Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1846
14 septembre 1846
Au moment même où les chambres étaient prorogées, une question importante est venue s’emparer de l’attention publique. Le gouvernement espagnol a pris et fait connaître sa résolution relativement au mariage de la reine. Le choix d’Isabelle II est tombé sur l’un de ses cousins germains, sur l’infant don François d’Assise, duc de Cadix. Nous avons appris en même temps qu’un autre mariage était décidé, celui de M. le duc de Montpensier avec la sœur de la reine, l’infante dona Luisa. La diplomatie a eu ses bulletins.
Ces résolutions ont une portée qu’on ne saurait méconnaître, et, pour peu qu’on ait en mémoire et à cœur les traditions de la politique française, on doit y applaudir. Quand, par un décret daté du 9 mars 1830, Ferdinand VII, défaisant l’œuvre de Philippe V qui avait promulgué la loi salique, remit en vigueur l’ancien droit de la monarchie qui autorisait l’accession des femmes au trône, à défaut d’enfans mâles, les cours de l’Europe, notamment celles de France et de Naples, qui vers cette époque vint à Paris, enfin le chef de la branche cadette, M. le duc d’Orléans, protestèrent contre l’acte de Ferdinand VII, qui leur paraissait compromettre les avantages que la maison de Bourbon devait recueillir de la politique de Louis XIV. Cette question tenait en éveil la diplomatie européenne, quand la révolution éclata, qui pendant plusieurs années força les cabinets à ne s’occuper que d’elle, et qui d’ailleurs donna une nouvelle face à l’affaire de la succession espagnole. En effet, pendant les trois années que vécut encore Ferdinand depuis juillet 1830, il s’était établi une étroite solidarité entre les légitimistes de France et le parti apostolique espagnol, qui soutenait les prétentions de don Carlos. Si le frère de Ferdinand fût monté sur le trône, il eût été nécessairement considéré comme l’instrument et le précurseur d’une troisième restauration en France. Le chef de la branche cadette, devenu roi, ne pouvait donc hésiter ; il reconnut les droits et le gouvernement de la reine D’ailleurs, la postérité nombreuse qui fait son orgueil lui permettait de suffire aux éventualités nouvelles. N’avait-il pas pour une alliance de famille des fils à offrir à l’Espagne ? Cependant l’Angleterre, qui avait avec nous reconnu le gouvernement d’Isabelle, se sépara de notre politique sur un point essentiel ; elle ne voulait consentir, en aucun cas, au mariage de la jeune reine avec un prince français. La restriction était considérable ; néanmoins elle fut acceptée. Notre gouvernement déclara que, s’il n’insistait pas pour unir Isabelle à un fils du roi des Français, il ne permettrait pas, du moins, que l’époux de la reine d’Espagne fût choisi ailleurs que dans la maison de Bourbon. Le mariage d’Isabelle avec le duc de Cadix témoigne que cette déclaration n’a pas été vaine, et il emprunte d’ailleurs de l’union que M. le duc de Montpensier avec la sœur de la reine une grande valeur politique.
Sur de pareilles questions qui touchent si puissamment à l’influence, à la grandeur de la France au dehors nous voudrions voir les partis et leurs organes porter toujours un jugement impartial, équitable. L’opposition ne s’affaiblit pas en montrant un esprit de justice ; elle s’honore et grandit en autorité. Quand lord John Russell, il y a quelques mois, applaudissait à la fermeté avec laquelle sir Robert Peel accomplissait à travers tous les obstacles la réforme des lois sur les céréales, se désarmait-il amoindrissait-il son propre parti ? Loin de là, il s’attirait l’estime de tous, et forçait son adversaire à le remercier de son équité généreuse. Dans les questions étrangères, les hommes d’état de la Grande-Bretagne nous donnent aussi l’exemple d’un patriotisme éclairé qui s’élève au-dessus de toute rivalité, de toute rancune. Si le parti, qui est aux affaires se montre heureux et habile au profit de l’orgueil et de l’intérêt britanniques, il n’a pas à craindre de l’autre parti, de ses compétiteurs, une opposition injuste ou inopportune : il aura ses éloges, ou du moins sont silence. D’ailleurs, les tacticiens politiques de l’autre côté du détroit ont trop d’expérience pour ignorer qu’un blâme sans réserve, sans restriction, étendu avec la même exagération à tous les actes d’un gouvernement, blase l’opinion au lieu de l’émouvoir. Cette intelligence, cette équité, nous voudrions la retrouver davantage parmi nous. ce n’est pas un des moindres progrès à introduire dans nos mœurs politiques. Quant à nous, nous avons assez souvent demandé au cabinet d’imprimer à sa politique extérieure une allure plus ferme, plus indépendante, pour ne pas craindre d’approuver les résultats qu’il promet dans la question espagnole. L’affaire a été bien conduite, il faut le reconnaître, il s’agit maintenant de la mener avec la même adresse au dénouement final.
Avant d’aller plus loin, avant d’examiner les dernières difficultés dont il reste à triompher, nous remarquerons que l’opposition peut d’autant mieux, dans cette circonstance, juger le cabinet avec impartialité, qu’elle a quelque droit de considérer la conduite suivie par le ministère comme un retour aux conseils qu’elle lui a souvent donnés. En effet, si l’opposition n’a jamais combattu le principe même de l’alliance anglaise, si elle l’a toujours proclamée nécessaire et désirable, en même temps elle a demandé au cabinet de ne pas faire de cette alliance une cause de sujétion dangereuse, et de maintenir sauve et entière l’indépendance de la France. Que de discours, que de commentaires remarquables depuis 1841 jusqu’à 1844 sur les caractères, sur les nuances, sur les effets de l’alliance anglaise ! N’est-il pas sensible que dans la question d’Espagne le cabinet s’en est rappelé quelque chose ? L’opposition n’a donc pas perdu toute sa peine. Avec le temps, le ministère semble s’être enhardi. La substitution des whigs aux tories devait aussi augmenter sa confiance ; en voyant de l’autre côté du détroit les affaires aux mains d’une administration nouvelle, mal affermie, environnée d’écueils, M. le ministre des affaires étrangères, surtout après sa victoire électorale, a pu se juger en position et en mesure de maintenir et d’exécuter des résolutions qui, sans avoir rien de blessant pour nos voisins, sont de nature cependant à éveiller chez lord Palmerston un vif mécontentement.
De quoi peut se plaindre raisonnablement l’Angleterre ? La reine d’Espagne épouse un Bourbon, un de ses cousins, et sa sœur s’unit à un autre Bourbon, à un prince français. Y a-t-il rien là d’excessif, d’alarmant pour l’équilibre européen ? N’est-ce pas au contraire rentrer dans les voies et les erremens de la politique qui depuis le commencement du dernier siècle était un gage de sécurité générale ? On a parlé des stipulations du traité d’Utrecht. L’argument n’est pas sérieux. Est-ce que par hasard M. le duc de Montpensier, qui vient le dernier dans la nombreuse famille du chef de la dynastie de 1830 ? est à la veille d’opter entre le trône de France et celui d’Espagne ? Sans doute son mariage avec la sœur de la reine est un événement heureux pour la politique française ; mais apparemment personne n’a pensé en Europe que la maison d’Orléans, en arrivant au trône, n’hériterait pas de la situation et des avantages qui faisaient la force de la branche aînée. Il n’y a donc aucun motif réel de crainte ni d’irritation : toutefois il ne faudra pas s’étonner si le cabinet whig conçoit de tout cela un certain déplaisir. Il ne s’attendait pas à un dénouement si prochain. Le secret et la promptitude des négociations qui ont lieu dans ces derniers temps l’ont surpris désagréablement. M. Bulwer, dans sa note à M. Isturitz, n’a pas caché cette impression. On voit, au surplus, par le vague des considérations présentées dans ce document diplomatique, l’embarras du ministère whig à articuler des griefs positifs.
C’est ce qui nous conduit à penser que lord Palmerston, si mécontent qu’il puisse être, ne se hâtera pas de poser par des notes la question entre les deux cabinets de France et d’Angleterre ; il attendra plutôt les démonstrations de l’Espagne. Il est naturel qu’il mette son espérance dans les passions des partis. Se refusera-t-il le plaisir et la ressource de les exciter ? Lord Palmerston se trouve dans une conjoncture très grave pour lui ; nous n’irons pas jusqu’à dire que la politique française qu’il a bravée en 1840 prend sur lui en ce moment une revanche éclatante : nous dirons seulement qu’il se voit atteint par des événemens qui n’eussent pas au même degré froissé son prédécesseur. Pourquoi ? Parce que lord Palmerston a eu l’imprudence de manifester un blâme anticipé sur l’éventualité du mariage de M. le duc de Montpensier avec l’infante dona Luisa. Il est encore temps pour lui de s’arrêter. Les paroles ne sont pas des actes. Que lord Palmerston, dont personne ne conteste la capacité brillante, ne mette pas encore une fois son orgueil à troubler les bonnes relations de la France et de l’Angleterre. Il doit songer aussi qu’il est loin d’être aujourd’hui dans une situation politique aussi forte qu’en 1840. Nous croyons que plusieurs de ses collègues reconnaissent combien cette différence leur impose de circonspection.
Assurément l’Espagne sera long-temps encore le pays des mouvemens passionnés et imprévus ; toutefois elle éprouve aujourd’hui un besoin sincère d’ordre et de repos. Pendant que les filles de Ferdinand VII grandissaient, l’Espagne a été en proie à bien des agitations stériles, elle a vu bien des partis lui promettre la liberté, le bonheur, et n’aboutir qu’à une anarchique impuissante. Elle a eu aussi ses désenchantemens elle a fait ses expériences. Il s’organise lentement dans son sein une majorité qui veut la paix et une sage pratique du gouvernement constitutionnel. Des partis qui existent encore dans la Péninsule, celui que blessent le plus les deux mariages, de la reine et de sa sœur, c’et le parti carliste : par là il voit ses dernières espérances entièrement ruinées. On ne conçoit pas que ce parti n’ait pas fait les avances, les concessions, le conduire à une transaction, sa dernière chance de salut. Sans doute des difficultés peut-être invincibles s’opposaient à l’union de la reine Isabelle avec le fils aîné de don Carlos mais au moins, si le frère de Ferdinand VII et son parti eussent paru reconnaître que c’était pour eux le seul moyen de ne pas tout perdre, si l’on eût pu croire qu’ils comprenaient enfin les nécessités de leur situation et celles de l’époque, ils eussent un peu relevé leur cause et leur caractère aux yeux de l’Europe, et l’estime qu’ils eussent méritée eût pu les sauver. Mais non : le parti carliste espagnol s’est montré, dans toutes les circonstances, stationnaire, égoïste, stérile. À l’heure qu’il est, l’avenir lui échappe irrévocablement, et il est obligé de s’avouer son impuissance à tenter quelque chose de sérieux. En Navarre, en Biscaye, on n’enrôlerait pas un homme pour la cause du comte de Montemolin. Ce qui reste du parti carliste n’a plus d’autre ressource que de marcher à la suite du parti progressiste, et de se confondre avec lui dans les démonstrations qui pourraient être hasardées.
Le parti progressiste a une autre importance : il représente des sentimens qui peuvent être excessifs, mais qui du moins sont sincères ; il représente des passions qui ne sont jamais plus vives que chez un peuple nouveau dans la vie politique, le désir, d’aller vite et loin dans la carrière de la liberté, et de toucher le but du premier coup. Le parti progressiste a fait des fautes, et il a eu ses revers. Néanmoins, quoiqu’il soit en minorité dans les cortès qui s’assemblent en ce moment, il sera intéressant de voir l’attitude qu’il prendra dans les débats sur les deux mariages. Il nous semble que si les chefs, ses orateurs, sont habiles, ils ne se compromettront pas par une opposition sans motif au mariage de M. le duc de Montpensier avec l’infante dona Luisa. Quelle répugnance légitime le parti progressiste peut-il avoir contre une alliance qui resserre les liens et cimente la paix entre la France et l’Espagne ? Quand M. Olozaga, chef des progressistes, avait le pouvoir, il ne mit pas sa politique à s’éloigner de la France. Nous l’avons vu, au moment de sa plus grande autorité, chercher dans l’amitié du gouvernement français de nouvelles forces. Le parti progressiste ne s’est-il pas souvent inspiré des idées françaises ? Les progressistes intelligens n’ont pas de haine pour la forme et les institutions monarchiques : ils ne perdent pas une république qui serait en Espagne plus chimérique encore que partout ailleurs. Une étroite alliance avec la première monarchie constitutionnelle du continent n’a donc rien qui puisse les inquiéter et les froisser. Quant au parti modéré, ses représentans sont au pouvoir ; les deux mariages sont en partie leur œuvre, parce qu’ils sont bien convaincus qu’en y donnant la main, ils n’ont porté aucune atteinte à l’indépendance de l’Espagne. C’est ce qu’il ne sera pas difficile de prouver au sein des cortès, et nous ne doutons pas qu’une majorité imposante donne son assentiment à la double union de la reine et de sa sœur.
Dans la sphère légale des pouvoirs constitutionnels, nous ne voyons donc pas d’obstacles qui puissent empêcher de s’accomplir les résolutions des deux gouvernemens de France et d’Espagne. Les passions populaires entreront-elles en lice ? Il n’y a rien là qui puisse sérieusement les enflammer, et, si on les voyait éclater sur quelques points, ce ne serait pas de leur propre mouvement, mais sous l’instigation d’une intrigue intérieure ou étrangère. Quoi qu’il en soit, puisque le gouvernement français s’est décidé à des actes de cette importance, il doit être en humeur et en mesure de ne se laisser ni surprendre, ni décourager par aucun incident. Nous espérons le trouver, jusqu’au bout de cette affaire, calme, résolu, avec la ferme volonté d’accomplir sans crainte tout ce qu’on a le droit d’attendre de lui. Désormais la question espagnole prend une gravité nouvelle pour la France.
Il est un autre point de l’Europe méridionale qui, en ce moment, n’est pas moins digne d’attention que la Péninsule espagnole : c’est l’Italie, c’est Rome. Là il s’opère un peu de bien, d’une manière lente, mais sensible ; là un esprit timide encore, mais sincère, d’amélioration se fait remarquer. Le peuple, excellent juge en cette matière, a reconnu dans le nouveau pape un amour vrai de ce qui est bon, humain et utile à tous. Aussi Pie IX est devenu populaire, même auprès d’anciens adversaires qu’il a su ramener à lui par une mansuétude toute paternelle. Il y a quelque temps, pendant les troubles qui marquèrent les derniers jours de la vie de Grégoire XVI, nous émettions l’espérance que la papauté avait en elle-même un principe de force et d’avenir qui lui permettrait de régénérer tout ce qui appelait de sages réformes. Cet espoir est en partie justifié. Pie IX a montré dès le début, sinon le prestige et l’autorité du génie, du moins la puissance du bonté intelligente. Dès les premiers momens, il a su convaincre le peuple de la loyauté de ses intentions. C’est beaucoup, car ainsi est tombée cette prévention funeste, qu’il n’y avait dans les états romains rien à attendre de l’autorité souveraine : opinion fatale qu’il était temps de déraciner, car elle ne laissait dans l’esprit des populations d’autre alternative que des révoltes incessantes ou la permanence du mal.
Il est aussi un résultat précieux qu’on doit à la juste popularité de Pie IX, c’est la formation d’un parti d’hommes modérés et sages qui puisse avec le temps conquérir une autorité non moins utile au gouvernement qu’aux populations. Jusque dans ces derniers temps, il n’y avait guère dans les états romains que deux classes d’hommes, les révolutionnaires et les partisans absolus du statu quo. Aujourd’hui commence à se faire jour une opinion éclairée, qui, loin de tous les extrêmes, demande qu’on améliore la chose publique sans la bouleverser. Cette opinion ne saurait être suspecte au gouvernement pontifical, car c’est par lui et avec lui qu’elle entend que le bien se fasse, et d’un autre côté elle peut servir de frein et de guide à des hommes honnêtes, mais exaltés, qui ont plus d’ardeur que d’expérience. N’y a-t-il pas dans les états romains à porter avec habileté la réforme sur beaucoup de points essentiels ? On peut accepter les termes de l’instruction adressée par le cardinal Gizzi à tous les gouverneurs des provinces. Le cardinal dit dans cette circulaire “ que sa sainteté s’attache à procurer le bien réel, positif et pratique de ses sujets.” Il ajoute que “ce n’est pas en adoptant certaines théories qui par leur nature sont inapplicables à la situation et aux mœurs des états de l’église, ni en s’associant à certaines tendances dont il est tout-à-fait éloigné, que le saint-siège croit pouvoir faire le bonheur de ses peuples. » Ce langage n’a rien qui puisse alarmer ni mécontenter les vrais amis de l’Italie. Personne ne songe sans doute à demander qu’à Rome on établisse les deux chambres. Il y a des choses plus nécessaires et plus faciles. Une bonne administration de la justice, une meilleure éducation publique, la législation civile mise en harmonie avec les progrès accomplis chez presque tous les peuples de l’Europe, l’accession des laïques aux emplois temporels, voilà ce qui, pour les états romains, est le plus urgent et le plus désirable. Ce bien réel, positif et pratique, pour parler comme le cardinal Gizzi, Pie IX a la volonté de l’accomplir, et il sera soutenu dans cette œuvre par l’opinion et les vœux des représentans les plus éclairés de la société romaine. Quand on compare cette situation avec ce qui s’est passé dans ces dernières années, il faut reconnaître un heureux contraste.
C’est une bonne fortune pour notre ambassadeur que d’assister à cet acheminement vers d’utiles réformes. Sous ce rapport, les circonstances ont favorisé, elles ont pour ainsi dire récompensé l’habileté de M. Rossi Quand, par sa rare sagacité, par une attitude pleine de calme, M Rossi eut su s’environner à Rome de la considération la plus méritée, il a vu s’ouvrir un conclave. C’était une grande affaire Le conclave pouvait être long, offrir une lutte animée entre les diverses influences des partis italiens et des gouvernements étrangers. Contre l’attente générale, tout s’est accompli avec une heureuse rapidité. Le nouveau pape a pour la France une bienveillance qu’expliquent son caractère et ses intentions. Pie IX sait bien que ses projets d’améliorations ne peuvent que rencontrer dans le gouvernement français une sympathie sincère. Il appartient à la France, à son ambassadeur, de soutenir, d’encourager par son influence tout ce que le saint-siège, bien inspiré, entreprendra de salutaire pour les états romains et pour l’Italie.
Le gouvernement de 1830, son esprit, sa politique, comptent aujourd’hui dans la diplomatie quelques représentans éminens qui savent le servir avec une distinction que couronne le succès. A côté de M. Rossi, il est juste de nommer M Bresson, qui, à Madrid non moins qu’à Berlin, a obtenu de notables résultats. A la cour de Prusse, le comte Bresson avait été le négociateur habile et heureux du mariage de l’héritier du trône avec une princesse que l’Allemagne nous envie après nous l’avoir donnée. Il se trouve aujourd’hui le médiateur du mariage de M. le duc de Montpensier, mariage dont la nouvelle a causé une si grande surprise à Madrid, à Paris et à Londres. A Madrid, M. Bulwer était dans une sécurité profonde, et rien ne lui fait pressentir une conclusion si prompte ; à Paris, on assure que c’est le roi lui-même qui aurait appris la nouvelle à lord Normanby, et ce serait l’estafette du Times qui, à défaut d’un courrier se serait chargé de la dépêche de l’ambassadeur pour le cabinet anglais. A Londres, les ministres étaient dispersés quand la nouvelle est parvenue, et lord Palmerston notamment accompagnait la reine dans une de ses promenades sur mer. Toutes ces petites circonstances ont pu augmenter encore le dépit du ministère whig. Est-ce pour cela que la polémique du Times, loin de s’adoucir, devient plus vive et plus aigre ? Puisque l’Angleterre, suivant le Times, professe une si grande indifférence pour les mariages des princes et des princesses, pourquoi s’exprimer avec autant d’amertume sur un fait aussi simple que l’union d’une infante d’Espagne avec un prince français ? Le Times reconnaît que la cour de Saint-James ne saurait poser en principe que les Bourbons de France et d’Espagne ne devront jamais contracter d’alliances matrimoniales. Qu’il ne s’irrite donc plus si fort de voir la France suivre une politique qui, chez elle, est historique, et n’a rien d’offensant pour la dignité et les intérêts légitimes d’aucun peuple.
La force des choses ramènera toujours les relations de la France et de l’Angleterre au point d’une indépendance réciproque sur des questions importantes et cette indépendance est très compatible avec une alliance sincère et solide. L’Espagne est-elle le seul théâtre où les deux cabinets de Saint-James et des Tuileries aient une politique différente. En Orient, en Grèce notamment, les deux gouvernemens ne montrent-ils pas des tendances distinctes ? A Athènes. M. Piscatory, qui mérite d’être cité parmi les diplomates distingués qui datent de 1830, soutient avec fermeté les traditions et l’indépendance de la politique française. Cependant il n’a à coup sûr ni la pensée, ni la mission d’amener une rupture avec l’Angleterre, mais il a su distinguer avec tact et maintenir avec une judicieuse énergie la limite où doivent s’arrêter les complaisances envers un allié. Les encouragemens de tous les hommes impartiaux et ceux même des membres les plus éclairés de l’opposition ne manqueront pas à M. le ministre des affaires étrangères, s’il entre, s’il persévère dans la voie d’une politique plus décidée en ses allures, et partant plus féconde en résultats.
C’est surtout dans un temps comme le nôtre qu’il importe à la France d’être représente par une diplomatie habile et forte. Plus la France a convaincu l’Europe qu’elle voulait le maintien de la paix générale, plus elle peut et doit défendre partout sa juste influence. Le cabinet du 29 octobre a eu l’avantage, dans de graves circonstances, d’utiliser des talens remarquables, et il a pu éprouver de quelle ressource est dans les affaires la distinction personnelle de tel ou tel agent. Il nous semble que pour M. le ministre des affaires étrangères le moment serait venu d’accomplir des réformes désirables dans le personnel de notre diplomatie, et de la fortifier par des choir judicieux ? L’instant serait favorable pour un pareil travail, long-temps ajourné, long-temps attendu. L’absence des chambres permet à M. Guizot de porter son activité sur les détails de son département. Elle l’affranchit aussi, jusqu’à un certain point, des embarras qu’entraînent avec elles les influences, les exigences parlementaires.
Quelques correspondances d’Afrique ont répandu des alarmes qui nous paraissent prématurées. Il est vrai qu’Abd-el-Kader s’agite dans le Maroc ; mais il n’est pas probable qu’il veuille et puisse entreprendre quelque chose de sérieux avant l’hiver La crainte d’être surpris, comme il y a un an, par une sorte d’insurrection générale, éveille et surexcite aujourd’hui des inquiétudes qui, au surplus, sont préférables, à une trop grande sécurité. En ce moment, c’est l’empereur de Maroc que menace Abd-el-Kader, et Abderrhaman a ordonné à son fils Muley-Mohammed, ainsi qu’au gouverneur du Rif, Ben-Abou, de se porter au-devant du marabout usurpateur. Les événemens, quels qu’ils soient, ne nous prendrons pas au dépourvu, et notre frontière, du côté du Maroc, est à l’abri d’une surprise. D’autres faits qui se passent en Algérie attirent aujourd’hui l’attention du gouvernement. On peut se rappeler qu’en 1844 il fut rendu une ordonnance pour régler le droit de propriété dans la régence, et pour mettre un terme à l’anarchie qui régnait sous ce rapport. En effet, de nombreuses acquisitions avaient été faites vers les premiers temps de la conquête. Elles avaient eu lieu généralement au hasard, sur la foi suspecte des Arabes vendeurs, en vertu de titres insuffisans ou d’actes de notoriété dressés sans que les acquéreurs pussent même voir les lieux. De là des abus sans nombre. Quelquefois les terres vendues n’existaient même pas, presque toujours les contenances avaient été singulièrement exagérées, souvent les mêmes immeubles avaient été vendus plusieurs fois à divers acquéreurs. Cette fusion a eu des conséquences déplorables. Les colons sérieux ont craint d’entreprendre des travaux coûteux sur des propriétés contestables, et l’administration ne sait plus où trouver des terres pour les capitalistes et les travailleurs qui se présentent. Qui profite de ce chaos ? L’agiotage, qui achète à vil prix des terres demeurées incultes, et qui trafique de titres sans valeur. C’est à tous ces abus qu’on s’est proposé de remédier par l’ordonnance de 1844. On peut juger si l’exécution de l’ordonnance a rencontré des difficultés et soulevé des clameurs. Cependant le gouvernement ne pouvait reculer, et une nouvelle ordonnance du 21 juillet dernier a posé des règles précises, tout en faisant quelques concessions aux détenteurs de terres incultes. Ainsi le droit de propriété du colon sérieux qui a cultivé, même sans titre régulier, se trouve reconnu. N’importe ; tous les intérêts qui se croient blessés ont multiplié leurs réclamations, et cette importante affaire doit occuper d’une manière sérieuse le gouvernement. L’administration centrale des affaires de l’Algérie, qui a été récemment réorganisée en vertu d’un vote des chambres, ne demeure pas non plus oisive. Plusieurs projets en matière d’organisation civile sont à l’étude. On songerait notamment à rendre plus facile pour les étrangers la naturalisation ; on ne serait même pas éloigné d’essayer un système de franchises municipales. Si nous sommes bien informés, on s’occuperait également de réglementer par ordonnance la police de la presse. Entre la censure et la liberté de la presse, telle qu’elle existe en France, il y a à trouver un système mixte qui en permette l’usage, sans les abus qui dans l’Algérie pourraient compromettre les plus graves intérêts et le salut même de l’état.
A l’intérieur, la prorogation des chambres a momentanément apaisé toutes les questions. Entre l’opposition et le ministère, tous les grands débats ont été ajournés. Dans la petite session, le ministère s’est donné le plaisir de constater sa majorité ; mais, s’il veut la garder nombreuse et fidèle, il a beaucoup à faire. Nous croyons qu’au sein de cette majorité il rencontrera de louables exigences qui lui demanderont compte des promesses de réforme qu’il a si solennellement prodiguées au moment des élections par l’organe de M. Guizot. Il aura en face de lui des adversaires actifs, persévérans, et qui sont loin de se laisser atteindre par le découragement. Il y a quelques jours, l’opposition a voulu non-seulement résumes dans une sorte de manifeste ses griefs sur les élections accomplies, mais indiquer à ses amis tout ce qu’il y avait à faire pour améliorer l’avenir. Dans une circulaire adressée à leurs correspondans, les comités du centre gauche et de la gauche constitutionnelle développent les considérations qui les ont déterminés à se maintenir en permanence au lieu de se dissoudre, et à charger quelques-uns de leurs membres de correspondre avec les départemens. Ces considérations sont puisées dans les devoirs qu’impose la liberté aux peuples qui en jouissent. Ces devoirs sont la persévérance, les efforts de chaque jour, la combinaison des forces individuelles. Pourquoi l’opposition constitutionnelle ne travaillerait-elle pas à suppléer par une organisation officieuse et volontaire aux forces que donnent au gouvernement la centralisation et toutes les ressources doit il dispose ? En parlant ainsi, l’opposition est dans le vrai, et donne un utile exemple C’est ce qu’ont eu le bon goût et la bonne foi de reconnaître les principaux organes du parti conservateur, et nous avons un vrai plaisir à les en louer. L’accord sur un pareil point est un pas de plus dans la pratique de la liberté. On reconnaît de part et d’autre que rien ne peut remplacer l’action libre des citoyens, et que les partis ont le droit de surveiller leurs affaires, en usant de tous les moyens constitutionnels. C’est ainsi qu’on évitera les crises révolutionnaires, pour marcher toujours dans les voies d’un progrès régulier.
Par une ordonnance royale du 11 septembre, M. le ministre de l’instruction publique vient de réaliser un projet auquel applaudiront tous les amis de l’antiquité. A la fin de l’an dernier, M. de Salvandy avait envoyé en Grèce un des membres les plus distingués de l’université, profondément versé dans la langue et la littérature grecque, M. Alexandre Cet inspecteur-général a visité non seulement la Grèce, mais tous les points de la Turquie et de l’Asie-Mineure où sont établis les collèges des lazaristes, si utiles au christianisme et à ! a France. Il a consigné dans un rapport plein d’intérêt les besoins, les vœux de ces établissemens ; il a signalé les secours que pouvait leur accorder la munificence de la France. Ces secours, nous n’en doutons pas, ne seront pas refusés ; mais M. de Salvandy a voulu faire plus : il a voulu fonder à Athènes même une école française, imitation heureuse de celle qui existe à Rome pour la peinture. Cette école sera soumise à la haute surveillance de notre ministre en Grèce. Elle servira tout ensemble à étendre notre influence sur ce point extrême de l’Europe, et à former chez nous les grandes études classiques. Quand deux générations de jeunes professeurs auront passé quelques année sur le sol hellénique, non-seulement la philologie française n’aura plus à craindre aucune infériorité, soit vis-à-vis de l’Allemagne, soit vis-à-vis de l’Angleterre, mais elle pourra retrouver la glorieuse prééminence qu’elle exerça au XVIe siècle.
Les grandes questions commerciales et politiques soulevées par la doctrine du libre échange seront bientôt chez nous à l’ordre du jour ; le moment n’est peut- être pas loin où l’on devra les envisager du point de vue pratique. Il importe ici d’éviter les entraînemens ; on doit regarder beaucoup autour de soi avant de rien risquer, et n’imiter rien qu’à bon escient ; comme les exemples se multiplient, il faut les étudier tous à mesure qu’ils se présentent. On prend toujours l’Angleterre pour point de comparaison, et l’on se borne trop volontiers à discuter les derniers règlemens de sir Robert Peel pour y chercher des argumens dans un sens ou dans l’autre. Nous voudrions qu’on observât avec le même soin la marche récemment suivie par le gouvernement hollandais dans son traité de commerce avec la Belgique. On verrait encore là que ces graves difficultés d’intérêt matériel ne se tranchent point avec la rigueur impérieuse des principes abstraits, mais se résolvent au contraire d’une façon moins absolue par des considérations plus positives. Tout l’ensemble de ces rapports nouveaux définitivement introduits entre les deux peuples voisins est sans doute dominé par un principe de liberté ; c’est une atteinte de plus à ce vieux système protectioniste qui croule partout, mais dans quelles circonstances, devant quelles éventualités, avec quelles précautions et quels égards, voilà ce qu’il est bon de rappeler.
Le monopole auquel le gouvernement hollandais a soumis le commerce de ses colonies des Indes ne pouvait se prolonger long-temps sans nuire à ceux m^mes qui croyaient en profiter. Dépouillée de la Belgique, la Hollande avait voulu s’enfermer en elle-même, et s’était presque retranchée du milieu de l’Europe, repoussant de ces marchés toute concurrence qui eût pu diminuer la valeur de ses produits coloniaux. Atteinte par les représailles du Zollverein, menacée par l’influence française, que le dernier traité belge et l’ouverture du chemin de fer du Nord ont rapprochée d’elle, voyant enfin les Anglais lui disputer chaque jour avec plus d’empressement la souveraineté commerciale de ses parages indiens, la Hollande a dû changer de conduite et demander du renfort ; elle a rompu les barrières dont elle s’était entourée ; elle a conclu avec la Belgique cet accord réfléchi dont toutes les dispositions sont assez bien calculées pour que les deux nations se fassent réciproquement les avantages qui leur conviennent le mieux, avantages commerciaux à la nation commerçante, avantages industriels au peuple de fabricans ; elle a stipulé qu’une mutuelle faveur accueillerait à la fois les produits belges à Java, et les produits de Java en Belgique ; elle s’est ainsi rattaché ses voisins, qui d’un moment à l’autre pouvaient passer à l’Allemagne ou à la France ; elle a formé un marché encore assez large pour qu’elle puisse s’y mouvoir. Enfin, toujours avec les mêmes principes, toujours sous les mêmes nécessités, on a baissé certains droits d’exportation à Java, et l’on a déclaré libres plusieurs ports de l’archipel : on a compris que c’était le meilleur moyen de faire contre-poids aux influences anglaises, et en même temps d’ailleurs on avait besoin d’assurer au commerce colonial des ressources en espèces, qui jusque-là lui manquaient trop. C’est avec cette prudence et cette opportunité que les réformes deviennent fécondes.
Les circonstances ont été pour beaucoup aussi dans l’abaissement des tarifs américains, et les mesures administratives qui ont accompagné cette réforme prouvent de reste qu’on a surtout favorisé l’importation, afin d’en retirer des fonds immédiatement disponibles. Malgré l’évidente supériorité de leurs ressources, les États-Unis ont fort à faire pour soutenir contre le Mexique une guerre qui traîne maintenant malgré eux : la caisse fédérale n’est pas riche, et les douanes lui constituent son revenu le plus clair ; il était donc naturel qu’on cherchât à l’augmenter. Voilà pourquoi l’on s’est en même temps prémuni contre un abus qui frappait de stérilité toute cette branche de produits. On a défendu de recevoir les billets des banques pour solde des droits qu’on maintenait encore à l’entrée des marchandises : on a décrété que ces droits seraient payés en espèces, que ces espèces ne seraient plus remises à la disposition des banquiers, mais confiées à des administrateurs spéciaux. Les objections ne devaient pas manquer en Amérique contre un système qui encaissait et amassait le numéraire ; tel est cependant l’empire de la situation, qu’elles n’ont point prévalu ; les banques particulières, qui s’étaient presque substituées à la grande banque des États-Unis renversée par Jakson, ont dû céder à leur tour devant les nécessités de gouvernement. Couvrant le pays de leur papier, étendant ou resserrant leur circulation, elles tenaient tout l’argent entre leurs mains : aussitôt qu’il s’agissait d’affaires internationales, et qu’il fallait payer en écus, elles étaient maîtresses, et pouvaient dispenser de la guerre ou de la paix. On avait déjà senti ce danger lorsqu’on eut à craindre une rupture avec l’Angleterre ; on a profité des hostilités avec le Mexique pour y porter remède et s’affranchir. Tel est le but en vue duquel on vient de créer la sous-trésorerie.
Les esprits sont d’ailleurs en ce moment très fort tournés à la paix : cette ardeur que les premières alternatives de la lutte avaient d’abord excitée semble rapidement s’affaisser. Le gouvernement offre une paix qu’il peut honorablement proposer après ses avantages militaires, et dont les termes paraissent habilement conçus : au lieu de demander au Mexique une indemnité pécuniaire, on lui donnerait de l’argent dont il manque comme tous Les états américains, du sud, et on lui achèterait une province déjà toute prête à le quitter. Il est bien probable que d’une manière ou de l’autre le Mexique en viendra là. Les rodomontades de Santa-Anna ne prouvent pas qu’il agirait autrement que Paredes, et Paredes, qui a renversé le président Herrera sous prétexte qu’il avait traité avec les ennemis de la patrie, n’est occupe qu’à chercher des biais qui lui permettent un accommodement où sa personne ne semblerait pas trop risiblement engagée : c’est dans cette intention qu’il s’est porté sur la frontière en déléguant la présidence au général Bravo. Il est permis de croire que ces dispositions, connues des parties, faciliteront la médiation ne britannique. Lord Palmerston ne doit pas être fâché maintenant d’avoir un embarras de moins.
— LE GLAIVE RUNIQUE, drame tragique, par Charles-Auguste Nicander, traduit du suédois par Léouzon le Duc. — M. Léouzon le Duc poursuit le cours de ses publications hâtées : heureux de posséder des langues que bien peu de gens connaissent, et d’être chez nous un des premiers interprètes des littératures scandinaves, il se presse trop de faire part au public de ses découvertes, et compromet par là le succès des œuvres qu’il veut naturaliser en France. Il oublie que le rôle de traducteur et l’éditeur a aussi des conditions modestes, mais indispensables, et que la plus essentielle de toutes est la patience : on n’a pas composé un livre parce qu’on a fourni la matière d’un volume. Il est encore une autre qualité qui trouve partout son application, et dont M. Léouzon le Duc ne s’est pas assez soucié : c’est l’esprit de modération et de justice. Il place les intérêts de la religion fort au-dessus de ceux de la poésie : loin de nous l’idée de l’en blâmer ; mais encore les prédications doivent-elles s’adresser à des esprits préparés, et celles de M. Le Duc ne se recommandent ni par l’à propos ni par la mesure et signaler quelques traces de ce zèle indiscret, qui s’est donné plus librement carrière dans la traduction du Glaive runique. Le sujet de ce drame est la lutte du paganisme scandinave contre le christianisme ; M. Le Duc a placé en tête de son livre l’histoire des guerres qui, à cette occasion, ont ensanglanté la Suède ; il ne s’arrête pas au triomphe de la religion nouvelle : plus catholique encore que chrétien, il pardonnerait plus volontiers à Odin qu’à Luther, et parle du réformateur en termes qu’il serait curieux de comparer au portrait qu’en a tracé Bossuet. Le nom jusqu’ici respecté de Gustave Wasa est livré au ridicule ; enfin le tout se termine par une pompeuse apologie de l’ordre de Jésus. Cependant on se demande quel est ce poète Nicander, auteur du Glaive runique, quel est le vrai sens de son œuvre, quel a été son rôle dans le développement de la moderne poésie scandinave ? À ces questions, M Le Duc répond par quelques détails biographiques fort insuffisans. Les notes qu’il a rejetées à la fin du volume sont, par leur prolixité et le peu d’ordre qui y règne, une preuve nouvelle de la précipitation qu’il a apportée à son travail. Il est fâcheux d’avoir à relever l’inexpérience de l’éditeur, quand on voudrait applaudir à ces échanges littéraires entre les peuples. Telle œuvre qu’il faudrait se garder d’imiter mérite cependant d’être connue : si elle n’est pas belle absolument, elle est toujours vraie par quelque endroit, elle représente au moins le goût de la nation qui l’a adoptée. Ce n’est pas que le Glaive runique apporte un élément nouveau dans la théorie de l’art, l’action se développe à la façon des grands drames historiques de Shakespeare Cette liberté tient a la nature même des littératures romantiques, mais, sous d’autres rapports, l’auteur ne s’est pas interdit toute imitation, quelquefois même il n’a pas craint de s’adresser à notre scène française. La partie la plus originale du drame est la peinture du fanatisme scandinave si peu semblable au paganisme élégant de la Grèce et de Rome ; il a pour représentant un vieux guerrier du nom d’Oldur. Dans son horreur farouche pour les nouveautés, Oldur jure d’immoler le premier de sa race qui abjurera le culte des ancêtres. Cependant il se défie se ses forces, qui l’on déjà trahi ; il a, comme le Cid, une injure à venger, et, de plus, la foi à défendre. C’est son fils qui sera l’instrument de sa haine. Alrik répète le serment que lui dicte son père, et prend son glaive runique à témoin de l’exécution de ses promesses ; mais la fiancée d’Alrik, Hulda, a déjà ouvert son cœur à la fois chrétienne, elle part et va en pèlerinage à Jérusalem. Les derniers adieux et peut-être aussi le souvenir du serment imprudemment fait a son père poursuivent Alrik et achèvent ce qu’avaient commencé les vagues inquiétudes de son esprit. Quand à l’assemblée générale du peuple, la religion de la Suède est remise aux hasards d’un combat singulier, il entre en lice comme champion du Christ. Proclamé vainqueur, il tombe lui-même frappé mortellement par le glaive runique qu’il avait fait garant de son serment, et que lui avait dérobé son adversaire. Toutes ces scènes sont écrites avec un sentiment élevé ; on sent que la religion de Nicander est supérieure à l’esprit de parti. Les fictions de la mythologie scandinave forment un heureux contraste avec les images plus douces de la religion chrétienne. L’absence, de toute contrainte a permis au poète de reproduire quelque chose du grand mouvement qui dut accompagner une pareille révolution. En résumé, cette publication, même incomplète et défectueuse, fait désirer que l’attention d’une critique sérieuse et bien informée se porte sur la littérature scandinave.
— LETTRES DE JEAN HUS, écrites durant son exil et dans sa prison, traduites du latin en français par M. Émile de Bonnechose[1]. — Ce fut en 1537 à l’occasion d’un concile général convoqué d’abord à Mantoue, puis Vienne, par le pape Paul III, que les lettres de Jean Hus, recueillies jadis par son ami, le notaire Pierre Maldonewitz, furent traduites du bohémien en latin, et publiées pour la première fois. L’illustre traducteur, Martin Luther, « avait pour but, disait-il, de rendre plus prudens et d’instruire, par les jugemens tyranniques du concile de Constance, tous les théologiens qui, à l’avenir, seraient appelés à siéger dans les conciles de l’église romaine. » Ces lettres, dont M. de Bonnechose vient de donner une traduction française, sont divisées en deux séries. L’une comprend les années pendant lesquelles Hus fut interdit et exilé de Prague ; l’autre, beaucoup plus intéressante, s’étend depuis son départ pour le concile de Constance jusqu’à son supplice.
Jean Hus, né dans une ville de Bohême, en 1373, et devenu prêtre et prédicateur de l’église de Bethléem, à Prague, en 1400, commença vers 1490, à s’élever avec force contre la vente des indulgences et à flétrir les vices du clergé et des moines, qui l’accusèrent alors de prêcher sur l’eucharistie des doctrines peu orthodoxes. Dénoncé au pape Alexandre V, devant lequel il refusa de comparaître, il fut interdit, mais n’en continua pas moins de prêcher et d’officier. Cité ensuite au concile général, qui devait se réunir à Constance à la fin de 1414, il partit de Prague au mois d’octobre, muni d’un sauf-conduit de Sigismond, et escorté par deux seigneurs de Bohême, Jean de Chlum et Henri de Latzenbock. Résigné d’avance au destin qui l’attendait, et sachant fort bien, comme il le dit lui-même, qu’il allait au-devant de nombreux et de mortels ennemis, il dédaigna les avertissemens de ses amis, qui lui prédisaient et la trahison de Sigismond et une condamnation inévitable. Pendant la route, il fut parfaitement accueilli par les populations des pays qu’il traversait. « Dans toutes les villes où nous avons passé, écrivait-il à ses amis, nous avons été honorablement traités, et nous avons affiché des déclarations en latin et en allemand. L’évêque de Lubeck, qui nous précédait, et qui avait une nuit d’avance sur moi, publiait partout sur la route qu’on me conduisait enchaîné dans un chariot. Aussi, lorsque nous approchions de quelque ville, la foule accourait au-devant de nous comme à un spectacle, mais ce mensonge a tourné à la confusion de mes ennemis. » Hus arriva à Constance au commencement de novembre, et jouit d’abord de toute sa liberté ; mais à la fin du même mois, après avoir assisté à une réunion de cardinaux rassemblés chez le pape, et malgré les énergiques protestations de Jean Chlum, qui invoqua en vain le sauf-conduit donné par Sigismond, il fut conduit chez le chantre de la cathédrale de Constance gardé à vue, et, un mois plus tard, jeté dans une prison du monastère des dominicains, où il tomba dangereusement malade. L’empereur, averti de cette arrestation, se montra d’abord indigné, mais il se laissa bien vite persuader que le concile avait le droit de le dégager d’une promesse faite illégitimement à un hérétique, et abandonna complètement Jean Hus.
Au mois de mars suivant, le malheureux prisonnier fut transféré dans la forteresse de Gotleben, où ne tarda pas à être aussi renfermé l’un de ses plus ardens persécuteurs, le pape Jean XXIII, que venait de déposer le concile ; rapprochement singulier qui donna lieu à une foule d’écrits satiriques. Toujours malade, manquant souvent du nécessaire, environné d’espions, Hus n’avait d’autre consolation que de composer des traités théologiques, des vers latins ou bohémiens, et d’adresser à ses amis et aux fidèles de Prague des lettres tout empreintes d’une touchante résignation et d’une constance inébranlable. L’espoir qu’il avait nourri de confondre ses accusateurs dans une audience publique ne tarda pas à s’évanouir, quand il eut vu à quels adversaires il avait affaire. Il faut lire dais sa correspondance le récit des scènes violentes qui eurent lieu, lorsque seul et sans appui, il parut devant le concile, où l’on discutait sans vouloir l’entendre, sur des passages falsifiés de ses ouvrages, qui, écrits en bohémien, étaient inintelligibles pour ses juges ; où ses adversaires ne trouvaient à lui répondre que ces paroles : « Cet homme est hérétique. » Dès-lors, comme il refusa opiniâtrement de rétracter les doctrines qu’il avait enseignées, il ne douta plus du sort qui lui était réservé. En effet, le 5 juillet 1415, les pères du concile rendirent deux sentences par lesquelles ils condamnaient les livres de Hus à être brûlés, et leur auteur à être dégradé de l’ordre de prêtrise et livré au bras séculier.
Sa fermeté ne l’abandonna pas un instant, malgré les nombreux outrages dont l’accablèrent ses ennemis, qui, suivant ses propres paroles, « ne pouvaient s’accorder entre eux sur la manière de l’insulter. La cérémonie de sa dégradation accomplie, on lui mit sur la tête une mitre de papier haute d’une coudée sur laquelle on avait peint trois démons hideux, avec cette inscription Hérésiarque, puis on dévoua son ame à tous les diables. Le lendemain, 6 juillet, jour anniversaire de sa naissance, il fut, au nom de l’empereur, remis par l’électeur palatin au magistrat de Constance, qui l’abandonna immédiatement au bourreau, en ordonnant de le livrer au feu avec ses habits et tout ce qu’il portait sur lui. « Il marcha au supplice comme à un festin, » dit AEneas Sylvius.
La condamnation de Jean Hus, brûlé, mais non convaincu, disait Erasme, souleva en Allemagne et en Bohême une réprobation universelle contre l’église romaine, et alluma cette terrible guerre des hussites qui fit trembler Rome et l’empire. Pendant long-temps, les traditions populaires représentèrent comme poursuivies par la fatalité les familles des princes qui avaient pris part à cette iniquité. Cent quarante ans plus tard, l’électeur palatin Othon Henri-le-Magnanime, se voyant mourir sans postérité, disait que Dieu punissait sur lui le crime que son trisaïeul avait commis en livrant Jean Hus au supplice.
La traduction de M. de Bonnechose ne nous a pas toujours semblé assez fidèle. Il paraît avoir oublié qu’elle devait être d’autant plus littérale qu’elle était faite non sur le texte original mais sur une version latine. Pour compléter le tableau historique de cette époque, il pouvait du moins faire suivre les lettres de Jean Hus d’un plus grand nombre de notes ; ses précédens travaux lui en fournissaient le moyen. Nous regrettons de trouver cette lacune dans une publication intéressante.
- ↑ Un vol. in-8o, chez Delay.