Revue pour les Français Mars 1907/IV

Collectif
Imprimerie A. Lanier (2p. 587-591).

UNE SEMAINE À MASCATE



Notes de Voyage



… Nous avons quitté Bassorah, la Venise arabe, le 22 juin à l’aube, sur le Chanda, confortable petit navire de la compagnie British India en partance pour Bombay. Après six jours de navigation et d’escales dans les eaux du golfe Persique, nous voici devant Mascate. Jamais nous n’avons plus souffert de la chaleur et pourtant notre thermomètre indique seulement 36° à l’ombre. L’atmosphère est tellement humide que ce matin, au réveil, sur le pont du bateau, les toiles étaient trempées et ruisselaient comme après une averse. Nous suffoquions déjà et maintenant, immobiles sur la rade, à l’abri du moindre souffle d’air, nous étouffons presque. Décidément ceux-là n’ont guère exagéré qui surnommèrent Mascate le pays « le plus chaud de la terre ».

Le port est encadré de hautes falaises, accidentées, irrégulières, tout en basalte, noires, qui se prolongent, s’élèvent, entourent la ville, se prolongent et s’élèvent encore pour former un massif montagneux d’un aspect pittoresque et sauvage qui s’enfonce à son tour à travers les déserts de la péninsule arabique. À notre droite, dans la petite baie de Mékélé, s’élèvent deux hangars : les dépôts de charbon français et anglais dont la fondation fit couler tant d’encre, avant l’entente cordiale, et faillit faire couler du sang. À notre gauche, la muraille de basalte est couverte d’une masse d’inscriptions parmi lesquelles nous lisons avec joie et même avec un peu d’émotion — il faut avoir vécu loin du pays pour comprendre ces sentiments éprouvés à un tel propos — les noms de « Gabès 1898 », « Drôme 1900 », « Gatinat 1895 », « Jean Bart 1901 », etc…, qui perpétuent le souvenir du passage de nos navires de guerre en s’étalant en lettres blanches sur la roche noire à côté des noms bien plus nombreux des navires de guerre britanniques. Au fond, la ville, très ramassée, très basse, nous est masquée par deux grands bâtiments : le consulat anglais, pavillon d’apparence confortable dominé par un drapeau énorme et le palais du sultan, maison à volets verts de pauvre allure surmontée d’un drapeau écarlate. Nous cherchons les couleurs françaises : plus modestes, elles ne se montrent pas…

Cependant le paquebot, entouré de chalands et de pirogues, est bientôt pris d’assaut par les bateliers qui se disputent nos bagages. Aussitôt débarqués nous allons au consulat français. C’est une maison de belle apparence — un cadeau du sultan à la France — malheureusement bâtie au milieu de la ville dans une situation défavorable.

Du haut de la terrasse, Mascate nous apparaît comme une véritable cuvette, un trou creusé au milieu des rochers volcaniques. Pauvre capitale d’un pays infiniment pauvre ! L’Oman couvre une superficie à peu près égale à celle de la Turquie d’Europe et renferme un million d’habitants, la plupart en continuelle révolte. Il produit peu : des dattes, des mangues, du sel, des poissons, du henné. Ses habitants sont misérables : leur condition n’affiche dans leurs costumes et dans leurs habitacles, primitifs à l’extrême. Pourtant les Arabes Mascati ont conservé la même allure très noble qu’ils avaient au temps de leur splendeur ; ils en ont conservé aussi l’habitude de porter toujours à la ceinture un poignard recourbé qu’ils nomment djambia. C’est leur unique parure et ils le considèrent bien plus comme un bijou et un insigne de race que comme une arme. Ils y attachent un prix énorme, et ceux-là vendraient leur gandourah, leur unique chemise, plutôt que de céder leur coutelas.

Mascate est peuplée d’environ 10.000 habitants Arabes, Beloutchis, Hindous et nègres esclaves. Elle est entourée d’une enceinte absolument close percée de portes gardées par des soldats à peine vêtus, à peine armes, mais imposants quand même. Nous circulons un peu partout, au coucher du soleil, en compagnie du consul de France M. O… qui est ici depuis sept ans. Sa connaissance parfaite de la langue et des mœurs arabes lui ont valu une étonnante popularité au milieu de ces peuplades naturellement méfiantes de l’étranger et réputées fanatiques. Le sultan est son ami intime et vient au consulat, en bon voisin, fumer des cigarettes ; au dehors par la ville et par la campagne, les Arabes le traitent sympathiquement, beaucoup se précipitent pour lui baiser la main. Ces manifestations nous touchent beaucoup. M. O… s’est d’ailleurs vu récompenser de ses excellents services : on l’a élevé d’un grade, on l’a fait chevalier de la Légion d’honneur…, mais au lieu de l’envoyer dans un poste où pourraient s’affirmer ses brillantes qualités, au Maroc par exemple, on l’a nommé dans une localité sans importance où son zèle reste sans objet.

Le soir venu, nous sommes montés sur la terrasse où nos matelas sont étalés. Il fait chaud toujours, si chaud que nous dormons vêtus comme les natifs d’une simple chemise de mousseline : elle nous parait trop lourde encore, et la nuit, nous nous éveillons trempés de sueur. Quel abominable climat !

Le lendemain, nous allons à Mattrah, ville voisine, entrepôt du commerce intérieur, point d’arrivée des caravanes. Partis en pirogue dès le lever du soleil, nous doublons le village de Telbou et croisons un assez grand nombre d’embarcations indigènes de forme bizarre nommées là bas béden. Mattrah est plus peuplée que Mascate, beaucoup plus animée. Ses bazars sont bruyants. Nous y achetons des dattes et du raisin, fruits déjà murs à la fin mai ! Nous sommes naturellement un objet de curiosité publique mais à aucun moment ne se manifeste aucune hostilité à notre égard. Nous nous rembarquons sans incident et aspirons avec jouissance la brise de mer jusqu’à Mascate où nous rentrons dans l’entonnoir-étuve.

L’autre jour se passe en visites à la colonie européenne. C’est bientôt fait : le consul d’Angleterre et sa femme, le vice-consul des États-Unis, le consul de France et un commerçant français — en tout cinq personnes — la composent. La vie mondaine est peu absorbante à Mascate.

Vers le soir nous allons à Sidab, village environnant, situé sur la hauteur. Que de peine pour y arriver, mais que de satisfaction quand on s’y trouve ! On y respire, d’abord, et puis on y domine un panorama admirable en présence duquel on oublie la fatigue, la chaleur, la bourbouille[1], pour ne songer qu’à la beauté farouche de ce pays dont l’aspect même semble avertir l’Européen qu’il n’est pas là chez lui, qu’il ne doit pas y vivre, que la nature est contre lui.

En rentrant à la maison de France, nous recevons la visite du Premier ministre, un grand vieillard tout blanc de peau, tout blanc de barbe et de cheveux, d’une distinction suprême et d’une extrême simplicité : il nous annonce que son auguste maître a fixé au lendemain l’audience que lui avait demandée pour nous notre consul.

Nous imaginions que Sa Hautesse le Sultan de Mascate, héritier d’un titre pompeux sinon d’un grand pouvoir, représentant de l’indépendance arabe, descendant d’une illustre famille, menait dans son palais de carton l’existence ridicule des souverains asiatiques ruinés et déchus qui n’ont voulu avouer ni leur déchéance ni leur ruine, jouent au grand prince avec des habits étincelants de pierres fausses, commandent à quelques gardes costumés comme des singes qu’ils traitent comme une armée redoutable et affichent à l’égard des Européens qu’ils daignent recevoir une étiquette d’un rigorisme inconnu dans nos vieux pays. Nous nous trompions absolument. Le sultan de Mascate est vêtu comme le plus simple de ses sujets ; sa garde personnelle consiste en quelques esclaves nègres à peine vêtus ; il sait sa déchéance, il sait sa pauvreté, il les avoue, il les étale sans amertume. Nous n’avons nulle envie d’en sourire : une telle simplicité chez un homme aussi grand, aussi noble d’allure, nous en impose et nous séduit.

Précédés de notre cavass drapé d’un manteau rouge, nous entrons dans la cour du palais. Nous allons gravir l’escalier extérieur qui conduit aux appartements de Sa Hautesse, quand un homme en descend quatre à quatre, nous salue et nous tend les deux mains en criant « soyez le bienvenu » : c’est le sultan lui-même qui aftecte ainsi son mépris de tout protocole. Assis dans une grande salle à peine meublée autour d’une table misérable, nous causons du pays d’Oman et le sultan nous parle de la France, du grand pays que notre consul lui a fait connaître et aimer. Il nous parle de Napoléon qui jouit parmi tous les Arabes d’une popularité inouie et s’extasie sur les mérites de la nation qui produisit un homme aussi puissant et supérieur à tous les autres. Nous l’observons attentivement : c’est un homme jeune encore, au beau visage encadré de barbe noire et animé par le regard noble et vif de deux yeux magnifiques. Il semble peu instruit mais très intelligent et avide de connaître. Comme nous allons prendre congé, il jette les yeux sur notre carte de visite, la tourne, la retourne ; il nous avoue qu’il n’en a pas et qu’il serait bien heureux d’en posséder ; il nous en demande le prix, s’étonne du bon marché, s’en réjouit et se promet tout haut d’en commander un cent au prochain passage de la malle. Il tient à nous accompagner jusqu’à la rue et nous remercie de notre visite en promettant de nous envoyer demain, en souvenir d’amitié, un djambia qu’il a porté.

Les jours suivants se passent pour nous en études et en excursions.` La malle arrive enfin, le 4 juillet, fête de l’indépendance américaine. Tous les forts qui dominent la ville ont hissé leurs drapeaux écarlates, le canon tonne : vue de la rade avec cette parure et cet air de fête, Mascate nous apparaît comme elle dut être au temps de sa puissance, comme fut Ormuz à côté d’elle, qui n’est plus aujourd’hui qu’une ruine. Et tandis que sa vision s’éloigne à mesure que le Kilwa, notre paquebot, s’enfonce dans la pleine mer, le capitaine anglais nous invite à une partie d’échecs. Adieu la terre arabe ! Demain matin, nous serons en Perse…


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  1. Éruption cutanée causée par la chaleur.