Revue musicale - 31 juillet 1840
Un vent de bénédiction a soufflé, l’autre semaine, sur la salle de l’Opéra. Les échos du théâtre ont dit : Taglioni ! et le public est accouru en foule comme aux jours anciens ; Taglioni ! et toutes les mains ont battu de plaisir dans les loges, et les bouquets ont volé dans l’air, et l’enthousiasme de l’âge d’or s’est retrouvé. À ce nom si doux, à ce nom magique, à ce nom de fée, la nature entière a tressailli, le torrent de Guillaume Tell s’est ému dans sa profondeur, les primevères de la sylphide ont frémi sur leur tige engourdie, comme aux atteintes d’une brise caressante, et le vieux rossignol de Lebrun a piaulé de joie dans son bosquet de roses. On eût dit un rayon de soleil après la saison du froid, une goutte de rosée dans le désert ; on eût dit le printemps et le renouveau. « Il n’y a de nouveau sous le soleil que ce qui est ancien. » L’auteur de cette parole est un grand philosophe et qui savait son Opéra par cœur. N’importe ! elle a dansé quatre fois ; puis, après avoir enchanté tout le monde, après être restée juste assez de temps pour réveiller tous les regrets de ceux qui l’ont perdue, elle s’est envolée dans son écharpe de gaze comme une vraie sylphide qu’elle est, évanouie comme une ombre, comme une illusion. Hélas ! que d’illusions l’Opéra a laissées s’envoler ainsi, illusions qui faisaient sa gloire et sa fortune ! Nourrit, Cornélie Falcon, Taglioni ! groupe harmonieux, inséparable, qu’on retrouve toujours là malgré soi. Qu’est devenue aujourd’hui cette ame brûlante, la seule qui ait jamais su comprendre l’inspiration de Meyerbeer et la rendre ? Qu’est devenue cette noble voix de jeune fille qui chanta Dona Anna ? L’ame s’est envolée, et la voix a suivi de près l’ame du maître, et la danseuse aimable de cette illustre période, Taglioni, s’est mise à courir le monde, en bohémienne aventureuse, en sylphide qui n’a d’autre patrie que l’air. Au fait, pourquoi resterait-elle ici ? pourquoi Paris plutôt que Londres, Berlin, Vienne ou Saint-Pétersbourg, Le monde qu’elle aimait, Nourrit, Mlle Falcon, Mme Damoreau, ce monde n’existe plus désormais. À coup sûr, elle n’est pas plus isolée à Saint-Pétersbourg qu’elle ne le serait ici, au milieu d’un troupeau de coryphées dont elle ignore jusqu’aux noms. Voilà cependant où conduit l’impéritie, voilà comment on mène à la ruine un des plus beaux théâtres qu’il y ait. Vous avez ouvert la cage, et les oiseaux mélodieux se sont enfuis à l’étranger. Là différentes destinées les attendaient. Le mal du pays a consumé les uns, les autres se sont acclimatés, ceux-ci ne reviendront plus jamais, ceux-là fendent l’espace, et si vous les saluez encore, c’est au passage ; s’ils se posent parmi vous, c’est, pour reprendre haleine et s’enfuir de nouveau vers des contrées qu’ils ignoreraient encore si vous ne leur en eussiez appris le chemin, vers ces douces contrées de neiges et de frimas, où les diamans fleurissent.
Dans le court séjour qu’elle a fait à Paris, Mlle Taglioni s’est produite dans la Sylphide, le Dieu et la Bayadère, la Fille du Danube. Avant de nous montrer les conquêtes nouvelles de son talent, elle a voulu nous laisser voir qu’elle n’avait rien perdu de ses graves premières, dont le souvenir semble d’hier. Nous l’avons donc retrouvée, non plus telle que nous l’avons connue autrefois, mais plus agile encore si c’est possible, plus légère et plus vaporeuse. Le public n’y tenait pas d’enthousiasme, les applaudissemens éclataient comme d’eux-mêmes, et c’est ainsi qu’elle a conduit son monde de surprise en surprise, d’étonnement en étonnement, jusqu’à ce pas de la Gitana, qu’elle a dansé pour ses adieux. Avec quel plaisir on a revu la Sylphide, cette fraîche imagination de Nourrit, dont Taglioni a fait un chef-d’œuvre, ce joli songe d’une nuit d’été. Avec elle, on entre dans cette fiction poétique, on s’y intéresse ; Taglioni est l’ame de ce ballet. On dirait que sa présence apporte sur ces montagnes de carton quelque chose des brouillards de l’Écosse, absolument comme fait pour l’opéra de Guillaume Tell la musique de Rossini. Elle vous introduit dans cette vie aérienne dont elle a le secret ; ces sylphides, ces elfes que les poètes avaient jusqu’alors seuls entrevus dans le calice des roses ou les vapeurs du crépuscule, elle les a révélés au public dans leur grace et leur forme native. Ôtez Taglioni, et vous aurez un poème de ballet comme il y en a mille. Taglioni, c’est la poésie dans la danse. Il n’y avait qu’elle au monde pour représenter la sylphide et rendre admissible au théâtre l’apparition d’un être insaisissable. Comment, en effet, la différence des deux natures pourrait-elle être mieux tranchée ? On aura beau dire, jamais on ne me fera croire que Taglioni, dans la Sylphide, soit une femme, une femme comme Mlle Noblet, par exemple. Quand elle renoncerait à cette faculté merveilleuse qu’elle a de s’envoler dans l’air à tout instant, quand elle resterait fixée au sol comme tant d’autres, sa démarche seule révèlerait la supériorité de sa nature. Taglioni a des pas de gazelle.
Partout on sent l’effort et le travail : Mlle Elssler arrondit ses gestes et prépare à loisir ses moindres poses, Mlle Noblet s’y prend à deux fois avant de se lancer dans une pirouette aventureuse. L’art des autres danseuses s’apprend comme un métier, l’art de Taglioni vient de la nature. Il y a dans ses pieds, dans ses jarrets, dans toute sa personne, une élasticité dont elle-même ne se rend pas compte ; elle danse par instinct, comme l’oiseau chante sur la branche. Elle s’enlève, puis retombe, et le sol, réagissant, la renvoie de nouveau. On l’appelle fille de l’air, — fille de la terre plutôt, comme Antée. — Le souvenir de Taglioni demeure pour toujours attaché à la Sylphide ; on ne peut parler de ce ballet sans que le nom de la ravissante danseuse vous vienne aussitôt sur les lèvres, et dans tous les rôles du répertoire il n’en est pas que son talent se soit plus souverainement approprié. Taglioni appartient aux élémens, comme dirait Goethe ; il lui faut des rôles en dehors de ce monde : aussi que de rôles élémentaires n’a-t-on pas inventés pour elle, ondines, syrènes, hamadryades, que sais-je ? et cependant elle revient toujours à la Sylphide, ce ballet charmant où sa fantaisie se donne libre cours. Taglioni sent que c’est là son chef-d’œuvre ; aussi, comme elle le traite avec ménagement, comme elle change les détails, ajoutant çà et là des scènes, des épisodes qui complètent l’action et donnent motif à des pas où son talent trouve encore moyen de se produire sous des aspects nouveaux ! Et dire après cela que d’autres que Taglioni ont voulu danser la Sylphide ! Il est vrai que, dès qu’une autre s’en mêle, la sylphide cesse d’être la sylphide, ses ailes se détachent et tombent comme dans la pièce, lorsque l’écharpe magique l’enveloppe. La sylphide est invisible, elle est insaisissable, elle va et vient, entre et disparaît sans qu’on sache comment ni pourquoi, et flotte dans une atmosphère de brouillards, au-dessus de tous les autres personnages. Là est toute la grace, toute la fraîcheur, tout le charme de ce joli poème. À la place de Taglioni mettez Mlle Elssler, il n’y a plus de pièce possible. Dès-lors la présence de la sylphide n’est plus un mystère pour personne. Avec la meilleure volonté du monde, on ne peut admettre que cette belle fille, dont les pas font tant de bruit, soit invisible pour Effie. Comme Taglioni s’est bien vengée de toutes les petites usurpations de Mlle Elssler ! comme elle a ravagé toutes les fleurs de son jardin avec une malice enchanteresse ! comme elle lui a tout pris, tout, jusqu’à sa Cachucha ! En effet, le pas de la Gitana que Taglioni a dansé l’autre soir au milieu d’une pluie de bouquets, ce pas merveilleux, qu’est-ce autre chose que la Cachucha, dépouillée de ce qu’elle a de brutal, de provocateur, de terre-à-terre, et transportée dans les régions de la danse et de la poésie ? Aussi, Mlle Elssler, que diable alliez-vous faire dans cette galère, dont les journaux américains ne se lassaient pas de parler, et en si beau style ? Tandis que vous couriez sur le pont, que vous grimpiez dans les cordages comme une enfant, Taglioni courait sur les planches de l’Opéra comme une danseuse sans rivale, comme Taglioni ! Tandis que le Nouveau-Monde vous adoptait, tandis que les feuilletons de New-York chantaient si plaisamment votre gloire par-delà les mers, Taglioni dansait chez nous ; Taglioni, votre reine à toutes, effaçait vos moindres traces, non dans l’air, mais sur la terre. Quel malheur pour vous, Fanny Elssler ! Taglioni vous a pris la Cachucha, c’est-à-dire la Smolenska, la Mazourka, la Cracovienne, toutes ces variations d’une même chose, toutes ces facettes du seul diamant de votre chétive couronne. Il ne vous reste plus qu’à faire comme elle. Taglioni vous a pris la Cachucha ; prenez-lui la Sylphide maintenant.
Cependant l’épreuve était dangereuse, même pour Taglioni ; elle s’essayait pour la première fois à Paris dans un genre que Mlle Elssler s’est attribué, non sans éclat ; elle avait à lutter contre des souvenirs d’hier, contre un certain engouement du public, encore sous l’impression des œillades agaçantes de la danseuse viennoise et de ce fameux mouvement de hanches dont on a tant parlé. Le public, comme on sait, est assez routinier de sa nature ; il classe avec méthode ses admirations et ne s’en écarte guère volontiers. Le public voit dans Taglioni une sylphide, dans Mlle Elssler une Andalouse, et ne sort pas de là. Il donne à l’une les airs pour royaume, à l’autre la terre, et ne veut pas que celle-ci empiète sur le domaine de celle-là. Il est vrai qu’il lui arrive quelquefois d’avoir raison, à n’en juger que d’après l’essai tenté par Mlle Elssler dans la Sylphide. Mais de ce que Mlle Elssler ne saurait s’enlever, de ce que les ailes lui manquent, il ne s’ensuit pas que Taglioni ne doive pas descendre sur la terre, si c’est son caprice. Les gazelles ne volent pas, et les oiseaux marchent.
Taglioni s’est avancée, et dès les premiers pas elle avait gagné la partie. Jamais on n’inventera rien de plus gracieux et de plus entraînant, de plus harmonieux et de plus vif que cette danse de gitana. Comme elle bondit, comme elle court, comme elle se ploie et se ramasse, comme elle s’enlève, et surtout comme elle marche ! Que de souplesse en ses élans, que de fierté dans ses poses, de hauteur souveraine dans son geste ! Elle ne provoque pas son parterre du regard ou du sourire, elle le domine, elle l’entraîne par la seule puissance de son talent. C’est encore la Taglioni de la Sylphide et de la Fille du Danube, encore la danseuse légère, flexible, incomparable ; seulement elle ose davantage, mais toujours avec réserve et goût, toujours avec la conscience d’un talent qui se sent irrésistible et dédaigne de recourir à des moyens de séductions étrangers à son art ! À peine eut-elle fini ce soir-là, qu’une averse de fleurs vint l’inonder au milieu d’un tonnerre d’applaudissemens, tels qu’elle dût recommencer de plus belle. Taglioni a dansé deux fois ce pas de la Gitana, deux fois dans la même soirée. Tant mieux pour les gens qui se trouvaient là, tant mieux et tant pis ; tant mieux, car ils ont vu le chef-d’œuvre de la danse ; tant pis, car je crains bien qu’ils n’admirent plus ce qu’ils ont admiré peut-être, la Cachucha de Mlle Elssler. Le lendemain des triomphes de Taglioni, le théâtre a fermé. On répare la salle ; songe-t-on aussi à réparer la troupe, à recrépir ces voix qui tombent en ruines, à mettre à neuf ce personnel caduc ? Quand on aura bien couvert d’or les murailles et garni de velours les banquettes, ce sera l’occasion de produire quelques sujets nouveaux, à moins qu’on ne veuille jouer pour ces banquettes et ces murailles. Où donc est la cantatrice aujourd’hui à l’Opéra, où donc est la danseuse ? On a parlé de Mlle Cerito, mais ce ne serait encore là qu’une apparition. Mlle Cerito a des engagemens à l’étranger, et, si nous l’avons, ce sera comme Taglioni, pour quelques jours. Cette manière de prendre les danseuses au passage et de leur donner la volée aussitôt, ne convient nullement à la dignité de l’Opéra, et le public ne s’en accommodera jamais. Voilà une belle fille, on l’applaudit, on l’adopte, on lui jette aux pieds des éloges et des fleurs, et tout cela pour la plus grande joie des Prussiens ou des Russes, qui vous l’enlèvent à jour fixe. Paris n’est pas une ville de bains pour qu’on lui donne ainsi des danseuses à la représentation. Il nous faut de bons et durables engagemens. Par malheur, aujourd’hui presque tous les sujets sont liés. Comment faire de nouveaux traités ? Il eût été plus habile de ne pas rompre les anciens.
En attendant, M. Léon Pillet se rend à Ems pour solliciter une partition nouvelle de l’auteur des Huguenots et de Robert le Diable. Le directeur de l’Opéra va faire une visite affectueuse à M. Meyerbeer, qu’on ne trouve qu’aux eaux, comme chacun sait. Il n’est pas dans toute l’Allemagne de si petits bains que M. Meyerbeer n’ait rendus célèbres par sa présence. À Carlsbad, à Marienbad, à Kissingen, partout on vous montre la chambre que le grand maître occupait lorsqu’il écrivit quelqu’un de ses chefs-d’œuvre. Meyerbeer a ses eaux de printemps, ses eaux d’été et d’automne, et, pour n’en pas perdre l’habitude, il passe l’hiver à Baden. Au train dont il y va, l’auteur des Huguenots finira par découvrir quelque source nouvelle, la source de la mélodie peut-être. On s’informe souvent des moindres particularités des grands musiciens et des grands poètes. Il n’est pas rare de rencontrer des gens qui se préoccupent avec une curiosité puérile des moyens dont l’un et l’autre s’est servi pour se stimuler au travail. Écoutez-les, ils vous diront, quand on a du génie, comment il faut faire pour s’en servir. Hoffmann buvait du vin de Champagne, Mozart du punch, Schiller se mettait les pieds dans de la glace et prenait de l’eau-de-vie ; Meyerbeer, lui, avale un verre énorme d’une eau minérale quelconque, et s’en va faire trois lieues de montagne sur un âne qui le secoue rudement ; c’est là une recette comme une autre, et qui vaut bien, à coup sûr, le bain de pieds de Schiller. Disposez-vous de la sorte, et, pourvu que vous ayez en l’ame le démon de la musique ou de la poésie, vous ne manquerez pas de composer ainsi Marie Stuart ou le quatrième acte des Huguenots. Qu’aurait dit Meyerbeer s’il eût assisté à cet acte des Huguenots, représenté au bénéfice de Taglioni ? Jamais chef-d’œuvre ne fut si indignement immolé. Cette noble musique où Nourrit trouvait de si généreux élans, où Mlle Falcon s’élevait si haut, ces belles phrases pathétiques du grand duo, ces intentions mélodieuses, toute cette verve chaleureuse, tout cet esprit, toute cette passion musicale, c’était à ne plus les reconnaître, tant les chanteurs contrariaient les mouvemens, tant le souffle et l’enthousiasme leur manquaient. M. Marié, qui chantait Raoul, possède une assez belle voix de ténor ; mais quel style ! On reproche à Duprez de ralentir la mesure ; avec M. Marié, il n’y a plus de musique possible ; l’orchestre a beau faire, il finit toujours par le laisser en arrière de vingt pas : on devine l’agréable harmonie qui résulte de cette bonne intelligence. Quant à Mlle Julian, sa voix, d’un timbre éclatant, mais aiguë et métallique, ne descend pas, de sorte qu’elle transpose à tout instant les notes de contralto dont la partie de Valentine abonde. Tandis que M. Marié semblait prendre à tâche de changer tous les mouvemens, Mlle Julian se chargeait d’intervertir les traits, et le public, au milieu de cette confusion, se demandait si c’était bien là les Huguenots de Meyerbeer, cette musique qu’il applaudissait si chaudement autrefois. Il y avait quelque chose d’affligeant dans cette représentation. On se reportait malgré soi vers cette belle période à jamais passée et dont Nourrit fut le chef. Rien n’évoque le souvenir des morts comme une exécution pareille. Heureusement Taglioni est revenue bientôt, rapportant dans la salle la vie et le plaisir, et, secouant les riantes pensées de sa robe de gitana, elle a dansé ce pas merveilleux dont M. Auber a fait la musique. M. Auber raffole de la danse, et la danse raffole de lui ; jamais passion ne fut mieux partagée et plus heureuse. Quoi de plus joli que ces airs de ballet dans Gustave ! comme cela est toujours frais, varié, charmant ! Ce rhythme du pas de la Gitana vous entraîne, on sent que cette musique est écrite de verve ; comme les jolis petits airs qu’il compose encore tous les jours pour Mme Damoreau. Heureux homme qui trouve Mme Damoreau pour chanter sa musique, et Taglioni pour la danser !