Revue musicale — 31 mai 1842



REVUE MUSICALE.

LE FIDELIO DE BEETHOVEN.

C’était vers la fin de 1804 ; Beethoven, dans toute la force de la jeunesse, venait de publier son oratorio du Christ au mont des Oliviers, lorsque le baron de Braun, nouveau directeur du théâtre impérial de Vienne, lui proposa d’écrire un opéra, persuadé, disait-il, que les grandes qualités dont il avait fait preuve dans la musique instrumentale, ne manqueraient pas de se révéler sous un jour nouveau dans le style dramatique. Outre une somme d’argent fort honorable, le logement au théâtre lui fut offert. Il ne s’agissait plus que de choisir un poème ; on se décida pour l’Amour conjugal, larmoyante élucubration de M. Bouilly, mise en musique par Gaveaux et aussi par Paër, qui l’avait produite en Italie sous le titre de Leonora.

Je me suis toujours demandé comment Beethoven, avec son génie excentrique, impatient, vagabond dans son essor comme l’aigle, avait pu s’inspirer d’une aussi pauvre ébauche, d’une anecdote bonne tout au plus à fournir le sujet d’un vertueux mélodrame du vieux temps. Évidemment ici le musicien céda au pathétique de l’idée, et vit du premier coup, dans cette fable prosaïque et bourgeoise, toute la poésie d’émotion et de larmes qu’il y a mise ; peut-être encore doit-on supposer qu’il prit tout simplement tel quel, sans trop y réfléchir d’avance, le chef-d’œuvre que son poète lui donnait. En général, les grands maîtres, les hommes de génie, n’apportent guère, dans le choix de leurs sujets, ce soin minutieux, cette sollicitude inquiète dont se consument, la plupart du temps, ceux qui n’ont que du talent. Rarement vous les voyez faire les difficiles en pareille matière, et les littérateurs de la trempe de Joseph Sonnleithner, le premier en date dans l’élucubration de Fidelio, ou de M. de Jouy, l’auteur français de Moïse et de Guillaume Tell, n’ont jamais plus beau jeu pour vider leur sac que lorsqu’ils s’adressent à des hommes de la taille de Beethoven et de Rossini. Quoi qu’il en soit, Beethoven se mit à l’œuvre avec ardeur, avec amour, et, vers le milieu de 1805, la partition fut terminée.

Alors commencèrent les véritables embarras, les difficultés réelles. Lorsqu’il fallut pourvoir à l’exécution, les voix d’hommes firent défaut ; la Milder seule, chargée du rôle de Léonore, s’acquittait dignement de sa partie ; ajoutez à cela la guerre alors imminente, et vous aurez une idée des circonstances favorables, de l’heureuse constellation sous lesquelles Fidelio se produisit. L’opéra de Beethoven parut sur la scène le 20 novembre, mais sans aucune espèce de succès ; le public fut de glace pour cette musique qui, en dépit même des obstacles dont nous parlions, avait le tort immense de prétendre devancer son temps ; il n’y eut que les amis et les ennemis qui la comprirent. Après trois représentations successives, le chef-d’œuvre s’arrêta tout à coup, et ne fut repris ensuite que le 29 mars 1806. Quelques changemens apportés dans l’ordonnance de la pièce, l’action réduite à deux actes, de trois qu’elle avait d’abord, ne suffirent pas pour venir à bout de l’indifférence publique ; et, après une dernière épreuve tentée le 10 avril, le chef-d’œuvre fut déposé dans la bibliothèque du théâtre, pour y dormir du sommeil des Pharaons. Huit années s’étaient écoulées sans qu’on s’occupât davantage de Fidelio, lorsqu’une occasion imprévue, une représentation à bénéfice vint tirer la partition de Beethoven de l’oubli séculaire qui la menaçait. Cette nouvelle mise en scène réclamait, comme on pense, des changemens notables auxquels le grand maître se prêta de la meilleure grace ; l’œuvre fut remaniée de fond en comble, le dialogue récrit, le drame autant que possible amélioré. Le second acte, qui se passait tout entier dans un cachot, se termina au grand jour, à la lueur du soleil, circonstance dramatique assez peu importante par elle-même, mais qui donne lieu à la magnifique entrée du finale qui n’existait pas dans la première ébauche. L’air de Léonore, au premier acte, eut aussi une introduction nouvelle, le magnifique exorde qu’on admire aujourd’hui, et de l’ancien morceau il ne reste que la dernière phrase : O du, für den, ich alles trug ! Mais laissons parler l’auteur lui-même, le collaborateur de Beethoven dans cette édition revue et corrigée. D’un objet aimé tout est cher, dit Figaro en voyant le comte ramasser l’épingle du billet de Suzanne ; on aime jusqu’aux moindres circonstances qui se rattachent à l’enfantement d’un chef-d’œuvre, et ces détails, auxquels on ne saurait contester le mérite de l’exactitude, puisque c’est le poète lui-même de Beethoven qui les rapporte, trouveront naturellement ici leur place.

« Beethoven voulait absolument avoir un air au début du second acte pour son personnage de Florestan. Quant à moi, je m’élevais obstinément contre cette prétention du musicien ; faire chanter une cavatine di bravura à un pauvre captif exténué par le jeûne et les privations, à un malheureux qui meurt de faim, c’était là une difficulté fort grande à mon sens, pour ne pas dire insurmontable. Nous disputâmes long-temps sur ce sujet ; enfin, comme il n’en voulait pas démordre, j’avisai au moyen de me tirer d’affaire le moins sottement possible, et choisis pour texte à mes paroles cette espèce de délire prophétique qui possède les gens qui vont mourir, cette lueur suprême que jette la vie au moment de s’éteindre : « Quel air tiède et frémissant pénètre ici, quel rayon divin éclaire ma tombe ! Un ange flotte à mes côtés dans des vapeurs de rose, un ange consolateur aux traits de Léonore ; il me conduit à la liberté, au céleste royaume ! »

« Ce qui se passa à cette occasion ne sortira jamais de ma mémoire. Beethoven vint chez moi le soir, vers sept heures. Après que nous eûmes causé ensemble quelque temps de chose et d’autre, il me demanda où en était son air. Je lui donnai mon manuscrit, il le lut, se promena de long en large dans la chambre en grommelant à voix sourde comme il faisait d’habitude lorsqu’il voulait chanter, puis il finit par s’asseoir au piano. Bien souvent ma femme l’avait supplié de se mettre au clavier, sans qu’il se rendit jamais à ses instances ; cette fois il posa le texte sur le pupitre et commença de son propre mouvement de merveilleuses fantaisies du sein desquelles il semblait vouloir évoquer son air. Les heures s’écoulèrent, Beethoven improvisait toujours. On servit le souper qu’il devait partager avec nous ; impossible de l’interrompre, et, comme l’inspiration allait son train sans désemparer, j’ordonnai qu’on le laissât faire. À minuit seulement, il se leva, et, m’embrassant avec chaleur, s’en retourna chez lui sans avoir rien voulu prendre. Le lendemain son air était écrit.

« Vers la fin de mars, sitôt que mon travail fut achevé, j’envoyai le manuscrit à Beethoven, et deux jours après je reçus de lui ces lignes que je conserve comme un précieux témoignage du petit service que j’ai pu lui rendre :

« J’ai lu avec un bien vif intérêt les excellentes modifications que vous avez introduites dans mon opéra. C’est à moi maintenant de relever ces ruines d’un vieux château écroulé. Votre ami,

« Beethoven. »


« Cependant Beethoven n’avançait que lentement dans son travail, et, lorsque je lui écrivis pour le prier de déférer aux vœux des bénéficiaires qui commençaient à craindre de ne pouvoir profiter de la saison, voici en quels termes il me répondit : « Cet opéra me donne toutes les peines du monde. Somme toute, je suis mécontent. Il n’y a pas un morceau que je n’eusse voulu revoir, afin de rapiécer mon mécontentement d’aujourd’hui par quelque ombre de satisfaction. C’est tout autre chose d’avoir affaire à la réflexion ou à l’inspiration. »

« Vers le milieu d’avril, les répétitions commencèrent ; la représentation était promise pour le 23 mai, et cependant il s’en fallait encore de beaucoup que l’œuvre fût achevée. Le jour même de la répétition générale, la nouvelle ouverture (celle qui reste) était encore dans le cerveau du grand maître, in limbo patrum. Le matin même du jour de la représentation, on avait convoqué l’orchestre ; Beethoven n’arrivait pas. Enfin, après plus d’une heure d’attente et comme on perdait patience, je me rendis chez lui, bien décidé à l’amener de gré ou de force, mort ou vif. Je trouvai Beethoven endormi profondément sous une couverture de feuillets de musique qui jonchaient son lit et le carreau de la chambre. Sur une table auprès de lui était un verre encore rempli de vin, où trempait un biscuit ; je remarquai surtout le flambeau entièrement consumé. Beethoven avait passé la nuit au travail. Dès ce moment, il fallut renoncer à la symphonie nouvelle, qui, malgré toute la diligence du grand maître, se trouvait trop en retard pour être exécutée, et se contenter pour cette fois de son ouverture de Prométhée.

« On sait ce qui advint le soir. L’affluence était immense ; l’opéra fut rendu à merveille. Beethoven, debout au pupitre, dirigeait l’orchestre et les chanteurs avec cette conviction chaleureuse, ce feu génial qu’il mettait à toutes les choses de son art. Plus d’une fois même son enthousiasme l’entraîna si loin, qu’on eût risqué, à le suivre, de se voir jeter hors de la mesure. Heureusement le maître de chapelle Umlauff modérait derrière lui, du geste et du regard, et sans qu’il s’en aperçût, l’influence désastreuse que l’inspiration excentrique du grand homme aurait pu exercer sur les chœurs et l’orchestre. Un succès immense accueillit cette fois le chef-d’œuvre, dont la septième représentation fut donnée au bénéfice de Beethoven, le 18 juillet. Beethoven écrivit à cette occasion un second air pour Léonore et des couplets pour le geôlier, deux morceaux qui faisaient longueur, et qu’on a supprimés à bon droit de la partition telle qu’elle est restée au répertoire. »

En France, Fidelio eut aussi ses vicissitudes. Sans la Société des Concerts et M. Habeneck, il aurait bien pu se faire que notre admiration pour cette grande œuvre musicale eût tardé plus long-temps encore à se développer. À tout prendre, c’était au Conservatoire, dans le sanctuaire de la musique instrumentale, que l’enthousiasme de la France pour la partition de Beethoven devait s’élaborer. Qu’est-ce en effet que Fidelio, sinon une magnifique symphonie dialoguée ? On a dit que le Stabat de Rossini affectait les formes dramatiques dans ses plus religieuses velléités, et que la musique d’église de l’illustre auteur de Semiramide et de Guillaume Tell était tout simplement de la musique d’opéra ; je le veux bien, mais on ne me contestera pas du moins que Beethoven à son tour n’ait écrit dans Fidelio qu’une œuvre instrumentale, qu’une imposante et pathétique symphonie ayant des voix humaines pour surcroît d’instrumens, où le ténor, le soprano, la basse et le baryton jouent le rôle de hautbois, de clarinette, de trombone et d’ophycléide, et se perdent incessamment dans le torrent de l’harmonie, dans le gouffre tumultueux du plus formidable orchestre, sans pouvoir jamais s’élever ni planer librement au-dessus. En général, l’esprit allemand n’a qu’un écueil : sa tendance vers le profond l’attire au ténébreux, comme aussi d’autre part son vol vers le sublime le jette souvent dans les nuages. Or, en pareil cas, ne pourrait-on pas dire que l’orchestre est pour les musiciens ce que la métaphysique est pour les poètes, c’est-à-dire une route sûre pour se fourvoyer et se perdre, s’ils n’y prennent garde ? C’est dans l’orchestre en effet que se trouvent tant d’abstractions dont on a si plaisamment abusé de nos jours, c’est en creusant les abîmes de l’orchestre qu’on découvre tout ce philosophisme dans l’art si pernicieux dans ses conséquences, si fatal lorsque des mains inhabiles s’en emparent et l’exploitent, au grand ébahissement de la foule, comme des charlatans feraient d’un élixir. En ce sens, Beethoven a plus nui qu’on ne pense aux véritables intérêts de l’art. Je sais qu’un homme de génie n’a de compte à rendre à personne ; il élève ou démolit, bouleverse et recompose, étend ou restreint le domaine de ses attributions ; tout cela sans prendre conseil, et par la seule autorité d’une vocation exceptionnelle. Cependant on ne peut contester qu’il y ait des œuvres qui, parfaitement admirables en elles-mêmes, exercent sur les générations ultérieures une dangereuse influence ; et de ce nombre je citerai l’œuvre de Beethoven, comme, s’il était question de peinture, je nommerais Michel-Ange. En portant vos regards bien plus haut dans la sphère de l’art, vous trouveriez Raphaël et Mozart, deux intelligences rayonnantes qui n’ont jamais versé que la lumière. De tout temps, les esprits tumultueux, les brouillons novateurs, romantiques dans le sens impropre qu’on donnait au mot vers 1825, ont revendiqué, en peinture, la parenté de Michel-Ange, de même qu’aujourd’hui l’exemple du grand musicien dont nous parlons sert de prétexte aux tentatives les plus vaines. À coup sûr, sans Beethoven, sans ce qu’il y a de contestable dans les chefs-d’œuvre de Beethoven, la symphonie fantastique de M. Berlioz ne serait pas venue au monde, et c’est Fidelio qui nous a valu Benvenuto Cellini et tant d’autres avortemens de cette malheureuse école.

Ces réserves une fois faites, et les conditions de l’œuvre acceptées, il ne reste plus qu’à admirer dans Fidelio un style grandiose et sévère, une pensée constamment élevée et maintenue dans les régions du sublime. Si Weber peut réclamer à bon droit la nature extérieure en ce qu’elle a de pittoresque, si le romantisme des bois et du clair de lune, le frémissement du taillis où passe en fuyant la biche qui s’effare, le murmure du lac enchanté où nagent les ondines, appartiennent en propre au chantre mélancolique de Freyschütz et d’Oberon, Beethoven, lui, peut revendiquer à juste titre les phénomènes cachés dans les profondeurs du cœur humain, ses angoisses mystérieuses, ses tristesses mortelles, ses découragemens infinis. Le pathétique domine dans Fidelio, un pathétique morne et lugubre au sein des ténèbres et d’un cachot ; du commencement à la fin, cette musique vous suffoque à force d’être vraie. Nulle fantaisie n’en modère par momens la rigoureuse austérité ; nulle brise du ciel, nul tiède rayon n’y pénètre ; vous ne trouvez là que larmes et sanglots ; au dernier finale seulement, le jour se fait, la joie éclate, une joie de Beethoven, soudaine, spontanée, étourdissante ; vous passez sans transition aucune du cri de détresse au chant de délivrance, des sanglots étouffés aux accens d’une ivresse qui ne se contient plus. Votre oreille, accoutumée aux nuances si habilement ménagées de l’école de Mozart, se raidit presque contre une si abrupte péripétie qui, de gré ou de force, vous entraîne, non sans vous faire éprouver, toutefois, quelque chose de cet éblouissement d’un homme sorti de l’obscurité d’un souterrain pour se trouver subitement en plein soleil. On ne saurait appeler ce morceau qui termine la partition de Beethoven un finale. Le finale, tel que l’entendent les grands maîtres de la scène, et Mozart en particulier, dans les Nozze di Figaro et Don Juan, tient à l’action par d’invisibles ressorts, et forme avec la pièce partie intégrante et nécessaire ; ici, au contraire, que voyons-nous ? une péroraison sublime, un hymne d’actions de graces magnifique, et fait pour émouvoir et soulever d’enthousiasme un auditoire, mais sans connexion absolue avec l’ensemble, et qui, détaché de la partition et porté ailleurs, dans un concert, par exemple, n’en semblerait pas moins une œuvre une et complète. Je comparerais volontiers ce finale de Fidelio à l’épilogue dans le ciel que Goethe a mis au dénouement de son poème de Faust, à cette gloire qui s’ouvre et rayonne après la consommation des choses. Il faut voir, dans l’hymne de Beethoven comme dans la fantasmagorie de Goethe, une manière grandiose de conclure, un splendide hors-d’œuvre ; mais, franchement, ce n’est point là un finale, pas plus que le sublime dialogue entre Léonore et le geôlier, occupés à creuser la fosse du prisonnier, n’est un duo. On n’échappe pas à sa vocation ; les formes instrumentales règnent et d’une manière aussi despotique dans Fidelio que dans tous les chefs-d’œuvre que Beethoven a jamais composés. C’est une symphonie que cet opéra, mais quelle noble et dramatique symphonie !

La représentation de Fidelio, que la troupe allemande vient de donner dans sa soirée d’adieux, et qui a été comme le dernier soupir de cette malheureuse entreprise ; cette représentation, si imparfaite, si défectueuse qu’elle ait pu être, n’en a pas moins ému l’intérêt du plus grand nombre et provoqué, à certains endroits, de sincères mouvemens d’enthousiasme. Il y a dans le personnage de Fidelio, à côté de difficultés vocales presque insurmontables, des conditions de sentiment, de pantomime, de physionomie, qui rendront toujours impossible à la scène d’atteindre l’idéal de la création de Beethoven. Il faudrait la Malibran pour une tâche si imposante, et, disons-le, si laborieuse ; et encore la voix de la Malibran, cette voix fragile dans sa force, eût-elle résisté à tant de secousses formidables, à cet assaut perpétuel que livre l’orchestre au chanteur ? Vous vous souvenez de la Devrient dans ce rôle, de ce blond Fidelio si plein de mélancolie et de tendresse, dont les beaux yeux se voilaient de larmes si pathétiques dans la scène de la fosse, et qui se relevait plus tard véhément, passionné, sublime dans son désespoir. Eh bien ! la Devrient elle-même n’a jamais rempli qu’une des conditions du personnage de Beethoven ; ce qui manquait à la belle Viennoise, à la fille de la Schroeder, tragédienne dans l’ame, c’était l’art de la cantatrice, le grand art des Mara et des Milder, comme on a pu s’en convaincre par la suite lorsqu’elle a voulu aborder le répertoire italien, où règnent de tout autres exigences. Mme Walker, qui s’était chargée de nous rendre la création du grand maître, a tout juste le défaut contraire ; avec elle, c’est la tragédienne qui manque. La Devrient jouait cette musique et ne la chantait point, Mme Walker la chante et ne la joue pas ; et tel est le caractère de la partition de Beethoven, qu’il lui vaut mieux encore être jouée qu’être chantée. Disons-le à l’honneur de l’école de Prague, dans l’air du premier acte par exemple, Mme Walker s’est élevée, comme cantatrice, à des hauteurs que la Devrient n’avait jamais atteintes. En général, on ne se rend pas compte de l’extrême difficulté, de la nature ingrate de la plupart des morceaux contenus dans cet opéra. On ne s’imagine pas quels efforts incroyables, quelle peine excessive, et souvent perdue, nécessitent chez un virtuose ces passages écrits pour le violon ou le hautbois, ces passages où le musicien n’a pas daigné un seul instant prendre en considération les ressources de la voix humaine, et qu’il faut chanter en dépit des fureurs d’une instrumentation écrasante. Pour une voix qui parvient à surmonter de pareils casse-cous et finit par se rompre à d’aussi périlleux exercices, combien de voix défaites et brisées ! L’air de Pizzaro, hérissé de difficultés non moins énormes, ne répond pas davantage aux conditions naturelles de l’art du chant. Qu’on s’adresse à Barroilhet, à Ronconi, en un mot aux virtuoses les plus en renom aujourd’hui, et qu’on les mette aux prises avec cette musique tout instrumentale ; je défie qu’ils y produisent le moindre effet. Ce n’est plus ici une question d’art ; il s’agit simplement de savoir qui aura le dessus de l’orchestre qui tonne ou du chanteur qui vocifère : vous diriez l’emportement démoniaque d’un tyran de mélodrame. M. Kunz, jeune baryton de Prague, et qui arrivait du fond de l’Allemagne sur la foi de menteuses promesses, a chanté cet air tant bien que mal à plein gosier ; il va sans dire que l’impression a été nulle. Tous ceux qui ont entendu M. Kunz dans les rôles du répertoire italien, tous ceux qui n’ignorent pas avec quelle voix sonore et veloutée, quel style excellent, il sait rendre dans Don Juan le délicieux duo avec Zerline, et dans la Straniera le cantabile si pathétique du second acte, auraient vivement souhaité de le voir tenter une nouvelle épreuve et se produire dans un rôle moins ingrat que celui qu’il avait choisi pour son premier début, ou plutôt que les circonstances lui avaient imposé. Mais il n’y avait déjà plus de ressources, et, lorsque M. Kunz est arrivé, l’entreprise qu’il venait aider avec tant de zèle et de désintéressement était déjà frappée de mort. Le public de Paris, toujours si généreux lorsqu’il s’agit de s’amuser, n’avait pas fait défaut à cette dernière représentation du théâtre allemand. On était venu entendre par charité l’œuvre de Beethoven, entendre surtout ces malheureux choristes, les héros de la fête, et sur lesquels se portait un intérêt mêlé de compassion. Pauvres gens, ils ont accompli leur tâche courageusement jusqu’au bout, et lorsque, dans le finale du premier acte, ils représentaient ces prisonniers amaigris par le jeûne et les souffrances, on ne se doutait peut-être pas dans la salle d’où leur venait une expression si vraie. N’importe ; jamais l’hymne de liberté qui couronne l’œuvre du grand musicien de Bonn ne fut dit avec plus d’enthousiasme, jamais cet élan sublime : O Freiheit ! Freiheit ! ne fut rendu avec une plus chaleureuse inspiration, un plus sympathique délire. On ne calcule pas toutes les misères auxquelles sont en butte aujourd’hui ces quatre-vingts jeunes gens, hommes et femmes, qui partaient il y a trois mois de Mayence, de Darmstadt et de toutes ces jolies résidences des bords du Rhin, pour s’acheminer vers Paris, l’espoir dans le cœur, la chanson sur les lèvres, et se groupaient en caravane sous la direction musicale de l’un des élèves les plus intelligens de Spohr. À peine arrivés ici, la détresse les y attendait, et les voilà maintenant qui s’en retournent à pied, le sac au dos, mendiant peut-être sur la route le pain de chaque jour. Heureux encore ceux qui s’en retournent, car le malheur a si cruellement décimé ce petit groupe, que tous ne reverront pas le Rhin chéri ! Il y en a qui restent à l’hôpital, d’autres que la prison retient. Le public de Paris a fait son devoir en se rendant à l’appel de ces pauvres victimes d’une administration imprévoyante. Espérons que les légations allemandes s’empresseront de venir à leur secours, et ne laisseront pas sans appui de malheureux artistes qui s’étaient mis sous la protection des génies et des chefs-d’œuvre dont la patrie commune se fait gloire.


H. W.