Revue littéraire — 14 mars 1839



REVUE
LITTÉRAIRE.

GABRIELLE,
PAR MADAME ANCELOT.

Le roman de Mme Ancelot obtiendra-t-il le même succès que Marie ? Nous ne le croyons pas, et nous pensons que le public, en se montrant plus sévère pour le livre que pour le drame, ne se rendra pas coupable d’injustice. Nous avons dit, il y a deux ans, ce que signifiaient pour nous les applaudissemens donnés à Marie, nous dirons avec la même franchise avec la même liberté ce que signifient les éloges prodigués à Gabrielle. Nous sommes loin assurément de nier la grace et l’intérêt du sujet choisi par Mme Ancelot ; mais il s’en faut de beaucoup que nous prenions au sérieux l’admiration bruyante qui accueille son roman. Il y a dans la donnée qu’elle a traitée une extrême simplicité, et c’est là, sans doute, un mérite dont nous devons la remercier ; mais les ressorts qu’elle a mis en œuvre sont généralement vulgaires, et nous ne pouvons consentir à voir dans Gabrielle un récit digne d’entrer dans la famille littéraire. Gabrielle, nous l’avouons sincèrement, ne vaut ni plus ni moins que Marie ; mais le lecteur doit se montrer moins indulgent que le spectateur, car un livre est une œuvre complète par elle-même, et que chacun peut juger à loisir et librement, tandis qu’un drame, si maladroit qu’il soit en sortant des mains de l’auteur, se transforme en paraissant sur la scène, et reçoit de l’acteur une seconde vie. C’est pourquoi Gabrielle, quoique pourvue de toutes les qualités qui distinguent Marie, n’aura certainement ni la même popularité, ni la même durée. S’il fallait en croire l’amitié complaisante, Gabrielle serait un chef-d’œuvre du premier ordre ; il serait à peine permis d’en discuter la conception et le style. Nous ignorons si Mme Ancelot prend au sérieux l’emphase de ces éloges, mais il nous semble que la critique se doit à elle-même de protester de toutes ses forces contre cette indulgence exagérée. À Dieu ne plaise que nous considérions la littérature dramatique comme un genre qui peut se passer de style, une hérésie si monstrueuse n’a pas besoin de réfutation ; toutefois il est certain que le style d’un livre doit être jugé plus sévèrement que le style d’une pièce de théâtre. Pourquoi ? Parce qu’un livre ne peut se recommander que par son seul mérite, tandis qu’une pièce de théâtre se recommande à la fois par son mérite et par celui de l’acteur.

Les personnages de Gabrielle se divisent en trois groupes, la famille d’Yves de Mauléon, la famille de Gabrielle, et la famille d’Ellénore. La grand’mère d’Yves de Mauléon, la marquise de Fontenay-Mareuil, est, à notre avis, la meilleure figure du livre ; Mme Ancelot a réuni, dans le dessin de cette figure, tout ce qu’elle sait du monde qui s’en va. Il y a, dans le caractère de la marquise, un mélange d’orgueil et de bonhomie qui charmera, nous en sommes sûr, les adversaires les plus entêtés de l’aristocratie. Il s’en faut de beaucoup cependant que ce personnage puisse entrer en comparaison avec les personnages du même genre créés par Mme de Souza. Il n’y a rien, dans la marquise de Fontenay-Mareuil, qui rappelle la grace exquise, le ton excellent d’Eugène de Rothelin, d’Adèle de Sénanges, de la Comtesse de Fargy. Toutefois, il y aurait de l’injustice à méconnaître, dans la grand’mère d’Yves de Mauléon, une dignité, une élégance, une sagacité qui font honneur à Mme Ancelot. Et quoique Gabrielle ne soit certainement pas supérieur à Marie, je crois pouvoir affirmer que Marie n’offre aucun personnage comparable, pour la vérité, à la marquise de Fontenay-Mareuil. Tout en regrettant le passé, tout en professant pour les principes de la société nouvelle un dédain obstiné, la vieille marquise ne se croit pas dispensée de réfléchir sur les causes des changemens dont elle est témoin. Si la réflexion ne réussit pas à la réconcilier avec le présent, elle la dispose du moins à l’indulgence. Elle ne dissipe pas ses regrets ; mais en lui montrant les côtés faibles de la société nouvelle, elle l’affermit dans la résignation. Si l’aristocratie est perdue sans retour avec la monarchie absolue, il reste une consolation à l’aristocratie, c’est de spéculer sur la vanité de la bourgeoisie enrichie ; consolation inoffensive qui ne va pas jusqu’à l’oubli du passé, mais qui suffit aux esprits calmes, aux cœurs tièdes, et dont la marquise tire bon parti. Que faire d’un nom sans richesse ? Chercher une famille qui soit en quête d’un nom, à qui les plaisirs de la richesse ne suffisent pas, qui veuille se donner un blason ; faire alliance avec les hommes nouveaux, avec les parvenus. C’est, en effet, le parti auquel s’arrête la marquise. Mme Ancelot a trouvé, pour peindre les combats intérieurs de cette ame partagée entre l’avenir d’un fils et la crainte de déroger, des traits pleins de finesse. Je ne lui ferai qu’un reproche, c’est d’insister sur la physionomie de la vie aristocratique avec un soin trop minutieux. Pour l’intelligence complète de ce reproche, je la renvoie aux romans de Mme de Souza. En relisant Eugène de Rothelin, elle verra que l’aristocratie n’appelle jamais l’attention sur le prix des choses qu’elle croit nécessaires. Elle ne conçoit pas la vie sans équipages, sans château ; en révélant le prix d’un cheval, d’un harnais, elle manque à ses habitudes, elle cesse d’être elle-même. À part cette objection que je crois fondée, le personnage de la marquise me semble une création très heureuse. Le comte de Rhinville, placé près de la marquise, quoique tracé avec moins de précision, n’est cependant pas sans valeur. Son égoïsme est plein de vérité. Quant au duc Yves de Mauléon, petit-fils de la marquise de Fontenay-Mareuil, j’avoue humblement qu’il faudrait, pour le juger d’une façon complète, savoir bien des choses que j’ignore, et que, sans doute, j’ignorerai toujours. Le jeune duc est membre du club des jockeys ; or je n’ai jamais pénétré dans le club des jockeys, et je ne possède pas le plus mince renseignement sur les mœurs de ce monde exclusif. Il m’est donc impossible de décider si Mme Ancelot a peint fidèlement ou infidèlement les habitudes et les principes de ce club célèbre. J’avoue franchement mon incompétence, et je me contente de résumer en peu de mots les profits qu’Yves de Mauléon a retirés de son affiliation au club des jockeys : il a mangé, en quatre ans, quatre cent mille francs, c’est-à-dire son patrimoine entier. C’est une bagatelle, sans doute, pour le descendant d’une illustre famille ; mais je crois cependant que le jeune duc ne tiendrait pas une seconde fois la gageure, et que, s’il pouvait revenir à la première année de sa majorité, il ne se promettrait plus de dévorer en quatre ans le dernier débris de la fortune de sa famille. Car, grace à cette promesse imprudente, trop fidèlement tenue, il se trouve, à vingt-six ans, sans ressources pour persévérer dans l’oisiveté, sans talens qui puissent lui donner un rang dans le monde, et, qui pis est, sans l’énergie nécessaire pour apprendre ce qui lui manque, inutile au monde, inutile à lui-même, placé, par conséquent, au dernier rang de la société. C’est, à coup sûr, une triste condition, et je crois que le duc de Mauléon souhaiterait de grand cœur que toutes ses folies fussent encore en projet. Tel qu’il est cependant, ruiné, dépravé par l’oisiveté, inhabile à tous les genres de travail, le duc de Mauléon ne manque ni de clairvoyance, ni de fierté. Il mesure d’un œil sûr toute la profondeur de l’abîme où il est tombé, il interroge sans effroi la pauvreté qu’il s’est faite, et avant de se résigner à l’alliance que sa grand’mère lui propose, son orgueil se révolte plus d’une fois. Mais sa résistance n’est ni assez longue, ni assez vigoureuse pour le réhabiliter. Il cède trop vite, il embrasse trop facilement le parti qui d’abord lui semblait indigne de lui. Après avoir calculé la honte, la lâcheté d’une mésalliance, il se presse trop de signer ce qu’il appelait la veille son déshonneur. Aussi je n’hésite pas à considérer le duc de Mauléon comme un personnage inférieur à la marquise de Fontenay-Mareuil.

Madame Rémond, qui sous une plume plus habile aurait pris sans doute une véritable valeur comique, est devenue, sous la plume de Mme Ancelot, une figure très vulgaire, une caricature digne de M. Paul de Kock. Il y a sans doute dans Mme Rémond un fonds de vérité, mais cette vérité est présentée d’une façon si triviale, chaque détail est retracé avec si peu de choix, avec une fidélité si brutale, que le rire fait bientôt place à la répugnance. Ce personnage, avec sa grosse gaieté, sa franche tendresse, déride rarement le lecteur, et ne l’émeut presque jamais. Il paraît cependant réunir toutes les conditions nécessaires pour produire cette double impression ; mais on rencontre à chaque page des détails de toilette qui détruisent l’effet produit par la tendresse et la gaieté de Mme Rémond. Il est possible que ces détails soient pleins de vérité, mais pour les bien juger il faudrait prendre l’avis d’une lingère, d’une couturière et d’une modiste ; l’étude attentive de la bourgeoisie enrichie ne saurait suffire. Quant à moi, je me récuse. En traçant le portrait de la marquise, Mme Ancelot a eu le tort d’insister trop souvent sur l’aspect de la vie élégante ; en dessinant Mme Rémond, elle a le tort non moins grave de nous signaler les ridicules de ce dernier personnage, comme pourrait le faire une femme habituée à tailler des guimpes, à monter des collerettes : c’est ce que j’appellerai une vérité trop vraie. Toutes ces données, dont je ne veux pas contester la valeur absolue, impriment au caractère de Mme Rémond une trivialité indigne du roman. Les rubans, le châle et le chapeau que lui prête Mme Ancelot seraient peut-être applaudis sur un théâtre de boulevard, mais dans un livre ils me paraissent déplacés. Je dois, pour être juste, ajouter que Mme Rémond, à son lit de mort, ne manque ni de grandeur, ni de dignité. Tant que sa vanité seule était en scène, elle était plus puérile que comique ; les caresses qu’elle prodiguait à sa fille, tout en attestant la bonté de son cœur, ne réussissaient pas à nous attendrir. À ses derniers momens, lorsqu’elle jette un regard inquiet sur la destinée de sa fille, lorsqu’elle se reproche d’avoir joué le bonheur de Gabrielle pour satisfaire sa vanité, elle trouve des accens vrais, des paroles qui nous émeuvent profondément. Le dirai-je cependant ? les derniers momens de Mme Rémond produiraient un effet plus sûr, s’ils étaient racontés plus simplement. Le désir de montrer, en toute occasion, la connaissance complète de son modèle, entraîne Mme Ancelot au-delà des traits strictement nécessaires, et gâte parfois les lignes les plus heureuses, les contours les plus habiles ; avec moins d’efforts, elle nous eût offert un tableau plus clair et plus pathétique.

Gabrielle est dessinée avec moins de bonheur et d’habileté que sa mère. Elle ne pèche pas par la trivialité, comme Mme Rémond ; mais, malgré le rôle important qui lui est confié, elle n’a rien de précis, rien qui la distingue nettement de toutes les filles de son âge placées dans une condition différente. Avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de trouver dans Gabrielle le type d’une jeune fille élevée loin des salons, ignorante et sauvage. Mme Ancelot nous parle souvent du caractère de Gabrielle ; il lui arrive rarement de nous le montrer. À proprement parler, le caractère de Gabrielle est une espèce de programme que l’auteur a négligé de remplir. Mme Ancelot nous dit bien que Gabrielle, malgré son ignorance, est pleine de délicatesse, qu’elle devine les sentimens les plus élevés, qu’elle franchit en un jour l’intervalle qui la sépare du monde qu’elle n’a jamais entrevu ; mais cette délicatesse, cette élévation de sentimens, tarde long-temps à se faire connaître. Cependant, lorsqu’elle éclate, lorsqu’une fois aux prises avec la vie réelle elle fait face au danger, elle ne manque jamais de nous charmer. Il est fâcheux que Mme Ancelot, en dessinant Gabrielle comme en dessinant Mme Rémond, se soit crue obligée d’insister sur tous les détails visibles de son modèle. Elle nous parle trop souvent du corsage viril de Gabrielle, de l’ardeur de son regard, de la forme de ses pieds et de ses mains. Je suis plein d’estime pour les pieds andalous, pour les doigts en amande, pour les yeux longs et les regards voilés ; mais tous ces détails, qui me charment dans un tableau, qui me plaisent dans une vignette anglaise, m’intéressent médiocrement dans un récit. La femme la plus belle ne veut pas être décrite comme un cheval pur sang, et malheureusement Mme Ancelot, en peignant Gabrielle, a tenu trop constamment à nous montrer son savoir. Elle semble oublier qu’elle nous raconte l’histoire d’un ménage, et se laisse aller à des paroles qui n’ont aucune valeur poétique. Souvent sa prédilection pour l’aristocratie l’entraîne bien au-delà de la vérité. Malgré les complimens adressés à Byron pendant son premier voyage, je crois que la blancheur et la petitesse des mains ne sont pas le partage exclusif d’une haute naissance ; à ce compte, il y aurait bien des grands seigneurs roturiers. D’ailleurs, lors même que cette remarque serait absolument vraie, elle n’aurait aucune importance. Mme Ancelot a donc eu tort de nous parler des mains de Gabrielle comme de nous parler des meubles de la marquise et des rubans de Mme Rémond. Ici encore elle a péché par un excès de réalité. Nous connaissons trop la personne de Gabrielle, nous ne connaissons pas assez le cœur qui dirige sa conduite.

Le personnage de M. Simon a le malheur très grave de n’être pas nécessaire, d’être à peine utile. Le roman se passerait très bien de M. Simon. L’auteur nous répondra sans doute que M. Simon établit entre la marquise de Fontenay-Mareuil et Mme Rémond des relations qui, sans lui, auraient grand’peine à se nouer. Cette réponse est loin de nous satisfaire, et tout en reconnaissant que M. Simon hâte le rapprochement des deux familles, nous persistons à croire qu’il est de trop dans le roman. Admettons un instant qu’il soit indispensable ; admettons que l’action ne puisse marcher sans lui. À quoi bon faire de lui un héros de mélodrame ? À quoi bon jeter sa haine, sa vengeance et ses remords au milieu d’un récit consacré à la peinture d’un ménage ? Le personnage de M. Simon, je n’hésite pas à le dire, utile ou inutile à l’action, tel que l’a conçu Mme Ancelot, est un véritable hors-d’œuvre. Quelle que soit la valeur de son intervention, ses souffrances, sa lâcheté, ses remords, sont sans profit pour l’histoire d’Yves et de Gabrielle. Ce placage qui frappera tous les yeux ralentit le récit et altère la simplicité primitive de la donnée choisie par Mme Ancelot. Dès que M. Simon entre en scène, l’intérêt languit, l’attention est distraite, la curiosité fait place à l’impatience. D’ailleurs ses remords choisissent parfois pour se révéler de singulières occasions. Ainsi, par exemple, au moment où il retrouve sa fille, qu’il croyait perdue sans retour, au moment où il la surprend en tête-à-tête avec le duc de Mauléon, qui l’a sauvée du suicide, il oublie la joie que doit lui causer le salut de sa fille, l’inquiétude que doit lui inspirer son honneur. Pourquoi ? Pour raconter son histoire au duc de Mauléon. Je ne connais rien de comparable à cette scène, si ce n’est le Thésée de Sénèque demandant comment était fait le monstre.

Ellénore, fille de M. Simon, ressemble à toutes les jeunes filles amoureuses et dédaignées ; sa pâleur et ses larmes réussissent difficilement à nous attendrir, car elle paraît assez souvent pour troubler le bonheur de Gabrielle, et trop rarement pour nous faire comprendre ses souffrances. J’adresserai le même reproche aux regrets et à la perfidie de Mme de Savigny. Ce dernier personnage est assez méchant pour mériter notre haine ; mais nous avons peine à comprendre sa méchanceté, car nous n’avons pas assisté à ses souffrances, et nous ne voyons en lui que le type de la vengeance et de la lâcheté.

Je ne dis rien de George Rémond, cousin de Gabrielle, ni de Henri de Marcenay, compagnon de plaisir d’Yves de Mauléon, car ces deux personnages sont plus qu’épisodiques ; ils pourraient disparaître impunément ; personne ne songerait à signaler leur absence.

La fable inventée par Mme Ancelot manque surtout de rapidité. Chaque chapitre pris en lui-même n’a rien de languissant, mais comme chacun de ces chapitres est précédé d’un exorde particulier, le récit marche lentement. Les différens momens de l’action ne sont pas unis entre eux assez étroitement. L’auteur a la respiration courte et reprend haleine sans aucun artifice. C’est là certainement un défaut très grave ; malheureusement ce n’est pas le seul que nous ayons à signaler dans le roman de Mme Ancelot. Les scènes qui préparent le mariage d’Yves et de Gabrielle sont généralement remplies de lieux communs. Après une conversation entre la marquise de Fontenay-Mareuil et le comte de Rhinville sur la ruine de la noblesse et la déchéance politique des femmes, nous avons une conversation entre Ellénore et Gabrielle sur les mensonges du monde, sur l’avenir des jeunes filles sincères, sur la jalousie des femmes entre elles, sur la beauté, sur les passions, sur la sécheresse de cœur. Tous ces sujets n’ont rien d’absolument ingrat, mais il faudrait pour les animer, pour les rajeunir, une délicatesse, une vivacité, dont Mme Ancelot ne possède pas le secret. Le chapitre qu’elle a nommé : Confidences de jeunes filles, est écrit d’un style lourd et pâteux, avec une grande prétention à la légèreté ; et sans la signature insérée à la première page du livre, nous ne croirions jamais que ces confidences eussent été tracées par la plume d’une femme : car elles n’apprennent rien aux hommes, et je suis sûr que les pensionnats et les couvens de jeunes filles n’ont jamais rien dit de pareil sur les plaisirs et les dangers du monde. La première entrevue d’Yves et de Gabrielle, en présence de Mme Rémond et de la marquise de Fontenay, est racontée habilement ; mais je reprocherai au récit de cette entrevue une vérité trop officielle. On voit trop clairement que Mme Ancelot tient à dessiner ses personnages ; quoique les acteurs ne posent pas, on voudrait les voir vivre et parler plus naturellement, et ne pas s’attacher à dire ce qui doit achever de nous les faire connaître. Le procédé successif employé par l’auteur dans la composition de son roman rendait cet inconvénient à peu près inévitable. Son livre n’étant pas conçu d’un seul jet, il était bien difficile que les détails ne fussent pas exagérés, et c’est, en effet, ce qui arrive. Le repas de noces, et les plaisanteries grivoises de Mme Rémond ont le même défaut que la première entrevue, et ce défaut doit être attribué à la même cause. Le véritable sujet du livre n’est pas dans l’opposition de la marquise de Fontenay et de Mme Rémond, de l’élégance aristocratique et de la gaieté bourgeoise ; si l’auteur juge à propos d’admettre ce contraste parmi les élémens de son tableau, il ne doit pas oublier un seul instant le rang qui appartient à ce détail secondaire. Mme Ancelot, en nous racontant le repas de noces, a exagéré l’importance et le ridicule de la grosse gaieté, et, sans amener le rire sur les lèvres, elle retarde le début de l’action principale.

La scène qui termine la journée était certainement la plus difficile de l’ouvrage, et nous devons tenir compte de cette circonstance pour juger la manière dont Mme Ancelot l’a traitée. Il fallait pour la rendre une rare délicatesse ; la hardiesse poussée trop loin pouvait devenir dangereuse. L’auteur n’a pas franchi les limites que le goût lui traçait, mais il n’a évité le péril qu’il avait aperçu qu’en se jetant dans le mélodrame. La scène où Gabrielle fait comprendre au duc de Mauléon le néant des droits que la loi et l’église lui donnent sur elle, est racontée par Mme Ancelot d’une façon vulgaire. Gabrielle, nous sommes forcé de le dire, n’est ni chaste, ni impudique, ni fière, ni indignée ; elle se drape, elle se pose en héroïne, elle se défend avant d’être attaquée, et lorsque Yves de Mauléon quitte la chambre de sa femme, nous le voyons partir comme nous l’avons vu entrer, sans émotion. La difficulté était grande, je le reconnais ; n’espérant pas la vaincre, Mme Ancelot l’a éludée. La vie des deux époux, pendant les six mois qui précèdent leur réconciliation, n’offrait pas les mêmes écueils ; aussi cette partie est-elle la meilleure de l’ouvrage. Cependant je reprocherai à Mme Ancelot d’avoir rempli le chapitre des visites de noces, de portraits trop nombreux, et surtout d’avoir mis en scène très inutilement l’historien des Stuarts et l’auteur de René, qui, sans doute, ne prévoyaient pas cette épreuve. Que la marquise de Fontenay-Mareuil mette sous les yeux de Gabrielle le tableau de la révolution anglaise, les souffrances d’Amélie et de René, rien de mieux ; mais je ne comprends pas qu’elle se croie obligée de mener sa belle-fille rue de la Ville-l’Évêque, rue d’Enfer, à l’Abbaye-aux-Bois, pour compléter son éducation. C’est une puérilité qui touche à la niaiserie. Gabrielle se montre discrète et généreuse ; elle cache son malheur à sa mère, à la marquise, et attend, pour rappeler son mari, qu’il soit devenu digne de son amour. Ni les taquineries de Mme de Savigny, ni l’affection dévouée de George, ni l’absence de son mari, ni la certitude qu’il est aimé d’Ellénore et qu’il l’aime, ne peuvent la détourner de son courageux projet. Sa conduite est pleine de grandeur et de simplicité. Les derniers momens de Mme Rémond, ses adieux à sa fille et à son gendre, rachètent en partie les détails minutieux dans lesquels Mme Ancelot s’est trop complue en dessinant ce personnage. Mais la dernière scène du roman, celle où les deux époux s’avouent leur amour mutuel, est d’une longueur désespérante, pleine de déclamations, et digne en tout point de figurer dans un mélodrame. La lune et les nuages jouent dans cette scène un rôle beaucoup trop important. La réunion des deux époux ressemble presque à un accident, tant elle est mal préparée ; et l’arrivée inopinée de George Rémond, de Henri de Marcenay et de Mme de Savigny, loin d’encadrer ce mutuel aveu, fait tache dans le tableau. Une coquette et un chevalier d’industrie arrivent toujours mal à propos au milieu d’une scène de tendresse. Quant à la présence de George Rémond, nommé député sans qu’on sache trop pourquoi, probablement en récompense des drames admirables qu’il a donnés au Théâtre-Français, c’est un hors-d’œuvre inexplicable, et rien de plus.

Si, après avoir achevé la lecture de Gabrielle, on se demande quel est le caractère de ce livre, on est forcé de s’avouer qu’il y a dans l’œuvre nouvelle de Mme Ancelot des meubles, des chevaux, du velours, du satin, des mots fins, des reparties malignes, mais que la pensée y tient peu de place, et que le cœur n’y parle presque jamais.


Gustave Planche.