Revue musicale — 31 mai 1840
L’Opéra-Comique a pris demeure à la salle Favart, et l’on peut dire que le genre national s’est bâti là un fort magnifique palais, trop magnifique peut-être, car au milieu de tant de soie, de lumière et d’or, au milieu de ce luxe oriental et de cette sonorité plus vaste, toutes ces petites passions, tous ces petits airs, toutes ces petites voix surtout semblaient confuses, et faisaient le premier jour une assez pauvre mine. Heureusement, dès le lendemain, Zanetta est venue en aide au répertoire ; Zanetta, un de ces petits chefs-d’œuvre comme M. Auber, M. Scribe et Mme Damoreau en inventent seuls, une partition toute resplendissante de perles de mélodie, de paillettes d’esprit, de costumes de cour brodés d’or, et comme disposée à souhait pour la circonstance.
En inaugurant la nouvelle salle par le Pré-aux-Clercs, l’Opéra-Comique a voulu rendre un hommage bien légitime à la mémoire d’Hérold. Hérold, si l’on y pense, est l’un des jeunes maîtres qui ont le plus contribué à l’illustration de l’école française. Contemporain de Boïeldieu et d’Auber, il garde sur le chantre mélodieux de la Dame blanche et des Deux Nuits une incontestable supériorité dans le développement instrumental, et, s’il lui manque un peu de cette verve intarissable, de cette inspiration de toutes les heures et presque volontaire, qui fait de M. Auber un génie singulier, il a rencontré dans la plupart de ses partitions, dans Marie, dans Zampa, dans le Pré-aux-Clercs, des idées qui, pour la grace, la distinction, le tour original, ne le cèdent en rien aux motifs les plus heureux de la Muette, de Gustave ou du Domino noir. À l’étranger, Hérold est, avec M. Auber, le maître qu’on affectionne le plus ; les Napolitains ont accueilli Zampa avec enthousiasme, il est vrai que Lablache jouait Zampa ; et, tandis que les coryphées d’une école que nous avons vue avorter prétendent chez nous si plaisamment qu’il n’y a point de musique française, à Francfort, à Dresde, à Berlin, on ne chante, on n’aime, on n’applaudit que l’Ambassadrice, la Muette, la Dame blanche ou Zampa. Non que les Allemands traitent avec ingratitude les chefs-d’œuvre de leurs grands maîtres ; en fait de chefs-d’œuvre, les Allemands se souviennent : ils professent le même culte pour Oberon, Fidelio, ou la Flûte enchantée, que pour Egmont, Faust, ou les Brigands, ce qui ne veut pas dire qu’on joue plus souvent sur leurs théâtres Faust que Fidelio, Egmont que la Zauberflœte. S’ils affectionnent à ce point la musique italienne et française, c’est tout simplement qu’ils savent par cœur les chefs-d’œuvre de Beethoven et de Weber, et que ce qui se fait aujourd’hui chez eux ne les tente guère. En musique, l’Allemagne vit dans notre présent, mais sans abdiquer son passé, tout simplement parce qu’elle le trouve bon et moins à dédaigner qu’il ne nous semble à nous autres. Si jamais M. Auber était las des dédains que les grands génies de notre temps affectent à son égard, nous lui conseillerions de faire un voyage dans la patrie de Beethoven et de Weber, et là peut-être, en assistant aux succès prodigieux que ses partitions obtiennent sur toutes les scènes, en entendant toutes ces voix formées aux mélodies du Freyschutz, d’Euryanthe et de Fidelio, entonner le soir, en plein vent, les chœurs de la Muette ou les motifs de l’Ambassadrice, peut-être il se consolerait de n’avoir point écrit des symphonies philosophiques et des opéras humanitaires.
En affichant pour son jour d’ouverture le Pré-aux-Clercs d’Hérold, l’Opéra-Comique a fait un acte de convenance qui lui a réussi. C’est ainsi que depuis quelques années les Italiens ont pris la coutume d’inaugurer la saison d’hiver avec les Puritains de Bellini ; et peut-être y aurait-il plus d’un rapprochement à faire entre ces deux partitions, œuvres suprêmes de deux génies qui se ressemblaient tant. Écoutez le Pré-aux-Clercs ; que de mélancolie dans ces cantilènes si multipliées ! que de pleurs et de soupirs étouffés dans cette inspiration maladive ! comme toute cette musique chante avec tristesse et langueur ! Il y a surtout au premier acte une romance d’une mélancolie extrême ; l’expression douloureuse ne saurait aller plus loin. Eh bien ! cette phrase d’un accent si déchirant, vous la retrouvez dans les Puritains ; et, chose étrange, pour que rien ne diffère, les paroles sur lesquelles s’élève cette plainte du cygne, les paroles sont presque les mêmes : Rendez-moi ma patrie ou laissez-moi mourir, chante Isabelle dans le Pré-aux-Clercs, et dans les Puritains, Elvire : Rendetemi la speme o lasciate mi morir. Quoi qu’il en soit, le Pré-aux-clercs d’Hérold est, comme les Puritains de Bellini, une partition pénible à entendre. Cette mélancolie profonde qui déborde finit par pénétrer en vous. Chaque note vous révèle une souffrance de l’auteur, chaque mélodie un pressentiment douloureux, et votre cœur se navre en entendant cette musique où l’ame de ces nobles jeunes gens semble s’être exaltée, cette œuvre écrite pendant les nuits de fièvre, et dont la mort recueillait chaque feuillet. — Puisque l’administration voulait donner quelque solennité à la reprise du Pré-aux-Clercs, elle aurait dû apporter à l’exécution plus de soin qu’elle n’a fait. On a bien mis en avant les meilleurs sujets dont on dispose, mais les études ont manqué. Ces voix, assez convenables, du reste, quand elles chantent seules, ne savent ni s’accorder entre elles ni se fondre. Aussi c’est une chose déplorable que la manière dont on exécute le charmant trio du troisième acte. À la quatrième mesure, les chanteurs commencent à s’apercevoir un peu tard qu’ils chantent faux horriblement, et, de peur que le public ne manifeste sa mauvaise humeur, ils prennent le parti de baisser la voix au point qu’on finit par ne plus les entendre : c’est bien quelque chose de gagné ; mais ne vaudrait-il pas mieux, à ce compte, ne pas chanter du tout ? M. Roger, qui joue le rôle de Mergy, possède une voix de tenor assez agréable, et, s’il voulait s’en tenir à chanter la note, on n’aurait rien à dire. Malheureusement Rubini lui tourne la tête, et cette fièvre d’imitation, qui le travaillait déjà au théâtre de la Bourse, semble croître encore à Favart. Cependant, parce qu’on chante sur la scène où le vaillant ténor enlevait, à l’étonnement de tous, le célèbre trille de la cavatine de Niobé, il ne s’ensuit pas que l’on doive à tout propos se jeter dans des effets de voix que rien ne justifie, et vouloir piper à la volée des mi-bémols suraigus, au risque de faire comme ce corbeau de la fable qui fond sur la proie de l’aigle et s’y empêtre.
On se demande si la partition nouvelle de M. Auber vaut l’Ambassadrice et le Domino noir, grave question que nous n’essaierons pas de résoudre, attendu que c’est là tout simplement une affaire de goût. Les uns aiment mieux l’Ambassadrice, d’autres préfèrent le Domino noir ; nous en connaissons qui se déclarent ouvertement pour Zanetta, et franchement tous ont raison. Ce que nous pouvons dire, c’est qu’il n’y a rien dans le Domino de plus ingénieux, de plus délicat, de plus heureusement trouvé que le chœur des jeunes gens à table, les couplets de la jardinière dans Zanetta ; l’air de la princesse au troisième acte et le duo qui suit peuvent se comparer aux meilleures inspirations de l’Ambassadrice. L’ouverture surtout est un morceau exquis : que d’enjouement et de coquetterie dans les motifs, de soins minutieux dans les moindres détails de l’instrumentation ! La phrase de l’allegro est d’une originalité irrésistible, et la salle entière frémit d’aise chaque fois qu’elle entend revenir cet arpège de flûte sur l’accord de la tonique. Quelle que soit l’opinion qu’on ait à l’égard de M. Auber, on ne peut s’empêcher d’admirer cette fécondité singulière dont il donne à tout instant de nouvelles preuves. Le nombre des ouvertures remarquables que M. Auber a produites est tel qu’il serait difficile de les compter, et cependant sa verve, loin de s’épuiser, semble renaître d’elle-même. L’ouverture de Zanetta ne le cède en rien à celles de la Muette, de Gustave, de l’Ambassadrice. — Vous direz qu’il n’y a rien là de bien sublime, et que l’expression des grandes choses de la nature ou du cœur humain n’a rien à voir dans cette affaire. — D’accord ; mais tout cela est d’une si charmante combinaison, d’une mélodie si claire, d’un travail si parfait, qu’on oublie aisément l’enthousiasme échevelé pour s’en amuser comme d’un bijou merveilleux. Le secret du succès de M. Auber est dans son esprit et son talent, deux facultés qui, au besoin, tiennent lieu du génie, et qui ont sur lui l’avantage de s’épuiser moins vite. M. Auber se complaît dans les choses enjouées et faciles ; son inspiration aime les petits airs, les motifs, les traits d’esprit de la musique. Une fois seulement il est sorti de son cercle, ç’a été pour écrire la Muette ; puis, soit spéculation habile, soit goût naturel, il y est rentré pour n’en plus sortir, et tout porte à croire qu’il s’y maintiendra long-temps encore. L’ouverture est sans contredit le meilleur morceau de l’opéra ; l’introduction a de la grace, et, chose assez curieuse pour un chœur de gens attablés, une mélancolie qui lui sied à ravir. Le ton raide et empesé de cette musique, ces modulations qui procèdent carrément, et dans le goût du XVIIIe siècle, tout cela convient à merveille au comme il faut de ce gala de gens de cour. La musique s’arrête ; puis, après quelques instans de dialogue, elle reprend pour accompagner le cliquetis des verres que les convives poudrés entrechoquent avec une gravité fort amusante. La cavatine de la princesse, au premier acte, procède un peu comme toutes les cavatines italiennes ; cependant, à l’élégance de la cabaletta, à la délicatesse de l’instrumentation, on sent que M. Auber a passé par là. Donizetti ou Pacini ne font point tant de façons : leur motif une fois trouvé, le reste ne les inquiète guère, et la plupart du temps ils s’en remettent au chanteur pour le succès du morceau. M. Auber, lui, déploie toutes sortes d’artifices pour relever sa pensée, et ses cavatines italiennes ont toujours un petit minois français qui vous séduit. Il y a peu de musique dans Zanetta ; en général, M. Auber n’en use sur ce point qu’avec une certaine tempérance, et distribue ses morceaux de loin en loin, et de manière à laisser la pièce aller son train librement. En véritable compositeur d’opéra-comique, il ne va jamais bien avant dans la situation, de peur de l’arrêter, et sa musique serait au désespoir d’empêcher son monde de saisir un trait d’esprit dans le dialogue. M. Auber ne prétend jamais absorber sur lui toute l’attention et tout l’enthousiasme de la salle, comme le fait Meyerbeer, par exemple, et laisse à Mme Damoreau ainsi qu’aux auteurs de la comédie la part qui leur revient des succès et des plaisirs de la soirée ; et lorsque la pièce est agréable, spirituelle et de bon goût, comme cela s’est rencontré dans l’Ambassadrice et le Domino noir, comme cela se rencontre encore dans Zanetta, personne ne songe à se plaindre.
Mme Damoreau chante cette musique à ravir ; elle fredonne, elle gazouille, elle vocalise à cœur joie, comme le rossignol sur la branche. Ce sont des points d’orgue merveilleux, des arabesques à perte de vue, des roulades qui s’égrènent en petites notes de cristal. Pour Mme Damoreau, il n’y a que M. Auber ; lui seul connaît les secrets de cette voix si souple, si flexible, mais si frêle ; lui seul peut toucher sans le briser à ce talent si délicat ; en dehors de l’Ambassadrice, d’Actéon, du Domino noir, de Zanetta, il n’est point de succès pour Mme Damoreau. Une fois seulement, dans le Shérif, la cantatrice de M. Auber voulut chanter pour un autre, et l’on vit quelle mésaventure ce fut. Sa voix semblait étouffée ; on ne l’entendait plus, cette voix d’ordinaire si agile, si vive, si légère dans son essor ; on eût dit qu’elle ne pouvait soulever de terre les notes de plomb de M. Halévy. La ballade que chante Zanetta au second acte serait une inspiration originale, si les couplets d’Actéon et la chanson de l’Aragonnaise dans le Domino noir n’existaient pas. Malheureusement tout, jusqu’aux traits de vocalisation, rappelle ces deux fantaisies, qui sont fort agréables, mais qu’il était au moins inutile de fondre en un seul morceau. L’enthousiasme singulier dont Mlle Rossi a été l’objet à la première représentation de Zanetta nous a semblé assez peu légitime. La voix de Mlle Rossi, étendue et vibrante, a le défaut de chevroter souvent et de manquer presque toujours de justesse dans l’intonation. Mlle Rossi devrait, avant tout, égaliser les registres de son organe, mettre en harmonie ses notes du medium avec les cordes aiguës ; ce serait là un travail bien simple, et qui lui vaudrait mieux que ces roulades ambitieuses où elle semble se fourvoyer à plaisir, et que ces points d’orgue à mi-voix, ces demi-teintes que Mlle Grisi touche avec une délicatesse si exquise et qu’il faut lui laisser.
Le théâtre de l’Opéra-Comique possède maintenant la salle la plus élégante et la plus sonore que nous ayons : c’est à lui de savoir comprendre les exigences de son nouvel état. Aujourd’hui que toutes ces restaurations sont accomplies, qu’il a multiplié les lustres et les glaces, rembourré les banquettes, peint les murailles à neuf, il s’agit de s’occuper un peu de la musique. Dans cette salle que les Italiens ont tenue, les ariettes de la place de la Bourse ne seraient plus de mise, et, si le vieil Opéra-Comique s’obstinait à venir roucouler ses pauvres chansons sur cette scène où fut Rubini, tout le monde lui rirait au nez. Nous ne prétendons pas ici que l’administration doive renoncer complètement à un genre qui a fait si souvent sa fortune ; mais n’est-il pas un moyen de tout concilier, d’entrer dans une voie plus large, de satisfaire aux exigences nouvelles, sans rompre avec son passé ? L’Opéra-Comique joue tous les jours ; pourquoi n’alternerait-il pas ? Sans ce projet d’agrandir le répertoire, quelle raison auraient les derniers engagemens qu’on a faits ? Est-ce une cantatrice d’opéra-comique, Mme Eugénie Garcia, cette voix de contralto que le dialogue embarrasse, et qui ne trouve de puissance et d’effet que dans l’expression dramatique ? Et M. Marié, M. Masset, comment les emploierez-vous en dehors de l’action musicale ? Il faut aujourd’hui des ouvrages largement accusés, où la musique tienne la plus grande place, des opéras enfin. La Cenerentola, la Straniera, la Lucia, Freyschütz, sont des opéras-comiques à leur manière. Voilà le genre où vous devez incliner, le seul qui convienne aux chanteurs que vous avez, le seul que le public puisse adopter à Favart. Après cela, l’Ambassadrice, le Domino noir, Zanetta, auront leurs jours dans la semaine, et l’accueil gracieux du public ne leur manquera pas. Donizetti n’exclut pas M. Auber, pas plus que Mme Garcia n’exclut Mme Damoreau. Tout au contraire, ces élémens, loin de se nuire, doivent se venir en aide l’un à l’autre, et c’est d’une combinaison intelligente des deux genres que dépendent la variété du répertoire et la fortune du théâtre.
L’Opéra change de directeur : le gouvernement de l’Académie-Royale passe des mains de M. Duponchel dans celles de M. Léon Pillet. M. Monnais, qu’on avait récemment adjoint à l’administration, prend les fonctions de commissaire royal qu’avait M. Billet, et M. Aguado continue à soutenir l’entreprise et va poursuivre à travers de nouvelles combinaisons son rêve de réunion des deux théâtres et de surintendance. Prendre l’Opéra dans les circonstances présentes est un acte de courage dont il faut tenir compte. Jamais, en effet, la situation ne fut plus grave, jamais les embarras et les difficultés de toute espèce ne se multiplièrent davantage. Les partitions et les chanteurs manquent, et le découragement est partout. Trouver des chefs-d’œuvre et des sujets qui les exécutent, vaincre l’indifférence du public, quelle tâche ! mais aussi quelle fortune si l’on réussit ! Prendre l’administration de l’Opéra dans l’état de choses actuel, c’est jouer la fameuse partie de M. Véron en 1830. M. Véron a gagné, grace à Robert-le-Diable, à Nourrit, à Mlle Falcon, à Mlle Taglioni ; il pouvait tout aussi bien perdre, et de pareils élémens ne se rencontrent pas tous les jours. On parle de reprise, et pour commencer on cite Fernand Cortez. À merveille ; mais pourquoi cette partition de M. Spontini plutôt que toute autre ? Fernand Cortez, voilà un choix qu’on aura peine à s’expliquer. Si c’est une concession que le théâtre prétend faire aux amis de l’art, ou, pour mieux dire, aux amis de cet art pompeux et faussement sublime, nous craignons que l’exécution ne réponde point à ses vues. On connaît M. Massol dans Cortez, et chacun sait que penser de ces éclats de voix que le chanteur méridional prodigue avec une si extraordinaire intempérance. Quelque bruit qu’on ait voulu faire de la voix de M. Massol, nous ne pouvons nous empêcher de dire qu’il est venu au monde au moins un siècle trop tard. Le style de M. Massol aurait pu être apprécié au temps où florissait Joliette ; mais le moyen d’admirer aujourd’hui cet organe sonore et vibrant, dont rien ne modère l’émission, cette voix fruste et sans méthode ? Quant au rôle d’Amazilli, le public se souvient de Mme Damoreau, et nous doutons qu’il y goûte fort les points d’orgue de Mme Stoltz. D’autre part, si c’est une spéculation, on se trompe ; cette musique fanfaronne et gonflée de vent, qui chante un peu comme déclament les matamores de la comédie espagnole, cette musique ne saurait plaire aujourd’hui. Fernand Contez est un opéra un peu dans le genre des tragédies de l’empire ; or, si l’on s’avisait de remettre à la scène le Sylla de M. Jouy ou l’Hector de Luce de Lancival, l’enthousiasme ne serait pas bien grand au Théâtre-Français. Du reste, M. Spontini l’a senti tout le premier, lui qui, du fond de l’Allemagne, envoie des huissiers à l’administration de la rue Lepelletier pour empêcher qu’on ne joue sa pièce. Songez bien qu’il y a là plus qu’une question de mise en scène, et que, si le maître de chapelle de Berlin ne prévoyait que sa musique ennuiera tout le monde à Paris, il n’aurait certainement pas si vite pris la mouche, et se serait bien gardé de se mettre en frais de démarches et de protestations qui, pour offrir un côté ridicule, n’en sont pas moins très significatives. Il est aussi question d’arranger l’Hamlet de Shakespeare pour M. de Ruolz. À la bonne heure ! au moins M. de Ruolz trouvera à qui parler, et, si les idées manquent dans sa musique, on n’ira pas s’en prendre au poème. Quelle magnifique partition on ferait avec Hamlet, si l’on avait pour soi le génie et la puissance de Mozart, la mélancolie de Bellini, la fantaisie romantique de Weber ! Et certes, il ne faudrait rien moins pour suffire à tant d’imagination et de spectacle, de variété poétique et de mouvement. Quel chef-d’œuvre Mozart eût fait avec la scène de l’ombre et la scène des comédiens, lui qui a su écrire les deux finales de Don Juan ! Quelle douce chanson Bellini eût mise sur les lèvres pâles d’Ophélie cueillant ses doigts de mort sous le saule au bord des eaux ! Et le terrible refrain du fossoyeur, ne pensez-vous pas que Weber a mal fait de mourir sans le noter ? car lui seul en pouvait deviner la musique. C’est une œuvre de cette dimension, de cette importance, qu’on voudrait confier à la muse de l’auteur de Lara et de la Vendetta ! Allons donc ! mais on n’y songe pas. Un Hamlet de Rossini, à la bonne heure ; de Meyerbeer, encore. Toute autre tentative échouerait infailliblement. Qu’on se souvienne du Macbeth de M. Chelard ; ce sont là des exemples qu’il n’est pas besoin de renouveler, un seul suffit.
L’Opéra va suspendre ses représentations pendant un mois. On profitera du congé de Duprez et de Mme Dorus pour restaurer la salle et donner à ses murs enfumés un air de fraîcheur et d’élégance que le voisinage de la salle Favart rend aujourd’hui indispensable ; puis on ouvrira par le Diable amoureux, un ballet nouveau dont on dit merveilles. C’est décidément Mlle Noblet qui sera chargée du rôle destiné d’abord à Mlle Elssler et confié depuis à Mlle Grahn, qu’une maladie du genou retient loin de la scène. Triste chose, quand le mal prend les cantatrices à la gorge et les danseuses à la jambe ! On ne parle pas encore de l’opéra qui doit venir après ; cependant il n’y a pas à hésiter. Dans des circonstances aussi graves, il faut absolument une œuvre de maître, une œuvre de fonds, qui tienne le répertoire avec honneur, et nous ne voyons guère que M. Meyerbeer qui puisse venir en aide à l’administration. Reste à savoir si M. Meyerbeer voudra consentir à livrer son opéra. La représentation au bénéfice de Mlle Falcon, cette triste soirée qui brisa tant d’illusions et d’espérances, est venue déranger tous les plans du maître, qui, dans la confiance où il était du rétablissement de la jeune cantatrice, disposait déjà pour elle son rôle nouveau. Du reste, M. Meyerbeer arrive ; la nouvelle des changemens survenus dans l’administration a été le surprendre à Berlin, et sans tarder un instant, il s’est mis en route. Il vient étudier son terrain, observer toute chose, se rendre compte du présent et de l’avenir ; et, s’il ne voit pas là quelque cantatrice à la hauteur de sa musique, quelque tragédienne jeune et vaillante, Pauline Garcia, par exemple, soyez sûrs qu’il vous échappera sans rien dire, et partira un beau matin pour aller prendre les eaux en Bohême ou monter les Huguenots dans quelque duché.
Le succès que les Huguenots viennent d’obtenir dans les capitales des états de Brunswick et de Hanovre mérite qu’on en parle. Le duc de Brunswick avait écrit à M. Meyerbeer pour l’inviter à venir diriger la mise en scène de son œuvre, et le maître dut se rendre aux gracieuses instances du royal dilettante. Dès son arrivée, M. Meyerbeer trouva toutes choses en train ; les dispositions matérielles avaient été prises d’avance, seulement on ne s’était pas encore occupé de la musique, de crainte d’entrer dans de fausses voies, et de contracter sur de simples indications des habitudes que le maître désapprouverait à sa venue. La présence de M. Meyerbeer électrisa tout le monde, et l’on se mit au travail avec un tel enthousiasme, qu’en vingt jours, ni plus ni moins, la partition des Huguenots se produisit sur la scène avec tous ses effets gigantesques, tout son appareil d’orchestre et de chœurs. Quand la susceptibilité minutieuse de M. Meyerbeer à l’endroit de l’exécution ne serait point là pour attester le fait, nous n’aurions pas de peine à croire à l’heureuse issue de l’entreprise, malgré la promptitude avec laquelle il semble qu’on l’a menée. Les chanteurs, en Allemagne, sont doués d’une intelligence musicale qui vous étonne, d’un instinct merveilleux pour saisir en un instant la volonté du maître et pénétrer dans son esprit, ce qui ne les empêche pas d’avoir dans l’occasion des voix fort belles, et dont on pourrait citer le timbre sonore et la puissance de bon aloi. N’oublions pas que le premier ténor qu’il y ait après Rubini chante à Carlsruhe pour le grand-duc de Bade. Dernièrement, il s’agissait de mettre à l’Opéra le Freyschütz de Weber, et l’on dut presque aussitôt renoncer à cette idée, tout simplement parce qu’on s’aperçut qu’il n’y avait là personne pour chanter la partie de Max. Eh bien ! ce rôle pour lequel Duprez n’est pas de taille, Haitzinger, depuis dix ans, le chante sans se fatiguer, et trouve encore moyen de suffire à toutes les partitions du répertoire italien et français, c’est-à-dire que le ténor de Carlsruhe chante la Sonnanbula, le Pirate, la Muette, Robert-le-Diable, en même temps que Freyschütz, Oberon et Fidelio. La musique de Weber surtout, il n’y a qu’en Allemagne que les chanteurs en comprennent l’esprit. Ces gens-là, avec des voix souvent médiocres, des talens du troisième ordre, qu’on ne supporterait pas dans l’Ambassadrice ou le Pré-aux-Clercs, vous font tressaillir dans le Freyschütz, et cela par la seule force du sentiment qui les anime, et de la tradition qu’ils possèdent ; car il y a une tradition pour la musique de Weber, comme pour les comédies de Molière, avec cette différence pourtant que la tradition française ne sort pas des écoles et s’acquiert par l’étude et la persévérance, tandis que l’autre est dans l’ame et se trouve partout en Allemagne, dans les cascades du Rhin, sur les montagnes du Harz, dans les échos mystérieux des forêts de Thuringe ou de Bohême. Partout, même dans les plus petites villes, vous rencontrez des chœurs et des orchestres ; et telle est la puissance de cet instinct dont nous parlons, de cette volonté musicale, qu’avec des ressources bien moindres que celles dont nos premiers théâtres disposent, on atteint aux plus grands effets.
La cantatrice de Brunswick qui chante Valentine, possède une voix de soprano aiguë, et pourvue en même temps de cordes graves qui dans le duo avec Marcel, au troisième acte, rappellent les belles notes de Mlle Falcon. Du reste, c’est une chose assez commune en Allemagne de rencontrer des voix de soprano remarquables dans Robert-le-Diable et les Huguenots. Il est vrai que M. Meyerbeer ne néglige rien pour qu’il en soit ainsi, et ne s’épargne ni les soins, ni les voyages. Après Freyschütz, Oberon, Euryanthe et Fidelio, c’est incontestablement Robert-le-Diable et les Huguenots, qu’on exécute le mieux partout. Peut-être faut-il ajouter à la raison que nous donnions un certain air de famille que la musique de M. Meyerbeer emprunte à l’inspiration de Weber, et qui fait qu’on trouve sans peine des Alice et des Valentine au pays d’Agathe et d’Euryanthe. C’est l’usage, en Allemagne, lorsque le musicien est présent, qu’il dirige lui-même l’orchestre : le duc de Brunswick a témoigné à M. Meyerbeer le désir qu’il aurait de le voir présider à la fête, et le maître s’est résigné de bon cœur à tenir le bâton. Jamais aussi on n’avait vu enthousiasme pareil ; ce fut d’un bout à l’autre une exécution à faire envie aux plus beaux jours du Conservatoire. Intelligens, habiles à saisir les moindres nuances, tantôt, pendant les fantaisies du second acte, glissant comme l’eau sous la feuillée, tantôt se déchaînant au quatrième comme la tempête, tous ces instrumens obéissaient au moindre regard du compositeur, au moindre signe de sa main. Quel triomphe ! mais aussi quels dangers il a courus ce soir-là ! Diriger lui-même en personne sa musique ! avec la susceptibilité maladive qu’on lui connaît, s’aventurer à travers les orages de son orchestre ! le péril eût été moins grand pour lui en pleine mer, au milieu du tumulte des flots et des éclairs. Quand on pense que pendant quatre heures d’horloge la vie du chantre des Huguenots a été suspendue à quelque chose de plus fragile et de plus ténu qu’un fil, à un son, et qu’il dépendait du dernier timbalier de le faire mourir d’angoisses et de désespoir !
Tous les succès de salon ont été cet hiver pour une jeune provinciale, Mlle G…, de Toulouse, qu’un auguste patronage recommandait à Paris. Mlle G… est une gracieuse personne d’une voix de soprano aiguë et limpide, et qui chante la cavatine de Robert-le-Diable et les romances de Mlle Puget de manière à provoquer dans un salon les frémissemens les plus délicieux. On a crié au prodige, un peu vite peut-être ; on a parlé de théâtre, de débuts à l’Opéra ; M. Duponchel est survenu avec M. Halévy. Nous conseillons vivement à Mlle G… de se défier des promesses qu’on va lui faire ; l’empressement des directeurs ne manque jamais lorsqu’il s’agit d’attirer au théâtre un succès du monde. On gagne ainsi un nom déjà connu pour les affiches, des débuts dont on s’occupe partout, et que les plus hautes sympathies accompagnent. Si la chose réussit, on s’en fait gloire ; s’il y a échec, on en est quitte pour aller se pourvoir ailleurs. L’exemple de M. de Candia, cette noble voix dont on pouvait tirer un si grand parti et qu’on laisse se rouiller dans l’inaction, est là pour tenir en respect les volontés les plus déterminées. D’ailleurs, rien ne semble moins convenir à la scène que le talent de Mlle G… ; et pour laisser de côté son inexpérience musicale, et ne parler ici que de ses avantages, cette voix douce et frêle, éclose aux bougies et dans une atmosphère de bienveillance, s’entendrait à peine dans la vaste salle de l’Opéra. Nous parlons d’une voix née au-dessus du théâtre ; en voici une venue de plus bas et dont on a fait, Dieu merci ! assez de bruit : celle du tonnelier de Rouen. Un joyeux compagnon, cerclant ses foudres, entonne quelque refrain populaire avec une voix de basse magnifique ; un homme passe dans la rue au même instant, et voyez un peu le hasard ! cet homme est justement le directeur de l’Opéra. M. Monnais trouve qu’il n’a jamais rien ouï de pareil ; il admire, il s’étonne, et, ravi de la découverte, révèle au basso cantante tous les trésors qu’il a dans son gosier : « Si tu veux chanter à l’Opéra, je te donne mille écus cette année, puis six mille francs, puis douze, et ainsi de suite jusqu’à cent. » L’ouvrier n’y tient pas d’aise, ouvre de grands yeux, et l’on signe l’engagement sur le tonneau. À l’heure qu’il est, cette voix magnifique est à Paris ; on la forme pour la scène, on lui apprend à lire et à écrire, à porter un chapeau et des gants. Cette voix a des maîtres d’escrime, des maîtres à danser, des maîtres de grammaire, de philosophie et de littérature, ni plus ni moins que le bourgeois gentilhomme ; dans quelques années, elle débutera, et fasse le ciel qu’elle n’en vienne pas à regretter ses tonneaux !
Les différends survenus entre l’administration du théâtre de la reine et les dilettanti de Londres sont définitivement levés. M. Laporte, trouvant que Tamburini lui coûtait beaucoup trop cher, avait imaginé de le rayer de ses cadres cette année. Une troupe composée de Lablache, de Rubini et de Mlle Grisi, offrait, à son avis, un ensemble assez imposant ; on en serait quitte pour se passer de deux ou trois chefs-d’œuvre de Rossini et de Cimarosa, ou, s’il fallait absolument produire Otello, la Cenerentola, le Matrimonio, pour avoir recours au premier basso cantante qui se rencontrerait, à quelqu’un de ces pauvres diables toujours en humeur d’affronter les risées d’une salle. Par malheur, le public de Londres a refusé d’entrer pour sa part dans ces calculs d’économie, et les hostilités ont commencé, l’irritation des avant-scènes était au comble. Toutes les fois que la reine n’assistait pas au spectacle, c’était un bruit à ne pas s’entendre, un tumulte qui a fini par déplaire à ces voix accoutumées à ne s’élever que dans le silence. Force a été à l’impresario de fléchir et de céder à cette émeute que dirigeait en personne un prince du sang. On a nommé des arbitres ; le comte d’Orsay a prononcé, et Tamburini chante. Mais là ne devait point s’arrêter cette curieuse affaire. M. Laporte, au lieu de se tenir pour battu, a voulu encore se mettre en frais d’éloquence, et vient de répandre partout un factum des plus singuliers dans lequel il dit tout net au jeune duc de Cambridge qu’il est un libertin, un niais, un petit colonel de salon, et que la reine a fort bien fait de ne pas le prendre pour mari ; tout cela parce que le jeune duc, qui raffole de musique, use de son influence et de ses droits d’abonné pour empêcher un comparse de tenir l’emploi de Tamburini. Les noms de Mlle Grisi et de lord Castlereagh reviennent de temps en temps dans ce pamphlet, et font un cliquetis de scandale des plus agréables. Voilà certes bien du bruit pour une assez mesquine affaire. En France, les administrations s’exécutent de meilleure grace, et le ridicule ne va jamais si loin.