Revue musicale - 30 novembre 1842



REVUE MUSICALE.

Je ne sais quelle idée a passé par la tête à M. Donizetti, d’aller prendre pour sujet de sa Linda di Chamouni le mélodrame de la Grace de Dieu. Un beau jour Mlle Loïsa Puget, fauvette du pays de M. Auber et de Mme Damoreau, Mlle Puget invente une jolie romance. Il se rencontre par bonheur que ce petit poème langoureux et sentimental plaît à Mme de Sparre, qui en fait la fortune. Des salons du faubourg Saint-Germain, la chanson se répand dans le peuple ; les orgues s’en emparent ; de l’échope au grenier, on la chante, on la siffle, on la fredonne, on la joue. Parlez-moi d’un petit air pour savoir trouver lestement son chemin ; un motif qui réussit en huit jours ferait le tour du monde ; la mélodie a des ailes d’oiseau. Or, l’auteur des paroles, voyant ce succès, se dit : Si je portais mon chef-d’œuvre au théâtre, où l’imagination se paie au centuple, où la popularité vaut des millions ? Et le voilà aussitôt appelant à lui le collaborateur d’usage, arrangeant, coupant, ravaudant, taillant en plein drap dans sa romance comme les autres taillent dans leurs romans ; car c’est une chose aujourd’hui parfaitement reçue que la pensée est une marchandise dont il faut tirer le plus qu’on peut, et qu’une idée, roman, poème ou chanson, usée jusqu’à la corde, traînée par tous les carrefours du journalisme et de la cité, doit finir par aller prendre ses invalides au théâtre. Admirable invention que Racine et Schiller, Voltaire et Goethe, ont eu grand tort d’ignorer, car elle dispense des expositions, vous évite le soin de vous enquérir des passions de gens qui sont autant de vieilles connaissances, et fait qu’il n’est pas désormais de personnages ridicules, d’intrigue languissante et décousue, de sentimens faux, que le public n’adopte. Qu’a-t-il besoin, en effet, de se mettre en contradiction avec lui-même, et pourquoi sifflerait-il au théâtre ce qu’il admirait avec tant de bonhomie dans les colonnes maculées d’un journal ? Quoi qu’il en soit, le mélodrame réussit cette fois outre mesure ; intérêt, émotion, fanatisme, rien ne manqua au triomphe de l’idée poétique de M. Lemoine, dans la nouvelle phase qu’elle parcourait. On ne saura jamais que de larmes ont coûtées au public parisien les infortunes sentimentales de l’héroïne savoyarde, de cette pauvre Marie, aujourd’hui Linda, qui devient folle par amour, folle comme Lucia, comme Ophélie, comme Elvira, comme toutes ces chères ombres errantes dans l’élysée des grands maîtres, comme toutes ces pauvres filles dont la couronne s’effeuille dans le torrent et dont le saule redit la plainte. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce qui valut au mélodrame ce rare succès où Paris tout entier courut pendant plus d’un an, ce ne fut ni l’intérêt de cette fable larmoyante ni la mélancolie et la gracieuse figure de la jeune actrice qui représentait Marie, et qui mourut tristement pendant les représentations sans qu’on vît pour cela le succès s’interrompre un seul jour ; ce ne fut pas non plus l’accent si pathétique et si profondément expressif de cet excellent père que Tamburini joue aux Italiens, ni la verve comique de Neuville, estimable acteur dont on eût parlé si Bouffé n’existait pas, et qui n’avait, dans cette heureuse pièce, qu’un seul tort, celui de représenter un commandeur de Malte avec le grand-cordon de la Légion-d’honneur, naïve simplicité des boulevards que Lablache fils a cru de son devoir d’importer au théâtre Ventadour. Ce qui valut au mélodrame ce succès inoui, succès des gens du monde et de la multitude, ce fut la popularité de la romance, de cette complainte mélodieuse que tous savaient par cœur, car ceux à qui les salons ne l’avaient pas chantée l’avaient apprise en plein vent des orgues de Barbarie. Cette romance était toute l’intrigue, toute l’émotion, toute la couleur de la pièce ; elle en était l’ame. Lorsque Marie, avec sa pauvre bande, quittait sa famille et ses montagnes, la romance accompagnait ses touchans adieux. Arrivée à Paris, son innocence, en butte aux séductions de l’irrésistible mousquetaire, menaçait-elle de succomber, aussitôt le chant sauveur se faisait entendre dans la rue ; puis, quand la douce colombe, blessée à l’aile, revenait au pays, la romance accueillait encore son retour. La romance, la romance, et toujours la romance ! Il n’y a guère que ces phrases caractéristiques dont les grands maîtres allemands aiment à marquer un personnage, qui puissent donner une idée de ce qu’était, dans la Grace de Dieu, le motif sacramentel. Pour l’importance dramatique et l’effet, je ne sais lui comparer que le fameux appel de trombones annonçant, dans Don Juan, l’entrée du commandeur, le psaume de Luther dans les Huguenots, ou bien encore, dans le Freyschütz, cette petite flûte fantastique dont l’éclat strident accompagne les sombres manœuvres du garde-chasse endiablé. Conçoit-on, après cela, que M. Donizetti ait pu choisir un pareil sujet ? Mettre en musique la Grace de Dieu ! autant vaudrait mettre en alexandrins l’Auberge des Adrets. L’opéra n’existait-il pas d’avance aux boulevards avec la musique de Mlle Puget ? à quoi bon le refaire ? Quelle cavatine à grand orchestre effacera jamais le refrain consacré ? Supposez un mélodrame construit sur les couplets de Marlborough, et dites si vous trouverez un maître, s’appelât-il Rossini ou Meyerbeer, capable de se mesurer avec la complainte ? D’ailleurs, quels avantages la poésie et la musique ont-elles à retirer de ces excursions aux boulevards ? Faut-il que les violons s’accordent pour nous apitoyer sur les infortunes de Fanchon ou de Pierrot, et ne serait-il pas mieux de laisser tous ces pauvres diables à leurs marmottes ? Que le chevalier Dalayrac écrivît, il y a cinquante ans, les Deux petits Savoyards, à la bonne heure ! Mais depuis Guillaume Tell et Robert-le-Diable ont paru, et Donizetti lui-même a fait la Lucia. Si quelque chose répugne à l’inspiration musicale, c’est à coup sûr le terre-à-terre et l’élément prosaïque et bourgeois qui domine dans les pièces de ce genre. Il faut à la musique des situations précises, des caractères nettement accusés, le bouffe ou le tragique, ses deux véritables conditions de vie et de puissance qu’elle cherche toujours, à moins d’être complètement abâtardie et stérile, à travers la sentimentalité larmoyante et le comique faux où vous prétendez la retenir.

La musique de M. Donizetti se ressent du caractère monotone ou plutôt de l’absence de caractère du poème. Si par hasard l’inspiration lui vient, vous la voyez sortir aussitôt du triste milieu qu’elle s’est choisi et trancher dans la couleur peut-être un peu plus qu’il ne convient. Gardons-nous toutefois de l’en trop blâmer. Mozart lui-même n’a pas fait autrement. Ainsi, dans les Noces de Figaro, lorsqu’il se trouve de ces nuances que la musique ne peut rendre, il idéalise, et les personnages de comédie grandissent à des dimensions héroïques. Du moins, dira-t-on, avec le chef-d’œuvre de Beaumarchais, le musicien avait beau jeu. Almaviva, Rosine, Suzanne et le divin page, c’étaient là des figures qui se prêtaient au travestissement ; élevez d’un ton la gamme de ces passions un peu bourgeoises, et vous avez la poésie. Mais que faire de ces malheureux Savoyards à besace, et quel parti reste à prendre à la musique fourvoyée en semblable compagnie ? Sans être Mozart, M. Donizetti a usé du procédé du maître, et, si nous avons un reproche à lui adresser, c’est d’en avoir usé trop peu. Ainsi, par moment, le tragique et le bouffe lui viennent en aide : sa Linda est une Lucia, son marquis de Boisfleuri un grotesque de la famille de don Magnifico ; il n’y a pas jusqu’à son Auvergnat, si sublime et si paternel dans sa veste grise et ses souliers ferrés, qui n’ait, en maudissant sa pauvre fille, quelque velléité de ressembler à l’illustre Vénitien père de Desdemone.

La partition de Linda di Chamouni, tout incomplète qu’elle est, a le mérite d’être écrite avec soin et rappelle en maint endroit, dans M. Donizetti, l’heureux auteur d’Anna Bolena et de la Lucia, que ses dernières improvisations, tant à l’Académie royale qu’à l’Opéra-Comique, avaient pu faire perdre de vue. La mélodie, bien qu’elle ait rencontré des veines plus abondantes et plus riches, joue encore un rôle assez considérable et dont on devra tenir compte ; en un mot, s’il me fallait classer cette œuvre nouvelle parmi les innombrables productions de M. Donizetti, je n’hésiterais pas à la mettre au second rang, qu’elle occuperait, il me semble, assez bien à côté de Marino Faliero et de l’Elisir d’amore. Je citerai comme une inspiration charmante la cavatine de Linda, au premier acte, dite si merveilleusement par la Persiani, et que je comparerais presque, pour la fraîcheur et l’élégance, à la polonaise des Puritains. À propos des Puritains, remarquons en passant que certaines formes adoptées par Bellini dans son dernier chef-d’œuvre se trouvent reproduites dans Linda di Chamouni avec un laisser-aller vraiment trop familier. M. Donizetti a pour l’imitation un malheureux penchant qu’il semble encourager de toutes ses forces, au lieu de le combattre. Dès qu’un moyen réussit, il s’en empare et le répète sans réfléchir si les convenances du drame où il l’importe s’y prêtent le moins du monde. On se souvient du formidable duo des Puritains, et de son retentissement universel ; c’était là une musique de cyclopes, une boutade peu digne d’un génie élevé, mais qui trouvait peut-être son excuse dans la nouveauté de l’effet, que sais-je ? peut-être aussi dans l’énergie de la situation. À tout prendre, deux soldats de Cromwell chantant la guerre, deux têtes-rondes en alarme, pouvaient se permettre ces débauches de voix. Maintenant, le croira-t-on ? ce duo terrible, ce furieux unisson de Lablache et de Tamburini, M. Donizetti n’a rien eu de plus pressé que de le reproduire au premier acte de Linda. Dieu merci, on ne dira pas cette fois que la pompe musicale de la situation rendait indispensable un pareil déploiement de forces. De quoi s’agit-il en effet ? Un curé de campagne annonce au plus vertueux, comme aussi au moins clairvoyant des Auvergnats, que sa fille est sur le point d’être séduite par un jeune gentilhomme du voisinage. Aussitôt l’ophicléide gronde, les trombones mugissent, les timbales roulent, et les voix de Lablache et de Tamburini sonnent le tocsin. Eh quoi ! tant de bruit, Seigneur ! pour la plus simple des idylles ! tant de vacarme pour une bergerie à laquelle eût suffi le rustique appareil d’une cornemuse Si c’est ainsi que M. Donizetti traite ses pastorales, quelle artillerie tient-il en réserve pour son prochain grand opéra ? J’aime mieux, et de beaucoup, le duo qui précède entre la Persiani et M. de Candia. Linda et Carlo qui se content leur peine amoureuse et se jurent eterna fede ; la phrase, plusieurs fois ramenée dans le courant de l’ouvrage, en est gracieuse et touchante, par malheur, on se surprend à songer malgré soi au ravissant duo qui termine le premier acte de Lucia. Les personnages, la situation, tout vous y reporte, il ne manque au souvenir que la poésie du moment, que le romantisme de la scène, devenu aujourd’hui prosaïque. On se demande alors où sont Rawenswood et la fille d’Ashton, ces deux nobles jeunes gens de Lammermoor qu’on voudrait voir là sous ses yeux, à la place de ces tristes figures de cire du mélodrame, et cette phrase vous revient si entraînante, presque sublime d’élan et de tendresse, qu’ils se chantaient après avoir échangé leurs anneaux, et que Rubini couronnait d’une si magnifique péroraison, sur le mi-bémol suraigu. Le finale aide la grandeur : l’invocation du pasteur, appelant les bénédictions du ciel sur cette multitude souffreteuse qui s’en va chercher fortune loin du pays, se distingue par une certaine ampleur de style dont l’accent pathétique du vieux Lablache rehausse encore la majesté. Les adieux que ces braves gens s’adressent les uns aux autres sont d’une expression touchante, et lorsque la musique, un moment suspendue, se ranime à la voix des pauvres exilés saluant leur famille une dernière fois du haut de la colline, cette reprise ne laisse pas que de produire une assez vive sensation. — Le second acte se compose de trois duos se succédant presque sans interruption, duo entre Linda et le marquis de Boisfleuri, duo entre Linda et Pierotto, duo entre Linda et son vieux père qui reconnaît sa fille et la maudit. Voilà qui s’appelle entendre merveilleusement l’économie d’un poème d’opéra, et l’auteur du libretto a droit à bien des éloges pour la sagacité tout ingénieuse avec laquelle il a distribué ses morceaux. Nous n’avons certes point l’habitude de nous montrer fort exigeant à l’endroit des poètes d’opéras. Nous consentirions volontiers à leur passer l’absurdité de l’intrigue et l’extravagance du dénouement ; mais au moins qu’ils taillent leur besogne en conscience, et, puisque tout leur mérite consiste à disposer des thèmes pour la musique et à lui ménager des effets, qu’ils tâchent de s’en acquitter avec aptitude. Le musicien, ayant à dévider ce chapelet, s’est efforcé de se tirer d’affaire par les contrastes et de marquer chacun de ces duos d’un caractère bien distinct ; ainsi le premier voudrait être bouffe, le second pathétique, le troisième dramatique et passionné. Malheureusement, si l’expression varie, la forme ne change pas, et cette éternelle coupe italienne, qu’on veut bien se résigner à prendre en patience à condition que le maestro n’en abusera point, ces andantes, ces adagios, ces strettes, qui reviennent coup sur coup avec une périodicité désespérante, finissent par vous paraître insupportables et mettraient au défi le dilettantisme le plus furieux. Je ne m’arrêterai pas sur la scène de folie, composition rédigée avec art, admirablement sentie et chantée par la Persiani, dont la voix a des délicatesses infinies pour rendre les mille nuances de ces sortes de pièces, mais qui, selon nous, a le tort impardonnable d’arriver à la suite de tant d’autres. On devine qu’après les grandes scènes si minutieusement détaillées d’Anna Bolena et de Lucia, M. Donizetti n’avait rien de bien neuf à nous chanter sur ce sujet ; aussi s’en est-il tenu au thème usité, à ces trois ou quatre motifs cousus ensemble par des trilles et des gammes chromatiques, lambeaux d’un habit d’arlequin et qui représentent assez, en musique, cette jaquette bigarrée dont s’affuble dans les mascarades la folie allégorique, l’autre folie, celle qui porte les grelots. En général, il est temps que les compositeurs du rang de M. Donizetti abdiquent ces façons d’agir par trop routinières et laissent aux écoliers qui débutent ces procédés dont le public a désormais le secret, et grace auxquels un dilettante tant soit peu exercé, sitôt qu’il voit la prima donna porter la main à son front ou paraître échevelée en signe de démence, pourrait composer au besoin la scène qu’elle va chanter, et cela sans courir le risque de se tromper d’une note. Il y a dans cet acte une romance délicieuse qui passe furtivement entre deux duos et qu’on remarque à peine, bien que M. de Candia mette à l’exécuter le plus beau timbre de sa voix. Du reste, le jeune ténor des Italiens fait merveille dans ce rôle de mousquetaire ; il y est à ravir, et cela non-seulement à cause de sa voix, qui gagne tous les jours en étendue, en force, en expression, mais encore à cause de son jeu, de sa mise, et, disons-le, de son élégance personnelle. M. de Candia apporte dans ce rôle une tenue, un goût, des airs de gentilhomme qu’on n’a guère l’habitude de rencontrer au théâtre, et qui font voir que du moins cette fois il ne s’agit pas pour lui d’un costume d’emprunt. — Le troisième acte abonde en chœurs villageois, comme c’est naturel. Fillettes et garçons rentrent au pays après les temps d’épreuves, et je vous donne à penser si les airs joyeux manquent pour les accueillir. Laissons ces braves gens se festoyer les uns les autres, chanter à tue-tête, ou répondre au bavardage du marquis de Boisfleuri, qu’un trait de violons accompagne à la manière de Cimarosa, et venons-en tout de suite à la seule véritable inspiration de l’ouvrage. Qu’on se figure une phrase simple, élevée, d’un grand style, soutenue dans l’orchestre par les trombones, et que chante Lablache de toute la puissance de sa voix, de tout le pathétique de son ame, avec l’accent irrésistible de la conviction, et l’on aura peut-être une idée de l’effet produit par ce morceau que la salle tout entière redemande chaque soir. En unissant dans une si admirable harmonie la voix de Lablache et les cuivres, ces deux puissances dont il abuse trop souvent, M. Donizetti a prouvé qu’il n’ignore pas quel parti on peut tirer des forces sonores discrètement combinées, et le noble emploi qu’il en a su faire là rend, à mon avis, plus inexcusables encore les moyens excessifs qu’il met en œuvre d’ordinaire.

L’instrumentation de Linda di Chamouni porte partout les traces d’une savante et trop rare application. À part le bruit immodéré que nous blâmions, il n’y a qu’à louer dans la manière dont est traité l’orchestre. Finesse de détail, distinction dans le choix des motifs, dessins habiles, modulations ingénieuses, tout s’y retrouve, c’est l’œuvre d’un maître, et d’un maître qui prétend bien faire. Cette fois, M. Donizetti écrivait pour des Allemands, et je ne m’étonne pas que sa musique ait eu tant de succès à Vienne, où l’on se passionne aisément pour les combinaisons instrumentales. Celles de M. Donizetti ont le mérite d’être claires, attrayantes, faciles, en un mot tout italiennes, et relèvent de la mélodie plutôt que de l’hiéroglyphe. Si unanime qu’ait pu être à Ventadour le triomphe de la partition nouvelle, je doute que les applaudissemens avares de notre public parisien, de jour en jour plus à cheval sur ses réserves, fassent oublier au brillant maestro l’enthousiasme sans restriction du dilettantisme autrichien. En effet, ce qu’on ignore peut-être, c’est que Linda di Chamouni mit tout Vienne en émoi pendant près d’un an, et que les belles duchesses de l’empire raffolèrent de l’heureux chef-d’œuvre qui valut au musicien, outre leur gracieuse dévotion, le titre de maître de chapelle de l’empereur, titre glorieux en musique, car il fut porté par Mozart. Je n’oserais même affirmer que M. Donizetti ne soit pas le premier qui l’ait reçu depuis l’immortel auteur de Don Juan.

La saison ne date guère que de deux mois, et déjà la plupart des chefs-d’œuvre ont été passés en revue aux Italiens. Le public, qui n’assiste jamais sans une certaine inquiétude à l’épreuve si redoutable des rentrées, a tout droit maintenant d’être parfaitement rassuré. La troupe principale, celle qui se compose de Lablache, de Tamburini, de M. de Candia, de la Persiani et de la Grisi, conserve ses avantages premiers. Soprani, ténors et basses, ces nobles voix d’or et d’airain n’ont pas fléchi d’une note et semblent promettre de se maintenir plus d’une année encore ; en outre, de nouveaux sujets sont venus s’adjoindre au noyau militant : Corelli, Mlle Nissen, Mme Pauline Viardot et Mlle Brambilla. Jamais luxe pareil ne s’était vu aux Italiens dans le personnel secondaire. On se demande même si l’administration, en déployant ce magnifique zèle qui doit lui coûter cher, a bien compris ses intérêts, et si tant de monde était nécessaire. En effet, dans certaines parties, il y a double emploi. Que servait, par exemple, d’engager Mme Viardot lorsqu’on avait Mlle Brambilla ? Les rôles de contralto n’abondent pas tellement, par le temps qui court, qu’une seule cantatrice ne puisse suffire au répertoire, et la question de service une fois mise de côté, on ne s’explique guère de quelle utilité seront pour le théâtre deux virtuoses d’une valeur à peu près égale, et dont le nom, quoi qu’on fasse, n’aura jamais sur l’affiche du jour qu’une assez médiocre importance. Cette année, comme par le passé, la Grisi et la Persiani occupent toute l’attention, tous les bravos, tout l’enthousiasme du dilettantisme. La Sonnambula et Lucia nous ont montré la Persiani telle que nous la connaissions, cantatrice merveilleuse secouant les trilles et les gammes chromatiques avec la prodigue insouciance d’une fée qui sèmerait des perles. Pas un son ne manque à cette voix flexible, pas une note à ce mécanisme si subtil et si fin. Linda de Chamouny et la Rosina du Barbier sont pour elle de nouveaux titres dont le public des Bouffes se souviendra. Quant à la Grisi, qu’on aille l’entendre dans la Semiramide ou la Norma, et qu’on dise si ce n’est pas toujours la même voix splendide et fière, la même passion tragique, la même beauté. La Grisi entre aujourd’hui dans la maturité, dans la plénitude de son talent ; celle-là du moins, on peut l’admirer en toute confiance, sans craindre qu’un souffle la brise et la renverse de son piédestal. Et j’avoue que, par ce temps de précoces génies et de prodiges qui avortent, on aime ce spectacle d’un talent qui dure, qui tient dans la seconde période, tout ce qu’il avait promis aux débuts, et cette persistance, loin de fatiguer vos sympathies, les ranime. Il y a des organisations qui, non contentes de résister, s’épanouissent et se relèvent où les autres succombent. Je citerai de ce nombre la Pasta et la Devrient, tempéramens de fer, natures énergiques et mâles qui n’ont guère atteint leur apogée qu’à une époque où les complexions ordinaires abdiquent. Giulia Grisi fera comme elles. Ainsi, depuis trois ans, au milieu d’incessantes fatigues et des travaux les plus périlleux, conçoit-on que sa voix ait pu gagner en étendue, en force, dans les notes hautes surtout, qui sortent aujourd’hui plus éclatantes et plus belles que jamais, et cela, chose étrange, sans avoir rien perdu de sa souplesse naturelle, de cet art singulier de nuancer qu’elle possède sans rivale ? Or, tandis que la belle Semiramide s’avançait dans sa gloire, que faisait le temps de la voix d’Arsace, de ce riche contralto que les amis de Pauline Garcia préconisèrent jadis avec un zèle si funeste à l’avenir de la jeune cantatrice ? Hélas ! le temps et les efforts ont tout dénaturé ; le contralto n’existe plus, et cette voix, cherchée en dehors de ses conditions, détournée de son vrai principe, n’a désormais d’autre ressource, pour qu’on l’entende, que de s’échapper, en dépit des exigences de la musique, dans les régions du soprano et de s’y marier à la voix de la Grisi, qui la soutient et lui prête assistance. Il ne nous appartient pas de dire ce qu’aurait pu devenir avec un développement moins prématuré le talent de Pauline Garcia. Le fait est que ce talent qui s’annonçait, il y a quelques années, d’une assez éclatante façon, nous revient aujourd’hui languissant, presque étiolé. Lorsque Pauline Garcia parut pour la première fois, on applaudit en elle de riches espérances ; on sentait que, l’étude et la nature aidant, il y avait là l’étoffe d’une grande cantatrice. Seulement les gens qu’un fanatisme insensé n’aveuglait pas, blâmèrent l’exploitation hâtive de qualités encore en germe, et redoutèrent les terribles épreuves du théâtre pour cette voix adolescente, si délicate et si fragile en ses semblans de force. Ce qu’on pouvait craindre dès cette époque ne s’est malheureusement que trop réalisé. Entre la période d’avénement et la période de déclin il n’y a point eu de transition. Alors ce n’était pas encore, aujourd’hui ce n’est déjà plus. Nous nous souvenons d’une enfant magnifiquement douée, fille de Garcia, sœur de la Malibran, héritière de toute une race de héros qui devaient revivre en elle ; mais voilà tout. Entre les promesses d’hier et la décadence d’aujourd’hui que s’est-il passé ? Quand ces riches dispositions se sont-elles développées ? où ce talent a-t-il porté ses fruits ? Je l’ignore, à moins que ce ne soit dans l’intimité d’un petit cercle d’amis qu’on voit se transformer en public aux jours solennels des débuts et des rentrées. — Le jeu et la pantomime de Mme Viardot se ressentent d’une certaine exagération romantique qui n’est plus guère de mise en ce temps-ci. Dans Cenerentola, par exemple, tous ses soins, toute son application se portent à rendre minutieusement, avec une complaisance étudiée, le côté mesquin et frileux du rôle que la Sontag, au contraire, déguisait à force de gentillesse et d’ingénuité. Quant à ses élans chevaleresques dans Arsace, je doute qu’ils fassent rêver personne, comme l’affirmait très sérieusement un estimable critique. Sourire, peut-être ; mais rêver ! Dans le duo avec Assur, lorsque le satrape assyrien interroge sur ses prétentions au cœur d’Azéma le fils de Ninus, qui finit par lui répondre brusquement : So che l’adoro, e basta ! l’expression que la cantatrice donne à ces paroles, qu’elle dit d’un petit air mutin en tournant sur ses talons, a quelque chose de puéril qui tranche singulièrement avec la gravité classique de la situation. Ce sont là des enfantillages qui peuvent paraître fort beaux en certains comités littéraires, mais qui, devant le public des Bouffes, n’ont pas cours. Que Mlle Pauline Viardot n’interroge-t-elle les grands modèles qui posent devant ses yeux sur la scène italienne ? Certes, les conseils d’une tragédienne comme la Grisi ou de Lablache, le plus grand comédien de notre temps, vaudraient mieux pour elle que toutes ces inspirations plus ou moins psychologiques puisées dans les romans du jour, et qui finiraient par devenir aussi insaisissables que le sont au piano les vaporeuses nuances du jeu microscopique de M. Chopin.

Depuis la Reine de Chypre, c’est-à-dire depuis tantôt un an, l’Opéra ne s’est guère mis en frais de nouveautés, et, du train dont vont les choses, l’administration doit en prendre à son aise. De loin en loin seulement, quelque partition inoffensive, en un ou deux actes, apparaît sans qu’on s’en informe : cela s’appelle le Guerillero ou le Vaisseau Fantôme, et donne pour prétexte à son existence rachitique la nécessité où l’on est d’avoir sous la main ce qu’on appelle en style de coulisses des levers de rideau, en d’autres ternes, des opéras à mettre devant le ballet en vogue, et que d’ordinaire les sujets du troisième ordre exécutent au bruit des portes qui se ferment et des banquettes qui retombent. Glorieuse destination ! que, du reste, les derniers chefs-d’œuvre représentés à l’Académie royale de Musique remplissent à souhait. Parlerons-nous maintenant du Vaisseau Fantôme ? À l’Opéra comme dans la ballade, les morts vont vite, et, pour être à temps encore, hâtons-nous. On se souvient du Dieu et la Bayadère, cette si charmante et si mélodieuse fantaisie de MM. Scribe et Auber s’inspirant du motif d’un grand maître ; les auteurs du Vaisseau Fantôme ont jugé à propos de remettre en scène la même idée. Comme Brahma déchu de sa splendeur, et qui ne peut remonter au ciel qu’après avoir trouvé ici-bas une femme capable de l’aimer jusqu’à la mort, le Troïl de M. Paul Foucher, espèce de maudit des eaux, erre sur l’Océan et navigue à la recherche d’un ange féminin, qu’il rencontre cependant après une sombre et fatale odyssée. Et pour que rien ne manque à l’identité des deux pièces, la même gloire mythologique qui servait jadis à l’ascension de Zoloé, emmène cette fois Minna et le noir capitaine, qui disparaissent bientôt dans les nuages aux sons harmonieux du trombone et de l’ophicléide. Si absurde que soit cette fable, il semble que le musicien en aurait pu tirer quelque parti en cherchant dans le caractère même de l’ouvrage de ces effets de contraste qui tentent d’ordinaire les cerveaux les moins exaltés. Loin de là : il s’en est strictement tenu au style, à la lettre de M. Paul Foucher, et cet opéra, qu’on prendrait, sur le titre, pour une divagation romantique à la manière d’Hoffmann ou de Weber, n’est, en fin de compte, qu’une monotone psalmodie que nulle étincelle ne réchauffe. Un homme d’un sens parfait et d’une érudition rare, M. Delécluze, citait dernièrement une promulgation de Rome par laquelle on interdisait toute introduction de musique profane dans les églises. Puisque la cour pontificale se trouvait en humeur de règlemens et d’admonestations, n’aurait-elle pas aussi bien fait, dans l’intérêt de l’art et des convenances, de défendre au théâtre des partitions exclusivement conçues dans le style liturgique, et d’ordonner que, lorsqu’un musicien apporte, comme M. Dietsch, l’auteur du Vaisseau Fantôme, un opéra qui n’est qu’une messe d’enterrement en deux actes, ce musicien soit impitoyablement renvoyé aux chantres de Saint-Eustache ?

On annonce pour cet hiver la composition nouvelle de M. Halévy. Ainsi, en moins de douze mois, l’Oriflamme va succéder à la Reine de Chypre. Ne craint-on pas que cette libéralité singulière qu’on met à prodiguer les inspirations d’un même auteur n’engendre, à la longue, une déplorable monotonie dans le répertoire de l’Académie royale de Musique ? Est-ce donc un génie si varié que M. Halévy ? En vérité, quand on pense aux gigantesques dimensions qu’affectent de notre temps les œuvres lyriques en cinq actes, on a peine à s’expliquer qu’un maître puisse suffire coup sur coup à la tâche. Heureusement, en pareilles circonstances, le métier vient en aide à l’art ; autrement, comment ferait-on ? Pour peu que le musicien ait livré trois morceaux, les répétitions commencent, et, tandis que les chanteurs apprennent, lui compose ; aujourd’hui donne une cavatine, demain apporte un finale, après-demain le grand duo de ténor et basse. Les feuillets encore humides sont transmis à Barroilhet et à Duprez, qui s’en emparent avec ardeur ; insensiblement les lacunes se comblent, l’enfantement aboutit, et le jour de la représentation arrive sans qu’on y prenne garde. Tout cela se ressent bien de la hâte et de la confusion qui ont présidé au travail : l’unité de composition et de style, par exemple, ce grand secret des œuvres immortelles qu’on ne trouve que dans l’isolement et la réflexion, manque tout-à-fait ; mais qu’importe ? le vacarme instrumental se charge des soudures. Et d’ailleurs les décors ne sont-ils pas splendides, les costumes somptueux, et des trompettes de six pieds, caparaçonnées de drap d’or comme un cheval de triomphe, ne sonnent-elles pas de victorieuses fanfares ? Le poème de l’Oriflamme a pour auteur M. Casimir Delavigne, qui s’est inspiré, dit-on, de la démence du roi Charles VI, dont M. Duprez doit représenter le personnage. En choisissant de préférence une époque de notre histoire si féconde en revers et en calamités de toute espèce, l’heureux chantre de Jeanne d’Arc et de Waterloo n’aura sans doute pas négligé de mettre en jeu les passions nationales et ces grands effets de patriotisme toujours si favorables à la musique. On prétend aussi que M. Victor Hugo s’occupe de mettre en opéra cet aimable conte bleu de Pecopin et Pecopette, qui traînait depuis plus de trois siècles dans tous les almanachs de la bonne Allemagne, lorsque la fantaisie vint à l’illustre poète des Orientales de l’imaginer dans son excursion sur les bords du Rhin. On ne dit pas encore sur quel musicien le choix de M. Victor Hugo s’est arrêté, mais cela se devine ; nous ne voyons guère, en effet, parmi les contemporains, que M. Berlioz qui soit capable de composer cette fantastique partition. Pendant ce débordement de poésie à l’Opéra, que devient M. Scribe ? Si l’on y réfléchit, voilà près de deux ans qu’il ne donne rien. L’inépuisable auteur de tant de chefs-d’œuvre lyriques, le cerveau le plus inventif de ce temps-ci, serait-il donc à bout d’intrigues musicales ? ou plutôt faut-il voir dans ces façons de s’abstenir un peu de mauvaise humeur et de bouderie contre l’administration actuelle, trop empressée de se pourvoir ailleurs dans l’occasion ? Quoi qu’il en soit, ces petites rancunes auront leur terme : deux opéras, dont les poèmes sont de lui, le Duc d’Albe, de M. Donizetti, et surtout le Prophète, de M. Meyerbeer, ramèneront nécessairement M. Scribe à l’Académie royale de Musique, où ses absences, quelques essais qu’on tente, finiront toujours par être vivement regrettées. L’opéra de M. Meyerbeer, que des difficultés d’exécution semblaient avoir relégué dans les brouillards d’un horizon impénétrable, vient de rentrer, grace à de nouveaux arrangemens, dans la catégorie des éventualités. L’administration comprend trop bien désormais quelle chance de fortune elle perdrait, et quel discrédit pèserait sur elle, si cette grande œuvre lui échappait, pour ne pas souscrire aux légitimes combinaisons que le maître propose. On a reproché souvent à M. Meyerbeer de se montrer exigeant outre mesure à l’endroit de ses chanteurs et de ses cantatrices ; mais pour peu qu’on veuille réfléchir à la manière dont il travaille, au sérieux qu’il apporte dans ses moindres compositions, on trouvera tout naturel le soin minutieux qu’il donne aux préliminaires. D’ailleurs, ces habitudes n’ont rien qui choque en Allemagne ; Weber ni Beethoven, si l’on s’en informe, ne procédaient autrement. Que les gens qui bâclent une partition en trois semaines prennent sans façon tout ce qu’ils trouvent, libre à eux ; ils spéculent et n’ont pas le loisir d’attendre : une improvisation chasse l’autre, et les défaites ne leur coûtent rien. Mais on comprendra aisément qu’un homme qui a passé par les plus grands succès qu’on cite au théâtre, qui sait au fond ce que vaut sa pensée, garde une attitude plus digne, et, sûr de lui-même, prétende aussi pouvoir compter sur son monde. M. Meyerbeer, que ses fonctions de maître de chapelle du roi de Prusse appelleront cet hiver à Berlin, reviendra au printemps ; alors seulement la distribution des rôles sera agitée. Du reste, tout porte à croire que l’illustre auteur de Robert-le-Diable et des Huguenots se dédommagera, à la saison prochaine, du silence qu’il garde depuis des années. S’il est question du Prophète à l’Opéra, aux Italiens on parle du Crociato, qui sera mis à la scène avec tous les honneurs d’une véritable nouveauté, car le maître s’est engagé à revoir sa partition, écrite dans sa première manière, et à l’enrichir de morceaux inédits qui donneront à cette reprise tout l’intérêt d’une première représentation.

Le Roi d’Yvetot, que M. Adam vient de composer sur la chanson de Béranger, est un petit opéra de la famille du Brasseur de Preston, ou du Fidèle Berger, avec la différence pourtant que cette fois les auteurs ont mieux réussi. Nous sommes loin de donner cela pour un chef-d’œuvre de goût et d’élévation, et convenons volontiers avec les difficiles qu’il y aurait des inspirations plus graves et plus généreuses à demander à la musique ; mais ces inspirations, qui les trouve aujourd’hui ? et pour un ou deux qu’elles immortalisent, combien ne leurrent-elles pas ! Plutôt que de se consumer en efforts stériles, et de donner au monde le spectacle de notre impuissance, ne vaut-il pas mieux cultiver modestement le grain de talent et d’originalité que la nature a mis en nous ? Comme il n’appartient pas à tout homme sachant rédiger un morceau de fugue ou d’harmonie de se dire Mozart ou Beethoven, l’homme d’esprit en cette affaire est encore celui qui sait prendre bravement son parti et qui écrit le Postillon de Longjumeau, faute de mieux. Tant d’autres, artisans de plagiats énormes et de ridicules ébauches, croient avoir le génie, qui n’en ont que la défroque ! Ce qu’on aime dans la musique de M. Adam, c’est qu’elle ne cherche jamais à tromper son public ; facile et amusante, d’une gaieté ronde et pleine d’entrain, elle se donne à vous pour ce qu’elle est. Si M. Auber a l’esprit dans la grace et la distinction, on ne refusera pas à M. Adam la même qualité dans la sphère populaire. Ces deux maîtres me paraissent représenter assez bien la chanson française sous son double aspect de finesse élégante et de gaieté grivoise ; M. Auber, par exemple, serait Boufflers ; M. Adam, Collé, Panard ou Désaugiers, cette poignée de gros sel gaulois, ce refrain de bonne et vieille bourgeoisie, M. et Mme Denis, pourquoi pas ? — Un homme, contemporain des deux musiciens dont je parle, qui, aux avantages qui les distinguent, joignait le sentiment du grandiose et du vrai beau, c’est Hérold. Son Zampa, qu’on vient de reprendre, est un chef-d’œuvre qui restera parmi les monumens de l’école française. Vous retrouvez là, comme dans Méhul, de ces effets puissans, imprévus, solennels, de ces riches combinaisons des voix et de l’orchestre qui sentent le grand-maître, et cependant le genre est maintenu, les conditions de l’opéra-comique ne sont jamais outrepassées. À côté de la mélancolique ballade de Camille, de l’admirable duo de la fin, de ce chœur d’orgie au premier acte, qui, pour l’entraînement et la verve, n’a d’égal que le morceau bachique du Comte Ory, et peut-être encore occuperait dans l’art un rang plus élevé à cause du double caractère de la situation, viennent se placer comme contrastes l’entrée si bouffe de Dandolo, la scène si amusante des deux époux qui se rencontrent, l’air de Zampa, et tant de chansons originales, d’heureux motifs qu’on aimera toujours. J’ai souvent entendu regretter qu’Hérold n’eût pas conçu son œuvre dans les dimensions du grand opéra. Je crois au contraire qu’il devait procéder comme il l’a fait. En grandissant ses personnages, en s’efforçant de naviguer à pleines voiles vers le sublime, il entrait dans les eaux de Mozart, il appelait le paralèle avec Don Juan, écueil terrible du sujet et qu’il a su tourner avec esprit. Qu’on ne s’y trompe pas, l’effet de sa partition repose tout entier dans les limites restreintes qu’il s’est choisies. Il laisse don Juan dans son enfer et le commandeur sur son piédestal de granit, pour animer des figures moins épiques, de moins sublimes passions. Sa statue est une femme et ne dépasse guère la grandeur ordinaire, ce qui n’empêche pas que la phrase de trombones par laquelle il évoque le fantôme d’Alice aux momens tragiques de l’ouvrage n’ait de la puissance et de la solennité. Étrange chose ! tout le monde admire Zampa, et cependant jamais le chef-d’œuvre d’Hérold n’a eu chez nous un de ces succès qui marquent. À cette partition si riche, si variée, si complète, le public de l’Opéra-Comique a préféré le Pré aux Clercs, délicieuse musique, mais d’une bien moins haute portée. En Allemagne, au contraire, c’est le Pré aux Clercs qu’on néglige et Zampa qu’on ne se lasse jamais d’applaudir et qu’on rencontre partout à côté du Joseph de Méhul et de tant d’autres chefs-d’œuvre de notre belle école française, parfaitement dédaignés ici, et dont la génération nouvelle a besoin d’aller apprendre l’existence à l’étranger. Combien de fois n’a-t-on pas repris Zampa ! Cette reprise donc s’est passée comme les autres, sans trop de bruit ni d’enthousiasme ; il est vrai de dire que, si l’enthousiasme ou quelque chose qui ressemble à ce don du ciel pouvait se loger dans la poitrine d’un habitué de l’Opéra-Comique, le jeu glacial de M. Masset serait de nature à l’y étouffer pour jamais. Avec un organe éclatant de fraîcheur et de sonorité, M. Masset n’a su que rester un chanteur de troisième ordre. Tel il était à ses débuts, tel vous le retrouvez aujourd’hui, gauche, distrait, sans chaleur, sans goût, sans style, gaspillant avec l’insouciance d’un fils de famille l’un des plus précieux avantages de ce temps-ci, une voix de ténor qui valait des millions. Une fois, M. Masset a paru s’animer, à l’occasion de la romance de Richard, qu’il disait avec un véritable accent pathétique. La musique de Grétry peut se vanter d’avoir fait là un singulier prodige, qui, du reste, ne s’est nullement renouvelé pour Hérold. C’est pourtant un bien beau rôle que Zampa ! rôle de comédien et de chanteur ; j’imagine que Barroilhet y serait à merveille. Chollet, dans son beau temps, malgré ses habitudes de province et son peu de tenue, y faisait assez bonne figure, puis Chollet avait créé le rôle sous les yeux d’Hérold, dont il recueillait les conseils assidus lors de la mise en scène ; et tel qu’il est encore aujourd’hui, je doute qu’il s’y montrât aussi insuffisant que M. Masset. Si, dans la nouvelle distribution, le personnage de Zampa laisse beaucoup à désirer, en revanche celui de Camille a trouvé dans Mlle Rossi la meilleure interprète qu’il eût eue jusqu’ici. Il s’en faut, je le sais, que la voix de cette cantatrice égale en étendue, en vibration, en charme, l’organe merveilleux de Mme Casimir, qui chantait le rôle avant elle ; mais il en était alors de Mme Casimir comme il en est à présent de M. Masset, et cette voix, qui, pour la sonorité argentine et le timbre, n’eut jamais sa pareille, ignora jusqu’à la fin les premiers élémens de l’art. Avec des moyens plus bornés, Mlle Rossi satisfait davantage par le sentiment qu’elle met à rendre cette musique, dont il semble qu’elle ait étudié les moindres nuances. On ne peut que louer sa manière de dire la ballade d’Alice. Un accent correct et pur, une expression profonde, convenaient seuls à la simplicité religieuse de cette grave et touchante élégie, que tout faux ornement eût altérée. En écoutant cette douce et plaintive musique, on se prend à songer malgré soi à son auteur, mort avant l’âge, si cruellement frappé, comme Bellini, au milieu de ses espérances et de ses triomphes. Dernièrement, ces idées me venaient pendant la représentation de Zampa, et c’était juste le jour où l’institut, après avoir médité près d’un an sur le successeur à donner à Chérubini, venait d’ouvrir ses portes à M. Onslow. Hélas ! pensai-je, si Hérold vivait, la question n’eût pas mis tant de temps à se décider. Rien ne fait songer aux morts comme un coup d’œil jeté sur la faiblesse des vivans. Quels sont aujourd’hui les hommes qui représentent l’avenir de la musique en France ? Cherchez à l’Institut, vous en compterez six : M. Berton, M. Spontini, M. Auber, M. Caraffa, M. Halévy, M. Onslow, et, du premier coup, sur les six, il en faut rayer deux, M. Berton, qui n’appartient plus à notre époque, et vit depuis quarante ans dans les souvenirs d’un passé glorieux, et M. Spontini, Italien par son origine, Allemand par ses fonctions, et qui, pour se rendre à la première condition des règlemens de l’Institut de France, pour se décider à venir résider à Paris, semblait attendre qu’une disgrace l’exilât de Berlin ; restent M. Auber, M. Caraffa, M. Halévy et M. Onslow, puis en dehors de l’Institut et frappant à la porte, M. Adam, puis… parcourez la liste de la dernière élection, lisez les noms qui se mettaient sur les rangs, et dites si ce n’est pas le cas de regretter la mort de l’auteur de Zampa, de Marie et du Pré aux Clercs !


H. W.