Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1846
31 juillet 1846
Comment peindre la tristesse et le dégoût que nous fait éprouver le nouvel attentat contre la personne du roi ? Cette persévérance dans le crime de quelques esprits dépravés et en démence confond la raison et l’humilie profondément. C’est en vain que la civilisation se développe, que l’instruction se répand, que les masses deviennent plus éclairées et plus heureuses ; tous ces progrès, tous ces résultats, sont impuissans contre une maladie inexplicable, où domine surtout le plus stupide orgueil. Jamais ce contraste n’aura été plus frappant. Tout le monde était d’accord pour se féliciter de l’amélioration sensible de nos mœurs politiques ; on remarquait dans quel calme profond le pays traverse l’épreuve d’une élection générale, et demande au jeu régulier de nos institutions les satisfactions et les réformes qui peuvent être l’objet de ses désirs. C’est au milieu de cette excellente disposition des esprits qu’éclate un nouvel accès d’une déplorable monomanie. Voilà une triste part à faire à l’imprévu. Cependant il ne faut pas que les impressions que nous en recevons nous exagèrent la portée d’extravagances parties de si bas ; ce qu’il faut en face de pareils accidens, c’est de s’attacher de plus en plus à la pratique, au culte de nos institutions, qui seules peuvent offrir à la société des garanties vraiment durables.
En se décidant à dissoudre la chambre de 1842, le ministère eut l’espérance de voir les électeurs lui envoyer une majorité nouvelle dont la force numérique et le franc concours lui rendraient le gouvernement plus facile et plus commode. Même avant que l’urne électorale ait parlé, nous croyons qu’aujourd’hui le cabinet doit se faire de son avenir une moins riante image. Il a pu juger, depuis six semaines, des sentimens et des dispositions du pays, en pressentir les exigences dont il trouvera des interprètes même au sein du parti conservateur, retrempé par l’élection. Le pays, malgré les coupables tentatives de quelques hommes pervers, ne doute plus du triomphe définitif de la monarchie de 1830 sur les partis extrêmes qui l’ont pendant long-temps combattue ; il voit le régime nouveau affermi par seize années de durée, et garanti contre de futures épreuves par des institutions prévoyantes. Que doit conclure le bon sens du pays de cette prospérité qui nous est confirmée sur tous les tons par les organes du pouvoir, sinon qu’il ne faut pas s’y endormir, mais en user et en faire le point de départ, l’instrument de modifications fécondes dans la conduite des affaires ?
Il peut arriver aux hommes les plus actifs, à ceux qui se plaisent le plus au milieu du tourbillon politique, d’éprouver un sentiment de lassitude : alors un peu d’assoupissement dans les esprits et dans les choses ne leur déplairait pas. Cependant la société continue sa marche : inutile ou inopportune sur un point, son activité se porte sur un autre. Ainsi nous avons vu la paix sur le continent augmenter la sollicitude de la France pour sa marine et pour sa domination en Afrique. On lui dit aujourd’hui que le parti conservateur a défendu victorieusement l’ordre social ; elle répond que, s’il en est ainsi, une autre tâche l’attend c’est de quitter la défensive pour prendre l’initiative des réformes nécessaires. C’est là le sentiment général. Telle est bien la pensée à laquelle chacun comprend qu’il faut répondre. Tout conservateur repousse aujourd’hui avec un accent indigné le soupçon qu’il puisse avoir des opinions stationnaires, des préjugés qui le condamnent à rester immobile. D’un autre côté, toutes les oppositions, chacune dans sa nuance et avec son drapeau, ont plus que jamais pour cri de ralliement les mots de réforme et de progrès : elles n’ont garde de ne pas profiter du goût que montre aujourd’hui le pays, non pour une agitation stérile, mais pour un mouvement sage et réglé. Enfin, pour tout le monde, c’est un point établi, le temps des réformes est venu.
Le ministère a trouvé que ces symptômes étaient assez significatifs pour qu’il ne dût pas rester à les contempler sans action et sans voix ; aussi a-t-il eu son manifeste. Nos prévisions n’étaient pas sans fondement quand nous pressentions que le cabinet en face des électeurs voudrait prendre une attitude et une phraséologie pour lui quelque peu nouvelles. On s’est décidé à parler de progrès, d’améliorations et de réformes ; on a fait comme sir Robert Peel, on a pris aux whigs leurs principes et leur vocabulaire : de cette façon, M. Guizot ne sort pas de l’école anglaise. Le discours que M. le ministre des affaires étrangères a prononcé le 26 juillet devant les électeurs de Lisieux nous offre une transformation curieuse. L’orateur y a dépouillé le vieil homme avec une remarquable dextérité. Ce que craignait surtout M. Guizot, c’est qu’on crût qu’il était, soit fatigué, soit aigri par la lutte, qu’il avait l’humeur chagrine et stationnaire. Aussi s’est-il montré libéral et progressif ; nous dirions volontiers qu’il a cherché à se faire jeune et dispos. Il a voulu que l’on comprît qu’il avait toute la force, toute l’énergie nécessaire pour accomplir ce que réclameraient l’esprit de l’époque et les besoins du pays. Seulement sur ces besoins, sur ces exigences, il ne s’est pas expliqué, il n’est entré dans aucuns détails. Ici M. Guizot s’arrête dans son imitation des hommes d’état de l’Angleterre. Chez nos voisins, il serait impossible à un chef de parti ou de cabinet de haranguer ses électeurs sans aborder d’une manière franche et positive les principales questions pendantes devant le pays : c’est pour eux une obligation d’être nets, précis, sans équivoque. Jusqu’à présent, en France, nous sommes moins exigeans. Nous acceptons encore des maximes générales, des considérations pompeuses, comme le fonds suffisant d’une allocution politique. Cependant il y a bien des problèmes dont la solution est mûre. Depuis plus de dix ans, le pays et la chambre des députés réclament la conversion des rentes. La réforme postale, préparée par les consciencieuses études de quelques hommes qui s’y sont voués, veut enfin être accueillie. Verrons-nous encore ajourner la réduction de l’impôt du timbre, d’un impôt qui, pèse sur les produits de l’intelligence, qui entrave les développemens de la presse scientifique et littéraire ? Les intérêts des lettres et de la pensée sollicitent encore une autre mesure du gouvernement et des chambres : ils demandent, tant à la diplomatie qu’à la législation, l’extinction d’une contrefaçon ruineuse, qui est une des principales causes du triste état où nous voyons aujourd’hui la librairie française. Dans l’ordre politique, l’adjonction des capacités et la réunion des électeurs au chef-lieu sont de plus en plus considérées comme des améliorations utiles, qu’on pourrait se permettre sans témérité. Dans ces derniers temps, plusieurs candidats conservateurs ont témoigné qu’ils n’avaient pour ces deux réformes aucun éloignement systématique. Moins expansif, M. le ministre des affaires étrangères a parlé au banquet de Lisieux avec l’intention évidente d’éviter toutes les questions et tous les faits. Son discours est une espèce de chant de victoire, qui, nous le reconnaissons volontiers, n’a rien d’agressif pour personne. M. Guizot a même la modestie de glorifier surtout un grand acte auquel il n’a pris qu’une part très secondaire, les fortifications de Paris. De la part de l’adversaire de M. Thiers, c’est un procédé du meilleur goût.
Il faut au surplus qu’il y ait chez M. le ministre des affaires étrangères un sentiment bien impérieux de la situation nouvelle où nous entrons, pour qu’il l’ait si ouvertement reconnue. En effet, à travers les très longs développemens de son discours, à travers les artifices et les ruses du langage, on saisit cet aveu formel, qu’après seize années passées à fonder la monarchie de 1830, qui est un gouvernement vraiment libéral, le moment est venu de marcher à des progrès nouveaux. « Bien loin d’en repousser aucun, a dit M. le ministre des affaires étrangères, la politique conservatrice les désire, les acceptera tous. » C’est pour la politique conservatrice une vraie métamorphose ; elle est inévitable, puisque M. Guizot la proclame, puisqu’il l’accepte comme l’indispensable condition de son avenir ministériel. À cette transformation de la politique, M. Guizot ne gagne rien ; son talent est surtout fait pour la lutte : aura-t-il le même éclat, le même crédit, quand les questions commerciales et industrielles occuperont le premier plan de la scène ? Là, les passions n’ont plus la parole, et la part qu’on peut faire aux généralités est bientôt épuisée. Sans doute le talent a toujours des ressources, même en face des difficultés les plus sérieuses : quand il ne les résout pas, il les esquive, il les tourne. Néanmoins il sera laborieux pour un homme d’état éprouvé par de longues fatigues d’aborder des questions, des études nouvelles. C’est un peu tard.
Cette attitude qu’on s’engage à faire prendre au parti conservateur aura pour le cabinet des conséquences qui seront des embarras. Si M. le ministre des affaires étrangères, par un grand effort, entreprend de rajeunir sa politique, tous ses collègues sont-ils en état de le suivre dans cette tentative ? Quelques-uns d’entre eux ne devraient-ils pas céder la place à des capacités plus actives et jouissant dans le parlement d’une autorité nécessaire ? Pour ne citer qu’un exemple, pourra-t-on arriver à d’utiles améliorations financières avec M. Lacave-Laplagne, qui a toujours combattu avec plus d’opiniâtreté que d’à-propos et de succès toutes les réformes, jusqu’aux plus modestes ? D’un autre côté, M. le ministre des affaires étrangères, en inaugurant au banquet de Lisieux une politique de réformes et de progrès, a travaillé, sans peut-être s’en rendre bien compte, à agrandir l’influence de celui de ses collègues qui partage vraiment avec lui la direction politique du cabinet. Assurément, si le ministère du 29 octobre est destiné à prendre l’initiative de sages réformes en finances, en législation commerciale et industrielle, la part de M. le ministre de l’intérieur dans cette œuvre sera considérable. Ces réformes si solennellement annoncées par M. Guizot, si le ministère actuel nous les donne, M. Duchâtel y contribuera plus qu’aucun autre de ses collègues, et, sous ce rapport, le banquet de Lisieux est pour ainsi dire une représentation donnée à son bénéfice. Cependant c’est dans ce même moment que M. Guizot aspire à la présidence du conseil et étend la main pour la saisir. On comprend les causes de tiraillement et les difficultés intérieures qui occuperont de plus en plus le cabinet.
Il y aurait bien un moyen d’échapper à ces embarras ; ce serait, les élections faites, de ne tenir aucun compte des engagemens et des discours, et de se cramponner avec obstination au statu quo dans les choses et dans les hommes, comme par le passé. Cela serait peu moral, et d’ailleurs cela n’est pas possible. Le pays et le corps électoral prennent au sérieux les idées d’améliorations et de réformes ; ces idées seront, surtout au début, comme une sorte de mandat impératif pour la chambre nouvelle, et il faudra bien s’ingénier à leur trouver quelque satisfaction.
À côté de la pensée sérieuse qui est au fond du mouvement électoral, à côté des hommes éprouvés que le pays renverra avec justice sur les bancs de la chambre, à côté des hommes nouveaux que de graves études, une situation indépendante, rendent vraiment dignes de la carrière parlementaire, que de prétentions déraisonnables, que d’ambitions ridicules, quand on les compare à la valeur réelle de ceux qui les affichent ! La France est en ce moment comme un vaste forum où les candidats pullulent ; chaque jour en voit surgir de nouveaux, il en sort de dessous terre ; heureusement nous touchons au terme de cette inépuisable exhibition. Y a-t-il quelque part un médecin sans malades, un avocat sans cause ; il se trouve, comme à point nommé, quelques électeurs, voulant faire bande à part et se séparer du gros de leurs amis, qui jettent les yeux sur le médecin oisif, sur l’avocat inoccupé, et lui proposent la candidature : il l’accepte, et le pauvre diable est métamorphosé en personnage politique. En se donnant beaucoup de mouvement, il pourra réunir cinq à six voix. Nous avons aussi la candidature de quelques élégans viveurs que leur famille et leurs amis voudraient envoyer à la chambre pour en faire quelque chose. Enfin il y a le candidat nomade, toujours disponible ; on peut le demander de tous les points de la France. Au centre, au nord, au midi, on le trouve partout ; c’est le juif errant de la candidature. Il a, du reste, de nobles sentimens ; les mots de patrie et d’humanité sont toujours dans sa bouche ; seulement il ne faut pas l’interroger indiscrètement sur les affaires, sur des questions d’administration, de commerce, de diplomatie. Ce sont menus détails dans lesquels le candidat humanitaire n’entre pas.
Plusieurs membres de l’ancienne chambre passent du Palais-Bourbon au Luxembourg ; ils sont privilégiés entre tous ceux auxquels le ministère avait promis la pairie. Eux du moins ne sont pas déçus dans leur attente. Dans cette promotion, le cabinet n’a pas enlevé à la chambre des députés quelques-unes de ses notabilités utiles ou brillantes, il a fait ses choix parmi les plus modestes de nos honorables. Les nouveaux pairs ont toujours, comme le sage, aimé l’obscurité, car jamais par rien d’éclatant ils n’ont attiré sur eux l’attention publique. Il est loin de notre pensée de rien dire de blessant pour des hommes estimables. C’est un intérêt politique qui nous préoccupe. Quand les électeurs envoient à la chambre des députés des hommes médiocres, à coup sûr ils pourraient mieux faire ; mais enfin la responsabilité du choix se divise sur une assez grande quantité de têtes, puis l’obscurité des élus va se perdre dans une chambre nombreuse, riche en capacités diverses, en hommes actifs et distingués. Dans le recrutement de la pairie, c’est la couronne qui prononce et choisit seule sous le contre-seing des ministres. Il importe donc au pouvoir royal, qui, dans cette circonstance, exerce les fonctions d’électeur sous le contrôle de l’opinion publique, de ne pas laisser tomber ses préférences sur des mérites par trop contestables. Et la pairie, où trouvera-t-elle sa force, si ce n’est surtout dans la distinction de chacun de ses membres ? La chambre des pairs n’a pas l’autorité politique que donne le baptême de l’élection populaire ; la nature même de son institution la réduit à un nombre fort limité ; si ce nombre n’est pas une véritable élite, que deviendra la puissance morale de l’assemblée du Luxembourg ? Dans la liste des nouveaux pairs figurent à juste titre deux des membres les plus recommandables de l’Institut ; mais pourquoi donc y avons-nous inutilement cherché le nom d’un académicien célèbre, digne depuis longtemps de cette distinction ? Si MM. Flourens et Poinsot représentent avec honneur les sciences naturelles et mathématiques, M. Letronne est à la tête de l’érudition française. L’antiquité n’a pas parmi nous d’interprète plus pénétrant, plus docte et plus ingénieux. Il est singulier que nous soyons ici obligés de rappeler au gouvernement tous les titres du savant administrateur du Collège de France.
Si de la dernière création de pairs nous passons aux nominations faites récemment dans les diverses branches de l’administration publique, nous trouvons que la part octroyée aux considérations particulières et aux intérêts électoraux est beaucoup trop considérable. Il est vrai qu’on avait à solder un grand arriéré tant de promesses avaient été répandues ! Il n’a pas été fort habile d’attendre jusqu’au dernier moment pour s’acquitter de ces dettes anciennes ; en laissant ainsi les choses s’accumuler, on a surpris l’opinion d’une manière fâcheuse. Et cependant, même avec cette profusion, que de gens désappointés ! Combien de candidats, partis pour leurs départemens avec les plus belles assurances, accusent à leur égard le silence du Moniteur !
Il est quelque chose de plus sérieux que ces déceptions particulières, c’est l’impression produite par l’esprit général de toutes ces nominations, c’est la conviction qui s’accrédite de plus en plus que tous les titres, tous les services, y sont trop souvent sacrifiés au but unique que poursuit le gouvernement de s’assurer une grosse majorité. Jusqu’à présent, l’administration française a été pour les autres peuples un objet d’admiration et d’envie : les traditions excellentes ont pu se perpétuer, parce que, même en faisant la part du favoritisme, on consultait cependant, pour le choix et l’avancement des personnes, le mérite et les droits acquis. Le gouvernement représentatif serait-il destiné à compromettre, à ruiner notre organisation administrative par l’invasion sans limites de la brigue et de la faveur ? Il y a là un péril redoutable, sur lequel on ne saurait trop éveiller la sollicitude publique.
Depuis un mois, il s’est manifesté progressivement dans l’opinion certaines modifications qui, au moment décisif du scrutin électoral, pourront porter leurs fruits. Il semblait d’abord que les intérêts particuliers dussent seuls inspirer et diriger les électeurs ; peu à peu ont commencé de se produire des pensées, des intentions politiques. Nous avons vu, Dieu merci, l’intérêt général préoccuper aussi les esprits ; on s’est mis à parler de progrès, de réformes ; on s’est demandé si la conquête définitive de l’ordre et de la stabilité ne devait pas avoir d’autre résultat qu’une routine stationnaire ; le ministère lui-même a voulu se mettre à l’unisson de ce langage dans le discours du banquet de Lisieux. Accorderons-nous à l’acte insensé qui a été commis dans la soirée du 29 juillet la puissance d’anéantir toutes ces bonnes pensées, toutes ces bonnes dispositions du pays ? Une réponse affirmative serait pour l’intelligence de la France la plus sanglante injure. Les conservateurs les plus probes ou les plus avisés se sont hâtés de déclarer qu’un pareil incident ne pouvait rien changer ni à la situation ni à la disposition morale des partis politiques. Nous ajouterons que, cet incident eût-il toute la gravité dont il paraît manquer, la France électorale devrait y puiser de nouveaux motifs de doter le pays d’une chambre progressive sans radicalisme, et sachant porter sur les points nécessaires une réforme intelligente et modérée.
Dans ce moment même où tous les partis semblent d’accord pour admettre qu’une politique nouvelle va sortir en France du scrutin électoral, de nouvelles questions s’ouvrent au dehors, et ce sera le devoir rigoureux du prochain parlement d’en surveiller le progrès. Nous ne croyons pas nous tromper en supposant que, dans un avenir moins éloigné qu’on ne pense, les plus graves complications peuvent se produire en Espagne ; nous ne nous trompons certainement pas en ajoutant que les faiblesses et les fautes du gouvernement français auront contribué pour beaucoup aux embarras dont il est menacé. Le mariage de la reine occupe plus que jamais les esprits : deux candidats assez inattendus sont décidément sur les rangs, l’un présenté à haute voix par la presse, l’autre introduit à petit bruit par la diplomatie, le duc de Cadix et le prince de Cobourg. Il s’est opéré, dit-on, un revirement subit dans le cœur de la reine Christine : elle sacrifie ses antipathies aux convenances de l’Espagne, elle abjure les mauvais sentimens qu’on lui prêtait à l’égard de ses neveux. Le plus jeune, l’infant don Enrique, a des torts vis-à-vis d’elle et des engagemens avec les partis, il n’y faut plus penser ; mais reste l’aîné, don François d’Assise, duc de Cadix : celui-ci paraît jusqu’à présent avoir voulu se tenir à l’écart, et on doit lui rendre cette justice, qu’il n’ambitionnait pas l’honneur dont on prétend l’investir ; il ne montre même qu’un empressement très médiocre en réponse aux politesses imprévues qui vont le chercher. Les uns affirment qu’il aurait quelque répugnance à gouverner autrement que Ferdinand VII, et le regardent comme un partisan trop consciencieux du rey netto, pour qu’il puisse volontiers s’accommoder des fictions constitutionnelles. D’autres attribuent sa modestie à des raisons plus particulières : il y eut un roi d’Espagne qui s’appela Henri l’impuissant ; son règne n’est fait pour tenter personne. On prêche néanmoins cette candidature avec un fracas qui a fini par lui donner du sérieux : le journal qui s’en est constitué l’organe a gardé des patrons au ministère, sans renier celui qu’il a récemment perdu par l’exil, et il ne faut pas se dissimuler que tout est possible dans cet imbroglio matrimonial ; mais il ne faut pas non plus oublier que le ministère du moment n’a pas qu’un seul esprit et une seule volonté. Nous ne serions point étonnés que M. Mon et M. Pidal essayassent de se couvrir contre M. Isturitz en suscitant un candidat qui leur fait propre ; M. Isturitz, notoirement dévoué à l’intérêt anglais, ne saurait mieux le servir qu’en travaillant à l’avènement du prince Léopold de Cobourg.
Proclamée il y a quelque temps avec bien plus d’éclat qu’aujourd’hui, cette candidature est, assure-t-on, maintenant plus près de réussir qu’elle ne l’avait encore été. Elle n’est pas plus populaire qu’une autre, elle est moins impopulaire que l’influence française et la contrarierait ; voilà le vrai mérite qu’on lui trouve en Espagne. Il est dur, mais nécessaire de le confesser : les Espagnols qui aiment encore leur pays se sont pris d’une aversion toute nouvelle au sujet de la France. La France s’est montrée jusqu’ici l’alliée de la reine Christine et non point l’alliée de l’Espagne ; l’Espagne ne lui pardonne pas cette affection malheureuse et nous reprochera toujours de lui avoir renvoyé cette princesse, devenue l’objet de toutes les haines nationales. L’Espagne déteste la bienveillance superbe, la protection maladroite qu’on a si publiquement affichée pour sa triste fortune ; elle déteste encore davantage la complaisance avec laquelle on s’est mis à la suite des passions de la reine, au lieu de les conseiller et de les corriger. Il y avait un jeune prince qui faisait l’espoir de tout le monde et promettait assez, sinon pour exciter l’enthousiasme, du moins pour calmer bien des inquiétudes ; c’était don Enrique. Nul ne semblait plus naturellement appelé à recevoir la main d’Isabelle ; mais don Enrique est le fils d’une sœur à qui Christine doit une bonne moitié de sa couronne, et il y a de ces obligations dont on ne se débarrasse que par l’ingratitude : Christine n’a pas voulu du fils de sa sœur pour époux de sa fille. Sur quoi, sans plus la dissuader, nous avons cherché ailleurs, et nous avons trouvé le comte de Trapani : nous ne pouvions choquer plus profondément l’Espagne, qui n’a jamais caché l’antipathie que lui inspirent les Bourbons de Naples. Le prince sicilien était, pour comble de malheur, élève des jésuites et frère de Christine. Ç’a été un soulèvement unanime, et il a fallu reculer devant un vrai mouvement public appuyé sur une protestation extraordinaire des cortès. Aujourd’hui la reine s’attache à rejeter sur la France toute l’initiative de ce projet, qui était secrètement conforme à ses vœux les plus chers ; elle s’en défend même beaucoup plus vivement qu’elle ne s’est défendue d’avoir poursuivi ses neveux de sa rancune : nous portons encore à nous seuls tout le poids de cette nouvelle disgrace. Nous n’aurions pas été plus heureux, si le comte de Montemolin s’était vu définitivement inscrit parmi les prétendans ; on eût eu de la peine à penser que l’on négociât à Bourges sans notre concours, et, l’archevêque de Bordeaux étant venu récemment à Madrid, on a cru partout reconnaître dans son voyage un motif plus grave que la pieuse intention qu’il annonçait. Bordeaux est le foyer de l’émigration carliste en France, et les carlistes d’Espagne ont justement profité de l’arrivée du prélat français pour recommander la candidature du comte de Montemolin et rédiger un mémoire officiel dans le sens du manifeste publié l’année dernière par le prince de leur choix. La combinaison a manqué, parce que M. de Viluma a refusé de la seconder. Après ce mauvais succès, on ne s’est pas fait faute de dénoncer encore la main de la France. Au fond, la reine Christine n’eût pas été fâchée d’un arrangement qui apaisait les singuliers scrupules de cette conscience désormais si timorée ; mais la révolution n’a pas été assez vaincue en Espagne par ce prétendu parti modéré qui invoque le nom de notre gouvernement, pour qu’il soit très prudent de couronner ainsi la contre-révolution dans la personne du fils de don Carlos.
C’est alors qu’est apparue tout d’un coup l’idée de donner un quatrième trône à cette heureuse maison de Cobourg. De quand l’idée peut-elle dater et d’où sort-elle ? Qui le dira ? Il en est de toute cette affaire comme des pièces de Calderon ; il y a des intrigues croisées qui doivent peut- être aller de front jusqu’au dénouement. On parle de portraits échangés, d’inclinations favorisées par la sollicitude maternelle. Ce qui est certain, c’est que le roi Léopold, qui a montré dans des temps difficiles un dévouement énergique aux intérêts bien entendus de la reine, conserve toujours sur elle un ascendant particulier ; ami sincère des whigs, suprême conseiller de la royauté anglaise, esprit politique d’une grande portée, Léopold utilise l’autorité personnelle dont il jouit à Madrid en tâchant d’ouvrir une nouvelle carrière aux influences britanniques. On croira facilement que cette perspective n’a rien qui déplaise à lord Palmerston, et l’on sait bien que sir Henry Bulwer, le ministre d’Angleterre en Espagne, n’est point homme à le mal servir. Tous les torts de la France ont été soigneusement exploités, et la diplomatie anglaise s’est si bien tenue sur la réserve, qu’elle semble à peine engagée dans un projet d’alliance qui relève évidemment de sa direction. Il a seulement été question d’un ministère qui serait composé tout entier dans le sens anglais, avec M. Castro y Orozco pour président, et MM. Bravo Murillo, Seijas, Salamanca et Concha aux divers départemens. L’unique objet de ce ministère eût été de marier la reine au prince de Cobourg ; puis, comme on en parlait trop, on a laissé les choses en l’état, et l’on s’en est remis au bon vouloir plus discret de M. Isturitz. Notre ambassadeur a, dit-on, fait ses réserves et protesté contre cet accommodement ; mais on est loin d’y renoncer, tout en le taisant davantage. Il y a mieux, il se pourrait qu’on fût maintenant en instance auprès du cabinet des Tuileries pour lui redemander une alliance plus directe et plus proche avec la dynastie de juillet. Ou n’a point à douter de la réponse : trop de bonnes raisons, jointes aux mauvaises, empêchent un prince français de s’asseoir aujourd’hui sur le trône d’Espagne ; mais, une fois le refus signifié, quel parti prendre ? Puisque le comte de Trapani et le comte de Montemolin sont impossibles, puisqu’on s’entend pour abandonner l’infant don Enrique, puisque don François d’Assise ne semble point se soucier de la destinée qu’on lui offre, il faudra bien arriver au prince de Cobourg. L’Angleterre, qui se borne à déclarer qu’elle maintiendra la liberté du choix de la reine, quel que soit l’élu, se trouverait ainsi défendre, sans le savoir, son propre candidat, et soutenir la personne de son goût au nom d’un bon principe de morale : on n’est ni plus désintéressé ni plus habile.
Nous ne pouvons admettre que le gouvernement français ne s’oppose point de toute sa force à cette combinaison, nous craignons seulement qu’il ne la subisse par suite de son respect trop connu pour les faits accomplis. Or, ce serait à coup sûr l’un des événemens qui porteraient l’atteinte la plus sérieuse à notre situation en Europe ; ce serait tout simplement constituer au profit de l’Angleterre cette monarchie universelle que l’Autriche réalisa jadis par cette même voie des alliances matrimoniales.
L’Espagne n’a vraiment pas plus de goût que nous-mêmes pour un pareil mariage, le nom du prince de Cobourg a été très froidement accueilli ; mais les circonstances sont telles, qu’il nous suffirait peut-être de le combattre trop ouvertement pour lui donner le crédit qui lui manque, les Espagnols se jettent presque dans les bras de l’Angleterre par dépit contre nous. D’ailleurs, la solution va peut-être devenir urgente. Les provinces basques sont en alarmes. La convention de Bergara était conclue dans des termes trop vagues pour pouvoir être absolue ; les provinces, fatiguées et non vaincues, ont gardé jusqu’à présent leurs privilèges, et c’est cette année seulement, d’après la loi votée aux cortes de 1845, qu’elles doivent partager le poids des impôts communs ; on a donc entrepris d’y organiser la perception des deniers publics sur le même pied que dans tout le royaume. Qu’adviendra-t-il de cette rigueur trop tardive ? Déjà M. Egaña, l’ancien député, le ministre de grace et justice sous le second ministère Narvaez, aujourd’hui intendant du palais de la reine, a inséré dans les journaux une protestation violente contre la mise en exécution de la loi. Cette protestation pourrait-elle être un acte isolé ? Il n’y a pas à douter que M. Egaña ne se soit porté l’interprète de ses compatriotes du nord. Si le pays basque remuait encore, on aurait une raison de plus pour presser un mariage qui doit donner une garantie définitive au trône d’Isabelle, et, sous le coup de la nécessité, pourquoi ne s’arrêterait-on pas au prince de Cobourg ? Sait-on si l’on ne présenterait pas cette alliance comme le seul expédient libéral qui pût sauver l’Espagne du comte de Montemolin ? L’expédient serait du moins difficile à justifier pour M. Guizot après les engagemens solennels qu’il a pris à la tribune en faveur de la maison de Bourbon ; il est vrai que la maison de Bourbon signifiait alors le comte de Trapani.
L’Angleterre est cependant occupée d’intérêts encore plus pressans aujourd’hui, et, quelle que soit l’importance de la question extérieure, les affaires intérieures semblent absorber toute son attention. Il vient pour ainsi dire d’y avoir crise ministérielle quinze jours durant. Il s’agissait de décider si lord John Russell emporterait la loi des sucres, comme sir Robert Peel avait emporté la loi des céréales ; de même que l’appoint des whigs était indispensable à sir Robert Peel, lord John Russell ne pouvait réussir sans le concours de sir Robert. Les deux rivaux ont été dignes l’un de l’autre ; l’ancien ministre avait pris la place du nouveau sur les bancs de l’opposition, il a voté pour son rival, comme son rival avait voté pour lui dans des circonstances analogues, l’intérêt suprême du moment étant d’abord, a-t-il dit, d’éviter un changement de cabinet ou une dissolution.
Il était assez facile de prévoir qu’il en serait ainsi, et les anxiétés qu’on voulait bien prêter aux whigs n’avaient guère de fondement que dans l’imagination ou dans la tactique des protectionnistes. Il eût été commode pour ceux-ci de battre successivement sir Robert Peel avec lord John Russell, et lord John Russell avec les amis de sir Robert Peel ; mais il eût fallu pour cela jusqu’à trois conditions qu’on pourrait bien résumer en quelques mots. Il eût fallu que sir Robert Peel ne partageât pas personnellement les idées de lord John Russell sur la matière, ou bien que ses anciens collègues, M. Goulburn et M. Gladstone, auxquels il avait cédé en demandant comme ministre la surtaxe du slave-sugar, exerçassent à présent plus d’influence que lui sur leurs communs adhérens. Il eût fallu que la cause religieuse, qu’on prétendait rattacher à la cause commerciale, fût moins maladroitement exploitée, que lord Bentinek ne se hasardât point à des descriptions si pathétiques de la traite des noirs, que M. Disraéli ne criât point d’une façon si lamentable à la ruine de la constitution ; il eût fallu contre lord Russell des hommes d’état et non point des politiques de travers. Enfin et surtout, il eût fallu que le bon sens public s’éclipsât entièrement pour ne pas voir que c’était un amusement ridicule, une injure même contre la constitution, de vouloir ainsi défaire des ministères sans pouvoir en faire un. On a trouvé, suivant une énergique et profonde expression, que « c’était assez d’un Curtius pour un an. » On n’a pas voulu que les vrais chefs de l’état succombassent ainsi tour à tour à leur dévouement ; il était nécessaire de prouver que la réforme n’était point un abîme où devait tomber quiconque approchait. C’est par toutes ces raisons que s’explique la grande majorité qui a voté pour le ministère en faveur de la libre admission du sucre des pays à esclaves, une majorité de 130 voix.
Ce chiffre contraste d’une façon bien instructive avec le morcellement que les ultra-tories se plaisaient à signaler, soit dans le parlement, soit dans le cabinet. Personne ne savait plus où siéger, ni dans la chambre des lords, ni dans celle des communes. Lord Wellington avait pris une place neutre avec lord Ellenborough, pendant qu’il donnait permission à ses amis d’aller s’asseoir derrière lord Stanley, le dernier leader qui restât aux opposans. « Où aboutira, écrivait, il y a quelques jours, un des membres de la dernière administration, uni à la fortune de sir Robert Peel par les liens d’une étroite et longue amitié, où aboutira cette confusion de tous les partis ?
Dico te, AEacida, Romanos vincere posse.
Vraiment, si l’on voulait se mêler de prononcer des oracles par le temps qui court, il en faudrait d’aussi équivoques que celui-là. Jamais en Angleterre on n’a vu de crise qui jette tant de doutes sur l’avenir, et déjoue si complètement les combinaisons ordinaires. » C’est qu’en effet l’Angleterre entre dans une ère nouvelle où il n’y a plus de place pour les vieux partis ; elle rompt avec toutes ses traditions politiques. On avait l’habitude d’être gouverné par une sorte de faction, whig ou tory, qui arrivait au pouvoir avec armes et bagages pour en combattre une autre ; le gouvernement, c’était cette lutte d’un corps contre un corps ; l’individu abdiquait et se donnait au corps pour le corps lui-même, pour sa tendance, pour sa couleur générale, pour son drapeau. Il n’y a plus aujourd’hui de ces drapeaux qui recouvraient tout ; au milieu de cette éducation sociale qui s’accomplit en Angleterre, il se présente une foule de questions neuves sur lesquelles la majorité se fait en vue de chaque question prise à part, et non pas d’après un mot d’ordre universel. Il n’y a que les protectionnistes qui veuillent encore marcher à l’ancienne mode ; ils en seront quittes pour aller rejoindre les jacobites, les chartistes et les repealers, c’est-à-dire les fanatiques de l’impossible, les soldats de l’obéissance passive et de la discipline stérile.
Le ministère de lord John Russell n’est pas plus spécialement un ministère whig que le ministère de sir Robert Peel n’était un ministère tory. On avait inventé le nom de conservative ; il n’appartient plus à personne. Est-ce donc là un démembrement du système parlementaire, une dissolution de la vie politique ? Non pas certes, car le parlement et le pays n’ont jamais montré plus d’activité pour les grandes affaires ; mais ces affaires inattendues, surprenant toutes les intelligences, y provoquent des dissentimens loyaux et avouables que le temps seul et l’esprit de conciliation peuvent suspendre ou terminer. Voilà pourquoi lord John Russell semble aujourd’hui hésiter avant de frayer plus ouvertement sa voie ; il ne recule pas, il s’affermit. Il eût pu sans crainte risquer une dissolution ; les listes actuelles, préparées sous l’influence de la ligue, étaient nécessairement favorables à la liberté commerciale. Il a évité, autant qu’il était en lui, cette commotion, qui pouvait trop violemment détourner le pays ; il est heureux qu’il ait réussi. Le ministère a maintenant le loisir de se consulter et de s’accorder. Lord John Russell l’a déclaré franchement, et c’était encore une nouveauté en même temps qu’une habileté : tous ses collègues ne s’entendent pas sur toutes les questions ; mais ce ne sont pas des questions radicales de doctrine qui les divisent, ce sont des questions d’application particulière : Est-il ou non compatible avec la liberté de restreindre le travail dans les manufactures ? Jusqu’où faut-il pousser le principe d’appropriation pour améliorer l’Irlande aux frais de l’église qu’elle paie sans l’adopter ? Tous ces points sont graves ; mais les circonstances compteront pour beaucoup dans des solutions qui ne sont plus que des solutions de faits et non point de principes. Voici déjà O’Connell qui consentirait à ce que l’état anglican payât le clergé romain : que ne peut-on pas attendre d’ici à six mois ? Dans un banquet public, lord John Russell a solennellement réclamé la patience comme la meilleure assistance qu’on dût lui prêter. Il n’y a que M. Disraéli qui puisse croire maintenant que la patience sera la ruine du pays. Ce n’est pas le pays qui tombe en ruine, c’est l’édifice romanesque imaginé pour l’avenir par l’auteur de Coningsby, c’est la fortune ministérielle qu’il rêvait pour son héros.
— Le Rhin a sa littérature, et on composerait une riche bibliothèque rien qu’avec les plaintives ballades, les merveilleuses légendes, les chansons amoureuses ou guerrières qu’on a murmurées sur ses bords. Chaque année la collection s’augmente, et ce n’est plus seulement en Allemagne, c’est en France aussi que le Rhin trouve des poètes pour le chanter, des touristes complaisans pour le décrire. M. André Delrieu appartient à cette dernière classe ; il vient d’écrire sur le Rhin une monographie agréable[1] qui, sous une forme romanesque, résume et complète la plupart des notions éparses dans les livres nombreux dont le fleuve allemand a fourni le sujet, depuis les savans travaux d’Ebel et de Schreiber jusqu’au Manuel de Richard et à l’Itinéraire de Murray. C’était une heureuse idée que de chercher à dispenser le voyageur de la lecture de compilations savantes, mais diffuses, où l’on s’égarait trop souvent au milieu de renseignemens minutieux, entassés sans ordre et sans méthode. M. Delrieu a bien rempli la tâche modeste qu’il s’était assignée, et la littérature du Rhin compte un amusant volume de plus.
- ↑ Le Rhin, son cours, ses bords, par A. Delrieu, Un vol. in-18, avec 36 dessins ; chez Desessart, rue des Beaux-Arts.