Revue pour les Français Juin 1907/V
L’IMPÔT GLOBAL DANS L’ANTIQUITÉ
Si l’on désigne par impôt global celui qui pèse sur l’ensemble des ressources du citoyen évaluées soit en capital soit en revenus, on peut dire que l’impôt global a existé chez les anciens. Les Grecs l’appelèrent eisphora et les Romains tribulum ex censu. On a fait à son sujet de nombreuses conjectures. On en a notamment attribué la paternité à Solon et certains savants allemands, d’ordinaire moins imaginatifs, ont reconstitué à l’aide de quelques renseignements précis et de beaucoup d’interprétations discutables, le mécanisme détaillé de son fonctionnement. Il aurait été déterminé en multipliant par 12 le chiffre du revenu foncier car tel était le taux légal et, d’autre part, l’eisphora, au début du moins, aurait pesé sur la terre seule. Les citoyens auraient été groupés en quatre classes ; la quatrième aurait été exempte de tout paiement et les trois autres frappées suivant un tarif uniforme s’appliquant pour la première classe à la totalité du capital, pour la seconde aux cinq sixièmes, pour la troisième aux cinq neuvièmes. Donc dès le principe il aurait été reconnu qu’il existe un « minimum de propriété » représentant l’essentiel de la vie et auquel le fisc ne doit pas toucher quitte à réclamer de plus en plus au citoyen dont le superflu va croissant. Par malheur ce sont là des données incertaines. Il s’est probablement passé quelque chose d’analogue dans des circonstances déterminées mais rien ne nous autorise à préciser ni surtout à généraliser.
Le trésor athénien pendant tout le cours du ve siècle se trouva alimenté par l’exploitation directe des mines de plomb argentifère du Laurium. Il en résulta une réserve métallique considérable. Athènes d’ailleurs tant que subsista la Ligue formée à la suite des guerres médiques et présidée par elle, géra les finances des tributaires. Plus tard, survinrent les dépenses de la guerre du Péloponnèse. La solde militaire fut établie à ce moment. Jusque là, l’homme d’armes s’équipait à ses frais et se récupérait par le butin. La solde entraîna des déficits et força l’État de faire des emprunts « à la déesse », c’est-à-dire au trésor de Périclès. L’eisphora fut instituée vers 428 au moment où Mitylène révoltée se joignit à Sparte. Ceci est un fait certain et dès alors elle pesa sur l’ensemble des biens. Mais elle demeura intermittente et militaire et cela malgré qu’une période de grande gêne s’en soit suivie ; l’agriculture ruinée, le commerce et l’industrie en diminution, la défection des alliés, l’appauvrissement général constituaient une situation peu enviable. La démocratie là comme ailleurs se montrait impuissante à y porter remède, multipliant les admirables plans de réformes fiscales mais n’ayant pas le courage de restreindre les dépenses, d’arrêter le gaspillage, de supprimer les réjouissances publiques source de facile popularité. Il est d’autant plus remarquable que les Athéniens n’aient pas songé à rendre l’eisphora permanente en une pareille passe de leur histoire. L’eisphora s’établissait par un décret du peuple que devait simplement précéder la formalité de l’Adeia ou vote de prise en considération. Donc il faut qu’un principe fondamental et jusque-là indiscuté soit intervenu pour empêcher cette société aux abois de chercher par la permanence de l’eisphora à fixer l’équilibre de ses budgets.
Quoiqu’il en soit de la nature de l’eisphora[1] une question très importante pour nous est celle de la manière dont cet impôt était perçu. La déclaration du contribuable était nécessaire dans les sociétés antiques plus que dans les nôtres. En effet, si le contrôle était très aisé en ce qui concerne les biens fonciers (en Grèce les dèmes ou chefs des districts ruraux s’en acquittaient), il était au contraire rendu très difficile en ce qui concerne les biens mobiliers par la pratique générale du contrat sous-seing privé et par l’absence de publicité pour les hypothèques. Il est vrai que la législation avait institué pour venir en aide aux agents du fisc la dangereuse pratique — dangereuse pour le sens moral qu’elle avilit — de la dénonciation avec part de l’amende revenant au dénonciateur. Il est vrai encore que les tribunaux étaient aux mains de la petite bourgeoisie gênée, envieuse et acariâtre, toujours prête à donner raison à l’État contre le particulier riche. Néanmoins il ne devait pas être très difficile à ce dernier de frauder tant sur ses biens meubles que sur les résultats de ses opérations commerciales et financières. Mais lui même s’en abstenait le plus souvent par suite d’un curieux état d’esprit propre aux démocraties anciennes plus qu’aux nouvelles. Dans des milieux peu nombreux, en effet, aucun élément de popularité n’était plus à la portée de chacun que l’affectation de civisme et rien n’apparaissait plus civique que de faire état des impôts que l’on payait. Très rares étaient les citoyens qui ne se souciaient point d’acquérir de la popularité. Ceux-là évidemment avaient de grandes facilités pour frauder. Les autres mettaient leur gloriole à s’en abstenir ou du moins à le faire croire.
On admettait alors que toute fortune privée contenait une part dont la société pouvait à tout moment exiger le sacrifice ; cela représentait en quelque sorte la surabondance ; on appelait cette part timema. Polybe nous apprend qu’en l’an 378, on fit l’estimation de la timema dans l’Attique laquelle se montait à 5750 talents (environ trente quatre millions de francs). Malgré cette doctrine de la timema qui n’était pas exprimée dans les lois mais admise par les mœurs du temps, l’eisphora comme nous l’avons déjà dit resta intermittente et garda le caractère d’un impôt de défense. Il est vrai d’ajouter qu’il y avait les liturgies, ces sortes d’impôts volontaires destinés surtout aux fêtes populaires et qui, en temps de paix, grevaient plus lourdement les budgets des riches que ne le faisait l’eisphora en temps de guerre. « Avoir rempli les liturgies » devint une condition expresse pour occuper les principales charges et même pour gagner un procès. Le peuple et ses séides se montraient impitoyables envers qui l’avait à son gré insuffisamment régalé en proportion de ses ressources. Bien entendu, la conséquence d’un semblable état de choses fut la révolte et la coalition des riches. Leur faction sur la fin de la guerre du Péloponnèse visa à détruire le régime démocratique et à conclure à tout prix une paix durable. Par malheur, il ne s’en tinrent pas à ce programme. Impuissants à former un gouvernement, ils s’abaissèrent à la trahison en traitant avec Lysandre, le général Spartiate. Pour indiquer il est vrai à quelles folies s’était laissé entraîner la démocratie athénienne, il suffit de mentionner la proeisphora, innovation datant de 360 environ. Trois cents citoyens considérés comme les plus riches y furent assujettis. Ils devaient, en cas d’eisphora (qui était un impôt de répartition), faire à l’État l’avance immédiate de la totalité de l’impôt quitte à se faire ensuite rembourser en détail par les petits contribuables. Naturellement les tribunaux n’aidaient pas au remboursement. Si l’on ajoute qu’un citoyen même appauvri n’était rayé de la liste des trois cents qu’après avoir découvert lui-même celui qui l’y devait remplacer, on admettra que la proeisphora dépasse en tyrannie et en iniquité fiscales tout ce qui s’est jamais vu à aucune époque et chez aucun peuple civilisé.
Le tributum ex censu des Romains ressembla trait pour trait à l’eisphora des Grecs avec cette diflérence que Rome s’étant lentement et continuement enrichie à la différence d’Athènes qui s’appauvrit de façon assez régulière pendant des siècles et qui de plus avait eu au début de fortes ressources minières à sa disposition, le tributum finit par disparaître et être avantageusement remplacé par un trésor de guerre formé avec les contributions des vaincus. Vers 406 avant Jésus Christ, la solde militaire fut établie Le tributum en fut la conséquence. Il pesa expressément sur les biens immobiliers, urbains et ruraux ; on ne saurait dire avec certitude si les biens mobiliers en furent exemptés. Le droit de contrôle des censeurs fut illimité ; ils fixaient le montant de la contribution à leur idée et sans appel. Mais à Rome comme à Athènes, quoique dans un esprit différent, celui qui estimait trop bas son avoir réduisait sa part d’influence ; il en résultait qu’en général le citoyen était peu porté à frauder pour se soustraire au paiement de l’impôt. Une remarque très intéressante faite par M. Paul Guiraud dans l’ouvrage cité plus haut c’est qu’au début les pauvres furent exemptés à la fin du tribut et du service. Le cens requit était au début de onze mille as et dans la première moitié du second siècle il ne fut plus que de quatre mille as et tomba même à 1.500. Ainsi loin de s’élever avec le temps comme il arrive d’ordinaire le niveau à Rome s’abaissa graduellement. Rien ne rappelle mieux l’énorme différence qui sépare la démocratie athénienne de la république romaine. En réalité, les idées démagogiques qui furent à bien des reprises si puissantes en Grèce ne triomphèrent que rarement et momentanément à Rome. Dans l’ensemble il est très intéressant d’étudier le fonctionnement des services financiers de l’antiquité parce que nous nous apercevons que, toutes proportions gardées, les mêmes problèmes qui surgirent alors et les mêmes solutions qui furent adoptées ou écartées se représentent devant les sociétés modernes. Les conséquences qui en résultèrent autrefois doivent être aujourd’hui l’objet d’un examen attentif si l’on veut éviter de retomber dans des errements similaires.
- ↑ Consulter sur ces questions les belles Études économiques sur l’antiquité de M. Paul Guiraud, professeur à la Faculté des lettres de l’Université de Paris (1 vol. Hachette et Cie).