Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1846

Chronique no 342
14 juillet 1846


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juillet 1846.


Nous sommes en pleine polémique électorale. Si réel que soit le calme du pays, les partis n’en ont pas moins une bruyante animation. C’est une des nécessités du gouvernement représentatif que le retour périodique, à chaque élection générale, de ces luttes, de ces déclamations. Les passions bonnes et mauvaises ont ainsi leur part faite d’une manière constitutionnelle. Il est même remarquable qu’à ces époques de renouvellement parlementaire, l’initiative des attaques ardentes est souvent prise par le pouvoir. Une dissolution de chambre, une élection générale, ouvrent toujours une crise redoutable pour un cabinet, quelque sécurité qu’il affecte. Le ministère sent alors le besoin de raffermir, d’enflammer le zèle de ses amis. Il se mettra à célébrer les mérites de sa politique, et il attaquera vivement les opinions de ses adversaires. Ainsi provoquée, l’opposition répond par des cris de colère, elle enveloppe dans une réprobation sans réserve tous les actes du ministère qui l’accuse devant le pays, et c’est de part et d’autre une égale explosion d’invectives et d’emportemens.

Tel est dans ses traits principaux l’inévitable programme d’une élection générale, et ce qui se passe aujourd’hui s’y trouve conforme à peu de chose près. Dès que l’ordonnance de dissolution a été promulguée, le ministère a interpellé les électeurs ; il leur a demandé, par l’organe de ses amis les plus dévoués, s’ils voulaient, en deux jours de scrutin, anéantir les résultats de six années d’une politique réparatrice. — Le sort du pays est entre leurs mains. Ils perdent la France, s’ils ébranlent le ministère ; ils la sauvent, si par leurs votes ils l’affermissent et lui assurent un long avenir.- Voilà le thème. On le varie sur tous les tons, soit par de brillans panégyriques de la politique du cabinet, soit par de véhémentes attaques contre l’opposition. Pas une faute n’a été commise par le ministère durant le cours de six années : il a toujours été à la hauteur des circonstances et de ses devoirs ; loin d’avoir failli quelquefois, il n’a jamais faibli ! Tout au contraire, il n’est pas une pensée, une théorie de l’opposition qui ne conduise à une crise intérieure et à une crise européenne ! Le triomphe de l’opposition serait inséparable du réveil de l’anarchie et de la menace d’une guerre générale ! Les conséquences d’un pareil exposé sont flagrantes : le corps électoral doit repousser tous les candidats de l’opposition, à quelque nuance qu’ils appartiennent ; il doit accroître indéfiniment la majorité qui a soutenu un ministère auquel la France à tant d’obligations.

Toutefois, au milieu même des éclats d’un zèle si fougueux, d’autres amis du ministère, plus avisés, plus prévoyans, disent, tout bas il est vrai, qu’il ne serait pas bon pour le cabinet d’avoir dans la chambre prochaine une majorité trop forte. Il pourrait alors se livrer à des entreprises, se passer des fantaisies qui, pour l’avenir, ne seraient pas sans péril, il serait à craindre qu’en présence d’une chambre trop complaisante, le pays ne finît par se charger lui-même du rôle de la résistance, et qu’à une autre époque une réaction générale ne vînt renverser non-seulement tel personnage ministériel, mais les bases même de la politique qui triomphe aujourd’hui. — Le ministère goûte peu de semblables considérations, et ce n’est pas là le danger qui le préoccupe. Il croit au contraire qu’il ne saurait compter autour de lui trop d’appuis, trop de dévouemens. Il se rappelle à quelles aventures fâcheuses l’a exposé dans de graves conjonctures la faiblesse numérique de sa majorité, et il ne veut plus retomber dans un inconvénient qui lui a causé de si pénibles émotions. Aussi, entre un conservateur indépendant par sa fortune, sa situation, son caractère, et un candidat qui lui devra tout, son existence administrative aussi bien que son siége au parlement, ne cache-t-il pas ses préférences ; elles sont pour le dernier candidat, sur la reconnaissance duquel, en toute occasion, il pourra tirer à vue. Le ministère pense qu’on a des majorités triomphantes plutôt avec la quantité des votes qu’avec la qualité des votans. Ce point de vue ne saurait être celui des électeurs, et voilà comment des luttes intestines peuvent avoir lieu dans le cercle de la même opinion. Naturellement les électeurs aiment mieux porter leurs suffrages sur des hommes considérables : ici leur intérêt s’accorde avec leur dignité. Aussi est-il probable qu’en maints endroits le corps électoral nous enverra des hommes indépendans et nouveaux : envers eux, le ministère a la défiance qu’inspire l’inconnu.

Si les apologistes du cabinet ne se font pas faute d’impétueuses sorties contre l’opposition, faut-il être surpris que celle-ci n’ait pas la répartie moins vive et la personnalité moins amère ? L’opposition s’est donné le plaisir de passer en revue tous les actes de la politique ministérielle depuis quatre ans. Elle a insisté sur toutes les fautes, sur toutes les faiblesses diplomatiques qui, dans l’enceinte des chambres, ont soulevé de vifs débats. Elle a refusé de prendre au sérieux la circulaire adressée aux préfets par M. le ministre de l’intérieur, non qu’elle ne reconnaisse que cette pièce ne soit en elle-même conforme à tous les principes constitutionnels, mais elle dit qu’on a deux langages : l’un pour la publicité, l’autre pour les confidences et les instructions intimes. Tout cela est peu poli ; mais les convenances ont-elles été mieux gardées dans les attaques dont le centre gauche et la gauche dynastique ont été l’objet ? Et s’il y avait à donner la palme de l’invective, ne pourrait-on pas dire que les journaux du gouvernement laissent souvent bien loin derrière eux lest journaux de l’opposition ? On n’a qu’à lire les factums publiés depuis quelques jours contre le président du 1er mars.

Voilà le gros de la bataille. Trois minorités se dessinent sur le second plan comme des groupes isolés : les radicaux, les légitimistes et les catholiques, non pas les trente-trois millions de catholiques que renferme la France, mais les catholiques de M. de Montalembert, — ils occupent moins de place. Dans l’attitude des radicaux, il y a de la réserve. Les hommes les plus ardens de l’opinion démocratique eussent désiré qu’un manifeste solennel proclamât dans toute leur franchise les principes du parti ; mais pouvait-on s’entendre pour la rédaction d’un pareil programme ? Le radicalisme a ses nuances, ses divisions, son côté droit et son côté gauche. On s’est donc arrêté à un moyen terme. Un comité, qui se donne pour le représentant des électeurs de l’opposition du département de la Seine, a publié une circulaire dont les rédacteurs ont eu l’intention évidente de se montrer hommes modérés et pratiques. Il n’est pas question, dans cette circulaire, de doctrines, de théories radicales ; on s’y place au milieu des faits, on y propose des réformes modestes, comme la réunion de tous les électeurs d’un département au chef-lieu, et l’augmentation du nombre des électeurs par l’adjonction de la seconde liste du jury. N’est-ce pas là un remarquable symptôme de modération et de prudence ? Cette fois le parti radical a su juger sainement l’état de la société et sa propre situation. Il a compris que, pour ne pas perdre toute influence, il devait accepter et reconnaître le pays légal, tel que l’a fait la charte de 1830.

Plus encore que les radicaux, les légitimistes ont cette position singulière, de ne pouvoir se présenter, se grouper comme un parti distinct, sans qu’ils ne voient sur-le-champ la grande majorité du pays s’éloigner d’eux. La France ne veut pas du parti, et en même temps elle a de l’estime, de la considération pour les hommes honorables et sincères que la révolution de 1830 a pu blesser dans leurs affections et leurs souvenirs. On a annoncé que les élections de 1846 amèneraient sur les bancs de la chambre un plus grand nombre de légitimistes. Si l’événement donne raison à cette conjecture, il prouvera que de ce côté les opinions se transforment et se tempèrent de plus en plus. On n’obtient pas la députation sans une candidature franchement avouée. Soutenir ouvertement une candidature, c’est accepter, au moins en apparence, la charte de 1830, les faits et les hommes du régime actuel, et bientôt l’apparence conduit à la réalité. On n’est pas candidat sans se mettre en rapport avec toutes les opinions, avec toutes les influences ; viennent alors les transactions, les tempéramens, et l’homme qui paraissait le plus inflexible se trouve insensiblement modifié par le milieu politique où il est entré. Il est d’ailleurs quelque chose de supérieur à tous les préjugés, à tous les regrets : c’est le double intérêt du propriétaire et du chef de famille. Le possesseur d’une grande fortune est le défenseur naturel de l’ordre social, et il manque rarement à ce devoir. L’avenir des enfans ne permet pas non plus aux pères de se tenir éternellement éloignés du mouvement social et de la vie politique. C’est ainsi que l’irrésistible puissance du temps et des choses ramène au centre commun tout ce qui tendait à s’en écarter : elle exerce une bien autre autorité sur les esprits des légitimistes que certain journal avec sa démagogie carliste et le remède héroïque du suffrage universel.

Il est une nouveauté dont les élections de 1846 doivent, à ce qu’on assure, nous donner le spectacle : c’est l’intervention du clergé stipulant pour lui-même. Depuis trois ans, la question de la liberté religieuse a remué les esprits, et nous avons été les témoins d’une agitation intermittente dont les auteurs voudraient aujourd’hui transporter dans l’arène électorale les vivacités et les exigences. Ce serait quelque chose de fort grave que l’immixtion de l’église dans les débats électoraux. Sous la restauration, l’écueil de l’église fut sa solidarité avec un gouvernement inhabile et aveugle. Aujourd’hui elle trouverait un autre danger dans une alliance avec des partis, dans une complicité compromettante avec certaines passions. Sans doute l’église n’est jamais au fond préoccupée que d’elle-même, seulement elle pourrait prendre des moyens qui l’écarteraient du but auquel il lui est permis d’aspirer. Ce but, nous le voyons dans une influence sociale raisonnable et légitime ; mais il ne saurait être dans un rôle politique qui la mêlerait aux partis et peut-être aux factions. La situation est délicate pour l’église ; elle est au milieu d’une société paisible et bienveillante, en face d’un gouvernement empressé à lui complaire. Elle commettrait une lourde faute, si, dans des circonstances aussi favorables, elle prenait une attitude belliqueuse. A quoi bon ? est elle, nous ne dirons pas persécutée, mais froissée en quelque chose qui ait de l’importance ? Que l’église ait des désirs qui ne soient pas encore satisfaits, qu’elle songe à étendre son autorité, ses enseignemens, à multiplier ses lévites, on le conçoit ; nous comprendrions moins qu’elle mit de côté toute circonspection, toute sagesse, pour marcher à l’accomplissement de ses desseins avec une impétuosité juvénile qui risquerait de tout perdre.

L’église avouera-t-elle M. de Montalembert et son nouvel écrit du Devoir des catholiques dans les prochaines élections ? Fera-t-elle cause commune avec les catholiques effervescens qui proclament vouloir imiter M. Cobden et marcher à la conquête de la liberté religieuse, comme l’auteur de la ligue contre les lois des céréales a conquis la liberté commerciale ? Le jeune pair, dans son fougueux manifeste, ne défend pas tant l’église actuelle avec ses conditions légales d’existence qu’une église idéale construite par son imagination. En effet, les témoignages de gratitude et de générosité dont l’état n’est pas avare envers le clergé irritent M. de Montalembert. L’administration donne-t-elle des tableaux d’église, des ornemens et des orgues, cette munificence n’est aux yeux de M. de Montalembert qu’une odieuse corruption. Quand le gouvernement décerne aux membres les plus éminens du clergé la décoration de la légion-d’honneur, cette distinction devient, dans l’esprit du jeune pair, une dérision, un mépris des plus hautes convenances. Enfin, si M. de Montalembert loue les évêques qui se sont montrés les plus ardens dans la polémique religieuse, il prophétise la décadence future de l’épiscopat, il pressent que le gouvernement, à l’aide de la prérogative que le concordat lui concède, pourra venir à bout, par ses choix, de créer au sein de l’épiscopat français un parti dévoué à sa politique et docile instrument de ses ruses. Que veut dire aussi M. de Montalembert par « ces béates satisfactions de sacristie, par ces vertus d’antichambre que pratiquaient nos pères, et que nous prêchent ceux qui nous exploitent ? » Étrange défenseur de l’église qui a des paroles outrageantes pour ceux dont il a embrassé la cause !

C’est que M. de Montalembert est surtout mené par ce que nous appellerons un fanatisme d’imagination. Sur toute autre question que la question religieuse, le jeune et brillant orateur du Luxembourg montre des idées pratiques, un esprit d’ordre et de gouvernement. Dans ces derniers jours encore, il a pris une part tout-à-fait remarquable aux débats par lesquels la chambre des pairs a clos sa session. Dès qu’il s’agit de l’église, M. de Montalembert, par une métamorphose malheureuse, devient utopiste et révolutionnaire. A travers les développemens de sa rhétorique passionnée, à travers les flots d’amertume qui débordent dans son dernier écrit, voici la pensée qui domine, qui met à M de Montalembert la plume, nous dirions volontiers les armes à la main. En France, l’église du moyen-âge, l’église de Bossuet, ont également disparu. Aujourd’hui l’église est sous le joug des lois successivement rendues depuis environ soixante ans ; ce joug, elle doit le secouer ; elle doit conquérir sa complète indépendance en se servant des institutions et des mœurs de la liberté pour lesquelles, il est vrai, elle a très peu de sympathie, mais qui peuvent être un fort utile instrument. Voilà l’idéal que poursuit le poétique historien de sainte Elisabeth. Il ne faut donc pas s’étonner s’il n’a pour le concordat et pour tout notre droit public qu’aversion et mépris, s’il ne parle qu’avec le plus virulent dédain de tous ceux qui comme lui ne font pas litière des principes anciens et modernes de notre législation. M. le duc de Broglie n’est pas plus épargné que M. Thiers ; M. Odilon Barrot est immolé à côté de M. Dupin. Nous parlions tout à l’heure de l’amertume de M. de Montalembert ; il s’y complaît, il l’élabore, il la distille avec une lenteur toujours cruelle, parfois prétentieuse. Dans des temps difficiles, dans une époque de persécution, cette amertume pourrait paraître du courage ; aujourd’hui, au sein de la quiétude profonde dont jouit l’église, elle n’est qu’une fantaisie, et c’est pourquoi ce qu’écrit M. de Montalembert sur ces matières a toujours plus d’éclat littéraire que de gravité. Mais nous oublions que c’est cette quiétude qui indigne la conscience du publiciste catholique ; il l’appelle une fausse paix ; c’est une expression qu’il emprunte à saint Jérôme, pax ficta. M. de Montalembert veut la guerre, il en proclame la sainte nécessité, il annonce au gouvernement et au pays que lui et ses amis ont assez de puissance pour troubler éternellement le repos public, tant qu’on ne leur aura pas accordé tout ce qu’ils réclament. Heureusement ces imprudentes paroles sont adressées à une société assez sire d’elle-même et assez forte pour accueillir ces terribles menaces avec un sourire indulgent.

Revenons à la réalité. Pour la première fois l’église interviendra-t-elle dans les élections ? Elle le peut de deux manières : par les membres du clergé, ou par les laïques. Nous ne croyons pas que nos prêtres veuillent, comme en friande et en Belgique, s’adresser directement aux électeurs et les conduire eux-mêmes au scrutin ; ils savent trop bien qu’en dehors du sanctuaire et dans l’arène politique leur autorité, leur caractère, risqueraient d’être méconnus. Restent les laïques, qui peuvent, comme électeurs, imposer aux candidats des conditions spéciales en matière de liberté religieuse. C’est leur droit. Maintenant dans quel esprit sera-t-il exercé ? C’est à quoi la France ne laissera pas que d’être fort attentive. Le danger que court l’église dans les élections est d’être représentée par des brouillons, par des faiseurs, qui donneraient aux intérêts pour lesquels ils prétendraient stipuler un vernis démagogique. Au siècle dernier, l’église s’est étrangement fourvoyée dans les boudoirs ; qu’elle ne se laisse pas aujourd’hui entraîner dans les clubs !

Ne sortirons-nous jamais des exagérations ? Les tins, ministériels jusqu’à l’enthousiasme, voudraient qu’aux élections la majeure partie de l’opposition constitutionnelle restât sur le champ de bataille. Dans les rangs contraires, on excommunie la majorité en masse ; on demande aux électeurs de la décimer. Cette exaltation, ces injustices réciproques, ne seront pas partagées par le corps électoral, et ceux qui s’y abandonnent tiennent trop peu de compte de l’état moral du pays, qui paraît peu disposé à se prêter à ces proscriptions systématiques qu’on lui demande dans des intérêts plus personnels que publics. Pour nous, qui nous attachons à garder au milieu de ces préoccupations et de ces animosités un jugement droit et calme, nous ne saurions assigner aux élections comme résultat désirable ni l’immobilité, ni une secousse violente. La France ne veut ni de l’une ni de l’autre. Aussi ne trouvons-nous pas de base vraie et solide à la polémique électorale qui puise ses inspirations dans ces deux tendances que nous blâmons également. Demander au corps électoral d’élire une chambre qui abandonne toutes les traditions, tous les précédens de l’ancienne majorité, pour y substituer brusquement d’autres principes, c’est une prétention à laquelle résistera le bon sens du pays. Il n’est pas plus raisonnable d’inviter les électeurs à renvoyer aveuglément au Palais-Bourbon la même majorité, et à repousser avec obstination ceux qui pensent que le gouvernement et les chambres ont à introduire dans leur politique des modifications nécessaires et des développemens féconds. Sur ce point, les représentans d’une sage et habile opposition ne sauraient être trop affirmatifs, trop explicites. Il leur appartient de dire, de prouver à leurs électeurs, au pays, qu’ils ont dans des sujets essentiels, dans des questions vitales, des vues larges et positives. La liberté commerciale combinée avec la protection de l’industrie indigène, la liberté religieuse sainement entendue et conciliée avec les droits inaliénables de l’état, l’éducation et le bien-être des classes laborieuses, ces problèmes et bien d’autres encore appelleront de plus en plus l’attention et les études des hommes politiques. On se disputera sur ce terrain l’influence et le pouvoir. Si on ajoute à ces travaux législatifs les difficultés nombreuses qui pourront surgir des complications extérieures, il est évident que tout appelle une chambre qui sache se montrer progressive sans esprit révolutionnaire, qui sache sauvegarder dignement les intérêts et l’honneur de la France sans alarmer l’Europe. Il y a quelques jours, un des organes les plus distingués de la politique ministérielle disait de la dernière chambre qu’elle avait su gouverner. Puisse avec plus de raison le même éloge être adressé plus tard à la chambre que dans quinze jours vont nommer les électeurs ! La France a besoin d’une chambre qui gouverne, et, pour bien gouverner, une assemblée doit réunir dans son sein tout ce qui dans le pays a force, crédit, autorité, avenir. Ainsi donc pas d’exclusions étroites, de défiances sans fondement. Plus la chambre sera l’expression, l’image du pays avec ses instincts, ses idées, ses besoins, plus grande sera sa puissance morale, plus enfin elle gouvernera.

La nécessité de transformer, d’élever la politique suivie depuis quatre ans est si incontestable, qu’elle préoccupe le ministère lui-même. On lui prête de grands desseins. Il voudrait, dans la prochaine session, prendre l’initiative de mesures et de lois importantes. L’exemple de sir Robert Peel piquerait l’amour-propre de nos hommes d’état. Comme sir Robert Peel, M. Guizot se proposerait désormais d’entraîner à sa suite le parti conservateur dans la voie de sages réformes, d’utiles innovations. Aux triomphes de l’orateur, M. le ministre des affaires étrangères ambitionnerait de joindre l’honneur plus solide pour un homme politique d’attacher son nom à quelque grand acte. L’Algérie attire toute l’attention de M. Guizot. Ses amis assurent qu’il a commencé de cette épineuse et vaste question une étude qu’il veut cette fois mener jusqu’au bout. D’ailleurs, quand il se représentera devant les chambres, un titre nouveau aura sans doute agrandi ses attributions et sa responsabilité, car il faut croire que M. Guizot aura enfin la présidence officielle du conseil, que M. le maréchal Soult veut absolument résigner. Peut-être alors aura-t-il aussi quelques collègues nouveaux qui recueilleraient la succession de MM. Lacave-Laplagne et Martin du Nord, qu’on dit depuis long temps fatigués et soupirant après quelque belle retraite. Au reste, tous ces arrangemens sont subordonnés au résultat des élections ; tout est en suspens ; on attend avec anxiété ce qui sortira du scrutin qui va s’ouvrir sur tous les points de la France. Il est une réflexion qui ne saurait échapper aux électeurs. Puisque tout le monde, opposition et ministère, hommes et partis de toutes les nuances, tombe d’accord que le moment est venu d’entrer dans une ère d’habile initiative et de sage progrès, il faut donc que le corps électoral, qui va renouveler la représentation du pays, préfère partout le talent à la médiocrité, la fermeté du caractère, l’indépendance de la fortune à la souplesse d’un dévouement besogneux ; il faut que, pour une œuvre nécessaire, il envoie les meilleurs ouvriers. Nous n’avons qu’un désir, c’est que les électeurs déposent leur bulletin dans l’urne sous l’inspiration de cette pensée, qui n’est pas une pensée de parti, mais l’expression, le vœu de l’intérêt commun.

Les choses se sont passées en Angleterre et en Amérique de la façon qu’on prévoyait. Le ministère Peel s’est retiré en annonçant aux chambres pour suprême résultat de sa politique la conclusion pacifique des négociations relatives à l’Oregon, prélude assez certain d’un accommodement ultérieur entre les cabinets de Washington et de Mexico. Lord John Russell, plus heureux qu’il y a six mois, a formé rapidement son administration et pris déjà le pouvoir en main. Soutenu par la force des circonstances qui l’appelait nécessairement aux affaires, le chef du parti whig a dû toutefois se donner encore bien des soins pour organiser sa victoire ; son installation, si naturelle qu’elle fût, est cependant une preuve nouvelle de cette adresse qu’il apporte au maniement des difficultés parlementaires.

Il lui fallait d’abord résoudre certaines questions de personnes qui avaient déjà, cette année, divisé son propre camp et contribué au mauvais succès de sa première tentative ; il fallait convaincre lord Grey que lord Palmerston avait fait un ferme propos de sagesse, il fallait le persuader que lord Palmerston ne pouvait pas accepter un autre département que celui des affaires étrangères. Ajoutons, pour être justes envers tout le monde, que lord Palmerston lui-même avait su fort à propos distribuer partout des politesses significatives en dédommagement de ses vivacités de 1840. Chacun remplissant ainsi son devoir d’homme politique, lord Melbourne et M. Francis Baring restant en dehors de la combinaison pour la faciliter, lord John Russell a tiré tout le service possible de ses amis, et le cabinet whig compte dans son sein deux représentans de cette indispensable famille des Grey : lord Grey à la direction des colonies, sir George Grey à celle de l’intérieur.

La position de l’illustre leader en face des partis n’était pas moins délicate. Les protectionnistes triomphans affichent une grande importance, et semblent croire que les whigs leur gardent la place ; d’autre part, sir Robert Peel, tout en exprimant le vœu d’une réforme complète pour l’Irlande, s’est abstenu de se prononcer sur l’exécution, et peut encore se jeter avec les siens du côté qu’il voudra, suivant les occurrences ; enfin les radicaux, les Irlandais repealers, les meneurs de l’agitation dans le parlement et dans le pays, avaient droit d’attendre quelque obligeance d’un ministère très redevable à la leur, et pourtant ce n’était pas en cédant beaucoup à ceux-là que l’on obtiendrait beaucoup des tories. Ces diverses exigences se produisirent tout de suite au moment de la composition du cabinet, d’autant mieux d’ailleurs que les whigs ont toujours passé pour gouverner en famille, et qu’on eût été bien aise de rompre cette oligarchie traditionnelle en la contraignant à s’allier des élémens nouveaux. Lord John Russell est habilement sorti de ces complications ; il a prié lord Wellington de rester le chef de l’armée, ainsi que cela s’était déjà vu en 1827, et, quelles qu’aient été les réserves du noble duc, si formellement qu’il ait abdiqué la vie politique, il est impossible que sa présence ne rassure pas les conservateurs contre cette ardeur d’innovations précipitées qu’on reproche encore aux whigs par habitude, même après les révolutions expéditives de sir Robert Peel. Celui-ci s’est, du même coup, trouvé mis en demeure de la manière la plus décisive lord John Russell est venu franchement lui demander son appui, admettant à la fois le programme et les hommes du cabinet qu’il remplaçait, et offrant trois sièges dans le sien pour lord Dalhousie, lord Lincoln et M. Sydney Herbert. On n’a point accepté. Sir Robert Peel, tout en donnant l’assurance de ses bonnes intentions, a cependant répondu en termes généraux qui laissaient supposer une certaine froideur, et les ministres whigs n’ont pu s’empêcher d’en manifester quelque ressentiment ; mais la stratégie de lord John Russell n’en a pas moins eu son effet, et il a bien assez prouvé que c’était sa propre politique qu’il reprenait des mains de sir Robert pour qu’il soit difficile à sir Robert de la contrecarrer très directement.

Restaient les hommes de la ligue, M. Cobden et M. Villiers, les véritables vainqueurs du jour, dont il n’était possible de méconnaître ni les titres ni l’influence ; il était, d’autre part, fort embarrassant de les amener à des fonctions officielles par une route si différente de celle qui d’ordinaire y conduit, et il y avait une responsabilité réelle à récompenser ainsi l’agitation extra-légale. Ni M. Cobden ni M. Villiers n’ont voulu tourner les circonstances à leur profit, et les égards dont on les a comblés, en proclamant bien haut leur désistement, témoignent avec une naïveté singulière de l’ennui qu’ils eussent causé en ne se désistant pas. On avait surtout peur de M. Cobden, l’homo novus par excellence : sous air de regretter que sa fortune et sa santé ne lui permissent point de participer encore au pouvoir, on affecta de répéter d’un ton de bienveillance aristocratique que M. Cobden était parfaitement en état d’entrer dans une compagnie de gentlemen anglais, quel que fût leur rang et leur condition sociale. Les démocrates de la ligue n’ont pas été insensibles à ces complimens, et lord John Russell a tout terminé en réservant à des membres d’une opposition plus avancée que la sienne quelques-unes de ces places secondaires dont les titulaires changent à chaque révolution ministérielle, et dont le nombre constitue une force de plus dans le parlement comme dans les affaires.

Le cabinet whig, maintenant organisé, va passer des questions de personnes aux questions de pratique ; il semble qu’il y ait en ce moment une convention tacite pour lui laisser champ libre et libre jeu, a fair play. Sir Robert Peel cependant n’a pas voulu se montrer plus généreux que de raison envers ses successeurs : il leur a légué la grande difficulté plus expressément qu’elle n’a jamais été léguée à aucune administration ; il leur a presque dicté les termes dans lesquels ils auront à traiter avec l’Irlande. Les intentions des whigs étaient assurément libérales ; l’ancien chef des tories les a condamnés à réaliser leurs intentions par des moyens radicaux ; il n’est plus ni demi-mesures, ni palliatifs possibles. L’égalité absolue, l’égalité politique et religieuse entre l’Irlande et l’Angleterre, voilà le but immédiat assigné dès l’abord au ministre qui arrive par le ministre qui s’en va. Le magnifique éloge décerné aux efforts de M. Cobden a pu se prendre pour un encouragement accordé à ceux d’O’Connell ; il semble même que celui-ci ait voulu remercier son adversaire d’autrefois et lui rendre avances pour avances, tant il exalte maintenant ce nom de Peel qu’il a si souvent livré aux grognemens des repealers. Tel est le caractère de sir Robert qu’il ne recule devant aucune extrémité, ses résolutions une fois annoncées ; le langage qu’il tint ce jour-là fit assez d’impression dans le public pour qu’on parlât d’une alliance projetée par sir John Russell avec lord Bentink, afin de balancer cette étrange alliance que sir Robert paraissait offrir aux radicaux. Le cabinet whig n’a pas heureusement à emprunter un concours si mal assorti, et il faut espérer que cette émulation qui pousse les illustres rivaux de réformes en réformes saura toujours être prudente.

L’Irlande est d’ailleurs aujourd’hui l’objet de si bons sentimens, et tous les partis font si bien assaut de politesse à son endroit, que lord John Russell peut impunément oser beaucoup pour elle. Il ne trouvera guère de résistance que dans le vieux torisme irlandais, sur lequel tout le monde s’entend à rejeter les fautes passées, et ce sera lui qui paiera sans doute les frais de la guerre. C’est tout au plus déjà si les orangistes ont célébré cette année la victoire de la Boyne ; le dernier jour de l’ascendance protestante n’est certainement pas loin, et de purs tories comme lord John Manners, des conservateurs comme les jeunes membres du cabinet vaincu, M. Herbert et lord Lincoln, sont aussi franchement décidés que les whigs à conspirer la ruine de l’antique système. Pendant que sir Robert Peel défendait ce bill du couvre-feu, qui n’était vraiment qu’une précaution transitoire, lord Lincoln, à peine nommé secrétaire pour l’Irlande dans les derniers jours du ministère tory, se conciliait tout d’abord les sympathies irlandaises en proposant ses bills d’amélioration du fermage ; O’Connell le félicitait publiquement, et les fils du grand agitateur, les orateurs du rappel, les radicaux eux-mêmes, et parmi ceux-ci M. Hume, assistèrent au banquet qu’on lui donna pour le complimenter d’un avènement si bien inauguré. Par une coïncidence assez piquante, lord Lincoln n’était déjà plus ministre quand la fête eut lieu. O’Connell montre au moins autant de ménagement pour le gouvernement nouveau que de gratitude pour le gouvernement déchu ; il y a une modification évidente dans sa propagande, et la surveillance jalouse de la jeune Irlande ne s’y est pas trompée. Il porte toujours bien haut le drapeau du rappel ; il le cloue, dit-il à son mât, nais il en développe peu à peu un autre qui finira par couvrir le vieux pavillon trop usé. Il ne demande plus le rappel comme condition première de son silence ou de son amitié ; il réclame un certain nombre de réformes positives, toutes très praticables avec l’aide des institutions actuelles ; puis il ajourne le rappel lui-même jusqu’à ce qu’il soit établi, par cette expérience de plus, que l’Angleterre ne peut point accomplir ces réformes à elle seule, et qu’il faut pour administrer l’Irlande un parlement irlandais. Qu’arrivera-t-il cependant si le parlement anglais suffit à la tâche et répond à ces provocations par un succès ? Le savant praticien s’est échappé jusqu’à le dire : « On pourra déserter alors la cause du rappel, puisqu’il n’y aura plus de griefs, et j’inviterai le peuple irlandais à faire halte. »

Lord John Russell est homme à profiter de toutes ces chances favorables ; mais, il ne faut pas s’y tromper, le problème est grave et touche aux fondemens de la constitution britannique. Le bill des sucres, qui passera tôt ou tard, n’est rien à côté de ces bills qu’il faudra soutenir pour amener l’Irlande sur ce terrain d’égalité dont on lui promet l’investiture. Il faudra faire un pas de plus et un grand pas sur cette route où les institutions anglaises vont si rapidement désormais rejoindre les nôtres ; les libertés anglaises n’étaient que des privilèges, il faut qu’elles deviennent les droits de tous ; l’histoire du renversement progressif de la véritable constitution serait la plus curieuse et la moins connue qu’on pût raconter. La régénération de l’Irlande doit y ajouter un chapitre de plus, et un chapitre plus considérable encore que la loi des céréales ; il y aura là du moins un gage plus essentiel donné par l’ancienne société à l’esprit des sociétés modernes. Qu’on mette plus de députés irlandais au parlement, plus d’électeurs dans les collèges irlandais, plus de francs-bourgeois dans les municipalités irlandaises, ce sera la restauration politique du pays ; que l’on révise ce code de détresse qui réduit le paysan au servage, en armant le propriétaire de toutes les ressources d’une loi impitoyable pour chasser à volonté son fermier, on aura certainement assuré le vivre à des milliers de misérables, et garanti davantage la sécurité publique ; mais que l’on touche seulement à l’établissement ecclésiastique d’Irlande, que l’on réussisse à mettre une partie des immenses revenus du clergé protestant au service d’une appropriation quelconque, et la suprématie anglicane aura reçu sa plus rude atteinte : on aura presque défait le vieux système d’une église d’état. On aurait peut-être sujet de penser que déjà lord John Russell commence à poursuivre un résultat si considérable, et les whigs semblent se préparer à quelque grand débat de ce genre. C’est une chose très digne d’attention que, même en ce pays d’activité pratique, les mouvemens de l’opinion se produisent toujours au nom d’un principe, et point au nom d’un fait, Quand on a voulu le pain à bon marché, on a mis en avant le principe général de la liberté du commerce : aujourd’hui, qu’on veut remédier à l’abus le plus criant du régime irlandais, à l’abus ecclésiastique, il se pourrait bien qu’on invoquât le principe général de la liberté religieuse. S’il est en effet un point sur lequel aient, depuis huit jours, insisté tous les organes du parti whig, c’est celui-là ; dans la presse, au listings, aux communes, les paroles le plus nettes ont à l’avance témoigné d’un concert unanime et d’une décision arrêtée ; il y a mieux, cette idée de liberté religieuse s’est formulée de tous côtés, à propos d’une même question, la plus délicate, la plus complexe, la plus positive de celles qu’elle atteint, je veux dire la question de l’éducation nationale. L’Angleterre en était encore, il n’y a pas bien long-temps, au principe exclusif de l’éducation du peuple par le clergé, et il faut une révolution dont on ne sait ici ni tous les détails ni toute la portée, pour que l’état ait déjà pris sur lui d’intervenir en son nom propre. Cette intervention a toujours été croissant depuis 1839, parce qu’on a toujours mieux vu combien les églises rivales étaient insuffisantes pour élever la jeunesse avec leurs seules ressources ; mais cette intervention salutaire n’avait jamais été si solennellement proclamée qu’aujourd’hui. Sir John Russell en a fait le mot le plus essentiel de sa circulaire électorale, et, une fois élu, il s’est encore expliqué sur ce thème favori, auquel l’assemblée le conviait ; il a promis de présenter au parlement des plans généraux pour remédier à « cette situation lamentable de l’éducation publique ; » il a surtout promis qu’il n’y aurait pas dans la loi d’oppression des consciences, c’est-à-dire point de réserve établie au bénéfice d’une église dominante. « Nos pères, a-t-il dit, ont combattu pour la liberté de conscience, et versé leur sang pour l’obtenir ; ce n’est point aux jours d’à présent qu’il faut songer à la restreindre. »

En même temps que le chef du cabinet donne à la suprématie anglicane cet avis menaçant, le journal du parti déclare que la présidence du bureau d’éducation, attachée, comme on sait, à la présidence du conseil, équivaut dorénavant à « un ministère spécial de l’instruction publique. » Un Anglais d’il y a trente ans aurait si fort détesté la chose, qu’il n’aurait pas même compris le mot. On se félicite au contraire de voir « cet important et nouveau ministère » encore une fois confié au respectable marquis de Lansdowne, qui en est comme le premier créateur. Enfin nous omettrions un trait curieux de cette situation originale que l’avènement des whigs a tout aussitôt constituée, si nus ne disions rien d’un livre dont la presse libérale a fait une œuvre d’à-propos. Le docteur Hook, vicaire de Leeds, un high churchman bien connu, vient de publier des pages très vives sur l’instruction du peuple, et, conservant la rigidité de ses opinions religieuses, il invite cependant l’état à s’emparer de l’éducation séculière pour la mettre à l’usage de tout le monde ; il ose plus encore, il nie toute obligation particulière de l’état vis-à-vis de l’église officielle. Cet ami éprouvé de la haute église ne craint pas d’avouer qu’il ne comprend point qu’elle jouisse par privilège d’une aide pécuniaire levée sur la fortune publique ; il professe expressément « que les taxes payées par des contribuables de toutes les religions ne peuvent être en bonne justice dépensées pour le maintien exclusif d’une seule. » Le Chronicle s’est empressé de recueillir une maxime qui s’applique si directement à l’Irlande. Il serait en vérité remarquable que la réforme irlandaise commençât par une loi sur l’éducation nationale en Angleterre, et certainement il ne serait pas impossible que cette grande loi d’ordre social se trouvât l’année prochaine discutée tout à la fois en Angleterre, en France et en Belgique. Qu’on n’oublie pas que la Turquie a d’hier aussi son ministère de l’instruction, et qu’on se demande s’il n’y a pas dans tout cela comme le gage d’un avenir nouveau.

Entièrement préoccupé de ces graves nécessités de la politique intérieure, le gouvernement whig n’a pas annoncé de programme au sujet du dehors. C’est chose moins essentielle en Angleterre que chez nous. Les assurances pacifiques données par lord John Russell aux électeurs de Londres doivent pourtant compter comme une sincère garantie des intentions générales du ministère. On peut en effet supposer que lord Palmerston a fait provision de longanimité pour expier ses impatiences d’autrefois, et qu’il saura vivre en meilleur voisinage. Nous ne croyons donc pas que notre cabinet, quoique naturellement attaché aux tories, doive se presser beaucoup de s’alarmer parce que les whigs ont pris la place de ses amis ; nous douterions encore davantage qu’il fût très sage et très convenable de voir dans cette révolution ministérielle une occasion commode pour un relâchement de l’alliance anglaise ; mais nous serions tout-à-fait étonnés s’il y avait quelque fonds de vérité dans ce bruit d’alliance continentale qu’on ne semble pas aujourd’hui très fâché de répandre. Nous n’admettons pas qu’il faille attribuer tant de valeur aux bons procédés récemment échangés avec le souverain du Nord ; nous sommes cependant forcés de reconnaître que d’un bout à l’autre de l’Allemagne on s’est tourmenté de cette rencontre. Nous n’avons pas besoin de dire tout ce que nous perdrions là d’influence, pour peu qu’on imaginât de donner à ces pures civilités des suites plus effectives. Nous ferons seulement observer qu’il ne vaut pas la peine de mettre en défiance nos cliens ou nos alliés les plus directs pour le vain plaisir de chercher une fois encore à renouer les amitiés de la restauration ; nous regrettons par-dessus tout qu’on ne se tienne pas plus sûr au dehors du libéralisme de notre diplomatie.

Les grands résultats accomplis en Angleterre ont beaucoup éclipsé des événemens qui avaient cependant pour nous une importance réelle. La chambre des députés de Belgique a définitivement accepté la convention du 13 décembre, équivalent incomplet de l’union douanière, barrière peut-être tardive contre ces sollicitations qui, si l’on n’y veille, menacent de nous enlever le marché belge pour l’envelopper dans le réseau des tarifs allemands. Il en est chez nos voisins des questions commerciales et industrielles comme des questions politiques et religieuses ; la Belgique souffre en tout de cette rivalité perpétuelle des deux élémens contraires qui forment sa population. Les fabricans de drap de Verviers et de Tournay se plaignent d’être sacrifiés aux fabricans de toile des Flandres, et ceux-ci pétitionnaient depuis six mois pour obtenir qu’on rouvrît les négociations de l’union douanière, combattue par les premiers, comme elle l’était chez nous par Elbeuf et Sedan. Sous quelques jours peut-être, M. Dechamps viendra présenter un nouveau traité avec la Hollande, et cette fois les Flamands disent déjà qu’on a ruiné Anvers et son port pour rendre un débouché aux draps des Wallons. Malgré ces luttes sans fin d’intérêts trop rapprochés, la facilité des échanges gagne toujours quelque chose à l’établissement de ces relations que le gouvernement belge poursuit avec une louable activité.

Signalons enfin un autre traité d’ordre plus spécial, récemment conclu entre l’Angleterre et la Prusse au sujet de la contrefaçon littéraire. Nous devrions en prendre occasion pour appliquer sur une plus vaste échelle et avec plus de sollicitude les principes que nous avons déjà introduits dans le traité sarde. Le Zollverein finira probablement par accéder tout entier à cette convention, dont les clauses sont fort équitables et les profits réciproques. L’Angleterre et l’Allemagne se nuisaient autant que nous nuit la Belgique, avec cette différence que, le dommage étant mutuel, il était plus aisé de trouver les compensations.

Pendant que cette activité salutaire se manifeste presque partout en Europe par de sages réformes et d’utiles travaux, la diète suisse s’ouvre à Zurich sous les plus tristes auspices. Dans la situation extrême où sont maintenant les partis, le meilleur espoir qui reste, c’est que leurs forces se balancent encore, comme elles paraissent le faire : on ne sortirait d’un statu quo déplorable que pour tomber dans une sanglante anarchie. Le fond des choses est toujours en Suisse à peu près le même qu’il y a cinquante ans : d’un côté, des aristocrates qui ont su transformer des démocraties pures en oligarchies véritables ; de l’autre, des révolutionnaires qui veulent l’égalité politique. Mais le temps est venu mêler aux deux partis des fermens nouveaux et leur créer les alliés les plus dangereux : les aristocrates ont appelé le fanatisme à leur secours, et les libéraux sont sans cesse menacés d’être débordés par les factions radicales. Entre les jésuites et les communistes, il reste chaque jour moins de place, et la place chaque jour devient moins tenable pour les gens modérés. Cette année s’élève encore un autre sujet de discorde, et telle en est la gravité, qu’on n’en saurait prévoir toutes les conséquences ; il ne s’agit plus tant du rétablissement des couvens d’Argovie, puisque la question, retirée du recès, ne compte point parmi les futurs tractanda ; il ne s’agit pas même en première ligne d’invoquer la lettre du pacte fédéral contre l’invasion ultramontaine ; il faut avant tout sauver le pacte des atteintes d’une partie de la fédération qui s’essaie à le déchirer.

Depuis 1843, il s’est établi une ligne spéciale entre sept cantons catholiques, malgré les termes précis de la constitution de 1815. Conclue sous la direction de Lucerne, et à l’instigation de M. Siegwart-Müller, la ligue de Rothen, sous prétexte de maintenir la souveraineté cantonale inscrite à l’article 1er du pacte, viole à la fois l’article 6, qui règle ces alliances particulières de canton à canton, et l’article 8, qui commande d’en donner avis à l’autorité centrale. La ligue de Rothen s’est attribué une juridiction propre, une compétence, une politique propres ; elle a son conseil de guerre, qui a fonctionné dans l’échauffourée de Lucerne ; c’est une fédération nouvelle en face de l’autre, et déjà même elle traite à part avec le dehors, s’il est vrai qu’elle corresponde, comme on le dit, avec des agens autrichiens et sardes. Formant seulement un sixième de la population suisse, n’ayant par eux-mêmes que sept voix en diète, les confédérés catholiques seraient certainement battus, soit dans les discussions, soit par les armes, si l’habile influence qui les a réunis en corps offensif au moins autant que défensif n’avait déjà divisé la majorité de leurs adversaires, en y créant ou en y exploitant des positions neutres. A Neufchâtel, à Genève, il est des conservateurs qui redoutent le bruit avant tout, et cèdent toujours au mal, de peur du pire ; il est des doctrinaires qui cachent leur timidité sous les plus pompeuses théories de droit public et de vieille liberté ; les Suisses-Prussiens de Neufchâtel sont trop bons piétistes pour ne pas être un peu ultramontains, et les calvinistes de Genève apprennent de leurs députés, en pleine séance du grand-conseil, tout le bien que les jésuites font chez eux.

Genève et Neufchâtel n’ont point donné d’instructions décisives à leurs mandataires en les envoyant à Zurich, où va s’agiter cette question de la ligue ; Appenzel et Bâle s’annulent par le seul fait de leurs dissensions intérieures ; il est donc probable que la majorité légale devra manquer en diète pour forcer les confédérés à se dissoudre, et ceux-ci sans doute y comptent bien. Rien n’égale pourtant la passion avec laquelle les meneurs dévots du parti s’exaltent et s’enflamment à la seule idée qu’une majorité quelconque prétendit leur imposer l’obéissance ; les armes sont prêtes, et il semble qu’ils se réjouiraient d’avoir à les prendre. C’est en vérité le plus honteux spectacle de ce temps-ci que cette sainte fureur qui soupire après la bataille au nom de la religion, qui rêve la discorde avant de rêver la paix, qui copie les aveuglemens d’un autre âge sous prétexte d’en ressusciter l’enthousiasme. Et tels sont cependant les pieux modèles de catholicisme qu’hier encore on proposait aux catholiques de France. Ces gens-là n’ont-ils pas, en effet, goûté « le fruit âpre et substantiel, » non pas seulement celui de la discussion publique dont M. de Montalembert a la modestie de nous parler, mais aussi déjà ce fruit bien plus savoureux de la guerre civile : Laissez-les faire, ils n’en démordront pas ! Les bons chrétiens que voilà !




UN NOUVEL ÉCRIT DE M. DE SCHELLING.[1]

Si quelque chose peut nous indiquer combien cette crise morale qui éprouve maintenant l’Allemagne est sérieuse et profonde, c’est de voir M. de Schelling lui-même entrer dans le débat et donner son avis. M. de Schelling a pris, jeune encore, la place qui lui appartient dans l’histoire de l’esprit humain, et, depuis tout à l’heure trente ans, il s’obstine à garder un regrettable silence ; on sait par son enseignement, par cet inévitable écho qui se fait autour des vieilles gloires, on sait à peu près les révolutions accomplies dans sa pensée : il ne les a racontées nulle part, et semble hésiter beaucoup avant d’en livrer un témoignage authentique. Une préface mise en tête de la traduction des Fragmens philosophiques de M. Cousin, gage significatif d’une ancienne amitié, le discours d’ouverture prononcé en 1841 à l’université de Berlin, quelques paroles recueillies çà et là dans des occasions publiques, voilà les rares documens que l’illustre vieillard ait jusqu’à présent avoués. On doit comprendre l’intérêt qui s’attache, en Allemagne, à tout ce qui vient de cette plume trop discrète. Disons-le cependant, ne fût-ce que pour constater l’état de l’opinion, les inspirations de M. de Schelling ne sont point acceptées par les hommes d’aujourd’hui comme des révélations suprêmes : l’oracle antique se taisait quand il voulait, et ne perdait rien à n’avoir pas parlé ; le prince de la philosophie germanique s’est tu trop long-temps, et son autorité s’en trouve compromise. Il ne s’agit point ici des détracteurs misérables qui poursuivent avec aussi peu d’intelligence que de pudeur ce noble et charmant génie ; mais, est-ce tort, est-ce justice ? beaucoup d’entre ses plus fidèles admirateurs se demandent tristement s’il y a place au milieu de la génération nouvelle pour cette grande ame solitaire qu’on croirait plutôt enfermée dans son passé. C’est à ceux-là peut-être que M. de Schelling a voulu répondre en écrivant les quelques pages que nous avons sous les yeux ; il a voulu juger son temps, pour prouver qu’il en était encore : quel que soit le jugement lui-même, l’effort est louable et part d’un cœur sincère ; M. de Schelling est là tout entier : « Les choses en sont arrivées à ce point où s’applique la fameuse loi de Solon. ; Quiconque souhaite le bonheur de ses concitoyens, quiconque désire rester avec son siècle et travailler avec lui n’a plus le droit d’être indifférent ; il faut non pas embrasser un parti (car on peut avoir l’espérance de demeurer en dehors des partis), mais du moins tenir son poste et déclarer qui l’on est sans équivoque et sans détour.

C’est à la mort de Steffens que M. de Schelling a découvert ainsi ses plus profonds sentimens. Henri Steffens était son élève, son ami, son collègue ; le maître et le disciple avaient vécu dans un continuel commerce, dans un mutuel échange d’idées, le premier s’instruisant auprès du second, et sachant apprendre, comme il a toujours appris de ceux qui ont grandi à son école. Enlevé l’année dernière aux sciences et à la philosophie, Steffens reçut alors un hommage digne de ses mérites. M. de Schelling, à l’ouverture de son cours d’été, consacra sa première leçon au souvenir du compagnon de ses études, et voici comment il entendit l’honorer. « Je puis dire plus que personne avec le poète romain Il est mort pleuré de beaucoup qui étaient gens de bien, et nul pourtant ne l’a pleuré comme moi ; mais il ne sied pas de manifester ou de provoquer une douleur qui ne serait point assez mâle. Si je suis capable de payer un juste tribut à la mémoire de l’ami que j’ai perdu, si je veux le faire d’une manière qui convienne à son esprit, je dois rattacher à son nom de libres paroles sorties de mon cœur, pour aller autant que possible éclairer et guider ceux qui s’appliquent à résoudre les graves problèmes d’un temps de perplexités. »

Ces « libres paroles » servent d’avant-propos aux œuvres posthumes de Steffens qu’on a récemment publiées ; elles ont tout de suite excité plus d’attention que les fragmens dont elles sont la préface. Ceux-ci néanmoins ne manquent pas d’intérêt, et l’on peut y prendre une idée des travaux habituels de l’Académie des Sciences de Berlin, puisqu’ils ont été composés pour lui être lus. Nous signalons un morceau philosophique sur Pascal, une biographie de Jordano Bruno, une dissertation curieuse sur l’Étude scientifique de la psychologie, et nous nous hâtons d’arriver aux réflexions de M. de Schelling.

Steffens était un esprit érudit et chercheur, occupé volontiers de beaucoup d’objets. Malgré la diversité de ses travaux, il y a cependant comme une double direction dans sa vie intellectuelle : il a été un théologien philosophe (d’ordinaire en Allemagne les deux ne font qu’un) ; il a pratiqué la minéralogie et la géologie, il a été un philosophe naturaliste. M. de Schelling rappelle avec complaisance cette double vocation, et c’est pour lui la preuve de cet enchaînement qu’il a toujours professé entre la philosophie de la nature et la philosophie de la religion. Il cite cette sentence poétique, première devise de tout son système : « Le temple qui s’élève jusqu’au trône de la Divinité repose doucement sur la nature. » Il donne en passant quelques regrets, peut-être assez légitimes, à cette époque d’enthousiasme où la physique ne redoutait point si fort qu’aujourd’hui le voisinage et le contact de la métaphysique ; il déplore que les sciences naturelles affectent si durement de repousser toute philosophie ; plus l’esprit philosophique les pénètre, plus droit elles mènent à Dieu, mais quel Dieu ? C’est ici qu’il faut voir le premier père du panthéisme allemand désavouer son couvre, tant il a peur de la reconnaître dans les fruits qu’elle a portés, et cependant on ne se change pas soi-même, et il n’est point de converti qui ne garde encore du vieil homme. « Le dernier mot de la philosophie de la nature, dit M. de Schelling, c’est l’immanence des choses en Dieu : dans ce sens-là, elle est un panthéisme, mais un panthéisme inoffensif et innocent, s’il demeure purement contemplatif, s’il ne prétend fournir qu’une simple exposition de l’être idéal et logique des choses. » L’intelligence fera-t-elle donc deux parts en elle et pourra-t-elle ainsi toujours contempler sans jamais chercher à conclure, sans jamais pousser la spéculation jusqu’à ses conséquences positives ? M. de Schelling ne résout pas la question : tout ce qu’il souhaite, c’est de se conserver une doctrine qui ne soit ni « le monstrueux panthéisme, » ni « l’imbécile théisme. » Forcer Dieu à traverser aveuglément la nature entière pour arriver enfin à conquérir la conscience de lui-même dans la pensée de l’homme, ou bien le mettre hors du monde et non pas seulement au-dessus du monde, sous prétexte de l’honorer davantage, voilà les deux écueils entre lesquels M. de Schelling aspire à naviguer, et n’oublions pas que le second lui semble aussi dangereux que le premier pour qui veut être vraiment chrétien.

Singulier christianisme, quand on n’est pas un peu habitué aux interprétations élastiques de la science allemande ! christianisme antérieur au Christ lui-même, antérieur à tous les symboles, assis sur les mêmes fondemens que l’univers qu’il précède dans l’ordre absolu des existences, et tout à la fois christianisme nouveau dont le point de départ est la ruine absolue de tout ce qui s’est jadis appelé de ce nom-là. D’Alembert avait prévu que la logique conduirait les théologiens protestans jusqu’à un déisme franc et sans alliage. « La prédiction, dit M. de Schelling, est aujourd’hui réalisée, c’est bien là notre fameuse sagesse d’à-présent. Le philosophe du XVIIIe siècle avait envisagé la réforme dans ses conséquences extrêmes ; la philosophie du nôtre doit tenir ces conséquences pour accomplies, et, pendant que beaucoup travaillent encore à les amener, elle doit s’avancer d’un pas de plus et raisonner de cette façon : cela devait arriver, ce progrès était un progrès nécessaire ; il était bon qu’il y eût table rase, que le sol fût partout nivelé pour qu’on pût voir enfin un christianisme librement reconnu et librement accepté, pour qu’au lieu d’une théologie étouffée dans l’ombre il y eût un jour un système qui, pénétré par l’air vivifiant de la science, capable de résister à tous les orages, donnât une valeur universelle aux trésors enfermés dans le christianisme comme des joyaux dans un écrin. » Ce système régénérateur pourrait-il être le déisme lui-même, « une abolition complète de tout élément chrétien, une vulgaire théorie que l’on montre maintenant à l’Allemagne comme le plus sûr chemin vers la grandeur politique ? » M. de Schelling rejette avec un bien rude mépris tout ce qu’il y a de simple, de clair, de pratique dans ce mouvement rationnel auquel obéit le protestantisme. Il n’a point d’ironie assez dédaigneuse pour accabler ces croyances « qui se résoudraient en philosophie pure et n’ajouteraient rien à la philosophie ; » il leur reproche impitoyablement de ne point étendre l’esprit humain, de perdre d’autant plus d’efficacité pour le développement d’une culture nationale, qu’elles dépouillent davantage les idées religieuses de leurs dehors positifs ; il se moque avec plus de verve que de justice de ces prétendus penseurs qui entendent par liberté de penser la liberté de ne rien penser du tout ; il leur demande s’il vaut la peine de monter en chaire pour informer le public qu’on ne comprend point cet article-ci ou cet article-là, quand il y a tant à parier qu’on est d’ailleurs si pauvre en compréhension. Sans doute les intentions sont bonnes, et, parce qu’on ne sait rien, ce n’est pas qu’on n’ait point envie de savoir : l’écolier qui vint trouver Méphistophélès ne voulait-il pas aussi en toute simplicité connaître bientôt ce qu’il y avait dans le ciel et sur la terre : la science et la nature ? » M. de Schelling répond à ces honnêtes gens qu’il raille, comme le mauvais esprit répondait au pauvre écolier : « Vous êtes sur la voie, ne vous découragez pas ! »

M. de Schelling n’a pas songé qu’on pourrait peut-être lui renvoyer l’argument, et, s’il était jamais permis de dénigrer les ambitions du génie pour les punir de leur immensité, qui donc tomberait plus que lui sous le coup du persiflage de Goethe ? car enfin que veut-il et quel est le sens le plus clair de sa profession de foi ? Le voici : les dogmes surnaturels disparaissent de la conscience humaine ; les notions naturelles les remplacent. Cet empire que le sens commun prend sur la pensée pour ne la plus nourrir que de choses intelligibles, cet empire toujours croissant, l’héroïque lutteur prétend l’arrêter dans son cours. Ces mystères que le déisme rejette parce qu’ils sont au-dessus de l’ordre régulier, M. de Schelling les accepte parce qu’il en a trouvé la clé dans un ordre plus sublime ; ces rapports merveilleux, qui constituent l’ensemble du christianisme et qui le placent en dehors du domaine de la raison, M. de Schelling les regarde comme les rapports généraux qui constituent l’univers et les explique avec la raison elle-même. Telle est proprement la portée de cette philosophie nouvelle dont il n’a point encore voulu dire tout le secret, et qu’il annonce depuis si long-temps comme la philosophie positive. Ce n’est point par occasion qu’il convient d’aborder un système d’entente si difficile et couvert jusqu’à présent de voiles si nombreux. Nous pouvons du moins apprécier la grandeur que l’auteur lui prête ; l’auteur y a employé sa vie, parce qu’au milieu des ténèbres, des ruines, des contradictions du présent, il y voyait la foi, la lumière et comme l’évangile de l’avenir ; c’est celui-là qu’il propose à son pays pour le sauver des trivialités de l’évangile du déisme. Nous n’incriminerons pas cette noble présomption d’un vaste esprit qui, plutôt que d’accompagner le vulgaire dans ces routes banales où l’on ne se trompe pas, voudrait l’emmener avec lui par ces chemins ardus qu’il se fraie à son usage. Nous n’adresserons point à M. de Schelling la critique moqueuse qu’il jette si fièrement aux rationalistes ; nous lui dirons plus sérieusement qu’il ne le disait : Ne vous découragez pas ! Quels que soient les entraînemens des inventeurs de génie, nous croyons qu’il y a quelque chose de beau et de vrai même dans leurs essais les plus aventureux ; nous voudrions seulement que ces enthousiastes ne fussent pas si sévères pour les gens de sang-froid qui pensent aller plus sûrement en descendant le fleuve au lieu de le remonter. Nous admirons les imaginations savantes du néo-paganisme alexandrin ; nous trouvons Porphyre un habile homme, et nous eussions été pourtant contre Porphyre avec les chrétiens du IIIe siècle.

Comment M. de Schelling parvient-il à prendre cette place décisive pour sa philosophie, détrônant ainsi, au profit d’une orthodoxie de son fait, non pas uniquement la vieille orthodoxie des théologiens dogmatiques, mais aussi cette autre orthodoxie fraîchement arrangée par l’école hégélienne ? Résumons les idées qu’il énonce plutôt qu’il ne les développe. Le protestantisme s’est offert comme opposition vis-à-vis d’une église constituée, et par conséquent il a dû produire une confession ; il s’est appliqué à démontrer la conformité du symbole avec l’Écriture au lieu d’établir la vérité de la chose contenue dans le symbole ; la théologie s’est enfouie dans la grammaire et l’exégèse. Aujourd’hui l’on veut s’affranchir des liens confessionnels, le temps en est passé ; mais presque tous prétendent abjurer la chose aussi bien que le symbole qui l’exprimait, et, s’ils repoussent l’un, c’est parce qu’ils ne peuvent pas saisir l’autre. « Conjurez ceux que l’on nomme des maîtres chrétiens d’enseigner réellement le christianisme, les plus honorables, les plus sincères vous répondront : Nous ne pouvons pas ; et si on leur crie : Vous devez pouvoir ! ils répondront encore : Donnez-nous la possibilité ! » D’où cette possibilité viendra-t-elle ? Autrefois on prouvait avec force textes la divine origine des Écritures, et la divinité du contenu s’ensuivait ; c’était la voie d’autorité ; cette voie-là est désormais fermée. Il en était, il en reste une autre, c’est la voie de piété, c’est la foi pure et simple qui croit sans avoir besoin de comprendre, parce que la vérité lui apparaît, non point entourée de garanties et de témoignages, mais sentie et comme invinciblement révélée par une expérience toute spéciale. Expérience, révélation (Erfahrung, Offenbarung), ce sont deux mots synonymes dans la langue de M. de Schelling. L’expérience cependant est un fait personnel qui s’accomplit dans l’individu ; on ne peut asseoir là-dessus ni une église ni une théologie. Ayez donc une théologie plus pénétrante, qui soit désormais la lumière universelle planant au-dessus des convictions particulières, et représentant pour ainsi dire la conscience scientifique de l’église. Que cette théologie s’attaque au fond des choses, à leur matière, et non point à leur forme, selon l’expression scholastique affectionnée par M. de Schelling ; qu’elle touche la substance même du christianisme, de capite dimicatur ! qu’elle s’impose comme résultat suprême, comme obligation étroite, cette œuvre de salut : démontrer la possibilité des rapports sur lesquels sont basés les enseignemens capitaux du christianisme, en démontrant l’universalité de ces rapports que le vulgaire regarde comme exceptionnels. Rapport de Dieu avec lui-même dans la trinité, rapport de l’homme à Dieu par la chute originelle, rapport de Dieu à l’homme par la rédemption, ce ne sont point là des phénomènes miraculeux, ce sont les lois les plus universelles de la pensée absolue, de l’existence tout entière. L’unité, l’universalité, ces deux attributs de l’église véritable, on se trompe en les cherchant dans une église extérieure, toujours passagère et caduque ; il n’y a d’universalité bien entendue que cette universalité intérieure et essentielle qui constitue l’église invisible sur un ensemble de principes qu’on retrouve à travers tous les mondes de la métaphysique, de la nature et de l’histoire. Le protestantisme n’avait pas d’autre but que la fondation de cette communion sublime ; c’est pour cela qu’il s’est séparé de Rome, et c’est le réduire singulièrement que de lui donner pour mission dernière ce bavardage de morale des prédicateurs du jour, ces hâbleries de vertu qui n’élargissent point le cercle de connaissance, qui ne sont point une doctrine, qui ne sont point un édifice, un système de vues chrétiennes. M. de Schelling semble imaginer qu’il faut prêcher le christianisme par la métaphysique pour le rendre populaire.

Quoi qu’il en soit de ces magnifiques espérances dont se flatte un si puissant esprit, nous nous confions moins encore à ses promesses qu’aux directions de cette sagesse commune dont il a si mince estime ; nous la jugeons plus efficace qu’il ne veut bien le dire, et nous en avons pour preuve cet involontaire accord qui réunit parfois les idées du glorieux rêveur aux idées les plus chères des humbles rationalistes. Qu’annonce aujourd’hui le rationalisme en Allemagne ? Justement ce que M. de Schelling a lui-même compris : la ruine des symboles, suite inévitable de l’individualisme des croyances ; la transformation d’une église matérielle qui pèse sur les consciences de tout le poids du dogme et de la hiérarchie en une église spirituelle qui réunisse tous les croyans dans la plus large fraternité. Malheureusement M. de Schelling veut bâtir cette église invisible après laquelle il soupire, non pas sur les sentimens les plus clairs, sur les notions les plus droites de l’humanité, mais sur les combinaisons les plus profondes et les plus artificielles d’une vaste intelligence ; les portes du temple dont il se fait l’architecte ne s’ouvriront qu’aux ames d’élite ; la foule s’arrêtera dans les parvis, aussi muette qu’autrefois, sous le joug absolu d’une croyance dont elle n’aura pas la raison.

Voyez aussi ce qui arrive de cette lutte engagée contre l’activité de son siècle. Du haut des sommets où M. de Schelling a placé sa doctrine, tout lui paraît en bas insignifiant ou mesquin. Ce grand travail des gouvernemens et des peuples vers une constitution nouvelle de l’église, il le dénigre et l’accuse d’avance d’une impuissance absolue. Quelle que soit l’imperfection de l’ordre présent, il s’y tient par indifférence ; il attend, immobile et résigné, que les évolutions métaphysiques de la pensée amènent enfin cette véritable catholicité qui sera « l’église » et non pas « une église ; » il dédaigne tous les progrès pratiques qui semblent au commun des hommes devoir hâter un si désirable événement. Puisque cette « sorte d’église, » née dans le temps et pour le temps, est encore si loin de devenir l’église de l’éternité, qu’importent les formes extérieures, qui passent et périssent ? L’unique intérêt, c’est que l’état conserve son droit de surveillance et maintienne sa suprématie au-dessus de toutes ces formes transitoires. Ce n’a point été par hasard ou par complaisance que la réforme a subi dès son début la domination des princes, ç’a été un bienfait de la Providence, qui voulait protéger contre elle-même cette communauté défectueuse. L’état représente l’intelligence universelle tout au moins dans le for extérieur ; que l’église, au lieu d’être une fraction de cette intelligence, en soit l’expression complète, qu’elle la représente effectivement dans le for intérieur, et l’église sera libre, c’est-à-dire qu’elle sera l’égale de l’état. Ce ne sera point l’état qui l’affranchira ; elle puisera son indépendance en elle-même du jour où elle cessera d’être une règle particulière pour devenir la règle de tous, pour donner à toutes les consciences le dernier mot qu’elles demandent. Jusque-là faut-il donc que l’état, souverain protecteur et gardien responsable de l’avenir, laisse ce qu’il y a maintenant d’église s’abîmer et succomber sous le choc des opinions contraires ? Faut-il que la force de l’état, son expérience du monde, sa notion générale du droit, sa claire connaissance des élémens et des rapports de la vie humaine, faut-il que tout cela s’anéantisse pour obéir aux exigences d’un pédant dont les livres auront desséché le cœur et l’esprit ? Pour risquer une expérience de plus, l’état consentira-t-il à laisser ensevelir ces vérités, qui faisaient le salut et la félicité de nos pieux ancêtres ? Changera-t-il les institutions qui ont produit des fruits certains contre des inventions qui remettent tout à la décision de la foule, et presque ainsi à la vigueur du poing ? L’état enfin sera-t-il si injuste, si tyrannique, lorsqu’en accordant toute liberté aux recherches spéculatives qui ne prétendront point à l’action publique, il traitera pourtant des doctrines séculaires avec plus de faveur que des doctrines de la veille ? Eh quoi ! d’ailleurs, on affirme qu’un établissement nouveau rendrait quelque solidité à l’église protestante d’Allemagne ; M. de Schelling ne se refuse pas à l’admettre ; qu’en veut-on conclure ? « Disons plutôt, s’écrie-t-il, disons avec l’apôtre : C’est notre faiblesse qui fait notre force ! c’est parce que l’enveloppe extérieure de l’église est usée qu’on commence à voir la lumière ; rien de plus précaire que la forme sous laquelle elle dure encore, de plus ébranlé que ses lois, de plus débile que ses fondemens ; soit ! qu’elle sache estimer tous ses opprobres, comme les opprobres du Christ, à plus haut prix que les trésors d’Égypte ; qu’elle demeure persuadée que ces misères mêmes la rapprochent plus du but qu’elle ne s’en rapprocherait en pensant s’affermir par quelque institution bâtarde. Laissez les ruines à terre, la régénération sortira des ruines. » Ainsi donc M. de Schelling veut abandonner le gouvernement spirituel aux puissances temporelles, parce que le gouvernement spirituel n’est pas organisé, et il ne veut cependant pas qu’on travaille à cette organisation parce qu’il compte sur le désordre du moment pour préparer les voies à l’avenir : il nous en coûte de prononcer une si dure parole contre ces extrémités où les théories aboutissent, mais cela s’appelle proprement éterniser le despotisme et semer dans l’anarchie.

Tel est à peu près l’ensemble de cet écrit singulier. Autant que le permettaient la rapidité de l’esquisse et la différence des langages, nous avons tâché de montrer le sens général et la portée directe de ces réflexions si substantielles. Nous avons cru que c’était une pièce de plus dans le procès compliqué qui se vide en Allemagne ; le nom dont elle était signée lui donnait assez de valeur pour qu’on dût l’étudier de près, quoiqu’elle fît exception, et fût plutôt un trait original qu’un indice commun. La sincère vénération que nous inspire M. de Schelling ne nous a point empêché de regretter, dirai-je d’accuser ? cette fatale puissance de sa pensée qui l’oblige à rompre avec son temps. On ne discute pas contre le génie, et nous n’avons pas eu cette présomption ; l’on est du côté qu’il soutient ou du côté qu’il attaque : nous avons essayé de nous défendre ; nais ce que nous essaierions bien en vain de faire passer dans cette analyse, c’est la profondeur et l’éclat qu’il y a par toutes ces pages, au milieu de toutes leurs injustices ; ce que nous aurions encore et surtout voulu rendre, c’est été cet accent de tendresse avec lequel l’illustre philosophe, oubliant sa polémique au souvenir de son ami, dépeignait les douceurs de l’affection qu’il avait perdue. C’est du bonheur toujours de trouver dans le même homme un si noble cœur avec un si grand esprit.


Alexandre Thomas.


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.


CHANTS POPULAIRES DE LA BRETAGNE, recueillis et publiés par M. Th. Hersart de la Villemarqué[2]. — Il y a entre la poésie vraiment populaire qui se produit naturellement et sans culture et la poésie née du savoir, de l’étude, du travail d’une intelligence exercée, de frappantes différences qui ont été observées souvent et qui saisissent toujours lorsqu’on les compare. Tandis que celle-ci se développe au grand jour, poursuit à travers les transformations successives un idéal de perfection et se personnifie par momens en quelques individus d’élite, la première reste dans des conditions plus humbles ; elle est un peu l’œuvre de tout le monde. C’est un chant mille fois interrompu, mille fois renoué. Son théâtre, c’est le foyer où les douleurs domestiques sont pleurées naïvement, c’est le champ de bataille où le cri de guerre jaillit sans effort et sans art de toutes les lèvres. Elle est le langage de l’ame ignorante qui cède à une émotion puissante et instantanée, et s’inquiète peu de la forme dans laquelle elle l’exprimera. Cette simplicité naturelle fait son caractère et son attrait. — Dès que l’art s’y introduit, ce n’est plus la poésie du peuple, c’est, comme on peut le voir quelquefois, une maladroite et vulgaire imitation. On n’avait point touché jusqu’à notre temps à cette mystérieuse et abondante source de l’inspiration populaire ; ou ce qui en était connu, aux yeux des hommes même les plus éclairés, était un autre fumier d’Ennius. Bien des causes, il faut le dire, devaient empêcher qu’on ne sentît le prix de cette poésie généreuse dans son principe. Aujourd’hui une critique libre et intelligente a restitué leur gloire à ces fragmens conservés par la tradition. Ce n’est pas seulement pour leurs richesses poétiques qu’ils intéressent, ce sont encore des documens historiques sur les mœurs, sur les croyances, sur la vie même des peuples à leurs divers âges. M. Augustin Thierry, dans son éloquente histoire, n’a point dédaigné d’appeler en témoignage ces bardes obscurs qui célébraient chaque événement dans leurs vers naïfs. On connaît tous les travaux qui ont été faits sur ces matières. C’est de nos jours qu’on a véritablement aperçu la grandeur de cette iliade espagnole des Romances. Les légendes, les traditions de la vieille Allemagne, toutes les poésies populaires du Nord, ont été l’objet d’immenses recherches tant en France qu’au-delà du Rhin. Scott a remis en lumière les chants de l’ancienne Écosse ; M. Fauriel, dans son active érudition, a rassemblé ceux de la Grèce moderne. Ce que d’éminens écrivains ont fait pour d’autres pays, M. de la Villemarqué le fait pour la Bretagne avec une piété filiale, avec un dévouement très digne d’être loué.

M. de la Villemarqué a recueilli tous les chants populaires consacrés au foyer, au patriotisme breton, et il a fait précéder son ouvrage d’une savante dissertation sur l’histoire de ces poésies, sur leur authenticité, sur les époques où elles ont dû être composées, et sur l’ensemble des mœurs qui s’y trouvent, dépeintes. Il serait superflu de suivre l’auteur dans des détails philologiques où il a su cependant éviter la sécheresse ; c’est le fond même qui est plein d’intérêt. Ce sont les sentimens, les croyances, qui charment par leur énergie ou leur grace ; ce sont les coutumes, les usages du pays, décrits avec une vigueur si précise, qui sont remarquables. Quelques provinces en France purent posséder des chansons populaires, derniers échos du passé ; il n’en est pas qui puisse offrir une réunion de chants d’une originalité aussi saisissante, parce qu’aucune, ainsi que l’a dit M. Ampère, n’a gardé, comme la Bretagne, son vieux caractère, son antique physionomie celtique et gauloise. Toute la vie de la Bretagne est un combat pour son indépendance contre l’Angleterre et la France elle-même. Faut-il dès lors s’étonner que les héros de cette fière et résistante nationalité soient les favoris des ballades bretonnes ? C’est le grand Arthur qui, les jours de combat, apparaît au haut de la montagne à la tête de son armée, et dont le nom est resté dans l’imagination populaire entouré de ce même prestige qu’avait pour l’Allemagne celui de Frédéric Barberousse. Tous les chants héroïques ou historiques que l’auteur a mis en ordre à côté des chants religieux et des chants domestiques sont les divers chapitres de l’histoire de cette résistance avant et après l’adjonction de la Bretagne à la France jusqu’à l’époque où Pontcalec périt dans la conspiration de Cellamare, où Tinteniac, cette autre victime, tombe dans une bataille contre les bleus. Pour avoir une idée de l’énergie passionnée de cette poésie populaire, il suffit de connaître le mot d’un vieillard rapporté par M. de la Villemarqué. « Plusieurs d’entre ces chansons, disait-il, ont une vertu, voyez-vous ; le sang bout, la main tremble et les fusils frémissent d’eux-mêmes rien qu’à les entendre. » Aussi le Breton est-il presque aussi jaloux de ses chansons que de sa nationalité. Cela explique cette guerre de géans dont parlait Napoléon ; c’était la dernière bataille livrée par un peuple encore plein des souvenirs fortifians du passé, et qui cherchait vainement à ressaisir son antique existence.

Les chants domestiques et les chants religieux n’ont pas moins de valeur, non-seulement comme peinture de mœurs locales, mais encore comme expression générale de sentimens. Nous parlions des différences qui existent entre la poésie populaire et la poésie du poète, si l’on peut ainsi dire ; il est cependant des momens où elles se rejoignent ; elles retrouvent parfois les mêmes accens. Qui ne se souvient des adieux de Roméo et de Juliette ? La même scène est presque littéralement dans la chanson de la Ceinture des Noces. L’amant, près de partir pour la guerre, vient voir sa fiancée Aloïda. « Quand l’aurore vint à paraître, continue le poète, le chevalier lui dit : — Le coq chante, ma belle, voici le jour. — Impossible ! mon doux ami, impossible ; il nous trompe ; c’est la lune qui luit, qui luit sur la colline. — Sauf votre grace, j’aperçois le soleil à travers les fentes de la porte ; il est temps que je vous quitte, il est temps que j’aille m’embarquer. » Ailleurs, c’est avec Dante que lutte l’obscur poète des bruyères, dans la description de l’Enfer. « L’enfer est un abîme profond plein de ténèbres où ne luit jamais la plus petite clarté. Les portes ont été fermées et verrouillées par Dieu, et il ne les ouvrira jamais ; la clé en est perdue… - Ce feu-là, c’est la colère de Dieu qui l’a allumé, et il ne pourrait plus l’éteindre quand même il le voudrait. Jamais il ne jettera de fumée et jamais il ne se consumera ; il les brûlera éternellement sans jamais les détruire… » N’y a-t-il pas là comme un souvenir du fatal Lasciate ogni speranza !… que certes l’auteur populaire ne connaissait pas ?

Comme on voit, M. de la Villemarqué a fait une œuvre de critique élevée et utile pour l’art en recueillant les chants bretons. Il ne faut pas s’y tromper cependant, c’est la poésie du passé et d’un passé qui ne renaîtra pas. Ce serait une vaine espérance de croire à son avenir désormais. Pour qu’on en pût juger autrement, il faudrait que la Bretagne fût ce qu’elle a été, ce qu’elle n’est plus aujourd’hui. Ces Chants même en donnent la preuve ; les plus récens, et entre autres le Prêtre exilé, qui date de 93, offrent sans aucun doute bien moins d’originalité que les plus anciens, ceux qui ont été faits dans le temps où la Bretagne luttait encore pour garder intacte sa nationalité, et où la France était vraiment pour elle une terre étrangère. C’est un grand et touchant spectacle que celui d’un peuple combattant pendant des siècles pour rester fidèle à sa vie domestique, à ses libertés et à ses autels ; mais le dernier mot de cette lutte a été dit à l’honneur de la France et de la Bretagne, la bataille est achevée, et il n’y a point de vaincus. Parmi ces fragmens poétiques, il en est un qui est l’admirable symbole du présent : c’est le Temps passé. Les Bretons, dit la ballade, ont fait un berceau d’ivoire et d’or ; ils y ont mis le passé, et le soir, sur la montagne, ils le balancent en pleurant au-dessus de leurs têtes comme un père devenu fou qui berce son enfant mort depuis long-temps. Ces Chants populaires ne peuvent-ils être comparés à ce berceau merveilleux où gît le passé de la Bretagne enveloppé dans sa poésie ? CH. de M.


— GRAMMAIRE RAISONNÉE DE LA LANGUE OTTOMANE, par James W. Redhouse[3]. -L’étude des langues orientales était autrefois reléguée dans le domaine de l’érudition ; sur la foi de M. Jourdain, le public proclamait le turc une belle langue, mais se gardait bien de l’apprendre. Cependant les services publics étaient négligés, et pendant long-temps nos échelles du Levant ont été presque toutes desservies par des drogmans grecs, juifs ou arméniens. Aujourd’hui plus que jamais, les liens étroits qui rattachent l’empire ottoman à la politique européenne, les relations commerciales chaque année plus étendues, nous mettent dans la nécessité de former pour nos consulats un corps d’interprètes exclusivement français. La sollicitude du gouvernement s’est tournée de ce côté. Il a multiplié les chaires et les cours publics ; d’autre part, les travaux de plusieurs orientalistes distingués ont contribué à vulgariser la connaissance des idiomes turc et arabe. M. Redhouse, entre autres, vient de publier une grammaire turque qui résume et complète heureusement les travaux de ses prédécesseurs, Meninski, Viguier, M. Jaubert. M. Redhouse est connu déjà par d’importantes recherches philologiques ; il a long-temps vécu en Orient, et une pratique constante de la langue turque lui a permis d’enrichir son ouvrage du fruit de ses propres observations. Des anciens traités mis jusqu’à présent entre les mains des étudians, les uns étaient trop élémentaires, les autres trop scientifiques. La nouvelle grammaire de M. Redhouse nous paraît destinée à les remplacer dans les écoles ; il aura comblé ainsi une lacune depuis long-temps signalée dans l’enseignement des langues orientales.




  1. Nachgelassene Werke von H. Steffens mit einem Vorwort von Schelling.
  2. 2 vol., 4e édition. — Chez A. Franck, rue Richelieu, 69.
  3. Un volume, chez Gide, rue des Petits-Augustins.