Revue musicale - 30 avril 1842
La troupe allemande, qui vient de débuter par le Freyschütz, à la salle Ventadour, incomplète quant à présent, et forcée, jusqu’à l’arrivée du premier ténor de Vienne, de s’en remettre à l’inexpérience d’un jeune homme qui n’avait pour lui que sa bonne volonté, n’en a pas moins, dès aujourd’hui, des parties remarquables et dignes de lui concilier la faveur publique en attendant que ses promesses se réalisent. Et d’abord, au premier rang, citons les chœurs, qui sont excellens et de beaucoup supérieurs à ceux que M. Rœckel nous amena il y a tantôt dix ans, lors d’une première importation de l’opéra allemand en France. Comme ces gens-là comprennent et nuancent ! quel instinct de l’intonation et du rhythme, quel sentiment, quelle verve, quel pathétique ! Un seul individu, pour la spontanéité, l’accord, l’indépendance, ne ferait pas mieux. Qu’on imagine maintenant, lorsque cinquante ou soixante voix franches et naturelles se groupent et s’assemblent avec cette intelligence musicale, quels effets magnifiques doivent en résulter. En Italie, le chœur n’est jamais, dans un opéra, qu’une sorte de contre-fort appuyant la voix des chanteurs, qu’une milice de réserve destinée à chauffer la coda du finale ou de la cavatine du ténor. Ni le maestro, ni les exécutans, ni le public, ne se doutent des avantages qu’on pourrait tirer d’une application moins passive. En France, il y a progrès, surtout depuis quelques années ; Rossini et Meyerbeer, chacun selon les conditions de son génie, ont apporté de vastes réformes dans cette intéressante partie du drame lyrique. Le second acte de Guillaume Tell et le quatrième des Huguenots, par l’intervention active des masses vocales, ne le cèdent en rien aux chefs-d’œuvre de l’Allemagne dans ce genre. Et, sous ce point de vue, l’éducation du public aurait fait un pas. Malheureusement ce qui manque en France, et, je le crains bien, manquera toujours dans cette classe d’honnêtes praticiens qui chantent par état et non par goût, c’est la note intelligente, l’instinct musical, et, si l’on veut, ce diable au corps qui possède, lorsqu’ils entonnent Weber ou Beethoven, ces bons Allemands qu’on nous représente d’ordinaire comme si flegmatiques. Vous connaissez le chœur italien, cette escouade si parfaitement disciplinée, qui se range au beau milieu de la scène, en trois piquets symétriques, et pour commencer attend que le chanteur ait fini ; évidemment c’est là un chœur institué à ce seul dessein de donner au virtuose le temps de prendre haleine et de s’essuyer le visage entre la cabalette de bravoure et la reprise, mais nullement en vue des convenances dramatiques. Le chœur français, dans ses meilleurs élans, dans ses velléités les plus franches, trahit toujours plus ou moins son origine ; on sent, tandis qu’il s’évertue à faire preuve d’indépendance et d’individualité, qu’il relève du génie italien ; il a beau s’escrimer, il faut qu’il en revienne à son refrain d’enfance, à cet éternel : Marchons, partons, suivons ses pas, avec lequel nos pères l’ont bercé. Il n’y a au fond d’originalité, de mouvement, d’action, que dans le chœur allemand ; lui seul vit de sa propre vie, lui seul prend vraiment part au drame qui se joue, il a son ivresse et sa mélancolie ; les grands bois, les fleuves, les torrens, l’impressionnent ; il cause et il rêve, il est un personnage de plus auquel on s’intéresse, dans le Freyschütz surtout, où son action pittoresque ou morale revient presque à chaque scène. Supprimez le chœur de la partition de Weber, et vous ôterez au chef-d’œuvre son plus beau caractère, et vous enlèverez à cette musique ce haut goût de bruyères, cette âpre et puissante saveur de ravin et de montagne qu’on y respire ; en un mot, cette branche de chêne vert qui est à la muse romantique de Weber ce que l’auréole d’or est à la muse céleste de Raphaël et de Mozart. — Les choristes de M. Schuhmann disent le morceau d’introduction avec cette franchise traditionnelle, cette humeur entraînante, auxquelles la troupe de M. Rœckel nous avait déjà initiés. Mais c’est surtout dans l’adagio du trio du premier acte, dans cet admirable dialogue qui s’établit entre le ténor et le chœur, qu’apparaissent et se développent ces précieuses qualités de demi-teinte et de nuance dont les Allemands seuls ont le secret. Comme le musicien sort ici des ornières battues ! avec quelle expression musicale, quel naturel, quelle bonhomie, tous ces gens-là s’entretiennent de leurs tristesses et de leurs plaisirs ! Max gémit et se lamente, le chœur l’arrête et le console. — C’en est fait, je n’ai plus qu’à désespérer, dit le pauvre chasseur qui vient de manquer le but. — Laisse l’espoir relever ton courage, confie-toi à la destinée, lui répond le chœur dans une phrase toute loyale et sympathique. Beethoven lui-même n’a pas cette intimité, cette expression unanime et simultanée ; dans Fidelio, le chœur, bien qu’il intervienne d’une manière active et joue aussi son personnage, est cependant maintenu plus à distance. — Puis, après l’adagio mélancolique, vient la strette, vive, agitée, éclatante ; après le pathétique, le pittoresque ; on s’anime à l’appel des cors, les fusils frémissent, les chapeaux volent dans l’air ; aux nuages des premières mesures, la joie et les fanfares succèdent en un instant. Quel enthousiasme généreux, quel sublime entrain dans cette musique, où semble se résumer tout le côté romantique de la vie de chasseur, toute la poésie de la forêt et de la montagne !
La troupe de M. Schuhmann, bien qu’elle présente déjà certains bons élémens et mérite, sous plus d’un rapport, d’être dès à présent encouragée, a besoin cependant de se recruter d’un ou deux sujets du premier ordre, si elle tient à exécuter avec ensemble et distinction les chefs-d’œuvre du répertoire allemand qui figurent sur son programme. Nous ne parlerons pas du ténor, pauvre jeune homme tout-à-fait nouveau à la scène, et qui n’a consenti à se charger du rôle de Max que provisoirement et pour ne pas retarder les représentations. Avant peu, cet échec, qui pouvait compromettre la fortune de l’opéra allemand, sera réparé, et nous aurons le premier ténor de Vienne, M. Erle, à la place de M. Hinterberger. En attendant, le public prendra patience avec Mlle Walker, Poeck, les chœurs et la jolie Mme Schuhmann. Il s’en faut que Mme Walker réponde à l’idéal qu’on se fait de la création de Weber, pour le physique au moins ; on la prendrait plutôt pour quelque excellente ménagère des poèmes bourgeois de Schiller ou de Henri Voss que pour la mélancolique et svelte fiancée du chasseur Max. Je ne sais guère que la Sontag qui ait reproduit en quelque sorte le type de cette héroïne de la plus romantique des partitions. La Devrient même, en ses plus beaux jours, était trop masculine, trop robuste, trop fièrement épanouie. Quant à Mme Walker, c’est bien encore Agathe si l’on veut, mais Agathe ayant quinze ans de mariage, Agathe attendant Max, non plus en jeune fille qui rêve au clair de lune et qu’un bruit dans l’herbe effarouche, mais en digne mère de famille qui peigne ses enfans et leur prépare des tartines de beurre, de ces larges tartines auxquelles on ne pense pas sans que le souvenir de Werther et de Lolotte se réveille. Cependant, si de la personne vous passez au talent, alors toute prévention défavorable disparaît, et vous retrouvez l’Agathe du poète. La voix de Mme Walker, un peu voilée, mais non terne, plus expressive que timbrée, a des accens d’un pathétique rare, des sons flûtés et doux, qui lui réussissent à merveille, surtout dans le sublime adagio de la grande scène du second acte, où la cantatrice se développe avec ampleur et liberté. Outre qu’elle possède une fort belle voix de soprano, Mme Walker a, sur la plupart des Allemandes que nous avons entendues ici, l’avantage de savoir la poser, et sort de l’école de Prague, la seule école en Allemagne où l’on s’occupe à former des chanteurs. Poeck joue et chante le rôle de Casper en virtuose habile et consommé ; il y a dans son regard inquiet, dans son geste convulsif, dans son intonation diabolique, une intelligence du personnage, une étude continuelle du caractère tel que Weber l’a conçu, qui ne sera sans doute que peu appréciée chez nous, mais qui n’en témoigne pas moins du talent de l’artiste. Il faut le voir, dans le trio du premier acte, s’insinuer comme un serpent auprès de Max, lui souffler dans l’oreille ces quelques mesures où le tentateur se révèle tout entier ; il faut le voir ensuite, dans les sortiléges du second acte, s’entretenir avec Samiel, tracer sur le sol des signes fantastiques, disposer en cercle des ossemens et des têtes de morts, et de temps en temps tirer sa gourde et boire, et demander au schnapps une excitation démoniaque, pour comprendre l’originalité singulière de cette création où Weber a mis tout son génie, et dans laquelle nos comédiens et nos chanteurs français n’ont jamais vu qu’une manière de traître de mélodrame, qu’un de ces rôles qui se jouent avec une plume rouge au chapeau et des gants noirs aux mains. À la première représentation de Freyschütz, le public, qui n’est pas forcé de prendre intérêt à l’action dramatique et de suivre un comédien allemand dans sa pantomime et les secrets de son art, le public avait tout simplement mis sur la même ligne Poeck et M. Hinterberger, et compris dans la même défaveur un des artistes les plus expérimentés de la scène allemande et le pauvre novice qui venait s’essayer comme au hasard ; opinion d’autant plus naturelle, du reste, que le rôle de Casper n’ayant guère dans la partition qu’une importance musicale secondaire, on en devait conclure que, puisque ce rôle produisait si peu d’effet, c’était nécessairement la faute du chanteur. En dehors des conditions dramatiques dont nous parlons, et auxquelles le public n’a point pris garde, il n’y a rien à attendre de la partie de basse dans le Freyschütz. Cependant, comme il serait bon d’éviter au public de pareilles erreurs, on fera bien, à l’avenir, de le prévenir d’avance afin qu’il n’enveloppe plus les uns et les autres dans la même opinion. Que de gens ressemblent à cet excellent dilettante d’une chanson de Béranger, qui, pour jouir à son aise de la musique, prétend qu’on l’avertisse d’avance quand c’est du Mozart qu’on lui donne !
Au Freyschütz de Weber a déjà succédé la Jessonda de Spohr. Nous reviendrons sur cette dernière partition qui nous fournira l’occasion d’étudier son auteur, l’un des maîtres les plus en renom de l’Allemagne musicale moderne. En attendant, nous nous bornons à faire des vœux pour le succès de la troupe allemande. Un théâtre allemand qui s’établirait à Paris et jouerait tous les ans pendant trois ou quatre mois de l’été, ne pourrait qu’exercer la plus heureuse influence sur notre éducation musicale, en nous faisant passer en revue des œuvres dont, sans cela, nous ignorerions jusqu’à l’existence. Pour la poésie et les livres, il y a la traduction, les commentaires ; pour la musique, il n’y a que la scène, et une représentation de Freyschütz, d’Euryanthe ou d’Oberon, si incomplète qu’elle puisse être, en dira toujours plus que toutes les traductions et tous les commentaires.