Revue musicale — 14 octobre 1840

REVUE MUSICALE.

N’admirez-vous pas cet Amphion qui remuait les pierres et bâtissait Thèbes aux sons de sa lyre, ce Chinois Roucy qui apprivoisait les bêtes féroces en jouant de la mandoline, et cet Arabe Ishak qui n’avait qu’à souffler dans sa flûte pour rendre amoureuses toutes les filles de rois ? Qu’on ne pense pas que cette chaîne de merveilles s’arrête aux temps antiques, elle se prolonge jusqu’aux siècles modernes, jusqu’à nous. Les pierres, il est vrai, ne se soulèvent plus aux accords de la lyre thébaine, les tigres et les léopards se montreraient peu sensibles aux sons d’une guitare, et le cœur des filles de rois n’est plus à la merci d’un joueur de flûte ; mais il s’en faut que toutes les races héroïques aient disparu de la terre, la race des musiciens surtout, et leur action, pour tenir moins du symbole et de la fable, n’en est, la plupart du temps, ni moins puissante, ni moins prodigieuse. Croyez-vous, par exemple, que Rubini ne vaut pas Amphion, et que tant de jeunes gens harmonieux et de belles jeunes filles à qui leur voix et leur talent ont mérité une place dans l’Olympe, fissent grande figure s’il leur fallait aujourd’hui soutenir un assaut avec Thalberg, Rubini, Tamburini, la Malibran ou la Sontag ? Que de merveilles perdraient leur prestige sur nous si elles se renouvelaient devant nos yeux, à nos oreilles, dépouillées du nimbe éclatant dont la tradition les environne ! On peut dire qu’Orphée avec sa lyre à quatre cordes n’aurait pas un immense succès au Conservatoire, et les gens qui ont entendu Paganini jouer la fameuse prière de Moïse goûteraient peu ces harmonies qui enivraient les peuples au temps de l’enfance de la musique. Plus une étoile s’enfonce dans le ciel de l’art, plus elle brille et resplendit. Il en est un peu de ces héros de la tradition comme de certains chefs-d’œuvre de l’antiquité, qu’on admire parce que le temps et l’histoire les ont consacrés. Qui sait si le vin des treilles de Zeuxis pourrait se comparer aux vins de France, et si Tyrtée aurait beau jeu à venir se mesurer avec Rubini ? Que de merveilles incroyables n’imaginera-t-on pas dans cent ans sur Paganini, Thalberg, la Malibran, Rubini, et sur vingt autres virtuoses contemporains, lorsqu’ils appartiendront à la tradition, et qu’on lira toutes les extravagantes rapsodies que leurs partisans exaltés écrivent sur eux chaque jour ! Si le polythéisme a du bon, c’est à coup sûr en fait d’art, et je consens à m’incliner devant toutes les consécrations de la fable, à proclamer Marsyas un joueur de flûte sans pareil et Tyrtée un ténor parfait, pourvu qu’on m’accorde en revanche que Rubini est un demi-dieu ou tout au moins un héros. Que dire, en effet, de la cavatine de Lucia ? Comment résister à cette expression sublime, à cette voix pleine de sanglots, à ce désespoir musical si profond et si vrai ? Le public s’émeut avec le chanteur, souffre avec lui, et, quand le rideau tombe sur les dernières mesures, toutes les bouches le rappellent, toutes les mains battent pour saluer sa venue. Rubini produit un peu sur le public des Italiens l’effet du chanteur de Confucius. L’illustre sage de la Chine, après avoir un jour entendu Roucy lui chanter une cavatine, en ressentit une impression telle que de deux mois il ne put ni manger, ni boire, ni philosopher raisonnablement ; toujours le motif de Roucy lui trottait dans la cervelle.

Les Italiens nous ramènent la saison des cavatines, des bouquets et des belles soirées ; charmante saison où le dilettantisme frémit d’aise et bat des mains comme l’oiseau des ailes, et se passionne pour son ténor ou sa prima donna. À force d’entendre ces admirables chanteurs, nous avons fini par les prendre en affection. Chaque année, c’est une fête pour nous de les revoir jeunes, vaillans, superbes, pleins de voix et d’ardeur comme aux premiers jours, et de retrouver ces adorables sensations de la musique italienne qu’eux seuls peuvent encore donner. Jamais, en effet, de mémoire de dilettante, un pareil ensemble ne s’est rencontré, et de long-temps, selon toute apparence, il ne se rencontrera plus. Hâtons-nous donc de jouir ; l’Opéra-Italien est de ce monde

… Où les plus belles choses
Ont le pire destin.

Les voix s’effeuillent comme les roses ; respirons le mélodieux bouquet tandis qu’il s’épanouit et s’exhale aux douces et pâlissantes clartés du ciel des Puritains et de Lucia. Hâtons-nous ; bientôt peut-être il ne sera plus temps. Que demain une fleur s’en détache, adieu le bouquet ! Hâtons-nous de jouir, les temps marchent, et la musique italienne aussi. Rossini s’est tu pour jamais, Bellini repose dans sa tombe, les chanteurs s’en vont ; hâtons-nous, c’est le chant du cygne ; et quel cygne plus harmonieux et plus doux que la Grisi soupirant la romance des Puritains ou chantant le Saule !

Les représentations de Lucia ont mis dès les premiers jours l’enthousiasme du public au niveau de ce qu’il a jamais été dans les plus beaux temps. Rubini ne fléchit ni ne dégénère ; on dirait qu’il attend, pour quitter la place, qu’un rival vienne la lui disputer. À ce compte, il pourra bien se faire qu’il règne plus d’une année encore. Tamburini nous semble avoir gagné en timbre, en vibration, en éclat, et la Persiani vocalise toujours comme un rossignol de mai. Nous parlions tout à l’heure des prodiges de la musique ; l’exécution du finale du second acte de Lucia en est un véritable. Cette belle phrase de l’adagio, où la voix de Tamburini s’étend dans toute son ampleur, produit un effet magique et tel qu’on ne peut résister au désir de l’entendre de nouveau. Du reste, la partition de Lucia offre cet avantage, que chacun des trois premiers rôles y trouve à son tour une occasion de triomphe qu’il saisit aux grands applaudissemens du public, heureux de voir ainsi se multiplier ses jouissances. Tamburini a sa phrase du finale, la Persiani son aria qu’elle brode des points merveilleux d’une vocalisation éblouissante, et, comme part du lion, Rubini a l’immense cavatine qui compose presque tout le troisième acte à elle seule. Nous nous sommes déjà expliqué sur les belles qualités de ce morceau ; nous n’ajouterons rien à ce que nous avons pu dire, si ce n’est que Rubini, par son expression pathétique, son grand style, son inimitable entraînement, en fait une composition sublime, un chef-d’œuvre. En un pareil moment on vous donnerait cela pour de la musique de Mozart, que vous le croiriez volontiers. — L’autre soir, la Norma nous a rendu Lablache et la Grisi, l’un avec son port majestueux, son intelligence de la scène, sa basse formidable lorsqu’il s’agit de mener un ensemble ; l’autre, plus éclatante de talent, de voix et de beauté, que nous ne l’avions entendue, que nous ne l’avions vue encore. Le rôle de Norma, l’un des plus importans du répertoire, ce rôle taillé sur la mesure de la Pasta, loin d’embarrasser la Grisi, la soutient et l’anime. D’un bout à l’autre, on sent qu’elle y marche dans sa force et sa liberté, en cantatrice, en tragédienne. La cavatine, le grand trio, sont pour elle autant de sujets d’inspiration et de triomphe. Il est impossible de chanter Casta diva avec un timbre d’or plus pur, une grace plus douce et plus mélancolique ; on dirait que toutes ces petites notes qu’elle égrène dans ses roulades ont la fraîcheur des gouttes de rosée qui tremblent sur les feuilles du gui qu’elle va cueillir. Dans le trio, elle touche au sublime. Il faut dire aussi que c’est là une bien admirable musique. Point de bruit dans l’orchestre, point d’ophycléides, ni de timbales, ni de trombones, tout par la mélodie, par la seule action d’une phrase mélodique, grandiose, puissante, qui se développe comme dans le discours une magnifique période. Mettez une grande cantatrice avec des inspirations musicales de ce genre, et vous verrez quel effet en résulte. La Grisi dirige ce trio à elle seule : elle est seule comme Norma, seule contre son Pollion et son Adalgise, qui, loin de la seconder, l’embarrassent en jetant à tout moment leurs clameurs de comédiens subalternes au travers de ses fureurs de prêtresse gauloise ; n’importe, malgré son Pollion qui chante faux, et son Adalgise de cire, la Grisi mène à bout l’entreprise et parvient à se rendre maîtresse du public et de la situation par la force de la musique, de sa voix, de son talent et de sa beauté, car tout cela se tient, et, malgré qu’on en dise, il n’y a pas de grande cantatrice sans la beauté. — L’administration du Théâtre Italien, dont la sollicitude n’est jamais en défaut lorsqu’il s’agit de veiller à l’exécution des chefs-d’œuvre du répertoire, fera bien de se pourvoir au plus vite d’un soprano en état de remplir les rôles de seconde femme. La personne qui, pour le moment, joue Adalgise, est complètement incapable de tenir cet emploi, et sa présence s’oppose obstinément à certains bons effets que le public cherche et qu’il ne trouve plus. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, le charmant duo qui ouvre le second acte, et qu’au temps de Mlle Assandri on ne manquait jamais de faire répéter, passe aujourd’hui inaperçu. Ce chant sourd et monotone, sans inflexion ni mesure, qu’on se donnerait le plaisir de ne pas écouter dans toute autre occasion, devient une chose véritablement fâcheuse, lorsqu’il se mêle bon gré mal gré à quelque scène intéressante et ternit de son voisinage les belles intentions de la Grisi. Nous aurions voulu voir aussi dans Pollion un ténor sérieux. Ce rôle, bien que d’une importance secondaire, n’en a pas moins part aux morceaux essentiels de l’ouvrage, et pour cela réclame un sujet du premier ordre ; car, si d’un côté ce personnage n’a rien en soi d’avantageux ni de brillant, de l’autre il peut à tout instant compromettre l’exécution. C’était trop peu pour Rubini, c’est trop pour M. Mirate. Il est à souhaiter qu’après ses débuts M. de Candia se charge de la partie de Pollion. Dans quelques jours, nous aurons la Lucrèce Borgia de Donizetti, puis viendront Otello, la Semiramide, Don Juan. Si nous en croyons l’énergie, la voix, l’inspiration qu’elle a déployées dans Norma, la Grisi fera des merveilles cette année et tiendra tête hardiment au répertoire ; la Persiani continuera comme par le passé à chanter Lucia et Zerline ; et Rubini, Lablache et Tamburini aidant, nous aurons encore de ces belles soirées d’élan et d’enthousiasme, de ces fêtes mélodieuses auxquelles les Italiens nous ont accoutumés, et que personne ne veut voir finir, car, après tout, c’est encore là qu’est la musique. Où serait la musique, où serait le plaisir, si les Italiens venaient à nous manquer ? Tant de chanteurs ont déserté notre scène lyrique, tant de nobles voix se sont éteintes, tant de belles danseuses se sont envolées, qu’il y aurait de notre part de l’ingratitude à négliger ces grands artistes qui nous restent fidèles.

Une chose vraiment triste et qu’on ne saurait contester, c’est l’état de décadence où se trouve l’Opéra. Qui parle aujourd’hui de cette noble scène, où jadis la musique et la danse déployaient chaque soir leurs merveilles devant un public immense, plein d’enthousiasme et d’amour ? Qu’est devenu ce foyer si fréquenté des gens du monde, ce théâtre où l’on accourait au premier appel, presque sans regarder l’affiche, et sur la foi du directeur, en ces temps glorieux, où l’impulsion du trio de Robert-le-Diable et d’un pas de Taglioni dans la Sylphide réagissait le lendemain sur la Juive et la Tempête ? Hélas ! de tant de luxe et de richesses, il ne reste plus rien désormais ; tout cela s’en est allé lambeau par lambeau, talent par talent, voix par voix. Parce que la mode avait adopté l’Opéra, on se fiait sur elle sans réserve, comme si la mode ne variait jamais : la mode est un peu comme le ciel, elle n’aide guère que ceux qui savent s’aider eux-mêmes. Tant que l’Académie royale de Musique a marché dans une voie intelligente et sûre, la mode ne lui a pas fait défaut d’un jour, d’une représentation, d’une heure. Elle était là toujours au service de la maison, embouchant sa trompette pour une répétition générale, pour un début, échauffant le zèle du public, remuant les petites passions intestines au profit de l’administration, occupant tout Paris d’une querelle de coulisse. Mais les jours de désastre sont venus, la dissolution s’est mise partout. Franchement alors que lui restait-il à faire ? Chanteurs, cantatrices, danseuses, elle a vu partir tout le monde, elle a suivi des yeux tristement Nourrit, Mme Damoreau, Mlle Falcon, Taglioni ; puis, quand elle a vu qu’elle attendait en vain et que personne ne venait d’Italie ou d’Allemagne pour les remplacer, elle s’en est allée, elle aussi, la dernière, il est vrai, mais elle s’en est allée. Déjà depuis long-temps le malaise se faisait sentir. D’où vient cela ? serait-ce à dire que l’Opéra doit finir, et les théâtres auraient-ils, comme les individus, des périodes de jeunesse, de virilité et de décrépitude ? S’il en était ainsi, l’histoire contemporaine de l’Académie royale de Musique pourrait se diviser en trois ères bien distinctes : l’ère de gloire et de richesses, sous M. Véron, lorsque musiciens, cantatrices et danseuses abondaient de part et d’autre, lorsqu’on trouvait Robert-le-Diable sans le chercher, presque sans le vouloir ; l’ère vulgaire sous M. Duponchel, lorsque le succès se maintenait encore, grace aux efforts surhumains de Duprez, qui nous arrivait alors dans toute l’énergie et la puissance d’un magnifique talent ; enfin, sous l’administration nouvelle, l’ère de déclin, l’ère critique. Dans l’histoire de l’Opéra, cette période dernière datera certainement de la restauration de la salle, car il semble que tout se tienne dans les malheurs de ce théâtre ; il n’y a pas jusqu’à ces ornemens nouveaux, d’un goût sombre et sévère, qui n’augmentent la tristesse de ces lieux si rians autrefois. Ces mornes tentures de velours rouge donnent à la décoration je ne sais quel air lugubre et sépulcral : on dirait que le peintre, en arrangeant la salle, a dû se conformer à quelque triste pensée, et la faire telle qu’on y pût au besoin célébrer des funérailles, les funérailles de l’Opéra.

Le répertoire, loin de s’enrichir, s’amoindrit à vue d’œil, grace à la défection de sujets sinon du premier ordre, du moins indispensables au théâtre et sans lesquels certaines partitions ne peuvent se produire. On avait M. de Candia, un chanteur que le public aimait, une voix de ténor juvénile et claire, une voix naturelle et de facile émission, qui reposait de temps à autre de tant d’efforts et de clameurs. M. de Candia s’en est allé aux Italiens, et voilà qu’on ne peut plus jouer Robert-le-Diable. Nous passerons sur l’engagement de M. Marié, étrange virtuose à la poitrine athlétique, aux épaules robustes, qui vocifère plutôt qu’il ne chante, et dont le principal mérite consiste à ralentir les mouvemens de manière à rendre un morceau méconnaissable aux gens qui le savent par cœur. Les théâtres lyriques s’arrachaient naguère M. Marié. L’Opéra-Comique et la Renaissance se disputaient à qui l’aurait ; pendant la querelle, l’Opéra survint qui le prit pour lui. C’est un peu l’histoire de l’huître et des plaideurs, avec cette différence pourtant que cette fois les plaideurs ont eu beau jeu et se frottent les mains. Ainsi Duprez et Levasseur, Duprez qui succombe à la tâche, et Levasseur, dont les droits à la retraite sont incontestables (il suffit de consulter sa voix pour s’en convaincre), tel est pour les hommes tout le personnel sérieux de l’Académie royale de Musique ; quant aux femmes, il y a Mme Dorus, cantatrice de goût et de zèle, dernier débris, avec Levasseur, de la période florissante ; il y a aussi Mme Stoltz et Mme Widmann qui appartiennent parfaitement à la nouvelle. Maintenant, voyons quelles grandes partitions l’avenir nous réserve. De ce que les chanteurs manquent, il ne s’ensuit pas que les opéras doivent manquer. On dit à Berlin que les Italiens ont de mauvaise musique et de bons chanteurs, et les Allemands de bonne musique et de mauvais chanteurs : pourquoi ne ferions-nous pas comme les Allemands ? pourquoi n’aurions-nous pas des chefs-d’œuvre du genre de Fidelio, d’Oberon, ou d’Euryanthe, puisque nous avons de pauvres chanteurs ? Malheureusement les seuls maîtres qui pourraient relever la fortune chancelante de l’Opéra se taisent à cette heure ou font défection. Rossini s’enveloppe plus que jamais dans son irrévocable silence, Meyerbeer dirige la chapelle du roi de Prusse et traduit en musique l’Athalie de Racine pour son auguste maître, et M. Auber travaille pour sa cantatrice de prédilection, pour son Ambassadrice, son Domino noir, sa Zanetta, qui n’est plus à l’Opéra, comme on sait. On parle toujours des jeunes gens, on ne cesse de se répandre en belles élégies sur ces jeunes victimes que les grands prêtres de l’Institut couronnent de lauriers pour les envoyer ensuite s’ensevelir dans le sépulcre de la ville éternelle. Certes, l’occasion est admirable aujourd’hui ; les avenues du temple sont ouvertes, nul gardien formidable n’en défend l’approche ; qu’ils paraissent donc une fois, ces hommes de génie, et que nous en ayons le cœur net. Le malheur veut qu’il en soit de tous ces jeunes musiciens méconnus comme de tant de belles choses dont on parle tant ; les musiciens méconnus ne sont au monde que pour servir de thème aux déclamations des envieux et des bavards. Voyez si jamais la disette fut plus grande, comptez les maîtres en état d’alimenter un théâtre, et, quand vous serez à cinq, la phalange sera complète. Or, derrière cette phalange, qui trouvez-vous ? Personne. Combien de fois n’a-t-on pas répété que les musiciens mouraient faute de théâtres ; c’est justement le contraire qui arrive, les théâtres aujourd’hui meurent faute de musiciens. En des circonstances aussi critiques, l’administration de l’Opéra a dû recourir à M. Donizetti. Lorsqu’il s’agit de bâcler un chef-d’œuvre, M. Donizetti n’est jamais en défaut ; il écrit des partitions au mois, à la semaine, à la journée, selon qu’on les lui commande, ou plutôt il tient toujours en réserve dans ses malles de quoi satisfaire aux exigences du moment. Voulez-vous cinq actes, n’en voulez-vous que deux, vous êtes sûr avec lui d’être toujours servi à point. Quant à la pièce, M. Scribe se charge de la revoir ; elle change de titre, s’appelle les Martyrs au lieu de Polyeucte, la Favorite au lieu de l’Ange de Nisida, et vous avez au moins l’avantage de ne point attendre. Reste à savoir si le public de Paris prendra goût à cet éternel replâtrage de cavatines et de morceaux pris çà et là dans des opéras tombés à Naples, à Milan, à Venise, et dont M. Donizetti compose assez volontiers ses partitions nouvelles. Il semble que le triste échec des Martyrs aurait dû lui servir de leçon et l’engager à traiter son monde avec plus de convenance. Vraiment on a peine à concevoir qu’un homme qui a écrit le troisième acte de la Lucia puisse faire assez bon marché de son inspiration que de la débiter ainsi à tout propos sans raison ni mesure. Au Théâtre-Italien, ces choses passent encore, grace au merveilleux talent des chanteurs, qui sont toujours prêts à couvrir de leurs propres ressources les pitoyables négligences du musicien ; mais, à l’Opéra, il faut absolument payer de sa personne, car il n’y a là ni Rubini, ni la Grisi pour suppléer à l’absence du maître ou le relever s’il trébuche. D’ailleurs, ces opéras décousus, ces partitions faites de pièces et de morceaux sont tout-à-fait en dehors de nos habitudes dramatiques, et M. Donizetti fera bien d’y penser avant de tenter cette nouvelle épreuve.

L’hiver se passera encore sans qu’on entende l’opéra nouveau de M. Meyerbeer. L’auteur de Robert-le-Diable et des Huguenots a résisté à toutes les sollicitations de l’administration, qui sent bien que c’est là pour elle une question de vie ou de mort. Tout ce qu’on a pu obtenir de lui, c’est qu’il vînt en causer à Paris ; et, en effet, il est venu, on en a causé, et beaucoup ; puis il est reparti sans rien promettre, et surtout sans rien laisser. Une preuve que cette partition ne sera point donnée cet hiver, c’est qu’en admettant même que l’illustre maître consentît à la livrer, le théâtre ne se trouverait pas en mesure de l’exécuter. Nous ne supposons pas que M. Meyerbeer destine son rôle à Mme Stoltz ; or, s’il avait eu la moindre envie d’être représenté cet hiver, il aurait nécessairement indiqué à l’administration une cantatrice qu’on se serait empressé d’avoir. M. Meyerbeer ne l’a point fait, de peur de s’engager ; M. Meyerbeer veut voir venir ; par le temps qui court, c’est ce que chacun a de mieux à faire. Au printemps, on en reparlera ; alors M. Meyerbeer partira pour les eaux, et promènera durant six mois sa partition d’Ems à Marienbad, de Kissingen à Spa. En attendant, nous aurons plusieurs opéras de M. Halévy, de M. Thomas ; nous en aurons même un de M. Berlioz, en cinq actes encore !

La partition de la Reine Jeanne, que l’Opéra-Comique a représentée ces jours derniers, ne nous semble faite ni pour enrichir le théâtre, ni pour augmenter de beaucoup la renommée de M. Monpou, dont on cite çà et là plus d’une composition intéressante. La Reine Jeanne variera peut-être assez agréablement le répertoire ; c’est là tout ce qu’en en peut dire. Les musiciens (car il s’agit encore, comme dans l’Opéra à la Cour, d’une collaboration musicale), les musiciens se sont conformés à la mesure de leurs poètes ; les airs et les duos valent les situations où ils se rencontrent. On ne conçoit guère qu’on se mette à deux pour écrire de semblables chefs-d’œuvre. Voici un expédient dont à coup sûr ni Mozart, ni Cimarosa, ni Rossini, ne s’étaient jamais doutés. On fait de nos jours de l’orchestre et de la mélodie en collaboration : c’est le procédé du vaudeville appliqué à l’opéra. Pendant que les poètes élaborent leur drame, les musiciens chauffent leur cerveau ; on se partage la besogne, l’un prend le premier acte, l’autre le second, et de la sorte les choses vont bon train. Vous pensez peut-être qu’une grande confusion de style doit résulter d’un pareil accouplement ? Non certes ; s’il s’agissait de Gluck s’associant à Cimarosa, ou de Weber travaillant avec Rossini, à la bonne heure ! il pourrait y avoir confusion ; mais, en fait de métier, toutes les inspirations se ressemblent, la muse de M. Grisar donne la main à la muse de M. Bordèze, et c’est à peine si on s’aperçoit des jointures, tant ces sortes de productions trouvent d’harmonie dans leur médiocrité même.

L’Opéra-Comique a souffert tout l’été du malaise général qui tourmente les théâtres. Le retour de Mme Damoreau va mettre sans doute fin à cette crise. Déjà la cantatrice a reparu dans ses deux jolis rôles d’Henriette et d’Angèle, et sa voix, toujours agile et sûre, mais que de longues fatigues avaient altérée, semble avoir puisé dans un repos de trois mois une fraîcheur, une sonorité nouvelles. Avec les ménagemens dont Mme Damoreau sait user à l’égard de son talent si délicat et si fragile, avec les prodigieuses ressources de vocalisation dont elle seule dispose aujourd’hui chez nous, elle pourra long-temps encore rendre des services à l’Opéra-Comique, car c’est sur elle que ce théâtre compte, sur elle et sur M. Auber. On nous promet pour la saison une partition nouvelle du chantre si distingué de l’Ambassadrice et du Domino noir ; il n’en faut pas davantage pour décider la fortune. L’Opéra-Comique ne demande qu’à marcher ; seulement rien n’est difficile comme de le maintenir dans les limites de son genre et de ne point les dépasser d’un côté ou de l’autre. Depuis long-temps on lui reprochait avec raison de négliger la musique, et, pour faire droit à l’opinion, il s’est procuré à grands frais, à trop grands frais sans doute, des gens qui se donnaient pour des chanteurs, et qu’il a eu la bonhomie de prendre sur parole. Qu’arrive-t-il ? À côté de son ancienne troupe, l’Opéra-Comique en possède aujourd’hui une nouvelle, troupe italienne et bâtarde qui ne saurait dire un mot de français, méprise souverainement le dialogue et pour cause, et qui, en revanche, ne chante guère plus que l’autre. De là un surcroît de charges excessif, une confusion dans le personnel dont rien n’approche. Nous ne blâmons pas l’Opéra-Comique d’avoir cherché à se régénérer, à Dieu ne plaise ! nous voudrions le voir aussi riche en beaux talens que le Théâtre-Italien par exemple ; le mal, c’est d’avoir engagé des chanteurs qui ne chantent pas. Quels grands profits a-t-on retirés d’Eva ? quels résultats fructueux de l’Opéra à la Cour, ce pasticcio déplorable où l’on n’a pas craint de travestir indignement les plus belles inspirations des grands maîtres, tout cela pour que M. Botelli vînt nous dire une cavatine, et que Mme Eugénie Garcia se donnât le plaisir de nous chanter en manière de couplet final le Se il padre m’abandonna d’Otello, cette magnifique phrase que nous entendons tous les jours à la place où le maître l’a mise, et chantée par des cantatrices d’un autre ordre ? Franchement, on n’a pas abordé la question, on a voulu se régénérer par la musique, et l’on n’a eu ni musique ni chanteurs. Tout ce que le public a gagné au change, c’est qu’on lui donnât des chefs-d’œuvre de la trempe d’Eva et de l’Opéra à la Cour à la place des amusantes imaginations de M. Scribe. En fin de compte, on s’est trouvé n’avoir emprunté aux Italiens que leurs libretti décousus. Or, jamais le public de l’Opéra-Comique n’acceptera de pareils arrangemens ; on consent bien à faire bon marché d’une pièce, mais à condition qu’il y ait là, pour en relever les platitudes, une musique intéressante et des exécutans de première volée. À vrai dire, ces prétendus chanteurs, bien loin de servir à la fortune du théâtre, ne feraient que hâter sa ruine. M. Botelli n’a qu’une pauvre voix ; M. Masset, avec une émission facile, un timbre clair et pur, ignore les premiers élémens de l’art du chant, et son air gauche sur la scène, ses manières décontenancées, empêcheront toujours qu’on l’utilise. Quant à Mme Eugénie Garcia, malgré ses belles qualités de style, qualités qui du reste dégénèrent trop souvent en emphase, jamais le public de l’Opéra-Comique ne l’adoptera. Or, on paie Mme Garcia fort cher, aussi cher que Mme Damoreau, qui remplit la salle.

Avec ces prétentions des chanteurs, il n’y aura bientôt plus de théâtre possible ; chaque jour leurs exigences augmentent, des traitemens de maréchaux ne leur suffisent plus. Qu’on paie à prix d’or Rubini, cela se conçoit ; mais que des sujets d’un ordre secondaire, dont l’action sur le public est nulle, tout-à-fait nulle, s’exagèrent à ce point leur valeur personnelle, voilà ce qu’il faut déplorer, voilà ce qui tôt ou tard entraînera la chute des théâtres. Aussi les administrations devraient s’en prendre au public, au public qui décerne à tort et à travers les couronnes et les triomphes, tellement que ces démonstrations glorieuses qu’on réservait jadis aux Pasta et aux Malibran, sont devenues une monnaie vulgaire, qu’on jette sans mesure à toutes les vanités qui couvent. L’extravagance des Italiens à ce sujet n’a surtout point de bornes. Ils escortent leurs cantatrices dans les rues, s’attèlent à leurs chars, fondent pour elles des couronnes d’or. — Vous vous souvenez de Mlle Pixis, qui débuta il y a deux ans dans Arsace : c’était alors une jeune fille de beaucoup d’ame et de peu de voix, et jamais on ne se serait douté, à l’entendre, des triomphes auxquels elle était destinée. Nous ne résistons pas au désir de citer ici les propres paroles de la gazette sicilienne. Que ceux qui ont pu juger par eux-mêmes du talent de Mlle Pixis lisent cette narration prodigieuse, et apprennent par là ce qu’il faut croire de tant de récits haussés sur le ton de l’ode et du dithyrambe : « Le bénéfice de Francilla a eu lieu hier. Depuis plusieurs mois, il n’était question que de cette soirée ; les billets de parterre valaient cent francs sur la place, heureux encore ceux qui pouvaient s’en procurer à ce prix. À l’heure de se rendre au théâtre, deux équipages de gala, les gens en grande livrée, furent mis à la disposition de la cantatrice ; l’un appartenait à la princesse Niscemi, l’autre à M. Camiecci, l’un des plus riches particuliers de la ville. Comme elle ne pouvait en même temps aller dans les deux, il fut décidé que celui-ci servirait à la conduire, celui-là à la ramener. À peine arrivée au théâtre, une députation se rendit auprès d’elle, et lui présenta une couronne de laurier d’or massif, artistement travaillée, et, de plus, enrichie de quatre-vingt pierres précieuses. On avait obtenu de Francilla qu’elle voulût bien, au lieu de sa couronne accoutumée, porter dans le rôle de Norma cette couronne d’or, que les premières dames et les personnes les plus distinguées lui offraient comme un témoignage de leur reconnaissance, et qui portait cette inscription : Al merito, il publico palermitano. À l’entrée de la cantatrice (elle était couronnée du diadème d’or que le ciseleur avait voulu poser lui-même sur sa tête), des transports de joie éclatèrent, les mouchoirs s’agitaient en dehors des loges ; ce fut un fanatisme qui dura dix minutes, pendant lesquelles les bouquets, les couronnes, les sonnets, les lithographies (Norma à l’autel), volèrent sur la scène. Enfin, Francilla put se faire entendre, et, malgré son émotion visible, chanta comme jamais elle n’avait chanté. Cinq fois le public en délire la rappela sur le théâtre, et les prêtres du chœur avaient assez à faire de ramasser les couronnes qu’ils portaient derrière elle sur un cabaret d’argent, au milieu d’un tonnerre de bravos. Dans le duo et le trio, rappelée cinq fois. On donnait ensuite le second acte de la Prison d’Édimbourg, qui, quatre jours auparavant, avait obtenu le plus grand succès. Mêmes transports, mêmes acclamations. Pendant le chant du berceau, une pluie de fleurs et d’or tomba sur la scène ; force lui fut de recommencer et de reparaître cinq fois dans l’entr’acte. Enfin vint (pour la première fois cette année) le second acte de la Somnambule ; Francilla joua et chanta la dernière scène d’une manière inouie ; on ne peut se faire une idée de l’enthousiasme qui s’empara de la salle entière ; on n’entendait retentir que ces cris : Viva, brava, divina ! Mais à ces paroles : Ah ! m’abbraccia ! on n’applaudissait plus ; tous, dans les loges et dans le parterre, agitaient leurs mouchoirs, accompagnant leurs gestes de clameurs forcenées. C’était une scène comme les plus anciens habitués du théâtre ne se souviennent pas d’en avoir vu. Rappelée huit fois après la chute du rideau, comme on continuait toujours à crier bis ! dans la salle, Francilla alla chercher jusque dans sa loge son ténor, qui s’était déjà déshabillé, et s’avançant devant la rampe, fit un signe à l’orchestre, qui s’époumonait à crier : Viva ! et la cabaletta recommença avec des variations si neuves et si belles, que la frénésie fut portée à son comble. Enfin on la laissa se déshabiller en repos. Alors plus de six cents personnes se rassemblèrent pour la voir monter dans la voiture de la princesse Niscemi, qui l’attendait à la porte, et le cortége se rendit d’un pas solennel, à travers les plus belles rues de la ville, à son hôtel, où toute une multitude l’attendait avec des flambeaux pour l’escorter jusqu’à son antichambre, dans laquelle on avait dressé un orchestre, qui joua les morceaux favoris de Francilla. Pendant toute la nuit, elle dut se montrer à son balcon pour recevoir les applaudissemens et les acclamations de la ville entière, et ce ne fut qu’à l’aurore qu’on laissa la triomphatrice en paix. » Vraiment, de pareilles extravagances ne seraient que ridicules sans les conséquences fâcheuses qui en résultent la plupart du temps pour les administrations de théâtres. Lorsqu’ils décernent ainsi des honneurs de reine à des cantatrices du second ordre, les Palermitains, les Padouans ou les Bolonais ne s’imaginent pas quel mauvais tour leur furie enthousiaste joue aux directeurs étrangers. En lisant ces récits fabuleux, on se prend de belle admiration pour les héroïnes, on veut les avoir à tout prix (quelles propositions seront jamais assez dignes d’une prima donna que des villes entières mènent en triomphe !), on sème l’or à leurs pieds, et le jour des débuts on s’aperçoit, mais trop tard, qu’on s’est ruiné pour une illusion. Une pareille aventure aura sans doute eu lieu au sujet des engagemens dont nous parlions tout à l’heure. L’Opéra-Comique se sera monté la tête au récit de prouesses imaginaires et de merveilles fantastiques ; sur la foi des ovations et des gazettes italiennes, il aura pris Mme Garcia pour une Malibran, M. Botelli pour un Tamburini. De là tant de regrets et de mécomptes. Pourquoi Mlle Olivier ne nous reviendrait-elle pas, elle aussi ? Mlle Olivier, qui jadis tenait avec grand’peine un emploi de la plus mince importance, parcourt l’Italie à l’heure qu’il est, et triomphe : tout le monde triomphe aujourd’hui. Ses succès nous la ramèneront, mais à quel prix ! Les roulades de Mlle  Olivier valaient cent louis il y a deux ans ; trente mille francs peut-être ne suffiraient pas pour payer aujourd’hui les roulades de Jenny Olivia. Au fond, tout cela est une triste comédie et prouve à quel point de décadence l’art est tombé. Il n’y a désormais de gloire et de fête que pour les chanteurs ; l’exécution est tout, le morceau rien. On demande quelle est la voix avant de s’informer du maître. Il nous faut des danseuses, des cantatrices et des pianistes ; nous n’avons d’enthousiasme et d’or que pour les tours de force ; nous en voulons pour nos yeux et pour nos oreilles. Pourvu que nos sens se réjouissent, le reste nous importe peu ; nous laisserions Pétrarque dans la rue pour mener la Elssler au Capitole, nous laisserions Beethoven et Weber mourir de faim pour donner un sabre d’honneur à M. Lizt.