Revue pour les Français Mars 1907/II

Collectif
Imprimerie A. Lanier (2p. 571-580).

UNE FAMILLE D’AUTREFOIS



Au cours d’une étude consacrée à l’Amérique française et publiée dans la Revue des Deux-Mondes lors du centenaire de la cession de la Louisiane, nous avions exprimé le vœu qu’on put réunir quelque jour les éléments d’une monographie de la famille Le Moyne, l’une des plus robustes à coup sûr et des plus dignes de renommée parmi celles qui contribuèrent à la fondation et au développement de nos colonies transatlantiques. Ce vœu a été exaucé grâce à M. le lieutenant-colonel de Beaufort qui a eu l’aimable pensée de nous communiquer le résultat des recherches entreprises par lui en vue de dresser un tableau d’ensemble de la vie de ces Le Moyne à la descendance desquels ils s’enorgueillit, à juste titre, d’appartenir.

L’on comprendra tout de suite les sentiments que nous avons éprouvés à feuilleter un manuscrit que M. de Beaufort a si éloquemment résumé par ces simples lignes inscrites en manière d’avant-propos sur la première page. « Dans l’espace de moins de deux siècles, la famille Le Moyne a donné à la France trente-trois officiers de terre ou de mer et dix-neuf chevaliers de Saint-Louis. Neuf de ses membres ont été tués à l’ennemi ou sont morts en campagne et beaucoup d’autres ont versé leur sang en combattant pour leur pays. Elle a produit deux hommes particulièrement célèbres, Le Moyne d’Iberville, le « Jean-Bart de la Nouvelle France » et Le Moyne de Bienville, fondateur de la Nouvelle-Orléans et créateur de la Louisiane ». Si vous étiez maire de Dieppe, patrie d’origine de ces braves gens, les petits Dieppois n’est-il pas vrai, lecteurs, ne tarderaient pas à lire sur un beau bloc de granit érigé au carrefour le plus populeux de la ville cette épitaphe collective si fière et si suggestive ? Quel est le peuple sensé qui ne se féliciterait d’en pouvoir graver de semblables au centre des places publiques ? Mais, chez nous, l’espace fait défaut ; les endroits disponibles étant retenus ou déjà occupés par les vétérinaires de l’humanité et les préparateurs de chimie sociale.

Le Moyne d’Iberville et Le Moyne de Bienville, longtemps oubliés sont aujourd’hui assez connus pour qu’il suffise d’évoquer leurs figures. Le premier, né en 1661 à Villemarie (Montréal) et mort de la fièvre à La Havane en 1706, remplit de ses exploits tous les recoins de la baie d’Hudson dont il commanda les forts après les avoir maintes fois défendus contre les Anglais et dans les eaux de laquelle il livra nombre d’audacieux combats. C’est là notamment que le 4 septembre 1697, avec le seul Pélican armé de 46 canons il attaqua trois vaisseaux anglais de force supérieure et réussit à couler l’un, à capturer le second et à mettre le troisième en fuite. Plus tard, il préluda à l’établissement de la domination française en Louisiane avec l’aide de son frère cadet. Celui-ci, Le Moyne de Bienville, eut une carrière plus longue et plus accidentée. Elle commença de bonne heure. À 13 ans, le jeune garçon était déjà garde-marine à Brest et à 17 ans il prenait part sous les ordres d’Iberville au combat du Pélican. À 18 ans, il partait de Brest avec le même d’Iberville pour aller reconnaître les bouches du Mississipi. La tâche qui l’attendait sur ces lointains rivages et à laquelle il devait consacrer presque exclusivement les quarante-cinq années de sa vie active comportait tout ce qu’exige d’initiatives diverses et ce qu’impose de fâcheux aléas la formation d’une colonie dont il faut conquérir le sol sur les indigènes et créer les ressources de toutes pièces. De déplorables vicissitudes vinrent cette fois en aggraver les charges. Successivement administrée par l’État, par le concessionnaire Crozat, par la compagnie des Indes et de nouveau par l’État, la Louisiane souffrit de la succession de ces régimes presque également défectueux. L’incurie de la métropole à son égard contribua à y développer le microbe de la délation dont nous connaissons, nous aussi, de visu, la puissance de destruction. Bienville en fut la constante victime. Non seulement les immenses services rendus par lui ne furent jamais appréciés à leur valeur, mais il eut sans cesse à se défendre contre les accusations les plus douloureuses et les moins justifiées.

Sans rien enlever à la gloire de ces deux hommes qui, aux deux extrémités de l’énorme arc de cercle de l’Amérique française travaillaient si noblement à en consolider la puissance, nous nous permettons de leur préférer encore le grand français qui fut leur père. Sa physionomie, demeurée dans une ombre ingrate, semble dominer ces annales familiales et en occuper le centre. Charles Le Moyne était né à Dieppe en 1626. Ses parents avaient neuf enfants, dont cinq émigrèrent au Canada où se trouvait déjà leur oncle Adrien Duchesne[1], frère de leur mère. Quand Charles y arriva il avait 14 ans et la ferme résolution de s’y débrouiller. Il ne paraît pas qu’on l’ait beauconp aidé. Peut-être s’était-il enfui du logis paternel contre le gré des siens, désireux de le garder près d’eux. Ce qui le donne à penser c’est que, s’il fut recueilli à l’arrivée par son oncle et ses frères, ceux-ci ne l’hébergèrent pas longtemps et le laissèrent goûter de la « vache enragée ». Il s’en alla au pays huron où les Jésuites l’employèrent et, dès le premier contact avec les sauvages, il s’intéressa à leurs mœurs et apprit leur langage.

Le Canada venait de traverser tout un siècle de vicissitudes. Il y avait cent ans en effet que pour diverses raisons Jacques Cartier avait vu échouer son entreprise colonisatrice. Alors pendant bien des années on ne s’était plus occupé que des pêcheries et du commerce des pelleteries. En 1578, près de trois cent cinquante navires sur lesquels cent cinquante environ étaient français, fréquentaient les côtes canadiennes. De Chastes, gouverneur de Dieppe ayant obtenu en 1603, le privilège des pelleteries à la mort du précédent concessionnaire, forma une société de négociants rouennais pour le compte de laquelle s’organisa l’expédition de Champlain. Champlain s’établit à Québec. Ses vues coloniales et civilisatrices eussent fait de lui l’agent le plus précieux pour l’affermissement définitif de l’influence française dans l’Amérique du Nord si toutes sortes d’intrigues n’étaient venues à tant de reprises contrecarrer ses projets et annihiler la portée de ses initiatives. À un moment des huguenots dieppois passés au service de l’Angleterre s’emparèrent de Québec qui fut rendu à la France en 1632. Mais la Métropole se souciait si peu de cette possession que la proposition de l’évacuer trouva grande faveur. Ce fut Champlain qui obtint de Richelieu une résistance efficace à un pareil projet. Richelieu lui envoya même des subventions en vue de la construction d’un collège et d’un hôpital. À la mort de Champlain, survenue en 1635, il y avait en tout au Canada deux cents colons français et trois à quatre cents soldats campés à Trois-Rivières et à Québec. Villemarie, le futur Montréal ne devait être fondé que sept ans plus tard. Le péril immédiat était du moins conjuré. La crise avait pris fin.

Tel était le Canada au moment où le jeune Charles Le Moyne y débarquait. Il s’y plut tout de suite. À dix-neuf ans, il était interprète à Trois-Rivières : au bout d’un an il revint exercer le même métier à Montréal. En 1651, il fut investi des fonctions de garde magasin. En 1653, il négocia avec les Iroquois une paix difficile que ceux-ci ne tardèrent pas à rompre traîtreusement. Ce fut alors Charles Le Moyne qui organisa la défense de la ville ; il le fit avec une maîtrise incomparable, et de nouveau, l’attaque repoussée, on le chargea des négociations. Ce succès lui valut le poste de chef de la milice et de capitaine de Montréal ; il fut bientôt nommé procureur du roi. Les Iroquois qui lui en voulaient probablement des conditions de paix que sa diplomatie avait su leur imposer, s’emparèrent de lui en 1665 et le retinrent prisonnier quelques mois. C’était l’heure où l’initiative de Colbert se traduisait par un envoi de troupes fort opportun. Les sauvages se soumirent en 1666.

Cette aventure du reste ne tempéra pas le zèle combatif de Charles Le Moyne et n’entama en rien son esprit d’entreprise. À peine libéré il créa une compagnie municipale dite des Cent habitants et se mit à la tête de ces volontaires pour une expédition au lac Champlain tout comme devait faire deux siècles plus tard avec ses Rough riders Théodore Roosevelt dont Charles Le Moyne rappelle par plus d’un trait l’énergique et intelligente silhouette. Le Canada vécut alors des années prospères. Québec était une petite ville, Trois-Rivières et Montréal deux bourgades, Lachine un poste avancé. Le long du Saint-Laurent, des fermes s’étendaient ; au lac Champlain il y avait une station militaire et dans l’ouest des missions de Jésuites. Les récoltes étaient belles, les magasins remplis. De 8.000 en 1675 le nombre des habitants passait à 12.000 en 1682. Mais de temps à autre les Iroquois faisaient parler d’eux. En 1684, déjà atteint par la maladie qui devait l’emporter Charles Le Moyne, dont l’influence sur eux allait grandissant leur imposa un dernier traité. Il mourut l’année suivante et fut enseveli dans l’église de Notre-Dame de Montréal. Soldat, diplomate, agriculteur, homme d’affaires, il avait cent fois exposé sa vie pour le bien public, mais sans négliger pourtant le souci de sa fortune et de sa race. Parti de rien, il possédait à sa mort cent vingt-cinq mille livres. Le roi lui avait en 1658 octroyé des lettres d’ennoblissement. Son ambition et son enthousiasme se doublaient, mais dans la mesure désirable d’un grand sens pratique. Il savait assurément ce que tant de ses concitoyens persistèrent, hélas ! à ignorer ; c’est que le bon ouvrier de la métropole en terre lointaine est l’homme qui établit solidement son foyer et jette dans le sol les bases d’une richesse personnelle de bon aloi. Charles Le Moyne laissait quatorze enfants dont treize vivants[2] : deux filles et onze fils auxquels il avait dû inculquer de tels principes ; mais les circonstances furent les plus fortes. Un seul excepté, tous « prirent le parti de la guerre », comme l’a écrit d’Iberville dans un mémoire où il demandait une place de conseiller au Conseil de Saint-Domingue pour ce frère rebelle au métier des armes dont la trace, d’ailleurs, s’est perdue depuis.

La famille Le Moyne comptait alors trois branches principales. La première, issue de Pierre Le Moyne frère aîné de Charles, était fixée à Rouen ; elle était représentée par deux fils de ce dernier, l’un qui avait succédé à son père dans la profession de maître chirurgien juré, membre de la confrérie des saints Côme et Damien — l’autre qui de quartenier s’était élevé au rang de conseiller-échevin de la ville de Rouen et de secrétaire du roi. Une deuxième branche était représentée par Jean-Baptiste Le Moyne de Martigny, né au Canada en 1662 et qui s’illustra à Terre-Neuve et dans la baie d’Hudson sous les ordres de son cousin d’Iberville. La troisième branche comprenait les onze fils de Charles Le Moyne, c’est-à-dire d’Iberville, Bienville et leurs frères. Soit en tout, pour cette seule génération, quatorze représentants mâles parmi lesquels on ne trouve que trois sédentaires. Tous les autres étaient occupés à guerroyer aux embouchures du Saint-Laurent et du Mississipi. L’un d’eux avait pourtant pris part à la guerre de Flandre comme page du maréchal d’Humières, position enviée qui aurait pu lui ouvrir le chemin de la faveur royale. Mais — élève de marine avant d’être page — il préférait comme adversaire l’Anglais à l’Autrichien parce que la guerre, là-bas, se faisait à moitié sur l’eau, qu’elle était plus aventureuse et plus variée. Il repassa donc l’océan pour ne plus revenir. Sa carrière, du reste, n’y perdit rien ; elle fut bien remplie. Il la couronna en gouvernant Montréal et en exerçant par intérim, de 1725 à 1726 les hautes fonctions de gouverneur général du Canada.

Le génération suivante est curieuse à observer. Les balles des Anglais et les tomahawks des Indiens ont fait des coupes réglées dans les rangs des fils de Charles Le Moyne et continuent de décimer ses petits-fils. L’un a été tué en défendant Québec dont il dirigeait l’artillerie ; un autre est mort à 25 ans dans un combat contre les Iroquois ; un autre encore a été blessé mortellement à 18 ans à la prise du fort Bourbon ; un quatrième a succombé à 20 ans en Louisiane ; un cinquième qui commandait un brigantin sur le Mississipi a été — ô ironie du sort — pris pour un Anglais par des sauvages amis de la France et massacré comme tel. Par contre l’unique héritier de Jean-Baptiste Le Moyne de Martigny a fait un établissement définitif à Montréal et sa descendance ne quittera plus le sol natal.

Quant aux Rouennais, l’aîné est mort sans postérité et il semble que les enfants du second tendent à s’orienter à leur tour vers les pays lointains. Ils sont encore échevins, conseillers à la couronne ; mais l’un épouse une coloniale, la fille d’un banquier de La Rochelle qui a longtemps résidé à Montréal et l’autre échange ses fonctions de magistrat pour celles de représentant de la compagnie des Indes. Effectivement, ils donnent le jour à des garçons en qui se révèle le vieil esprit d’aventure qui avait actionné tant de membres de leur famille. Seulement comme les temps sont changés, c’est sur les champs de bataille d’Europe qu’ils essayent de se tailler leur part de gloire. Leur aîné, mousquetaire à cheval dans la garde du roi, puis capitaine au Royal Navarre reçoit dix blessures à la bataille de Minden. Mais la guerre continentale répond insuffisamment à leurs instincts normands ; la mer tend à les reconquérir. Déjà l’un d’eux est capitaine de frégate, Pierre-Antoine Le Moyne qui expirera au siège de Savannah en combattant pour l’indépendance des États-Unis. Les sédentaires, ce sont maintenant les Le Moyne de Martigny fixés au Canada et entrés dans les carrières civiles où leur nom est, aujourd’hui encore, honorablement représenté. Ce qui reste de la descendance de Charles Le Moyne s’est réfugié dans la marine militaire. Sept Le Moyne y servent à la fois. Le dernier dont il soit possible de retrouver la trace, meurt prématurément à Toulon, étant lieutenant de vaisseau. Ils n’ont plus à Montréal qu’un cousin, Joseph-Dominique-Emmanuel qui, après la conquête, a passé au service de l’Angleterre, est devenu inspecteur de la milice et membre du conseil législatif de la province — et puis la veuve du chef de leur branche, une femme d’un caractère entier et bizarre qui a accouché de deux jumelles plusieurs mois après la mort de son mari tué à la bataille dite du Saint-Sacrement, s’est remariée à un officier anglais le capitaine Grant et, contre tous droits, transmet à la famille de ce dernier la baronnie de Longueil érigée par le roi de France en reconnaissance des services rendus par Charles Le Moyne.

Il est bien difficile d’apprécier les causes de la quasi disparition de cette nombreuse et robuste lignée ; on ne saurait du reste tirer sans imprudence des conclusions générales d’une monographie unique. Les tables généalogiques des Le Moyne donnent lieu pourtant à quelques observations intéressantes. Et d’abord en ce qui concerne la natalité. Elle est d’une irrégularité singulière. Dès la première génération, Pierre Le Moyne, de Rouen, a cinq enfants ; de ses deux frères Canadiens l’un, Jacques, a deux enfants ; l’autre, Charles, en a quatorze. À la génération suivante, l’un des Rouennais n’a pas d’enfants, l’autre en a dix. La branche qui subsistera et s’épanouira au Canada est représentée par un seul rejeton. Parmi les onze fils de Charles Le Moyne, l’aîné a huit enfants ; le quatrième, Paul, qui s’est marié deux fois n’en a pas. Pierre, Antoine, Joseph et Jacques en ont chacun trois ; à noter que la femme de Jacques l’a épousé à 12 ans et qu’elle n’a pas encore achevé sa dix-neuvième année lorsqu’il est tué sous les murs de Québec. La troisième génération voit s’accroître la disproportion. À Rouen, un frère a deux enfants, l’autre dix. Outre-mer la branche qui va s’éteindre est représentée par plus de vingt-cinq héritiers ; celle qui va progresser n’en a que cinq et bientôt se trouvera pour la seconde fois réduite à un seul héritier mâle. La natalité toutefois, finit par se fixer autour d’une moyenne de deux enfants par ménage pour la France et de cinq pour le Canada ; cela ne se produit qu’avec ce qu’on pourrait appeler la fin des aventures, quand les Le Moyne, retournés dans la métropole deviennent, leurs campagnes terminées, celui-ci maire de Saint-Jean d’Angély, cet autre conseiller général de la Charente-Inférieure et quand ceux de Montréal se sont faits avocats, notaires ou médecins.

Autre remarque : la mortalité infantile a toujours été très faible et l’est restée. Le fondateur de la famille, Pierre Le Moyne, de Dieppe, n’a perdu qu’un enfant en bas âge sur neuf ; son fils Charles, un sur quatorze ; son petit-fils, un sur neuf ; son arrière petit-fils, deux sur dix ; ces derniers ont vécu à Rouen ; au Canada les chiffres sont à peu près les mêmes.

On pourrait tracer presque mathématiquement la courbe de l’esprit d’initiative chez les Le Moyne. On la verrait jaillir inopinément du sol dieppois comme un geyser imprévu. Peut-être cette brusque ascension a-t-elle été déterminée par des atavismes que nous ignorons. Car la vie du père Le Moyne et de sa femme n’indique chez ces bonnes gens aucune velléité d’émigration. Mais il faut se remémorer qu’en ce temps-là les plus sédentaires des habitants de Dieppe étaient familiarisés par la vue des navires fréquentant le port avec l’idée des grands voyages et des établissements en terre lointaine. De plus toute la renommée de la cité lui venait des audaces exotiques de ses fils ; ceux-ci étaient connus pour leur goût des entreprises risquées. On était à la première moitié du dix-septième siècle ; il y avait plus de deux cent cinquante ans qu’un « Petit-Dieppe » existait sur la côte de Guinée — comptoir embryonnaire fondé jadis par de hardis négociants. La jeunesse subissait naturellement l’influence de ces exemples. Elle « avait de la sortie » pour employer une pittoresque expression locale. Le petit normand d’alors n’avait pas besoin de porter loin ses regards pour chercher des héros propres à enflammer son imagination. La province les lui fournissait abondamment. Les ombres de Guillaume le Conquérant et de Robert Guiscard marchaient devant lui et — plus proches — celles des aventuriers et des commerçants qui s’en étaient allés promener par le monde leurs remuantes ambitions.

Beaucoup de familles avaient d’ailleurs quelqu’un des leurs établi outre-mer et surtout au Canada. Nous avons vu que les Le Moyne étaient dans ce cas. Nul doute que l’oncle Duchesne n’ait désiré avoir près de lui un ou deux de ses neveux ; il en a vingt-cinq. L’esprit d’initiative qu’ils manifestaient s’épanouit magnifiquement en la personne de l’un d’eux, Charles Le Moyne. Mais dès la génération suivante il commence de se transformer et de changer de nature. Le type de colon robuste, tour à tour laboureur acharné et soldat volontaire s’effaça devant celui de l’officier de métier. Certes, il ne s’agissait pas de carrières ordonnées progressant régulièrement d’après l’âge et le mérite. Le marin colonial d’alors était un homme à tout faire qui commandait indifféremment un navire ou un fort, alternait la guerre des bois avec la guerre sur l’eau et s’improvisait au besoin négociateur de paix ou administrateur civil. Cette variété d’existence répondait, de façon suffisante pour le contenter à l’instinct d’initiative que Charles Le Moyne avait légué à ses fils. N’empêche que ceux-ci étaient déjà rentrés dans la filière ; ils appartenaient à l’État et se trouvaient engagés vis-à-vis de lui. Les circonstances, avons-nous dit, expliquent la chose. La nécessité de défendre la Nouvelle France contre les attaques répétées des Anglais poussaient les jeunes Canadiens dans cette voie. Pourtant, il est étonnant que sur onze garçons solides, élevés à pareille école, pas un n’ait cherché à faire fortune selon le mode paternel quand, d’ailleurs, tant d’occasions d’y réussir se trouvaient à portée ; et il ne paraît pas que le seul d’entre eux qui ait résisté à l’action du prestige militaire ait employé ses loisirs d’une manière bien féconde. À mesure que se déroule l’histoire des Le Moyne, cette particularité va s’accentuant. Les générations suivantes sont de plus en plus « filiéristes ». L’esprit d’initiative persiste ; mais, privé de bonne heure de son indispensable compagnon, l’esprit d’indépendance, il s’est étiolé et ramassé. C’est là probablement un fait général. Les Français se sont souvent reproché à eux-mêmes de manquer d’initiative et ont cru y voir le motif de leur prétendue incapacité colonisatrice ; en réalité ce n’est pas l’initiative qui leur manque mais le sens et le goût de l’indépendance individuelle sans lesquels l’initiative ne donne jamais tous ses fruits.

Une dernière remarque relative à la force du lien provincial. Pendant presque deux siècles, presque toute la vie des Le Moyne reste confinée entre l’Amérique française et la Normandie. De Paris, il n’est pas question ; les autres provinces de France semblent inexistantes. Leur pensée se meut, leur effort s’accomplit au dedans d’un triangle dont Rouen, Québec et la Nouvelle-Orléans occupent les sommets. Et l’on sent néanmoins combien profonde est leur foi patriotique et quel écho superbe éveille en leurs cœurs le souci du renom de la France. Nous possédions à cette époque le germe d’un puissant fédéralisme en même temps que la certitude d’un patriotisme inébranlable. Qui sait si, en cultivant parallèlement ces deux éléments au lieu de les opposer l’un à l’autre, nous n’aurions pas réalisé à notre profit la combinaison résistante et productive qu’allait poursuivre — et dans des conditions bien moins favorables — le vouloir opiniâtre de la jeune république des États-Unis.


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  1. Ce même Adrien Duchesne avait reçu en 1637 de la Compagnie des Cent Associés trente acres de terre sis aux portes de Québec. Il en fit don plus tard à Abraham Martin, pilote royal. L’endroit fut connu dès lors sous le nom de « plaine d’Abraham. » C’est là que se livra la bataille qui décida du sort de la Nouvelle France. On y voit aujourd’hui le monument commémoratif du double trépas de Wolfe et de Montcalm.
  2. Sa femme, Catherine Primot, avait été élevée à bonne école. Née à Rouen, elle était venue toute petite au Canada et s’y était familiarisée avec l’imprévu et les dangers de l’exislence coloniale. Sa mère était connue pour la façon héroïque dont, attaquée par des Iroquois à quelque distance de sa demeure, elle s’était défendue et, malgré qu’elle fut atteinte de sept coups de hache avait tenu ses agresseurs en respect jusqu’à ce qu’on vint à son secours.