Revue pour les Français Mars 1907/III

Imprimerie A. Lanier (2p. 580-586).

CE QUI RESTERA DU SOCIALISME



Il est également illusoire de croire que le mouvement socialiste touchera au but visé par ceux qui le conduisent ou y participent — et d’espérer qu’il passera sans poser d’empreinte sur les institutions et sur la vie des hommes. Jamais rien de pareil ne s’est produit dans le monde. Tous les grands mouvements ont dévié et tous ont laissé derrière eux des traces plus ou moins profondes. Est-ce que l’empire néronien répondait à la conception d’Auguste ? Est-ce que l’église de Constantin réalisait les espérances des apôtres ? Est-ce que le protestantisme actuel est conforme aux enseignements de Luther et de Calvin ? Les encyclopédistes voulaient-ils déchaîner la révolution française ? Et la révolution, à son tour, poursuivait-elle l’établissement d’un césarisme militaire ?… C’est l’essence même des grands mouvements qu’ils échappent au contrôle de leurs initiateurs pour tomber entre les mains de la foule. Alors ils s’infléchissent et prennent une direction parfois presque inverse mais en tout cas sensiblement différente de celle dans laquelle on prétendait les maintenir. De plus, ils sont en général issus de quelque conception absolue supposant une transformation préalable de la nature humaine. La possibilité de la paix perpétuelle, du règne de la vertu, de la suppression des intérêts individuels ou des conflits économiques, voilà les fondements sur lesquels, consciemment ou inconsciemment, ils reposent presque tous à l’origine. Or, la nature humaine reparaît toujours avec ses passions et ses tendances essentielles, les mêmes, sans doute, depuis les commencements insondables, les mêmes en tous cas, du plus loin que nous la pouvons apercevoir à l’œuvre.

Quant à l’ampleur et à la durée de ces mouvements, elles sont proportionnelles au plus ou moins d’harmonie existant entre les législations auxquelles ils donnent naissance et les mœurs traditionnelles ou les instincts naissants des populations auxquelles ces législations s’appliquent. La loi ne réforme les mœurs établies que superficiellement et ne crée des instincts nouveaux que de façon accidentelle et sur des points de détail. Si elle est en contradiction avec l’esprit général, sa durée ne saurait être qu’éphémère. Nous disons éphémère dans le sens où l’entendent, non pas ceux qui comptent par mois ou par an, mais ceux qui comptent par décades. Qu’est-ce que dix ans ou vingt ans dans la vie d’un peuple ?

Ces prémisses posées, il est impossible de nier que le mouvement socialiste ne soit un grand mouvement. Il en a toutes les caractéristiques. La foule déjà s’en empare, et y étant plus directement intéressée qu’à un aucun autre, elle y fera d’autant plus fortement sentir son influence. Son évolution s’opère sous nos yeux et nous le voyons « user ses prophètes » et modifier leurs dogmes ainsi qu’on devait s’y attendre… Enfin, à sa base figure la transformation préalable de l’individu, la plus radicale qui ait jamais été escomptée puisqu’il s’agit des ressorts habituels de l’activité humaine, lesquels doivent se détendre et être remplacés par d’autres. Si donc nous voulons savoir ce qui restera du socialisme, ayant d’ailleurs la certitude qu’il en restera quelque chose et que ce quelque chose ne saurait être l’objet de ses revendications initiales, nous devons étudier les rapports qui se dessinent entre sa législation éventuelle, les mœurs et les instincts de la société présente.

Les deux points de convergence des efforts socialistes sont : la propriété et l’hérédité. Ils tendent à supprimer l’une et à neutraliser les effets de l’autre. En attendant de pouvoir édicter contre elles des mesures décisives, c’est à les limiter et à les restreindre que s’emploie l’influence socialiste. Or, la propriété et l’hérédité sont en train de subir, du fait des circonstances, certaines transformations dont il est essentiel de déterminer la nature et l’étendue. Nous allons essayer de le faire rapidement.

La propriété, jadis, était stable, issue de sources restreintes, lourde à remuer et comportant des charges permanentes auxquelles il était difficile, et parfois impossible, de se soustraire. Si un patrimoine ancestral venait à changer de mains, les nouveaux acquéreurs se trouvaient par ce fait même substitués à l’ancien propriétaire dans l’espèce de patronat que celui-ci exerçait autour de lui. Et cela s’appliquait au chef d’une usine aussi bien qu’au maître d’un castel. Les ouvriers groupés autour de l’un, de même que les serviteurs gravitant autour de l’autre, représentaient pour tous deux certains devoirs dont il ne leur était pas permis de se libérer à leur gré. Emprunts et réalisations étaient difficiles ; les placements s’offraient sûrs, mais rares. Quel contraste avec l’état présent des choses ! Graduellement s’établit un régime tout opposé. La propriété devient d’une souplesse et d’une mobilité singulières. Les ressources en numéraire sont copieuses. L’industrie du riche trouve dans la petite épargne une collaboration inépuisable. D’ailleurs on fait argent de tout. Le châtelain qui possède une chute d’eau dans son parc peut en tirer de l’électricité et la vendre aux villages voisins. On n’attend plus rien de lui ou du moins il a droit de tout refuser. Les mœurs anglo-saxones en passe de s’étendre à l’Europe continentale, dont M. Stead prédit l’américanisation prochaine lui offre une liberté de plus, celle de louer pour une ou plusieurs années sa résidence trop somptueuse, de réduire momentanément son train de vie trop coûteux, soit qu’il veuille voyager, dépenser autrement ses revenus ou simplement faire des économies. Est-il industriel ou commerçant ? Le remède est à sa portée par la création d’unions syndicales, de ligues patronales, de trusts défensifs. À cet égard, il est vrai, l’Européen est très en retard ; à lui de rattraper le temps perdu en cherchant à conclure des alliances défensives avec ceux dont les intérêts concordent avec les siens et dont il n’a pas su se rapprocher suffisamment jusqu’ici.

Est-ce à dire que le solidarisme qui, n’en déplaise aux beaux parleurs socialistes, existait autrefois tout comme de nos jours, et se manifestait notamment dans l’organisation de la propriété — est-ce à dire que ce solidarisme ait disparu ? Non pas, mais il s’est fait en quelque sorte anonyme et volontaire, ce qui l’allège d’autant. Ces souscriptions, ces cotisations versées à d’innombrables sociétés, lesquelles se proposent toutes sortes d’objets respectables et utiles, voilà une formule solidariste nouvelle, dont le développement a été rapide, et dont il est aisé de prévoir que ce développement est encore bien loin de son terme. Enfin, il existe désormais un « luxe collectif » dont petits ou grands, propriétaires ou non profitent également. C’est le luxe des transports rapides, de la lumière, du télégraphe, du téléphone. Des chaumières de paysans sont aujourd’hui éclairées dans tel village de montagne comme ne pouvaient l’être naguère les appartements du plus puissant souverain ; un pauvre hère, s’il a quelques francs en poche, se rend de Paris à Rouen dans le temps que le roi Louis xiv mettait pour venir de Versailles à sa capitale, et pour cinquante centimes il reçoit du bout de la France en quelques heures, les nouvelles que madame de Pompadour, toute pressée qu’elle fut, recevait en six jours. Ce luxe est tellement entré dans les habitudes, que si l’on offrait aux contribuables de le leur retirer moyennant une détaxe complète d’impôts, ils s’insurgeraient tout simplement. Or, ce sont là plus ou moins affaires d’État. L’État peut distribuer des monopoles et accorder des concessions ; il n’en est pas moins forcé de réglementer et de surveiller la façon dont se prépare et se distribue le luxe collectif.

Telles sont, en une brève esquisse, les métamorphoses subies par la propriété. L’hérédité est atteinte de son côté et voici comment. La famille s’éparpille et surtout ne se tient plus sur le même plan social. Il n’en reste que l’élément primordial, central, le foyer. On a beau épiloguer à cet égard, rien n’établit que les relations de parents à enfants et vice versa se soient relâchées ; le contraire serait plutôt exact. Les questions d’éducation prennent de jour en jour plus d’intérêt ; les pères et mères assurément s’occupent plus et mieux de préparer l’avenir de leur progéniture que ce n’était le cas autrefois. Mais le cercle de famille tend à se rétrécir chaque année davantage. Dès que l’élément collatéral entre en scène, deux phénomènes apparaissent qui sont nouveaux : le déclassement et la dispersion. Le premier est le fait de la démocratie et un peu aussi des progrès matériels dont le second dépend complètement.

Le mélange des classes, de nos jours, est en réalité bien plus complet que les conventions sociales ne permettent de le constater à première vue. Tout en haut et tout en bas, les caractéristiques antérieures demeurent, mais à tous les rangs intermédiaires il tend à s’établir un perpétuel va-et-vient de gens qui montent et descendent, dont les conditions d’existence se transforment, dont les relations changent en sorte qu’il est à présent bien peu de familles nombreuses dont on puisse dire que tous leurs membres se tiennent socialement au même niveau ou dans des situations équivalentes. La multiplication des transports, les habitudes et les facilités cosmopolites provoquent d’autre part une véritable dispersion. En dehors de ceux qui vivent d’une façon permanente hors de leurs pays, les voyages et les déplacements réguliers interrompent les rapports parfois pendant des années entre membres d’une même famille. Or ce n’est pas, par ce temps de machines à écrire et de hâte fébrile la correspondance épistolaire qui saurait y suppléer. Ainsi les liens collatéraux tendent à se relâcher dès le deuxième et même le premier degré. Il est donc naturel que l’hérédité se trouve peu à peu modifiée en ce sens que les legs ou dons d’amitié ou de bien public prendront, en cas d’absence d’héritiers directs, la place prépondérante dans les préoccupations des testateurs ou donateurs.

Ce régime que nous venons d’esquisser brièvement, il existe déjà quelque part. Et c’est dans les pays les plus foncièrement individualistes dont se compose actuellement l’univers civilisé, à savoir l’Angleterre et les États-Unis. Là, non seulement, comme nous le rappelions tout à l’heure, la propriété s’approche en quelque sorte d’un maximum de souplesse, de fluidité, mais encore le dispersement et le déclassement sont la loi commune. Là on a vu un duc d’Argyll dont le fils aîné appartenait par son mariage à la famille royale, tandis qu’un autre remplissait ses devoirs de modeste clergyman, et qu’un troisième tentait la fortune au loin dans l’élevage des moutons. Là, on a vu un Pullmann doter richement ses filles, laisser à peine de quoi vivre à ses fils, et répandre en œuvres charitables et sociales, le reste de son énorme fortune. De telles oppositions, de tels contrastes se produisent en petit à travers tous les rangs sociaux. On les approuve ; on les trouve normaux.

Serait-il donc possible que le socialisme nous conduisit en fin de compte vers un état de choses similaire, vers une extension de l’individualisme inégalitaire tempéré par la pratique d’un sentiment solidariste raisonnable et mesuré ? Cela est fort probable en effet et déjà certains chefs du mouvement, mieux avertis et plus instruits que leurs états-majors, ont aperçu le changement de direction et l’aboutissement presque inéluctable de la route inconsciemment modifiée. De là ce retour si étrange aux absolutismes du début. Pourquoi constate-t-on de tous côtés que les socialistes tendent à renoncer aux méthodes gouvernementales, évolutions auxquelles ils ont dû leurs principaux succès et qu’ils se rallient à la théorie du « chambardement » nécessaire ? Un homme comme Jaurès peut-il par conviction épouser la thèse révolutionnaire vers laquelle il s’est à demi retourné ?… Un facteur inattendu est intervenu. Les socialistes ont compris que s’ils n’arrivaient pas à immobiliser de nouveau l’individu et ses biens (comme ils l’étaient plus ou moins dans l’ancienne société) c’est à fortifier l’individualisme qu’ils aboutiraient. Or cette immobilisation n’aurait de chance de se réaliser que si la totalité ou, au moins, la plus grande partie des nations civilisées y souscrivaient simultanément. Une telle simultanéité est impossible à obtenir par les procédés d’évolution politique. Puisqu’il faut la réaliser, que c’est une condition sine qua non, on s’y efforcera par les procédés révolutionnaires. Déterminer une explosion violente qui, en quelques semaines, fasse le tour de l’Europe et se répercute même au-delà, telle est désormais la seule ancre de salut du socialisme intégral. Ses partisans s’y attacheront en vain. Le simple bon sens suffit à prouver qu’une telle occurence est irréalisable par la raison que, du jour où plusieurs pays établiraient le régime socialisme intégral, les pays voisins se garderaient bien d’intervenir militairement pour y faire cesser un état de choses qui en une demi-année les enrichirait de façon colossale. La guerre économique suffirait à étouffer le mouvement dans l’œuf ; point ne serait besoin de tirer le moindre coup de canon.

Quoi qu’il en soit, laissons les apôtres socialistes sincères se bercer de l’illusion suprême et attendre indéfiniment l’unanime révolution libératrice et contentons-nous de constater que la « législation d’approche » du socialisme concordant avec la transformation des mœurs et des instincts tend parfaitement à justifier l’individualisme, à rendre la propriété plus mobile, plus internationale et plus simple, par conséquent plus insaisissable et plus agissante qu’elle ne le fut à aucune époque ; constatons encore que la limitation légale des héritages ne fera que pousser l’individu sans enfants à disposer de son bien plutôt que de le laisser tomber aux mains de l’État, et qu’ainsi les habitudes individualistes tendront à prévaloir par la pratique de l’institution la plus propre à les encourager. Voilà pour les faits ; probablement dans le domaine du sentiment l’action socialiste s’exercera de façons plus contormes à ses principes fondamentaux. En effet, pour donner plus de poids aux grandes réformes poursuivies par eux, les socialistes ont dressé des tableaux si sombres des maux engendrés par l’injustice sociale que l’esprit public en demeure hanté. Quand même ces tableaux dépassent souvent la note vraie, les hommes se sentiront incités à pallier par l’exercice de la bonté les inconvénients inhérents à un fait primordial que les utopistes seuls peuvent espérer annihiler. L’inégalité est de fait.

Voilà donc ce qui, selon nous, restera du mouvement socialiste : une extension de l’individualisme tempéré par la pratique du solidarisme volontaire. Se trompent étrangement ceux qui attendent — ou espèrent — une réaction, c’est-à-dire le retour à des notions effacées, à un régime de propriété, à une conception familiale qui ont fait leur temps et que les faits, bien plus puissants que la volonté de l’homme sont en train de tuer. La civilisation, qui n’est pas toujours le progrès, d’ailleurs, ne repasse jamais par les mêmes voies : elle évolue. Et parfois en évoluant, elle fabrique de la matière à philosopher ; c’est ce qui arrivera cette fois encore si le socialisme aboutit à provoquer, comme nous osons le croire, une augmentation de la valeur autonome de la personne humaine.