la présence de ces courans, et qui est appelée l’électro-magnétisme, que M. Oertedt a attaché son nom d’une façon si glorieuse. L’illustre physicien danois a été reçu à l’Institut par ses confrères avec un empressement qui a dû lui prouver tout le cas que l’on fait de ses découvertes et de ses travaux.

Les savans anglais et allemands viennent souvent à Paris, mais les savans italiens quittent rarement leur pays, et on les voit peu de ce côté-ci des Alpes. Cet isolement est peu profitable aux sciences, et il est à désirer que les hommes de mérite qui abondent en Italie se décident à venir faire chez nous un échange d’idées et de connaissances également avantageux aux deux pays. Le spectacle d’une activité dont on n’a aucune idée au-delà des Alpes, l’action directe d’un foyer vers lequel convergent toutes les lumières de l’Europe sont de nature à exercer la plus heureuse influence sur des esprits merveilleusement doués, mais qui se renferment parfois dans un cercle d’idées trop restreint On se plaint souvent en Italie que des travaux remarquables, entrepris à Milan ou à Naples, ne soient guère connus sur les rives de la Seine. Cette plainte est fondée en partie, et l’on regrettera toujours que des hommes tels que Bidone et Mascagni, par exemple, aient pu travailler pendant trente ans, l’un au progrès des sciences physiques et mathématiques, l’autre à l’avancement de l’anatomie et de la physiologie, sans que l’institut de France ait trouvé l’occasion de se rattacher par un titre honorifique ces deux illustres savans. Pourtant il faut remarquer que les forces et l’activité des hommes les plus distingués sont appliquées chez nous à assurer l’influence de la France à l’étranger, et que cette influence morale, reconnue et acceptée partout, est telle qu’elle n’admet guère dans l’esprit de la plupart des Français la supposition d’un échange utile avec les autres peuples, surtout avec ceux que les circonstances ont placés dans une infériorité politique relative vis-à-vis de la France. C’est là une erreur, à notre avis, et tout contact scientifique avec les élèves de Gaulée et de Volta peut être profitable même aux héritiers de Fermat et de Lavoisier. Quoi qu’il en soit, on ne peut modifier cet état de choses qu’en venant montrer aux savans français qu’Amici, Melloni et Mossotti, dont nous avons eu l’occasion récemment d’admirer à Paris les travaux, ne sont pas les seuls qui cultivent avec succès les sciences physiques et mathématiques dans la péninsule. En attendant, nous voyons avec plaisir qu’un des plus illustres chefs de l’école médicale italienne, M. Bufalini, se soit décidé à venir visiter les établissemens scientifiques de Paris, et nous recevons avec satisfaction l’annonce de la prochaine arrivée de M. Santini, professeur à Padoue et l’un des correspondans de l’Institut pour la section d’astronomie.

Si les savans italiens, ne vont pas volontiers en pays étranger, ils ont commencé, depuis quelque temps, à se visiter entre eux, et tous les ans ils s’assemblent dans une des villes de la péninsule. Ces congrès scientifiques, auxquels les attaques du parti rétrograde n’ont pas manqué, produisent du bien dans un pays où des barrières de toute sorte s’opposent aux communications de la pensée d’état à état ; mais on ne saurait dire que les hautes sciences puissent gagner beaucoup dans des réunions composées parfois de douze à quinze cents personnes qui décident les questions les plus graves à la majorité, et au milieu desquelles le nombre des véritables savans est naturellement fort restreint. Dans quelques villes principales, des sommes considérables ont été mises à la disposition des savans pour effectuer des expériences utiles. Cette pensée est fort louable ; mais dans l’état actuel des sciences peut-on supposer que de telles expériences seront entreprises avec succès par des hommes auxquels il n’est accordé que quinze jours de réunion pour s’entendre sur les expériences à faire, et pour les effectuer après avoir préparé les appareils nécessaires ? Évidemment cela est impossible : Si l’on veut que ces congrès aient des conséquences heureuses pour les sciences, il faut, tout en conservant un caractère populaire à ces réunions, établir un comité, un bureau, quelque chose de permanent enfin, qui soit chargé d’exécuter tout ce qui ne peut pas être confié à une assemblée trop nombreuse. Appeler à ces congrès, dans des vues très utiles et très louables, un grand nombre de personnes, tout en conservant aux hommes éminens qui voudraient y assister une juste suprématie, voilà ce qu’il faut chercher sous peine de voir bientôt ces réunions dégénérer et déchoir.

Dans plusieurs localités, ces congrès sont devenus l’occasion d’hommages rendus à la mémoire de quelques-uns de ces hommes célèbres qui, dans un sol si fertile, ont illustré chaque province italienne. Une statue a été élevée en Toscane à Galilée, et Cavalieri a reçu un honneur semblable à Milan. Les savans italiens qui se réunissent à Gênes cette année y doivent inaugurer la statue de Colomb ; l’année prochaine, le plus grand voyageur du moyen-âge, Marco Polo, recevra l’hommage un peu tardif des Vénitiens. De telles manifestations entretiennent le sentiment national et doivent être encouragées. On doit les approuver surtout lorsqu’elles donnent lieu, comme à Florence ou à Milan, à des publications intéressantes. L’histoire de l’Académie del Cimento, presque improvisée par M. Antinori de Florence, l’Éloge de Cavalieri, publié à Milan par M. Piola sont deux livres remarquables qui méritent d’être répandus en France, et qui seront lus avec profit. Espérons qu’un tel exemple ne sera pas perdu, et que, dans des circonstances analogues, d’autres ouvrages, formés sur ces excellens modèles, pourront voir le jour. Si, comme tout semble actuellement le faire espérer, les savans italiens obtiennent la permission de se réunir à Rome, l’Histoire de l’Académie des Lincei serait à cette occasion une publication remplie d’à-propos. Cette association puissante et peu connue qui, au XVIIe siècle, voulut faire tourner au profit des sciences et de la philosophie l’organisation à laquelle les ordres religieux devaient leur force, cette association persécutée, qui ne cessa jamais de protéger Galilée, et dans laquelle Bacon demanda sans succès à être admis, mérite de devenir l’objet des recherches d’un homme de cœur et de talent.

Le temps est propice en Italie pour les publications historiques. Si nous pouvions franchir les limites qui nous sont imposées par notre sujet, nous donnerions quelques détails sur les Archives historiques publiées à Florence par une société d’hommes distingués, ainsi que sur les Monumenta historiae patriae que le gouvernement piémontais fait paraître à Turin. Ne pouvant pas nous arrêter sur ces deux excellens supplémens à la grande collection de Muratori, nous signalerons du moins à nos lecteurs les Matériaux pour l’histoire de la faculté des sciences dans l’université de Bologne, dont la publication vient d’être entreprise dans cette ville par M. Gherardi, auquel l’institut de Bologne avait déjà confié le soin de diriger l’édition des écrits de Galvani. Ces Œuvres de Galvani, illustre physicien que les découvertes de Volta avaient trop éclipsé, occuperont désormais une place distinguée dans les bibliothèques, et nous ne doutons pas que la nouvelle publication de M. Gherardi n’obtienne un succès notable, surtout s’il se décide à publier en entier les documens intéressans qui sont à sa disposition L’université de Bologne, si célèbre au moyen-âge par ses glossateurs, dont Sarti avait tracé, dans le siècle passé, une savante histoire, que M. de Savigny a développée et popularisée depuis, n’a pas rendu moins de services aux sciences physiques et mathématiques qu’à la jurisprudence, et les noms de Ferro, de Ferrari, de Cataldi et d’Adrovandi méritent certes de rester dans la mémoire des hommes aussi long-temps que ceux d’Irnerius et d’Accurse.

M. Gherardi a retrouvé déjà les actes originaux d’une discussion publique qui eut lieu entre deux grands algébristes du XVIe siècle, Tartaglia et Ferrari, au sujet de la résolution de certains problèmes qui occupaient alors les savans. Nous désirons ardemment que ces documens, ces cartels, comme on les appelait alors, soient reproduits entier par M. Gherardi. On n’assiste pas sans émotion au récit de ces débats auxquels actuellement vingt personnes ne s’intéresseraient pas en Europe. Quelle passion, quelle ardeur dans ces luttes ! Des hérauts portaient les défis et les réponses ; les champions accompagnés de leurs amis se rendaient à l’endroit où la discussion devait avoir lieu au son des fanfares, comme l’on marcherait au combat. Pour ne pas voir démenties ses prédictions, Cardan, homme d’un savoir universel, qui ne resta pas étranger à ces luttes, se laissait, assure-t-on, mourir de faim. C’est une telle fougue qui rendait ces hommes invincibles et qui leur permettait, à une époque où, à proprement parler, l’analyse algébrique n’existait pas encore, à une époque où il n’y avait ni notations, ni méthodes générales, ni enseignement public, ni livres élémentaires, de s’avancer dans certaines directions aux limites de la science, et de poser des barrières que tout le génie des Euler et des Lagrange n’a pas su franchir depuis !


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.

INSTRUCTION DE F. DE MALHERBE A SON FILS, publiée par M. Ph. de Chennevières[1]. — La Normandie est, sans aucun doute, celle de nos anciennes provinces qui a le plus à cœur la gloire de ses enfans. Aux plus illustres, à ceux qui ont été rois, comme Corneille et Guillaume, par la lyre ou l’épée, elle dresse des statues ; à ceux qui, pus humbles, ont mérité cependant un souvenir, elle décerne, dans les académies, des éloges historiques ; quelquefois même elle ressuscite, après plusieurs siècles, des morts oubliés, comme Wace ou Raoul de Ferrières. Qu’on ouvre, en effet, les Mémoires des sociétés savantes de cette belle et intelligente province ; à Rouen, à Caen, partout enfin, on trouve de curieuses recherches sur la vie et les travaux des hommes qu’ont vu naître les domaines du conquérant. C’est ainsi que M. Deville, après tant d’autres biographes, a donné sur Corneille, sur les habitudes intimes de sa vie, sur son rôle pendant la fronde, des détails tout-à-fait nouveaux ; c’est ainsi encore que l’un des compatriotes de Malherbe vient de publier un document qui éclaire, d’une façon tout-à-fait neuve et piquante, la biographie intime du poète qui, le premier,

Fit sentir dans ses vers une juste cadence,


et y porta souvent de grands sentimens, ce qui, certes, vaut mieux encore que l’instinct de la césure. Ce document est une instruction adressée par Malherbe à son fils Marc-Antoine. Entièrement inconnue, aux biographes des deux derniers siècles, et enfouie à Aix dans une bibliothèque particulière, l’Instruction avait été déjà signalée à l’attention publique dans une brochure de M. Roux Alpheran, intitulée : Recherches biographiques sur Malherbe, adressées à MM. les maire, adjoins et membres du conseil municipal de la ville de Caen ; mais l’auteur des Recherches biographiques s’était borné à citer quelques fragmens, et M. Ph. de Chennevières, en publiant aujourd’hui l’Instruction dans l’intégrité de la rédaction première, vient d’ajouter une page intéressante à notre histoire littéraire.

Dans l’antiquité païenne, au temps des grandes choses, les princes et les sages, on le sait, avaient l’habitude d’adresser à leurs fils des conseils sur l’art difficile de gouverner les hommes, ou l’art plus difficile peut-être de bien vivre ; Malherbe fit comme les sages et les rois ; mais la question qu’il traite est toute différente : dans ses préceptes, il ne s’agit ni de politique ni même de vertu, mais tout simplement d’argent et de procès. L’Instruction, écrite à Aix, au mois de juillet 1605, comprend une trentaine de pages, et l’on y cherche en vain une seule ligne, un seul mot qui trahisse le poète ; on n’y trouve que le gentilhomme occupé de sa généalogie, et le plaideur intrépide, amoureux de la chicane. Malherbe établit d’abord sa descendance ; il rappelle avec orgueil qu’un de ses ancêtres, baron de La Baye dans le Cotentin, « accompagna le duc Guillaume à la conquête d’Angleterre, » et qu’en mémoire de cet événement les armoiries de sa maison ont été peintes, par ordre de Guillaume, dans l’abbaye de Saint-Étienne de Caen et dans celle du Mont-Saint-Michel. L’arbre généalogique une fois dressé, le poète aborde franchement les questions d’intérêt, et jamais, on peut le dire, procureur normand ne se montra plus habile à dresser des comptes, à régler par avance les successions et les partages. Il commence par ergoter contre son frère Éléazar, lequel avait reçu en dot, de la maison paternelle, une charge de conseiller au présidial de Caen. Cette charge valait douze cents écus ; mais comme, en vertu de la coutume de Normandie, un père « ne peut directement ni indirectement avancer un fils plus que l’autre, » Malherbe annonce l’intention de faire rendre à son frère la moitié de cette somme, plus les intérêts depuis vingt ans. Il ajoute que, dans le cas où il faudrait plaider, il serait bon de rappeler qu’Eléazar, sa femme et ses enfans, avaient toujours été nourris dans la maison paternelle, au grand détriment des autres héritiers, et que, pendant ce temps, lui, François Malherbe, n’avait reçu pour tous présens qu’un tonneau de cidre. Il invoque en outre, le peu de dépense que son éducation avait occasionné, attendu qu’il avait toujours été en pension à Caen, à Paris et en Allemagne, pendant deux ans, tandis que son frère avait eu des maîtres particuliers. Il serait difficile, on le voit, d’apporter dans les relations de famille plus d’égoïsme et d’esprit de calcul. Malheureusement, sous ce rapport, Malherbe ne fait pas exception, et, parmi les poètes des deux derniers siècles, Corneille est peut-être le seul dont le caractère ait égalé le talent.

La dot de sa femme, comme celle de son frère, devait causer à l’ami de Des Perriers plus d’un embarras et plus d’une chicane. Cette dot consistait, en 3,000 écus sur la commune de Brignolle, et 800 écus constitués en rente sur la ville de Tarascon, au denier 12, ce qui était alors le taux légal ; mais, au lieu de payer en argent, la commune de Brignolle paya en marchandises cotées au dessus de leur valeur. Le poète fit un procès, et, après cinq ans de débats, il lui fut adjugé 16 pour 100 d’intérêt au lieu de 12, avec la faculté de retirer le principal quand bon lui semblerait.

Nous n’insisterons point plus long-temps sur tous ces détails, car la prose du poète, rayée de chiffres, positive comme une addition et hérissée de termes de chicane, ne se prête guère à l’analyse ; il nous suffira de dire que, comme élément de la biographie de Malherbe, l’Instruction présente un véritable intérêt. Il serait à souhaiter qu’on pût réunir sur les hommes appelés à vivre dans l’histoire des documens du même genre ; il y aurait là matière à de bonnes études morales. N’est-ce pas en effet un problème étrange, et qui mérite d’être approfondi, que cette éternelle contradiction qui éclate, dans la vie des artistes et des poètes, entré le fait et l’idée, entre les œuvres et les actes ? Il nous semble que Buffon a commis une lourde erreur en affirmant que le style, c’était l’homme - erreur peut-être volontaire, car il parlait devant des académiciens qui venaient de lui donner leur voix, et ces sortes de dettes ne s’acquittent guère que par des flatteries. — S’il s’agissait de trouver des argumens sérieux contre cet aphorisme, les exemples ne manqueraient pas : l’antiquité nous donnerait ses philosophes, démentant souvent par leur conduite les maximes les plus formelles de leurs ouvrages ; le moyen-âge nous donnerait ses mystiques et ses moines, prêchant la pauvreté individuelle et travaillant sans cesse à augmenter leurs richesses collectives, écrivant de beaux traités sur le renoncement et passant leur vie en procès pour la pêcherie d’une rivière ou la dîme d’un champ de blé ; enfin, dans la série des poètes, on aurait souvent occasion de réfléchir sur ce vers :

« L’idéal tombe en poudre au toucher du réel, »


et de reconnaître que les rêveurs, quand il s’agit de leurs intérêts, tout aussi positifs que les procureurs.


— HISTOIRE DE BEZIERS, par M. H. Julia[2]. — Il n’est guère aujourd’hui de province et même de ville qui ne voie écrire ses annales par quelque plume indigène. L’histoire de la ville natale est le début assez ordinaire des jeunes écrivains dans la carrière de l’érudition. Si le talent fait défaut, on a au moins le mérite du patriotisme et d’un devoir filial rempli ; si la renommée se tait au dehors, on s’en console intrà muros. Les applaudissemens du coin du feu et les ovations académiques de l’endroit forment une suffisante et légitime compensation. Au demeurant, il serait injuste de ne pas reconnaître dans un grand nombre de ces premiers essais une utilité réelle. Quelque incomplètes que soient pour la plupart ces premières tentatives d’un talent inexpérimenté, elles apportent à la science une certaine somme d’élémens nouveaux, des matériaux quelquefois précieux. Ce n’est pas l’ardeur des recherches et la consciencieuse investigation des vieux dossiers qui manque aux jeunes auteurs. Ils pécheraient plutôt par l’excès contraire. En outre, l’étude des monumens, faite sur place, aura toujours un mérite, particulier de fidélité et de réalité.

M. Henri Julia, à ce qu’il paraît, a vu le jour dans la douce cité de Béziers. C’est un bonheur qu’un poète latin célébra autrefois avec quelque emphase. M. Julia a voulu s’en montrer reconnaissant, et il s’est fait le chroniqueur de l’antique Biterra. Béziers, fondée à ce que l’on croit par des Phocéens de Marseille, et enclavée dans le territoire des Volces-Tectosages, reçut vers 117 avant Jésus-Christ, une colonie romaine formée de la septième légion. Florissante au IVe siècle, saccagée par les Vandales, les Visigoths et les Sarrasins dans les siècles suivans, elle parvint, sous les premiers Capétiens, à une haute prospérité, à laquelle la guerre des Albigeois porta un coup mortel. Prise d’assaut par l’armée de Simon de Montfort au mois de juillet 1209, elle vit sa population tout entière exterminée par les croisés, qui, suivant quelques historiens, massacrèrent plus de soixante mille personnes. En 1247, Béziers fut réunie à la couronne et sortit peu à peu de ses ruines, joua un rôle assez important dans les guerres civiles du XVe et du XVIe siècle, et finité par être démantelée en 1632, pour avoir pris part à la révolte de Gaston d’Orléans. M. Julia ne s’est pas borné au simple récit des événemens politiques dont Béziers a été le théâtre. Il s’est fort étendu sur l’histoire civile et ecclésiastique de cette ville. Son livre porte l’empreinte des qualités et des défauts que nous signalions plus haut. C’est un amas de documens quelquefois curieux, mais manquant le plus souvent d’intérêt La partie relative à l’antiquité est fort défectueuse, comme dans la plupart des livres du même genre, car les auteurs ont presque toujours le tort de vouloir suppléer à leur façon au silence des historiens. Ainsi, pourquoi M. Julia a-t-il consacré un paragraphe aux vertus des Volces-Tectosages, et pourquoi affirme-t-il que ce peuple n’avait que deux passions, la chasse et la guerre ? Ce sont là des puérilités dont il aurait pu faire grâce au lecteur. — Les chapitres consacrés au moyen-âge sont beaucoup plus satisfaisans, quoique l’on y rencontre quelques erreurs, entre autres sur l’établissement des communes, erreurs que M. Julia pourra rectifier en relisant les Lettres sur l’Histoire de France, de M. A. Thierry. Il pourra aussi s’assurer, dans le commerce de l’illustre écrivain, que l’histoire ne s’écrit pas sur le mode du dithyrambe, et qu’un style simple, naturel et sans prétention n’est pas une des moindres qualités que doive poursuivre un jeune écrivain.


— LONDRES ET LES ANGLAIS DES TEMPS MODERNES, par le docteur Bureaud-Riofrey[3]. – Pour être pompeux, ce titre-là n’en est pas plus clair, et c’est seulement après avoir lu l’introduction que l’on commence à comprendre la pensée de l’auteur. Médecin français établi à Londres, M. Bureaud prétend rendre service à son pays natal en lui faisant mieux connaître son pays d’adoption. Il professe une admiration sans bornes pour le second, et trouve le premier si dépourvu qu’il n’y a, d’après lui, qu’une raison qui puisse en expliquer le salut : Dieu, dit-il, protége la France ; c’est l’opinion des pièces de cent sols ; elle n’a jamais compromis personne. M. Bureaud espère nous tirer de cette infériorité en nous proposant le grand modèle, de civilisation qu’il a sous les yeux ; il l’étudie par tous les côtés et remonte le cours des siècles pour assister à l’enfantement progressif des merveilles qu’il admire : c’est ainsi qu’il a déjà représenté, dans un autre ouvrage, Londres au temps des Romains et Londres au moyen-âge. L’époque comprise dans celui-ci va de 1688 jusqu’au consulat ; M. Bureaud s’arrête tout court en 1800 ; c’est une date, ce n’est point une fin.

Si M. Bureaud, utilisant les connaissances spéciales qu’il possède, nous eût raconté fidèlement l’état sanitaire, les vicissitudes matérielles, les conditions d’hygiène physique par lesquelles a passé la vaste cité qu’il habite, il eût pu nous tracer un tableau à la fois intéressant et instructif malheureusement l’ambition l’a pris d’être un historien politique, en même temps qu’un faible bien naturel le tenait attaché aux détails les plus particuliers de la science médicale. L’Angleterre a, selon son expression, fait deux présens au monde : la vaccine et le gouvernement représentatif. M. Bureaud se croit obligé de la suivre dans cette double voie, et ni l’auteur ni le lecteur ne gagnent au singulier mélange qui résulte de ces investigations par trop divergentes On tombe ainsi du récit d’une opération d’oculiste à l’avènement de William Pitt, d’une dissertation sur la mort apparente et l’asphyxie à la guerre d’Amérique et des discours de Burke contre la France à l’exposé des différences qui séparent la chirurgie française de la chirurgie anglaise : les transitions sont par trop difficiles. L’auteur a voulu mettre tant de choses dans son livre, qu’il n’y avait plus moyen de les coudre ensemble ; économie, politique, statistique, histoire, philosophie, pure médecine, tout est entassé au hasard. d’après un semblant d’ordre chronologique. Mieux eût valu l’ordre de l’alphabet pour ranger ces matières incompatibles ; on eût eu de la sorte un Guide du Voyageur assez passable ; encore n’aimerait-on pas beaucoup trouver dans un Guide des vérités de la force de celles-ci, qui pleuvent dans le livre de M. Bureaud, vérités trop vraies : « La nature n’a pas fait les femmes pour gouverner ; étaient-ce les femmes qui donnèrent à Rome l’empire du monde ? » vérités trop byroniennes : « La pauvreté libre est un contre-sens, etc. » J’en passe et des meilleures.

M. Bureaud est pourtant parti d’une idée juste : c’est que la santé publique et individuelle s’améliore en même temps que l’état social ; mais, au lieu de suivre cette amélioration de la santé qui était son fait, il s’est par-dessus tout occupé des destinées générales de l’empire britannique qui n’étaient pas assurément de sa compétence ; puis il a donné beaucoup plus d’attention aux points qui intéressaient uniquement la pratique de son art qu’il n’en a donné aux grandes modifications hygiéniques et morales introduites par le temps et l’expérience dans la ville de Londres. Il en est resté aux banalités déjà connues, et l’on voit trop qu’il n’est point remonté jusqu’aux sources à consulter. Pour faire un tableau de Londres au XVIIIe siècle, il eût fallu interroger les mémoires privées et la littérature courante de l’époque, cette littérature des rues si féconde et si caractéristique en Angleterre ; il eût fallu scruter avec au moins autant de zèle les blue books où les commissaires du parlement ont successivement consigné le résultat de leurs enquêtes sur la situation des classes inférieures. Aussitôt après 1815, lorsque la fin de la guerre européenne eut rétabli la sécurité, ces enquêtes furent poursuivies avec une exactitude précieuse, et l’état de choses qu’elles révélèrent alors datait certainement de loin. Toute la fin du XVIIIe siècle est éclairée par ces recherches bienfaisantes qui ouvrirent le XIXe. M. Bureaud ne s’est douté ni des questions qu’il devait traiter ni des ressources qu’il avait sous la main pour les résoudre. Le livre, qu’il avait essayé est encore à faire. On pourra l’écrire en un meilleur français.



A. T.


  1. Caen, 1846. Un vol. broch., in-8o
  2. Un vol. in-8o, Paris, 1843, chez Maillet, rue Tronchet,
  3. Deux fol. in-8o, Paris, Truchy.