Revue pour les Français Juin 1907/VI

Imprimerie A. Lanier (2p. 715-717).

L’ACHILLEÏON DE CORFOU



Il vient d’être fait un sort à la villa fameuse qu’avait construite à Corfou la fantaisie de l’impératrice Élisabeth d’Autriche. C’est un sort impérial puisque, parait-il, Guillaume ii s’en est rendu acquéreur. On conçoit que la situation l’ait tenté au double point de vue esthétique et politique. Politique, car l’empereur d’Allemague aura là un poste en pleine Adriatique, tout voisin de cette Méditerranée il rêve de voir plus tard ses flottes de guerre et de commerce exercer une puissante action et jouer un rôle prépondérant : esthétique, car nul panorama n’est plus admirable que celui dont on jouit de la terrasse de l’Achilleion. La côte d’Albanie à l’horizon, plus proche la ville de Corfou avec sa pittoresque citadelle et le château du roi Georges avec ses jardins féeriques ; sur la gauche, les campagnes semées de bois d’oliviers et bordées de collines élégantes ; à droite, la mer qui soupire sur une grève douce, tout cela compose un ensemble dont l’harmonie et la grandeur sont indicibles.

Le palais est de marbre blanc sans style et sans régularité. Il était consacré à la mémoire d’Achille ; le héros homérique s’y trouvait célébré sous toutes les formes. Une statue le représentait blessé, étendu à terre, sur le point de quitter le monde, la souffrance de la mort prochaine répandue sur ses traits qui conservent néanmoins leur noblesse et leur énergie. Ailleurs, une toile immense le montrait sous les murs de Troie, debout sur son char, dans toute la splendeur de son triomphe. Partout son souvenir était évoqué avec une sorte de tendresse que la fable, l’histoire ou même l’admiration pour le génie d’Homère ne sauraient expliquer. Dans ce culte rendu à Achille, on devinait une impression plus belle, un regret récent, un amour encore vivant, le souci de perpétuer l’image d’un être à peine disparu. Achille n’était qu’un symbole. Quand il vivait, l’impératrice Élisabeth fière de son fils, le comparait en pensée au guerrier de l’Iliade et sa passion maternelle voulait trouver entre eux des ressemblances et des rapprochements. Après qu’une mort mystérieuse et sans gloire eut frappé l’archiduc Rodolphe, sa mère chercha en quelque sorte à se venger du destin en confondant les deux figures. Achille, ce serait son fils, l’héritier des Habsbourgs ; il a trouvé un trépas cruel mais digne de sa race et de son rang ; il est mort les armes à la main ; l’univers le respecte et conserve sa mémoire… Élisabeth avait voulu vivre ce rêve touchant.

Les jardins sont étranges. On les a suspendus dans les creux du rocher abrupt qui porte le palais et, comme le sol était infertile, on y a mis de la terre féconde et planté des arbustes odorants. Malgré cela le parc en abîme est resté farouche, presque sinistre. Il contenait d’ailleurs des monuments imprévus : la statue de lord Byron et sous une coupole soutenue par six colonnes corinthiennes celle de Heine mourant, son regard rempli à la fois de la muette angoisse de l’au-delà et de la calme résignation qui est celle des vrais philosophes. L’effet était gâté malheureusement par des rocailles, des torchères, des balustres et des escaliers symétriques. De nombreuses fautes de goût avaient été commises par l’architecte italien auquel l’impératrice avait confié l’exécution de son projet. Celui-ci s’était sans doute cru appelé à satisfaire le caprice d’un négociant enrichi et n’avait pas compris que, pour répondre à sa destination, l’Achilleion devait avoir la légèreté d’un rêve, la simplicité d’un tombeau, la grandeur d’une apothéose et le mystère d’un pèlerinage.

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