Revue musicale — 14 février 1840
— M. Donizetti et Mlle Borghèse ont fait ensemble, mardi dernier, leurs débuts sur la scène de l’Opéra-Comique. L’inspiration, toujours si gracieuse, de l’auteur de la Lucia s’est prêtée, avec une admirable souplesse, aux exigences un peu soldatesques du sujet qu’il avait à traiter ; il a fallu, à la place de ces douces cavatines et de ces duos dont la mélodie plaintive et tendre fait le plus grand charme, mettre des refrains guerriers et des chansons à boire, débarrasser sa muse des longs voiles blancs qui la tenaient si chastement enveloppée, et substituer à sa fraîche couronne le bonnet de police du 21e régiment de la garde. M. Donizetti a atteint son but au-delà de nos espérances ; il a su déguiser à merveille le genre qu’il affectionne ; sa musique a pris des allures cavalières, parfaitement appropriées au sujet, sans perdre rien de son caractère chantant. Le duo d’entrée de Marie, cette vivandière enfant de troupe, qui finit par se trouver marquise et épouser un sous-lieutenant, est bien posé ; la phrase principale manque peut-être de distinction, mais elle est accentuée vigoureusement et fait briller dans tout son éclat la magnifique voix de Mlle Borghèse. La ronde qui le suit serait assez insignifiante, si l’auteur, au deuxième acte, ne l’avait enchâssée très spirituellement dans une romance langoureuse de Garat. Le sentiment qui emporte Marie, au milieu d’une leçon de chant, à répéter son refrain de soldat, est rendu avec finesse et originalité. Les couplets de Tonio au premier acte, et son duo avec Marie, sont gracieux et bien conduits ; mais le ténor chargé du rôle du jeune Tyrolien s’était imposé la tâche de chanter un demi-ton au-dessous du diapason de l’orchestre. Il paraît, du reste, que cette habitude lui est toute naturelle et qu’il y trouve du charme, à voir la persévérance qu’il met à ne pas en dévier. Il serait temps que l’Opéra Comique pensât un peu à la partie masculine de sa troupe ; pour se mesurer avec des femmes telles que Mmes Damoreau, Garcia et Borghèse, ces trois virtuoses que l’Opéra envie, il faut d’autres talens que ceux de MM. Masset et Marié. Ces deux chanteurs ont pourtant des voix remarquables ; mais de la façon dont ils les conduisent, la plus belle moitié reste enfouie dans leur poitrine, le peu qu’ils en laissent sortir est presque toujours faux et étranglé. Il est à regretter que M. Donizetti n’ait point pensé à confier son rôle à Roger, qui chante d’une façon supportable ; il lui aurait au moins prêté une tournure élégante et distinguée.
La voix de Mlle Borghèse est sonore et vibrante ; elle se plaît aux grands éclats et aux motifs énergiques, et s’assouplit singulièrement quand le sentiment musical l’exige. La phrase de son air Salut à la France, qui exprime deux sentimens opposés, l’un très fortement marqué, l’autre d’un caractère plus doux, a été parfaitement comprise par la cantatrice, qui a mis beaucoup d’art à en faire ressortir le contraste. L’andante qui précède est une reminiscence quelque peu flagrante de la deuxième cavatine de Percy dans Anna Bolena ; il est bien permis à M. Donizetti de piller l’auteur d’Anna Bolena, et sur ce point il n’aura à s’en prendre qu’à lui-même. Nous avons un reproche plus sérieux à lui faire : c’est d’avoir rappelé dans le trio : Nous voilà réunis, qui du reste a eu les honneurs du bis, le final du Comte Ory : Venez, amis. Le motif n’est pas le même, mais le dessin du morceau est calqué sur celui de Rossini. L’imagination de M. Donizetti doit être encore assez riche et n’avait pas besoin de recourir aux trésors de ses devanciers pour enrichir son œuvre. L’orchestre, très travaillé, fourmille de jolies idées et d’intentions heureuses ; les paroles sont bien jetées sous la mélodie ; c’est, en somme, un des morceaux les plus remarquables de la pièce, et qui n’a que le seul défaut de ne point appartenir en entier à l’auteur. L’ouverture renferme, ainsi que le morceau d’entr’acte, d’élégantes phrases qui seront bientôt converties en contredanses. — Les chœurs sont la partie la plus négligée de l’opéra et la plus mal exécutée. Depuis longtemps, du reste, on sait à quoi s’en tenir sur le mérite des choristes de l’Opéra-Comique, et je ne sache pas de lieu au monde où la laideur humaine y soit plus dignement représentée. Mlle Borghèse, malgré sa profonde émotion, a surmonté toutes les difficultés de son rôle et obtenu un très grand et très mérité succès. La musique de la Fille du Régiment, écrite pour elle, a fait ressortir mieux que toute autre les qualités brillantes de sa voix et la hardiesse de sa vocalisation. Le seul reproche qu’on puisse lui faire, c’est la rudesse avec laquelle elle attaque quelquefois les notes élevées, ce qui les fait passer à l’état de cri ; il y a aussi quelque hésitation et un manque de netteté dans ses gammes chromatiques et dans son trille. À part ces défauts, dus peut-être à la frayeur d’un début, et que le temps corrigera sans doute, Mlle Borghèse possède, comme cantatrice et comme comédienne, un talent qui ne peut que croître, et sur lequel l’Opéra-Comique doit fonder les plus grandes espérances.