Revue musicale — 30 septembre 1840
Le ballet nouveau de l’Opéra appartient encore à ce genre d’imaginations fantastiques dont on semble ne vouloir plus sortir. Depuis que les trombones de M. Meyerbeer ont remué les mondes souterrains au grand profit de l’Académie royale de Musique, c’est à qui évoquera son diable amoureux ou non, son lutin, sa sylphide ou son kobold. Pas un coin de l’air ou de la terre, pas une grotte, pas un fleuve, qui soit demeuré à l’abri de ces investigations laborieuses. Il semble en vérité que l’enfer n’ait été imaginé que pour la plus grande gloire de l’Opéra, et que les Satans de Dante et de Milton n’aient autre chose à faire qu’à venir parader en casques de pompier devant la rampe. Et cette belle mythologie allemande, qu’est-elle devenue, bon Dieu ! On a pris aux roses leurs elfes, aux mines d’or leurs gnomes, pour les faire danser aux soirs d’une musique quelconque devant un public ennuyé ; et les cygnes blancs de Musœus en sont réduits à barbotter dans le Lac des Fées. Les poètes de l’Académie royale de Musique sont un peu cousins des alchimistes du moyen-âge ; ils savent eux aussi se soumettre par des incantations les forces mystérieuses de la nature, et faire de l’or à leur manière. Ceci nous amène naturellement à penser qu’en fait d’imagination les poètes de l’Opéra sont au moins aussi économes que les musiciens. Après Robert-le-Diable, vous avez eu la Tentation, le Diable boiteux, le Diable amoureux, de même qu’après la Fille du Danube, le Lac des Fées. L’original appelle la copie ; le feu ou l’eau, peu importe, du moment que l’un s’y jette, tous se précipitent : C’est toujours l’histoire des moutons de Panurge. D’ailleurs, diable pour diable, j’aime autant le voir amoureux que boiteux. Pourquoi, au fait, le diable ne serait-il pas accessible à tous les plus honnêtes sentimens de l’humanité ? Si la légende prétend que le diable ne saurait aimer, attendu que, s’il lui arrivait de pouvoir aimer une ame, il cesserait à l’instant d’être le diable, la légende a tort ; et lorsque Goethe donnait à son Méphistophélès un masque glacial, une ironie implacable, un cœur de boue et de fiel, Goethe, à coup sûr, ne savait ce qu’il faisait. Le diable, au fond, ne demeure étranger à aucune des facultés du cœur et de l’intelligence ; il s’éprend de belle passion, il se marie à l’église, il a des enfans auxquels il se dévoue et qu’il élève dans la foi de ses pères : qu’y a-t-il donc d’étonnant à voir au diable un cœur tendre et passionné, un cœur de jeune fille amoureuse ? ne lui avons-nous pas vu jadis des entrailles de père ? Ne vous souvient-il plus de ce digne Bertram, de cet excellent homme qui chérit son fils Robert au point de le suivre partout, jusque dans les sanctuaires, et commence à larmoyer pitoyablement chaque fois qu’il lui parle de sa mère.
Le ballet du Diable Amoureux procède de Cazotte absolument comme le ballet du Diable Boiteux procédait de Lesage ; après le roman, la nouvelle. On ne saurait s’imaginer combien les écrivains de l’Académie royale de Musique puisent tous les jours à pleines mains dans ce petit livre du siècle dernier : je pourrais citer dix scènes du répertoire, des plus belles et des plus dramatiques, qui viennent de là. Seulement, il est fâcheux que ces messieurs, au lieu de s’en tenir à la lettre, n’aient pu imiter cette imagination dans ce qu’elle a de vraiment original. Je ne prétends pas donner ici le roman de Cazotte pour un chef-d’œuvre, tant s’en faut ; cela est décousu, débraillé, plein de négligences et de mauvais style ; mais cependant, à travers un bavardage où l’art n’a rien à démêler, on rencontre çà et là des scènes aimables et charmantes, la scène de la séduction par exemple, et d’autres. De plus, ce petit livre a, selon nous, le mérite d’être fantastique sans le vouloir, presque sans le savoir, un peu à la manière du Don Juan de Molière. En effet, la Biondetta de Cazotte n’appartient pas le moins du monde à la famille des anges déchus ; ce n’est point là un diable, pas même un diablotin, mais tout simplement une de ces illusions qui vous prennent à vingt ans, vous attirent et vous possèdent jusqu’à ce qu’un beau matin elles s’évanouissent comme elles sont venues. Ôtez à Biondetta son existence vaporeuse, habillez-la de rouge et d’or, faites-en un petit page démoniaque aux dents grinçantes, à l’œil ardent, et vous aurez sur-le-champ la Miranda de la Tentation, ni plus ni moins. Je m’étonne que l’auteur du livret n’ait point senti que là était l’écueil du sujet et qu’il ne parviendrait pas à le tourner.
Or, tomber dans cet écueil, c’était tomber dans le vieil enfer des machinistes, dans tout cet appareil de flammes du Bengale, de démons ventrus et repoussans, et de caricatures pitoyables qu’il serait temps de laisser aux théâtres du boulevart, d’abord parce qu’on les a reproduits jusqu’à satiété, ensuite parce que tous ces perfectionnemens puérils qu’on y ajoute ne servent qu’à en faire ressortir le ridicule. On dirait que depuis dix ans l’Opéra ne s’occupe que du soin de perfectionner la mise en scène et le caractère de son enfer, et que les directeurs à qui les destinées d’un art sérieux pourtant, l’art de Weber et de Rossini, sont commises, n’ont d’autre affaire en tête que de transformer le vieux diable de Psyché en un Satan convenable, régulier et catholique. Que d’expériences n’a-t-on pas faites à ce sujet sur ce digne M. Montjoie ! D’abord on l’affubla d’une épaisse cuirasse d’écailles d’or, puis on lui donna des cornes ; tels furent, s’il nous en souvient, les résultats de la première révolution. Cependant ces cornes étaient droites ; des cornes droites à Belzébuth, quelle hérésie ! On les courba à la manière des béliers ; on y ajouta même une paire d’excellentes ailes de feutre noir, nouvelle période ; enfin, pour réforme suprême, on vient de les dorer. Qu’est-ce que l’art peut demander de plus ? On a doré les cornes de M. Montjoie. — Puisque nous sommes en train de rendre à Cazotte ce qui lui appartient, disons que M. Scribe lui doit l’intermède tout entier du cloître et des nonnes dans Robert-le Diable, sans en excepter cette belle scène où Robert croit reconnaître l’image de sa mère dans la statue couchée sur le sépulcre qu’il va profaner pour cueillir le rameau magique. La manière dont Biondetta se révèle à don Alvar rappelle aussi une scène de Faust, avec cette différence toutefois, qu’il s’agit ici d’un petit épagneul dont l’allure vive et gracieuse laisse deviner la gentille espiégle qu’il dérobe, d’un de ces jolis épagneuls de Charles Ier, à dorloter dans le manchon d’une marquise, tandis que le chien du docteur Faust est un barbet noir et fâcheux. Étrange rapprochement ! À coup sûr, Goethe n’aura pas imité le bonhomme Cazotte. Voici, je crois, tout le secret de la chose. Cazotte aime les chiens et ne trouve rien de plus élégant pour son joli lutin « qu’un épagneul blanc, à soies fines et brillantes, les oreilles traînantes jusqu’à terre, et qui tourne en remuant la queue et faisant des courbettes. » Goethe les a en aversion et met son Méphistophélès dans le ventre d’un barbet. À ce point de vue, la rencontre n’est-elle pas curieuse ?
Si par hasard on a quelques inquiétudes sur ce fils de famille en veste de velours, en perruque frisée, qui boit le vin de Chypre dans des coupes d’or, sème les billets de banque chez les courtisanes et finit par se ruiner au jeu sur un air de Meyerbeer, puis, dans son désespoir, évoque Lucifer selon d’infaillibles formules écrites en lettres rouges sur un parchemin noir, et se donne à lui pour arranger ses affaires ; si par hasard on s’informe de ce bel étudiant qui, sous les traits de M. Mazillier, fascine depuis dix ans toutes les femmes, princesses, bourgeoises, comédiennes et paysannes, nous dirons qu’on le trouvera dans le ballet nouveau. C’est bien lui, nous avons reconnu l’appartement où s’élucubrent d’ordinaire les conjurations, cette antique salle ténébreuse aux fenêtres en ogives, aux murs bariolés de toute sorte d’images fantastiques, où le diable ne manque jamais d’être représenté dans l’appareil sous lequel il va se produire, et tenant à la main une énorme pancarte où se lit quelque devise sacramentelle : Sois à moi, à toi toutes les pompes de la terre, par exemple, tout cela pour la plus grande intelligence du drame qui se joue. Nous avons reconnu aussi le fameux grimoire qu’on épèle avec des gestes forcenés, en ayant l’air de battre la mesure aux infortunés musiciens de l’orchestre, qui soufflent à s’époumoner dans la gueule béante des trombones et des ophycléides. Seulement le vieux bouquin à exorcismes nous a paru un peu usé ; depuis Robert-le-Diable, il a passé par tant de mains avant d’arriver au jeune comte Frédéric ; l’administration fera bien de s’en procurer un neuf. — Une fois la banalité d’un pareil sujet admise, on ne peut s’empêcher d’applaudir à la manière vraiment ingénieuse dont certaines parties de l’ouvrage sont traitées. Il y a surtout, au second acte, une scène d’un effet excellent, et qui figurerait à merveille dans une comédie.
Le comte Frédéric, amoureux d’une paysanne, est au moment de l’épouser, lorsque survient la Phœbé, son ancienne maîtresse, qui, pour se débarrasser de sa rivale, paie à prix d’or les services d’un pirate qui se charge d’enlever la jeune fille. Lilia sort pour venir faire sa prière au pied d’une petite croix, et comme elle est encore agenouillée, on l’entoure, on l’entraîne, on l’embarque. Mais tout n’est pas dit ; Urielle, qui vient d’assister à la scène, imagine de faire enlever la Phœbé à son tour. Lorsqu’il s’agit de se passer quelque fantaisie, les gens de l’enfer ne marchandent pas, l’or ne leur coûte guère, on le sait ; la diablotine paie double, et, délivrée du même coup des deux femmes qui lui disputaient le cœur du jeune comte, reste seule maîtresse du terrain. On ne saurait dire tout ce qu’il y a d’esprit et de mouvement dans cette scène, bien jouée du reste par Mlle Pauline Leroux, Mlle Noblet, et Simon. La malice égrillarde du petit diable, la jalousie de la belle courtisane délaissée, la rapacité grossière du bandit, tout cela est bien exprimé, grace à la pétulance de Mlle Leroux, à la tenue si distinguée de Mlle Noblet et à la verve bouillante de Simon. Il vous semble que vous assistez à l’exécution d’un de ces admirables morceaux de la bonne école italienne, d’un trio de Païsiello ou de Cimarosa où chacun fait sa partie en conscience. La scène du marchand d’esclaves a son agrément, même après la Tentation et la Révolte au sérail, et l’on aurait tort de vouloir s’en plaindre, car, outre qu’il est parfaitement indispensable à l’Opéra que tout homme ayant des accointances avec un diable quelconque, voyage en Orient et passe en revue tous les harems, ce commerce en plein vent de femmes à demi nues est un spectacle qui peut avoir son intérêt. Vous voyez là des groupes d’esclaves plus ou moins belles, indolemment étendues sur des nattes et des coussins ; acheteurs et marchands vont et viennent, soulevant, à mesure qu’ils passent, les gazes qui les voilent ; il y en a de brunes et de blondes, de vives et de languissantes ; celles-ci se reposent, celles-là dansent. On les contemple, on les mesure, on les crie à l’enchère sur une estrade autour de laquelle viennent s’asseoir les marchands et les amateurs, les gens d’affaires et les hommes de plaisir. Parmi ceux-là, il en est un surtout qui fait les délices de la salle, je veux parler d’un Persan, long, maigre, jaune, épuisé, l’homme riche, l’homme important de la vente, et que tous les marchands accablent, sans qu’il ait l’air d’y prendre garde, de toute sorte d’obséquieuses prévenances. Il arrive dans un palanquin somptueux, prend place, regarde d’un œil hébété les femmes qu’on lui montre, et s’il en voit une pour qui ses sens veuillent encore parler, il puise l’or à pleines mains dans un coffre, et se la procure sans sourciller. Élie est excellent dans ce personnage, à qui Mlle Pauline Leroux finit par faire perdre la tête dans un pas vraiment diabolique, et qui, pour les allures lascives, les gestes effrénés et les œillades provocatrices, laisse bien loin derrière lui toutes les prouesses du genre inventées par Mlle Elssler. Il faut voir ce satrape déjà mort au plaisir, ce dilettante de la luxure passer par tous les degrés de la sensation, de l’impassibilité, de l’anéantissement, au paroxisme du désir, de l’œil terne à l’œil de feu ; sa paupière appesantie se soulève, se fixe, s’allume et flamboie. C’est la débauche orientale prise sur le fait. Ce rôle n’a qu’une scène, mais il est, à coup sûr, le meilleur de la pièce, le seul original. — Quant au dénouement, on n’y peut guère voir qu’une variante à celui de la Tentation et de la Sylphide. Le poète nous ramène dans la fameuse chambre aux exorcismes, ce qui signifie, dans les pièces à hocuspocus, que les choses marchent à leur fin. Le comte Frédéric, les bras croisés sur sa poitrine, rêve à son bonheur, et contemple avec ravissement sa douce fiancée qui dit ses patenôtres, agenouillée devant un prie-dieu, de l’autre côté de la scène. Étrange chambre que celle-là ! On y invoque Dieu et le diable dans la même heure, et les missels vivent en paix dans la bibliothèque avec les livrets de sorciers. — Survient Urielle, plus amoureuse et plus ardente que jamais ; le spectacle du bonheur de Frédéric l’irrite, la vue de sa rivale heureuse l’exaspère, elle éclate, elle tempête, elle menace en grinçant des dents ; Othello n’est pas plus terrible dans l’alcove de Desdemona. Cependant tout à coup elle se trouble et s’arrête, un rayon céleste descend d’en haut dans cette ame de soufre et de poix, et l’illumine ; la diablesse, revenue à des sentimens humains, pardonne aux deux amans, les unit, comme un père-noble du Gymnase, et, pour sceller le sacrifice de sa passion, brûle à la chandelle le pacte infernal, qui prend feu comme une feuille de papier. Avis à Beelzébuth, qui fera bien de fonder en enfer une papeterie d’amyanthe, car il est déplorable, pour le prince des flammes et des salamandres, de voir ses sujettes dévorer les archives de son royaume, ni plus ni moins que si c’étaient les registres d’un notaire. Après ce magnifique mouvement d’abnégation, Urielle fléchit sur ses jambes, lève les yeux vers le ciel, bénit ses bêtes et rend le souffle comme la sylphide ; Lilia s’agenouille auprès du cadavre et lui passe sa croix de jeune vierge autour du cou ; toujours la croix ! Frédéric verse des torrens de larmes, puis, quand les deux amans se sont bien livrés à l’excès de leur désespoir, ils se regardent, et, dans une pantomime pleine d’expression, se tiennent à peu près ce langage : « Elle est morte, tout est fini, nous n’y pouvons rien ; si nous allions nous marier ! » et ils partent. Nous voici de nouveau en enfer ; là nous retrouvons cet excellent M. Montjoie coiffé de cornes d’or à rendre jaloux le plus beau bouc du Jardin des Plantes, paré de bracelets, d’anneaux et de colliers mystiques, et le ventre ceint d’une toile d’araignée à paillettes de feu, qui, dans la pensée du costumier, était sans doute destinée à représenter ces vapeurs flottantes, ces émanations bitumineuses dont l’auge des ténèbres s’environne, mais qui de fait ne ressemble qu’à un tablier de sapeur ; remarquez que M. Montjoie en a déjà le casque, de sorte que rien ne manque au travestissement. Sapeur ou diable, M. Montjoie anathématise du haut d’un roc son esclave Urielle, et la déclare traîtresse à l’enfer : à ce geste, tous les monstres têtards de la Tentation fondent sur la victime et s’apprêtent à la déchirer à belles griffes ; mais la mignonne, qui n’est jamais à court d’expédiens, se souvient de Lilia, et leur montre sa croix (on sait quel effet la croix produit sur les diables, sur les diables de l’Opéra surtout) ; et tandis que dix ou quinze comparses, chargés de représenter la légion des esprits rebelles, s’escriment et grimacent de leur mieux, l’ange Michel apparaît dans la lumière, et montrant les cieux de son épée, ouvre à la diablesse Urielle les chemins de la gloire. Un diable qui va au ciel ! l’idée est curieuse et vaut bien qu’on en parle même aujourd’hui ; l’assomption fera époque. Ce que j’admire surtout, c’est le rôle de l’ange Michel dans cette comédie. Le pauvre séraphin ! comme ses fonctions ont varié depuis la Genèse ! Autrefois il expulsait les démons du paradis, maintenant il les y introduit. Les temps changent ; hélas ! l’Opéra le sait mieux que personne.
La musique du Diable amoureux est de deux musiciens peu connus du public, et qui, bien qu’à des titres divers, méritent d’attirer l’attention des hommes spéciaux. M. Benoît a écrit le premier et le troisième acte, et M. Reber le second. M. Benoît, organiste distingué, sort du Conservatoire, dirige les chœurs de l’Opéra, et, pour confectionner une fugue, on peut s’en fier à lui. Quant à M. Reber, c’est un jeune homme plein de courage et d’énergie, amoureux de son art, et qui depuis long-temps se prépare à la lutte par des études sérieuses. Une symphonie et quelques chœurs détachés, exécutés dans un ou deux concerts, et l’acte de ballet qu’il vient de produire, telles sont à peu près toutes les compositions de M. Reber que le public ait été jusqu’ici à même d’apprécier. Les amis de M. Reber, et il en a beaucoup, prônent déjà son talent avec enthousiasme ; on parle même de génie. Nous attendrons, avant de le proclamer maître, que les chefs-d’œuvre sortent de son portefeuille. On prétend que M. Reber a des idées ; pourvu que ce ne soient pas des idées esthétiques. D’ailleurs, par le temps qui court, il faut se défier des amis ; on sait ce qu’ils valent, surtout en fait d’art. Que signifient les amis en musique ? M. Berlioz a des amis, et Rossini n’en a pas. M. Benoît et M. Reber ont pris leur tâche au sérieux, trop au sérieux sans doute. Dans leur zèle de néophytes, ils ont saisi par les cheveux cette occasion d’écrire des ouvertures et des symphonies pour l’orchestre et pour la salle de l’Opéra, et ne se sont pas fait faute d’une double croche. De là une musique fort proprement travaillée, quelquefois élégante, mais souvent diffuse et monotone. Ils ont traité l’affaire comme s’il se fût agi d’une partition en cinq actes d’où leur renommée dépendait, oubliant qu’en pareille circonstance un arrangement ingénieux est tout ce qu’on demande, et que le public vous tient plus compte du motif d’un autre habilement présenté que de toutes les prétendues richesses de votre propre fonds. Une idée de Rossini, d’Auber, ou d’Hérold, qui sillonne l’orchestre par momens, rafraîchit l’oreille en même temps qu’elle anime la scène. Quand je vais voir un ballet, ce n’est point apparemment pour m’enfouir dans l’orchestre ; je veux suivre les pas des danseuses, et non le travail des violoncelles ou des clarinettes. Jamais vous n’obtiendrez d’un musicien nouveau qu’il se modère, et consente, en face d’un orchestre prêt à gronder à son premier signal, à refouler son inspiration qui déborde ; ce serait là le supplice de Tantale, et vous n’oseriez pas l’y condamner. Un musicien d’avenir, et tous les musiciens, jeunes ou vieux, qui n’ont rien produit encore, en sont là ; un musicien d’avenir est trop au-dessus d’une pareille tâche pour ne pas être au-dessous. Vous aurez beau dire, il écrira sa grande partition, sa partition en cinq actes, il la fera bon gré mal gré. Il en résulte que vous avez un ballet sur le théâtre, et dans l’orchestre un opéra auquel rien ne manque, ni l’ouverture, ni les morceaux d’ensemble, ni les chœurs ; l’ophycléide chante les cavatines, le haut-bois et la contre-basse font les duos, et la petite flûte concerte avec le trombone. Quand vous sortez, les oreilles vous cornent. Tout en croyant ne voir qu’un ballet, vous avez entendu un opéra. On vous a doré la pilule. En motifs étrangers, je n’ai guère reconnu qu’un mouvement du célèbre menuet du Faust de Spohr dans l’acte de M. Reber. Du reste, cette danse de fascination et de magnétisme diabolique est loin d’avoir à l’Opéra l’effet immense qu’elle produit en Allemagne. Avec la meilleure volonté, on ne saurait se figurer que ce diablotin grêle et chétif puisse dominer sa danseuse au point de l’étourdir et de se la soumettre du regard. Pour comprendre l’étrange beauté de cette scène, il faut voir le Méphistophélès allemand, grand, maigre, nerveux, serré dans son justaucorps étroit, le petit manteau de velours cramoisi sur l’épaule, la plume de coq sur l’oreille, sa main osseuse appuyée sur la tête de mort qui sert de pommeau à sa longue rapière, entraîner aux éclats de l’admirable musique de Spohr cette jeune fille échevelée qui se pâme dans ses bras et sous son œil. Mlle Pauline Leroux fait des merveilles dans le rôle du petit diable, je doute que Mlle Elssler s’en fût jamais si bien tirée. Mlle Leroux a le regard mordant, la lèvre pincée, le pied rapide ; elle comprend à merveille la double nature de son personnage, la nature démoniaque surtout, on dirait que ses mains ont des griffes : il y a en elle de la chatte et du lutin. Ce rôle va à son air, à ses manières, à ses graces plus vives que molles et vaporeuses. Elle est bien le diablotin de la pièce, cette Urielle pour laquelle on a travesti d’une façon si bouffonne un des plus jolis noms de la légende. Si l’on s’en fût tenu au roman de Cazotte, Taglioni eût été plus femme, plus sylphide. À propos de Taglioni, ne vous semble-t-il pas que le bonhomme aux prédictions la devinait lorsqu’il écrivait ces lignes il y a près d’un siècle : « L’homme fut un assemblage d’un peu de boue et d’eau ; pourquoi une femme ne serait-elle pas faite de rosée, de vapeurs terrestres et de rayons de lumière, des débris d’un arc-en-ciel condensé ? où est le possible ? où est l’impossible ? » Mais à quoi bon parler de Mlle Taglioni à l’occasion de l’Opéra, délaissé de ses meilleurs sujets ? Mlle Taglioni est bien loin, et le Diable amoureux ne la fera pas oublier.